Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 40

CHAPITRE XIX

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Je rends le portrait que j’avais emporté de Vienne. - Je vais à Padoue ; aventure pendant mon retour ; suite de cette aventure. - Je retrouve Thérèse Imer. - Ma connaissance avec Mlle C. C.

Je me retrouvais dans ma patrie avec ce sentiment délicieux que tous les cœurs bien nés éprouvent en revoyant les lieux où l’on a reçu les premières impressions durables. J’avais acquis quelque expérience ; je connaissais les lois de l’honneur et de la politesse ; je me sentais enfin supérieur à presque tous mes égaux et je soupirais après mes anciennes habitudes, que j’allais reprendre ; mais je me proposais de me conduire avec plus de méthode et de réserve.

Je vis avec plaisir, en entrant dans mon cabinet, le statu quo le plus parfait. Mes papiers couverts d’un doigt de poussière attestaient assez que nulle main profane ne les avait dérangés.

Le surlendemain de mon arrivée, au moment où j’allais sortir pour accompagner le Bucentaure, sur lequel le doge allait, comme de coutume, épouser la mer Adriatique, veuve de tant de maris et pourtant aussi neuve qu’au premier jour de sa formation, un barcarol vint me remettre un billet. Il était de M. Giovanni Grimani, jeune seigneur qui, sachant qu’il n’avait pas le droit de me mander, me priait très poliment de vouloir bien passer chez lui pour y recevoir une lettre qu’il était chargé de me remettre en main propre. J’y fus à l’instant, et après quelques politesses d’usage, il me remit une lettre à cachet volant qu’il avait reçue la veille.

La voici :

« Monsieur, ayant vainement cherché mon portrait après votre départ, et n’ayant point l’habitude de recevoir des voleurs chez moi, je suis persuadée qu’il ne peut être qu’entre vos mains ; je vous prie de le remettre à la personne qui vous remettra cette lettre.

« FOGLIAZZI. »

Charmé d’avoir le portrait sur moi, je le tire de ma poche et le remets à l’instant à M. Grimani. Il le reçut avec une satisfaction mêlée de surprise ; car il avait jugé sa commission plus difficile à remplir.

« C’est apparemment l’amour, me dit-il, qui vous a fait commettre ce larcin ? cependant je vous félicite de ce qu’il ne doit pas être bien fort.

- A quoi en jugez-vous ?

- A la promptitude avec laquelle vous vous en dessaisissez.

- Je ne le rendrais pas aussi facilement à tout autre.

- Je vous en remercie ; et pour remplacer cet amour, je vous prie de compter sur mon amitié.

- Je la mets infiniment au-dessus du portrait et même de l’original. Oserais-je vous prier de lui envoyer ma réponse ?

- Je vous le promets. Tenez, voilà du papier ; écrivez-la : vous n’avez pas besoin de la cacheter. »

Voici ce que j’écrivis :

« En se débarrassant du portrait, Casanova éprouve un plaisir bien supérieur à celui qu’il eut quand, par l’effet d’une misérable fantaisie, il fit la folie de le mettre dans sa poche. »

Le mauvais temps ayant forcé de différer au dimanche les merveilleuses épousailles, et M. de Bragadin partant le lendemain pour Padoue, je l’y accompagnai. Cet aimable vieillard abandonnait à la jeunesse les plaisirs bruyants qui ne lui convenaient plus, et il allait passer au sein de la paix les jours que les fêtes vénitiennes lui rendaient ennuyeux. Le samedi suivant, après avoir dîné avec lui et lui avoir baisé la main, je montai dans une chaise de poste pour retourner à Venise. Si j’étais parti de Padoue deux minutes plus tôt ou plus tard, tout ce qui m’est arrivé depuis aurait été bien différent et ma destinée, s’il est vrai qu’elle dépende des combinaisons, aurait été tout autre. Le lecteur en jugera.

Parti de Padoue dans ce moment fatal, je rencontre à Oriago un cabriolet qui venait au grand trot de deux chevaux de poste. Il y avait dedans une très jolie femme et un homme en uniforme allemand. A quelques pas de moi le cabriolet verse du côté de la rivière, et la femme, tombant par-dessus le cavalier, court le plus grand danger de rouler dans la Brenta. Je saute hors de mon chariot sans me donner le temps de faire arrêter, et je vole au secours de la dame, réparant d’une main chaste le désordre que la chute avait occasionné à sa toilette.

Son compagnon, qui s’était relevé sans accident, accourt, et voilà la belle versée sur son séant, tout ébahie, et moins confuse de sa chute que de l’indiscrétion de ses jupes qui avaient laissé à découvert tout ce qu’une honnête femme ne montre jamais à un inconnu. Dans ses remercîments, qui durèrent tout le temps que son postillon et le mien mirent à relever le cabriolet, elle m’appela souvent son sauveur, son ange tutélaire.

Le dommage était réparé, la dame continua sa route vers Padoue et moi vers Venise, où, à peine arrivé, je n’eus que le temps de me masquer pour aller à l’Opéra.

Le lendemain, je me masque de bonne heure pour aller suivre le Bucentaure, qui, favorisé par un beau temps, devait être mené au Lido pour la grande et ridicule cérémonie. Cette fonction, non seulement rare, mais unique, dépend du courage de l’amiral de l’arsenal, qui doit répondre sur sa tête que le temps sera constamment beau, le moindre vent contraire pouvant renverser le vaisseau et noyer le doge avec toute la sérénissime seigneurie, les ambassadeurs et le nonce du pape, garant de la vertu de cette burlesque noce, que les Vénitiens révèrent jusqu’à la superstition. Pour surcroît de malheur, cet accident tragique ferait rire toute l’Europe, qui ne manquerait pas de dire que le doge de Venise est enfin allé consommer son mariage.

Je prenais mon café à visage découvert sous les procuraties de la place Saint-Marc, quand un beau masque femelle me donna galamment un coup d’éventail sur l’épaule. Ne connaissant pas le masque, je ne fis pas grande attention à cette agacerie, et après avoir achevé mon café, je reprends mon masque et je m’achemine vers le quai du Sépulcre où m’attendait la gondole de M. de Bragadin. Vers le pont de la Paille, j’aperçois le même masque attentif à regarder l’image d’un monstre qu’on montrait pour dix sous. Je m’approche du masque et je lui demande de quel droit elle m’avait battu.

« Pour vous punir de ce que vous ne me connaissez pas après m’avoir sauvé la vie. »

Je devine que c’est la belle que j’ai secourue la veille au bord de la Brenta, et après lui avoir fait compliment, je lui demande si elle va suivre le Bucentaure.

« J’irais volontiers, me dit-elle, si j’avais une gondole sûre. »

Je lui offre la mienne, qui était des plus grandes, et, ayant consulté le masque qui l’accompagnait, elle accepte. Prêts à y entrer, je les invite à se démasquer, mais ils me disent qu’ils ont des raisons de demeurer inconnus. Je les prie alors de me dire s’ils appartiennent à quelque ambassadeur, car dans ce cas je me verrais, quoique à regret, forcé de les prier de descendre ; mais ils m’assurent qu’ils sont Vénitiens. La gondole étant à la livrée d’un patricien, j’aurais pu me trouver en compromis avec les inquisiteurs d’État ; ce que je désirais éviter.

Nous suivons le Bucentaure, et assis auprès de la dame, je me permets quelques libertés ; mais elle me déconcerte en changeant de place. Après la fonction, nous retournâmes à Venise, et l’officier me dit que si je voulais leur faire l’honneur d’aller dîner avec eux au Sauvage, je les obligerais. J’acceptai, car j’étais curieux de connaître cette femme : ce que j’en avais vu lors de sa chute rendait ma curiosité très naturelle. L’officier me laissa seul avec elle et prit les devants pour aller commander le dîner.

Dès que je fus seul avec la belle, à la faveur du masque, je lui dis que j’étais amoureux d’elle, que j’avais une loge à l’Opéra dont je lui offrais l’entière jouissance, et que si elle voulait me laisser l’espoir de ne pas perdre mon temps, je la servirais pendant tout le carnaval.

« Si vous avez l’intention d’être cruelle, je vous prie de me le dire franchement.

- Je vous prie aussi de me dire avec qui vous croyez être ?

- Avec une femme tout aimable, que vous soyez princesse ou de la plus basse condition. Ainsi j’ose espérer que vous me donnerez dès aujourd’hui des marques de vos bontés, ou après le dîner j’aurai l’honneur de vous tirer ma révérence.

- Vous ferez ce que vous voudrez ; mais j’espère qu’après dîner vous changerez de langage, car le ton que vous prenez n’est pas engageant. Il me semble qu’avant d’en venir à une explication pareille, il faudrait commencer par se connaître. Sentez-vous bien cela ?

- Oui, je le sens ; mais j’ai peur d’être trompé.

- Eh ! que c’est singulier ! Et cette peur vous fait commencer par où l’on finit ?

- Je ne demande aujourd’hui qu’un mot d’encouragement. Donnez-le-moi, et vous me verrez modeste, soumis et discret.

- Modérez-vous. »

Nous trouvâmes l’officier à la porte du Sauvage, et nous montâmes. Dès que nous fûmes dans la chambre, elle se découvrit, et je la trouvai bien mieux que la veille. Il me restait à savoir, pour la forme et le cérémonial, si l’officier était son mari, son amant, son parent ou son conducteur ; car, fait aux aventures, je désirais connaître de quelle nature était celle que je venais d’entamer.

Nous nous mettons à table, et la manière dont monsieur et madame en agissent m’oblige par prudence à m’observer : Ce fut à lui que j’offris ma loge et elle fut acceptée ; mais, comme je ne l’avais pas, après le dîner je sortis sous prétexte d’affaires, et j’allai m’en procurer une. J’en pris une à l’Opéra-Buffa, où brillaient Pertici et Lasqui, et après l’opéra je leur donnai à souper dans une auberge ; ensuite je les conduisis chez eux dans ma gondole, où, à la faveur de la nuit, j’obtins de la belle toutes les faveurs qu’on peut accorder auprès d’un tiers qu’on doit ménager. A notre séparation, l’officier me dit :

« Vous aurez demain de mes nouvelles.

- Où donc et comment ?

- Ne vous en inquiétez pas. »

Le lendemain matin on m’annonce un officier ; c’était lui-même. Après quelques compliments d’usage et lui avoir fait mes remercîments pour l’honneur qu’il m’avait fait la veille, je le priai de me dire à qui j’avais le plaisir de parler. Voici ce qu’il me répondit, parlant très bien, mais sans me regarder :

« Je m’appelle P. C. Mon père est riche et considéré à la Bourse ; mais nous sommes brouillés. Je demeure sur le quai de Saint-Marc. La dame que vous avez vue est née O. ; elle est femme du courtier C., et sa sœur est l’épouse du patricien P. M. Mme C. est brouillée avec son mari, et j’en suis la cause, comme je suis brouillé avec mon père à cause d’elle.

« Je porte cet uniforme en vertu d’un brevet de capitaine au service autrichien ; mais je n’ai jamais servi. Je suis chargé de l’approvisionnement des bœufs pour l’État vénitien, et je tire ces provisions de la Styrie et de la Hongrie. Cette entreprise liquidée m’assure un bénéfice de dix mille florins par an ; mais un embarras imprévu et auquel il faut que je remédie, une banqueroute frauduleuse et des dépenses extraordinaires me mettent pour le moment dans une grande gêne. Il y a quatre ans qu’ayant entendu parler de vous, je conçus le désir de faire votre connaissance, et je crois que c’est le ciel qui me l’a fait faire avant-hier. Je n’hésite pas à vous demander un plaisir essentiel qui nous unira de l’amitié la plus étroite. Devenez mon soutien sans courir aucun risque : acceptez ces trois lettres de change, et ne craignez pas d’avoir à les escompter à l’échéance, car je vous cède ces trois autres, dont le payement sera effectué avant l’échéance des vôtres. En outre, je vous hypothèque la conduite des bœufs pour toute l’année, de sorte que si je vous manquais, vous pourriez séquestrer à Trieste tous mes bœufs, qui ne peuvent venir que par là. »

Étonné de ce discours et de ce projet qui me paraissait chimérique et dans lequel je ne voyais qu’une foule d’embarras que j’abhorrais ; l’idée singulière de cet homme qui, s’imaginant que je pourrais facilement donner dans le panneau, me donne la préférence sur cent autres qu’il devait mieux connaître : je n’hésitai pas à lui dire que je n’accepterais jamais son offre. Son éloquence redouble pour me convaincre, mais je l’embarrassai en lui disant que j’avais lieu d’être surpris qu’il m’eût préféré à toutes ses connaissances, moi qui n’avais l’honneur de lui être connu que depuis deux jours.

« Monsieur, me dit-il effrontément, vous ayant connu pour un homme de beaucoup d’esprit, je me suis persuadé que vous verriez de suite l’avantage que je vous offre, et que par conséquent vous ne feriez aucune difficulté d’accepter.

- Vous devez vous être désabusé à cette heure, et vous me prendrez sans doute pour un sot en voyant que je croirais être votre dupe si j’acceptais. »

Il partit en me demandant excuse et en me disant qu’il espérait me voir le soir sur la place Saint-Marc, où il serait avec Mme C. Il me laissa son adresse en me disant qu’à l’insu de son père il occupait encore son appartement. C’était me dire que je devais lui rendre ma visite ; mais si j’avais été sage, je m’en serais dispensé.

Dégoûté du dévolu que cet homme avait jeté sur moi, je ne me sentis plus aucune envie de tenter fortune auprès de sa belle ; car il me parut que ce couple avait résolu de me rendre leur dupe, et comme je n’avais nul désir de le devenir, j’évitai de les voir le soir à la place Saint-Marc. J’aurais dû m’en tenir là ; mais le lendemain, poussé par mon mauvais génie, et jugeant qu’une visite de politesse ne tirerait point à conséquence, j’allai le voir.

Un domestique m’ayant conduit dans sa chambre, il m’accueillit avec beaucoup de prévenance et me fit d’obligeants reproches de ne m’être pas fait voir la veille au soir. Ensuite il me reparla de son affaire et me montra un fatras de papiers ; ce qui m’ennuya fort.

« Si vous voulez accepter les trois lettres, me dit-il, je vous associerai à mon entreprise. »

Par cette marque d’amitié extraordinaire, il me rendait, d’après lui, riche de cinq mille florins par an ; mais, pour toute réponse, je le priai de ne m’en plus parler de la vie. J’allais prendre congé, lorsqu’il me dit qu’il voulait me présenter sa mère et sa sœur.

Il sort, et deux minutes après il rentre avec elles. La mère était une femme d’un air ingénu et respectable, mais la fille était un modèle de beauté. J’en fus ébloui. Un quart d’heure après, la trop confiante mère me demanda la permission de se retirer et sa fille resta. Il ne lui fallut pas une demi-heure pour me captiver. J’étais enchanté de toutes ses perfections, et son esprit vif, naïf et nouveau pour moi, sa candeur, son ingénuité, ses sentiments naturels et élevés, sa vivacité gaie et innocente, cet ensemble enfin qui se forme de la beauté, de l’esprit et de l’innocence, ensemble qui eut toujours sur moi un empire absolu, tout acheva de me rendre l’esclave de la femme la plus parfaite qu’il soit possible d’imaginer

Mlle C. C. ne sortait jamais qu’avec sa mère, qui était dévote et pourtant indulgente. Elle n’avait à lire que les livres de son père, homme sage qui n’avait point de romans, et elle brûlait d’envie d’en lire. Elle avait aussi la plus grande envie de connaître Venise, et personne ne fréquentant la maison, on ne lui avait pas encore dit qu’elle était un véritable prodige. Son frère écrivait et je conversais avec elle, ou plutôt je répondais aux nombreuses questions qu’elle me faisait et auxquelles je ne pouvais satisfaire qu’en ajoutant aux idées qu’elle avait déjà et qu’elle était tout étonnée de se reconnaître ; car son âme était encore dans le chaos. Je ne lui dis cependant point qu’elle était belle et qu’elle m’intéressait au suprême degré, car, ayant menti sur ce point à l’égard de tant d’autres, j’avais peur de lui paraître suspect.

Je quittai cette maison triste et rêveur, trop pénétré des rares qualités que j’avais découvertes dans cette ravissante personne, et je me promis d’abord de ne plus la revoir ; car je croyais sentir que je n’étais pas homme à lui sacrifier entièrement ma liberté en la faisant demander pour femme, quoique je la jugeasse faite à dessein pour faire mon bonheur.

Je n’avais pas encore vu Mme Manzoni depuis mon retour, et je dirigeai mes pas vers son habitation. Je trouvai cette digne femme ce que je l’avais toujours connue pour moi, et elle me fit l’accueil le plus amical. Elle me dit que Thérèse Imer, cette jolie personne qui m’avait valu un coup de canne de M. Malipiero treize ans auparavant, venait d’arriver de Baireuth où le margrave avait fait sa fortune. Comme elle demeurait en face, Mme Manzoni, voulant jouir de la surprise, la fit prier de passer chez elle. Elle vint en effet peu d’instants après, tenant par la main un garçon de huit ans, joli comme un amour. C’était son fils unique, qu’elle avait eu de son mari qui était danseur à Baireuth. Notre surprise en nous revoyant fut égale au plaisir que nous eûmes à nous rappeler ce qui nous était arrivé au sortir de l’enfance. Il est vrai que nous ne pouvions nous souvenir que d’enfantillages. Je lui fis compliment sur sa fortune, et, jugeant sur l’apparence, elle crut m’en devoir à son tour ; mais la sienne aurait été plus solide que la mienne si, par la suite, elle avait eu de la conduite. Elle eut des caprices que je ferai connaître au lecteur dans cinq ans d’ici. Elle était devenue grande musicienne ; mais sa fortune n’avait pas tout à fait dépendu de son talent ; ses charmes y avaient contribué plus que tout. Elle me conta ses aventures, à quelque chose près, sans doute, et nous nous séparâmes après deux heures d’entretien. Elle m’invita à lui faire le plaisir d’aller déjeuner avec elle le lendemain. Le margrave, à ce qu’elle me dit, la faisait observer ; mais, comme j’étais une ancienne connaissance, je ne devais point éveiller des soupçons. C’est l’aphorisme de toutes les femmes galantes. Elle me dit que je pouvais le même soir l’aller voir à sa loge, où M. Papafava me verrait avec plaisir. C’était son parrain. Je me rendis le lendemain de bonne heure chez elle. Je la trouvai au lit avec son fils, qui, par principe d’éducation, se leva et sortit aussitôt qu’il me vit assis auprès du lit de sa mère. Je passai trois heures avec elle, et, je m’en souviens, la dernière fut délicieuse ; le lecteur dans cinq ans en verra la conséquence. Je la vis une seconde fois pendant les quinze jours qu’elle passa à Venise, et à son départ je lui promis une visite à Baireuth ; je n’ai jamais tenu parole.

Je dus vers ce temps-là m’occuper des affaires de mon frère posthume, qui, disait-il, avait une vocation toute divine pour le métier de prêtre ; mais il lui fallait un patrimoine. Ignorant, sans aucune éducation, n’ayant pour lui qu’une jolie figure, il entrevoyait le bonheur dans l’état ecclésiastique, et il comptait beaucoup sur la prédication, pour laquelle, lui disaient les femmes qu’il connaissait, il avait un talent décidé. Je fis toutes les démarches qu’il voulut, et je réussis à obtenir de l’abbé de Grimani de lui faire un bénéfice, car il était débiteur de tous les meubles de notre maison, dont il n’avait rendu aucun compte. Il lui fit la transaction viagère d’une maison, et deux ans après mon frère prit les ordres en qualité de patrimonié. Ce patrimoine au reste fut fictif, la maison étant déjà hypothéquée : ce fut un vrai stellionat ; mais M. l’abbé Grimani était un peu jésuite, et ces saints serviteurs de Dieu s’accommodent de tous les moyens, pourvu qu’ils leur soient profitables. Je parlerai de la conduite de ce malheureux frère lorsqu’elle deviendra liée à mes vicissitudes.

Il y avait deux jours que j’avais fait ma visite à P. C., lorsque je le rencontrai dans la rue. Il me dit que sa sœur ne faisait que parler de moi, qu’elle avait retenu une quantité de choses que je lui avais dites et que sa mère était enchantée qu’elle eût fait ma connaissance.

« Elle serait, me dit-il, un bon parti pour vous, car elle aura dix mille ducats courants de dot. Si vous venez me voir demain, nous prendrons le café avec ma mère et ma sœur. »

Je m’étais promis de ne plus mettre le pied chez lui ; je ne tins pas parole. Au reste, en pareil cas l’homme se détermine facilement à manquer à sa promesse.

Je passai trois heures à causer avec cette charmante personne, et je la quittai amoureux à l’excès. Je lui dis, avant de m’en aller, que j’enviais le sort de celui qui l’aurait pour femme, et ce compliment, le premier qu’elle eût reçu de cette espèce, couvrit son beau visage du plus vif incarnat.

En me retirant, je me mis à examiner le caractère du sentiment que j’éprouvais pour elle, et j’en fus effrayé, car je ne pouvais agir avec C. C. ni en honnête homme ni en libertin. Je ne pouvais pas me flatter d’obtenir sa main, et il me semblait que j’aurais poignardé quiconque m’aurait conseillé de la séduire. J’avais besoin de me distraire : j’allai jouer. Le jeu est parfois un lénitif excellent pour calmer l’amour. Je jouai de bonheur et je me retirais la bourse pleine d’or, quand, dans une petite rue solitaire, je rencontre un homme courbé sous le poids des années moins encore que sous le faix accablant de la misère. Je m’en approche, et je reconnais le comte de Bonafede. Sa vue me fit pitié. M’ayant reconnu, il me dit une foule de choses et finit par me faire connaître l’état d’abjection où il se voyait réduit par la nécessité de faire vivre sa nombreuse famille.

« Je ne rougis pas, me dit-il, de vous demander un sequin qui me fera vivre cinq ou six jours. »

Je me hâtai de lui en donner dix, l’empêchant de faire des bassesses pour me témoigner sa reconnaissance ; mais je ne pus l’empêcher de verser des larmes. Il me dit en me quittant que ce qui mettait le comble à son infortune était l’état de sa fille qui, devenue une beauté, voulait plutôt mourir que sacrifier sa vertu à la nécessité.

« Je ne puis, ajouta-t-il en soupirant, ni soutenir ni récompenser ses sentiments. »

Croyant comprendre ce que la misère le forçait à désirer, je pris son adresse en lui promettant d’aller le voir. J’étais curieux de voir ce que pouvait être devenue une vertu dont je n’avais pas une grande idée depuis dix ans que je ne l’avais vue. J’y allai le lendemain. Je trouvai une maison presque sans meubles et la fille seule, ce qui ne me surprit point. La jeune comtesse, m’ayant vu venir, m’accueillit au haut de l’escalier de la manière la plus aimable. Elle était assez bien vêtue, et je la trouvai belle, vive et aimable comme je l’avais connue au fort Saint-André.

Prévenue par son père que j’irais la voir, elle était toute joyeuse, et elle m’embrassa aussi tendrement que l’on pourrait embrasser un amant chéri. Elle me mena dans sa chambre, où, après m’avoir dit que sa mère était au lit, malade et hors d’état de se laisser voir, elle se livra de nouveau à tout le transport que lui causait, me disait-elle, le bonheur de me revoir. La fougue des baisers donnés et rendus sous les auspices de l’amitié embrasèrent bientôt nos sens, au point que dans le premier quart d’heure je n’avais plus rien à désirer. Cela fait, notre rôle vrai ou simulé était de montrer de la surprise, et honnêtement je ne pouvais m’empêcher d’assurer la pauvre comtesse que ce n’était là que le premier gage d’un amour constant. Elle le crut, ou fit semblant de le croire, comme je le croyais peut-être moi-même dans ce moment. Le calme étant survenu, elle me parla de leur affreux état, de ses frères qui allaient pieds nus dans les rues et de son père qui positivement n’avait pas de pain à leur donner.

« Vous n’avez donc pas un amant ?

- Quoi ! un amant ! Et quel est l’homme qui aurait le courage de vouloir être mon amant dans une maison comme celle-ci ? et, pour tirer parti de moi-même, suis-je donc faite pour me livrer au premier venu pour la somme de trente sous ? Il n’y a personne à Venise qui puisse m’évaluer plus haut en me voyant dans cette maison. D’ailleurs, je ne me sens pas née pour me prostituer. »

Un discours de cette nature n’est pas gai ; elle versait des larmes, et l’image de la tristesse joint au tableau de misère que j’avais sous les yeux n’était pas fait pour réveiller l’amour. Je la quittai en lui promettant de revenir et en lui mettant douze sequins dans la main. Cette somme l’étonna : elle ne s’était jamais vue si riche. J’ai toujours regretté de ne pas lui avoir donné le double.

Le lendemain P. C. vint me voir et me dit d’un air tout joyeux que sa mère avait permis à sa sœur d’aller à l’Opéra avec lui, que la petite en était enchantée parce qu’elle n’y avait jamais été, et que si cela me faisait plaisir, je pouvais les attendre quelque part.

« Mais votre sœur sait-elle que vous voulez m’admettre de la partie ?

- Elle s’en fait une fête.

- Et Mme votre mère, le sait-elle ?

- Non ; mais quand elle le saura, elle n’en sera pas fâchée, car vous lui avez inspiré de la considération.

- Je vais tâcher d’avoir une loge.

- Fort bien : vous nous attendrez à tel endroit. »

Le drôle ne me parlait plus de lettres de change, et, voyant que je ne courtisais plus sa dame et que j’étais épris de sa sœur, il avait enfanté le beau projet de me la vendre. Je plaignais la mère et la fille qui se confiaient à un pareil sujet ; mais je n’avais pas assez de vertu pour refuser la partie. J’allai même jusqu’à me persuader que puisque je l’aimais, je devais accepter, pour la préserver d’autres pièges ; car, si j’avais refusé, il aurait pu trouver quelqu’un moins scrupuleux, et cette idée m’était insupportable. Il me semblait qu’avec moi elle ne courait aucun risque.

Je louai une loge à l’Opéra Saint-Samuel et je les attendis au lieu indiqué longtemps avant l’heure. Ils vinrent, et je fus ravi à l’aspect de ma jeune amie. Elle était élégamment masquée, et son frère était en uniforme. Pour ne pas exposer cette charmante personne à être reconnue à cause de son frère, je les fis entrer dans ma gondole. Il voulut que je le fisse débarquer chez sa maîtresse, qu’il nous dit être malade, nous priant de nous rendre à notre loge, où il viendrait nous rejoindre. Je fus surpris que C. C. ne montrât ni surprise ni répugnance à rester seule avec moi dans la gondole ; mais, quant à la disparition du frère, elle ne m’étonna aucunement, car il était évident qu’il voulait en tirer parti.

Je dis à C. C. que jusqu’à l’heure du théâtre nous nous ferions voguer, et, que, la chaleur étant forte, elle devait se démasquer, ce qu’elle fit à l’instant. L’obligation que je m’étais imposée de la respecter, la noble assurance qui brillait sur ses traits comme la confiance dans ses regards, la joie innocente qu’elle exprimait, tout faisait accroître mon amour.

Ne sachant que lui dire, car naturellement je ne pouvais lui parler que d’amour, et le point était délicat, je me contentais de fixer sa charmante figure, n’osant pas porter mes regards sur deux globes naissants arrondis par les amours, crainte d’alarmer sa pudeur.

« Dites-quoi donc quelque chose, me dit-elle : vous ne faites que me regarder, sans me dire un seul mot. Vous vous êtes sacrifié aujourd’hui, car mon frère vous aurait mené chez sa dame, qui, à ce qu’il dit, doit être belle comme un ange.

- J’ai vu cette dame.

- Elle doit avoir beaucoup d’esprit.

- C’est possible ; mais je n’ai pu m’en apercevoir ; car je n’ai jamais été chez elle, et j’ai l’intention de n’y aller jamais. Ne croyez donc pas, belle C., que je vous fasse le moindre sacrifice.

- Je le croyais, car comme vous ne parliez pas, je vous croyais triste.

- Si je ne vous parle pas, c’est que je suis trop ému du bonheur que me fait éprouver votre angélique confiance.

- J’en suis enchantée ; mais comment pourrais-je manquer de confiance en vous ? Je me sens plus libre et bien plus sûre que si j’étais avec mon frère. Ma mère même dit qu’on ne peut pas s’y tromper et que sûrement vous êtes très honnête. D’ailleurs, vous n’êtes pas marié : c’est la première chose que j’ai demandée à mon frère. Vous souvenez-vous que vous m’avez dit que vous enviiez le sort de celui qui m’aura pour femme ? Moi, je disais dans le même moment que celle qui vous aura pour époux sera la femme la plus heureuse de Venise. »

Ces paroles, prononcées avec la naïveté la plus candide et avec ce ton de sincérité qui part du cœur, firent sur moi un effet difficile à décrire ; je souffrais de n’oser imprimer le plus tendre baiser sur les lèvres vermeilles qui venaient de les prononcer, mais en même temps j’éprouvais une délicieuse jouissance de me voir aimé de cet ange.

« Dans cette conformité de sentiments, lui dis-je, nous pourrions donc, aimable C., trouver le parfait bonheur, si nous pouvions être unis d’une manière inséparable ? mais je pourrais être votre père.

- Vous, mon père ? quel conte ! savez-vous que j’ai quatorze ans ?

- Savez-vous que j’en ai vingt-huit ?

- Eh bien ! quel est l’homme qui, à votre âge, ait une fille du mien ? Je ris en pensant que si mon père vous ressemblait, assurément il ne me ferait jamais peur : je ne pourrais avoir vis-à-vis de lui aucune réserve. »

L’heure du théâtre étant venue, nous débarquâmes, et le spectacle l’occupa tout entière. Son frère ne vint nous trouver que vers la fin ; car cela entrait dans son calcul. Je leur donnai à souper dans une auberge, où le plaisir de voir cette charmante personne manger de très bon appétit me fit oublier que je n’avais pas dîné. Je ne parlai presque pas pendant tout le souper ; car j’étais malade d’amour et dans un tel état d’irritation qu’il était impossible qu’il durât longtemps. Pour excuser mon silence, j’affectai d’avoir mal aux dents ; on me plaignit et on me laissa garder le silence.

Après souper, P. dit à sa sœur que j’étais amoureux d’elle et que je me sentirais soulagé si elle me permettait de l’embrasser. Pour toute réponse, elle se tourne vers moi avec des lèvres riantes qui appelaient le baiser. Je brûlais, mais je respectais tant cette innocente et naïve créature que je ne l’embrassai que sur la joue, et encore d’une manière très froide en apparence.

« Quel baiser ! s’écria P. Allons, allons, un bon baiser d’amour. »

Je ne bougeais pas : l’impudent instigateur m’ennuyait ; mais sa sœur, en détournant la tête, dit d’un air pénétré :

« Ne le pressez pas, car je n’ai pas le bonheur de lui plaire. »

Cette expression alarma mon amour ; je ne fus plus maître de moi-même.

« Quoi ! m’écriai-je avec feu, quoi ! belle C., vous ne daignez pas attribuer ma retenue au sentiment que vous m’inspirez ? Vous croyez ne pas me plaire ? S’il ne faut qu’un baiser pour vous en assurer, recevez-le avec tout le sentiment que j’éprouve. »

Alors, la prenant dans mes bras et la serrant amoureusement contre mon sein, je lui imprimai sur la bouche un long et ardent baiser que je mourais d’envie de lui donner ; mais, à sa nature, la timide colombe sentit qu’elle était tombée dans les serres du vautour. Elle se débarrassa de mes bras, tout étonnée de m’avoir découvert amoureux par cette voie. Son frère m’applaudissait, tandis que, pour cacher son trouble, elle se remettait en masque.

Je lui demandai si elle croyait encore qu’elle ne me plaisait pas.

« Vous m’avez convaincue, me dit-elle ; mais pour m’avoir détrompée, vous ne devez pas me punir. »

Je trouvai cette réponse très délicate, car elle était dictée par le sentiment ; mais son frère, qu’elle ne satisfaisait pas, la traita de bêtise.

Dès que nous eûmes repris nos masques, nous partîmes, et après les avoir reconduits chez eux, je me retirai très amoureux, content au fond et pourtant fort triste.

Le lecteur verra dans les chapitres suivants les progrès de mon amour et les aventures auxquelles je me trouvai engagé.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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