Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 28
CHAPITRE VII
ОглавлениеJe vais tenter mon opération magique. - Orage terrible qui survient. - Ma peur - Javotte reste pure. - Je quitte la partie, et je vends la gaine à Capitani. - Je retrouve Juliette et le prétendu comte Celi, devenu comte Alfani. - Je me décide à partir pour Naples. - Ce qui me jette dans une autre route.
Je devais faire ma grande opération le jour suivant, car autrement, d’après les idées reçues, j’aurais été obligé d’attendre la pleine lune du mois prochain. Je devais conjurer les gnomes à pousser le trésor au niveau du sol, à l’endroit même où j’aurais fait mes conjurations. Certes, je savais bien que l’opération manquerait, mais je savais aussi que je ne manquerais pas de raisons pour satisfaire Franzia et Capitani. En attendant, je devais bien jouer mon rôle de magicien que j’aimais à la folie. Je fis travailler Javotte toute la journée pour coudre en cercle une trentaine de feuilles de papier sur lesquelles je peignis les figures les plus bizarres. Ce cercle, que j’appelais maxime, avait trois pas géométriques de diamètre. Je m’étais fait une espèce de sceptre ou baguette magique de la branche d’olivier que Franzia m’avait apportée de Césène. Étant ainsi préparé, je dis à Javotte qu’à minuit, au moment où je sortirais du cercle, elle devait se tenir prête à tout. Elle ne reçut pas cet ordre avec répugnance, car il lui tardait de me donner cette preuve de son obéissance ; et de mon côté, me regardant comme son débiteur, je me sentais pressé de la satisfaire.
L’heure étant venue, j’ordonnai au père et à Capitani de se tenir sur le balcon, soit pour être prêts à mes ordres, si je venais à les appeler, soit pour empêcher que personne de la maison ne pût rien voir de ce qui allait se passer. Je me défais alors de tout habillement profane, et je revêts le grand surplis, ouvrage des mains pures d’une vierge, puis je laisse tomber mes longs cheveux épars, je place ma singulière couronne sur ma tête, le cercle maxime sur mes épaules, et empoignant le sceptre d’une main, le merveilleux couteau de l’autre, je descends dans la cour. Là, j’étends mon cercle en proférant des paroles barbares, et, après en avoir fait le tour par trois fois, j’y saute au milieu.
Là, accroupi, immobile pendant deux minutes, je me lève et je fixe mes regards sur un gros nuage blafard qui se levait à l’horizon de l’occident, pendant que le tonnerre grondait du même côté avec force. Que j’aurais paru sublime aux yeux hébétés de mes deux idiots, si examinant un peu avant l’état du ciel de ce côté-là, je m’étais avisé d’annoncer ce phénomène !
Le nuage s’étendit avec une rapidité extrême, et la voûte céleste ne parut bientôt que couverte d’un drap mortuaire que les éclairs les plus vifs sillonnaient dans tous les sens.
Cela étant fort naturel, je n’avais pas la moindre raison d’en être surpris ; cependant un commencement de peur me faisait éprouver le besoin d’être dans ma chambre. Bientôt ma frayeur augmenta en voyant les éclats de la foudre mêlés aux éclairs se succéder et m’entourer de tous les côtés. J’éprouvai alors ce que peut opérer sur l’esprit une grande frayeur, car je me figurai que si les foudres qui sillonnaient le terrain autour de moi et qui éclataient sans cesse sur ma tête ne m’anéantissaient pas, c’était simplement parce qu’elles ne pouvaient point entrer dans mon cercle magique. Ainsi j’adorais mon propre ouvrage ! Cette sotte raison m’empêchait d’en sortir, malgré la peur qui m’y faisait frissonner. Sans cette croyance, fruit d’une frayeur pusillanime, je n’y serais pas resté une minute, et ma fuite précipitée aurait dessillé les yeux à mes deux dupes qui auraient bien vu que, loin d’être un magicien, je n’étais qu’un poltron. La violence du vent, les éclats retentissants du tonnerre, un froid pénétrant et la frayeur me faisaient trembler comme la feuille. Mon système, que je croyais à toute épreuve, s’était évanoui ; je reconnaissais un Dieu vengeur qui m’avait attendu là pour me punir d’un seul coup de toutes mes scélératesses, et pour mettre fin à mon incrédulité en m’anéantissant. L’immobilité absolue dans laquelle je me trouvais me persuadait que mon repentir était inutile, et cela ne faisait qu’accroître ma profonde consternation.
Cependant le tonnerre cesse, une pluie abondante commence à tomber, le danger disparaît, et je sens renaître mon courage. Tel est l’homme ! ou tel au moins je fus alors. La pluie tombait avec une telle abondance, qu’elle aurait inondé la contrée si elle avait duré plus d’un quart d’heure. Dès que la pluie eut cessé, il n’y eut plus ni vent ni nuage, et la lune se montra dans toute sa beauté au milieu d’un firmament de l’azur le plus beau. Je ramasse le cercle et après avoir ordonné aux deux amis d’aller se coucher sans me parler, je rentrai dans ma chambre. L’esprit encore préoccupé, je jette les yeux sur Javotte, et je la trouvai si jolie que j’en eus peur. Je me laissai docilement essuyer, ensuite d’un ton pitoyable, je lui dis d’aller se coucher dans son lit. Le lendemain dès qu’elle me vit, elle me dit qu’en me voyant arriver tout tremblant, malgré la chaleur qu’il faisait, je lui avais inspiré de la crainte.
Après un sommeil de huit heures, la tête reposée, je me trouvai dégoûté de cette comédie, et à l’apparition de Geneviève, je fus tout surpris de n’éprouver aucun sentiment. Ce n’était pas que la docile Javotte eût changé, mais je n’étais plus le même. Me sentant dans un état d’apathie qui m’était inconnu jusqu’alors, par une suite des idées superstitieuses que la frayeur m’avait inspirées la veille, je crus voir que l’état d’innocence de cette jeune fille était protégé par le ciel, et que je n’aurais pas échappé à la mort la plus prompte et la plus terrible si J’avais osé la lui ravir.
Au reste, avec ma tête de vingt-trois ans et mes idées exaltées, je ne voyais dans ma résolution que le père un peu moins dupe, et la fille un peu moins malheureuse, à moins qu’il ne lui arrivât ce qui était arrivé à la pauvre Lucie de Paséan.
Dès que Javotte ne fut plus à mes yeux qu’un objet d’une sainte horreur, je me décidai à partir sur l’heure ; et ce qui contribuait à rendre cette résolution irrévocable, c’était une appréhension que quelque pieux paysan ne m’eût vu faire mes jongleries dans mon soi-disant cercle magique, et que la très sainte et très infernale Inquisition, informée par son pieux zèle, ne se mît à mes trousses pour me donner en spectacle par un bel auto-da-fé, dont je ne me souciais aucunement d’être l’acteur principal. Frappé de cette possibilité, je fis appeler le père Franzia et Capitani, et en présence de la vierge, je leur dis que j’avais obtenu des sept gnomes gardiens du trésor tous les renseignements possibles, mais que j’avais été obligé de faire un accord avec eux pour suspendre l’extraction du précieux dépôt qu’ils étaient chargés de garder. Je dis à Franzia que j’allais lui remettre par écrit tous les renseignements que j’avais contraint ces esprits à me donner. Je lui remis effectivement un écrit pareil à celui que j’avais fabriqué à la bibliothèque publique de Mantoue, et dans lequel j’ajoutai que le trésor consistait en diamants, rubis, émeraudes, et en cent mille livres de poudre d’or. Je lui fis jurer sur mon portefeuille de m’attendre ou de n’ajouter foi à aucun magicien, à moins qu’il ne lui rendît un compte pareil en tous points à celui que je lui faisais la grâce de lui laisser par écrit. Je fis ensuite brûler la couronne et le cercle, et lui remettant le reste, je lui ordonnai de le garder soigneusement jusqu’à mon retour.
« Quant à vous, Capitani, rendez-vous de suite à Césène, à l’auberge où nous avons logé, et attendez-y l’homme que Franzia va y envoyer avec nos effets. »
Voyant la pauvre Javotte inconsolable, je la pris à part et après lui avoir dit avec tendresse qu’elle me reverrait avant longtemps, je crus devoir la prévenir que, la grande conjuration étant heureusement faite, sa virginité devenait inutile et qu’elle pouvait se marier dès qu’elle le voudrait ou que l’occasion s’en présenterait.
Je me rendis de suite à la ville, où je trouvai Capitani disposé à retourner à Mantoue après qu’il aurait été à la foire de Lugo. Il me dit en pleurant comme un benêt que son père serait au désespoir quand il le verrait retourner sans le couteau de saint Pierre.
« Je vous le rends, lui dis-je, avec la gaine, si vous voulez m’en donner les mille écus romains que porte la lettre de change. »
Trouvant ce marché-là très avantageux, il y consentit avec joie. Je lui rendis la lettre et je lui fis signer un billet par lequel il s’engageait à me rendre ma gaine dès que je lui apporterais la même somme, qu’il attend encore.
Je ne savais que faire de la merveilleuse gaine et je n’avais pas besoin d’argent ; mais j’aurais cru me déshonorer en la lui donnant pour rien, et puis je trouvais plaisant de mettre à contribution l’ignorante crédulité d’un comte palatin par la grâce du pape. Plus tard, cependant, je lui aurais volontiers rendu l’argent qu’il m’en avait donné ; mais le hasard a voulu que nous ne nous soyons revus que bien longtemps après et dans un moment où il m’aurait été difficile de lui en faire la restitution. Je n’ai donc dû le gain de cette somme qu’au hasard, et certes Capitani ne s’avisa pas de s’en plaindre ; car, en possédant gladium cum vagina, il était dans la pleine confiance de posséder tous les trésors cachés dans les États du saint-père.
Capitani partit le lendemain, et j’allais prendre la route de Naples ; mais voici encore ce qui m’en empêcha.
En rentrant à l’auberge, après une courte promenade, l’hôte me remit l’affiche du théâtre qui annonçait quatre représentations de la Didone de Metastasio au théâtre Spada. Voyant qu’aucun acteur ni aucune actrice n’étaient de ma connaissance, je me détermine à voir la représentation du soir et à partir le lendemain par la poste. Une petite peur de l’inquisition me talonnait, et il me semblait déjà avoir des mouches à mes trousses.
Avant d’entrer dans la salle, je vais dans la chambre où les actrices s’habillent, et la première me semble assez revenante. Elle était Bolonaise, et on l’appelait Narici. Je la salue, et après quelques propos de circonstance, je lui demandai si elle était libre.
« Je ne suis, me dit-elle, engagée qu’avec les entrepreneurs.
- Avez-vous un amant ?
- Non.
- Je m’offre à l’être, si vous vous sentez disposée. »
Elle me sourit d’un ai goguenard, et me dit :
« Tenez, prenez quatre billets pour les quatre représentations. »
Je tire deux sequins, ayant soin qu’elle vît ma bourse bien fournie, je prends les quatre billets, et les donnant à la fille qui la servait et qui était plus jolie qu’elle, sans lui rien dire de plus, je m’en vais. Elle me rappelle ; je fais semblant de ne pas l’entendre et je vais prendre un billet de parterre. Après le premier ballet, trouvant tout du dernier médiocre, je me lève pour m’en aller, lorsque, portant mes regards sur la grande loge, j’y vois, à mon grand étonnement, le Vénitien Manzoni avec la fameuse Juliette dont le lecteur se rappellera le fameux bal et le soufflet.
Voyant qu’on ne m’observait pas, je demande à mon voisin qui était cette belle dame couverte de diamants.
« C’est, me dit-il, la dame Querini, Vénitienne, que le général comte Spada, maître du théâtre et que vous voyez près d’elle, a conduite ici de Faënza, sa patrie. »
Charmé que M. Querini l’eût enfin épousée, mais ne pensant pas à l’approcher, par les raisons que le lecteur n’aura pas oubliées, non plus que nos débats lorsqu’elle voulut que je l’habillasse en abbé, j’allais sortir mais au moment même elle m’aperçoit et m’appelle. Je m’approche, et, ne voulant pas être connu, je lui dis tout bas que je m’appelais Farussi. Manzoni me dit aussi que je parlais à Son Excellence Mme Querini. « Je le sais, lui dis-je, par une lettre que j’ai reçue de Venise, et j’en fais mes sincères félicitations à madame. » Juliette, qui m’entend, me fait sur-le-champ baron, et me présente an comte Spada. Ce seigneur m’invite aussitôt affectueusement à entrer dans sa loge, et après m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais etc., il me prie de lui faire l’honneur de souper avec eux.
Il y avait dix ans qu’il avait été ami de Juliette à Vienne, lorsque Marie-Thérèse, voyant la mauvaise influence de ses charmes, crut devoir l’en faire sortir. Elle avait renouvelé connaissance avec lui à Venise, où elle l’avait engagé à la conduire à Bologne en partie de plaisir ; et M. Manzoni son ancien suivant, qui me conta tout cela, l’accompagnait pour pouvoir rendre témoignage de sa bonne conduite à M. Querini. Ce n’était pas, à la vérité, un chaperon des mieux choisis.
Elle voulait à Venise que tout le monde crût qu’il l’avait épousée en secret ; mais à cinquante lieues de là, elle ne croyait pas cette formalité utile, et le général l’avait déjà présentée comme madame Querini Papozze à toute la noblesse de Césène. Au reste, M. Querini aurait eu tort d’avoir été jaloux du général, car c’était une connaissance de trop longue main qui ne devait pas tirer à conséquence. Il est d’ailleurs reçu parmi certaines femmes qu’un amant dernier venu qui se montre jaloux d’une ancienne connaissance ne peut être qu’un sot, et qu’on peut le traiter comme tel. Juliette, craignant sans doute mon indiscrétion, m’avait vite appelé ; mais, voyant que j’avais également à redouter la sienne, elle se rassura. Je la traitai politiquement dès le principe avec tous les égards dus à sa qualité.
Je trouvai chez le général nombreuse compagnie, et des femmes assez jolies. Ne voyant pas Juliette, je la demande à M. Manzoni, qui me dit qu’elle était à la table du pharaon, où elle perdait son argent. Je m’y rends et je la vois assise à la gauche du banquier, qui pâlit en me voyant. C’était le prétendu comte Celi. Il me présente un livret ; je le refuse avec politesse, mais j’accepte l’offre de Juliette d’être de moitié avec elle. Elle avait une cinquantaine de sequins, je lui en donne autant, et je m’assieds à son côté. A la fin de la taille, elle me demande si je connaissais le banquier, et je m’aperçus qu’il l’avait entendu : je lui dis que non. La dame qui était assise à ma gauche me dit que c’était le comte Alfani. Une demi-heure après, madame Querini perdait avec un sept et leva de dix sequins, et le coup était décisif. Je me lève et j’attache mes yeux sur les mains du banquier. Malgré cela, il file, et madame perd.
Au même instant le général vient la prendre pour aller souper : elle quitte, laissant là le reste de son or, et au dessert, étant retournée au jeu, elle perdit tout.
Ayant animé le souper par une foule d’historiettes et de fines plaisanteries, je captivai l’amitié de toute la société, mais plus particulièrement celle du général, qui, m’ayant entendu dire que je n’allais à Naples que pour satisfaire un caprice amoureux, me conjura de passer un mois avec lui, et de lui faire le sacrifice de ma fantaisie. Ce fut en vain ; car, ayant le cœur vide, il me tardait de revoir Lucrezia et Thérèse dont depuis cinq ans je ne pouvais me rappeler que confusément les charmes. Je consentis cependant à rester à Césène les quatre jours qu’il voulait encore y passer.
Le lendemain matin, au moment où je faisais ma toilette, je vois venir le poltron Alfani-Celi. Je l’accueille par un sourire moqueur en lui disant que je l’attendais.
Mon coiffeur étant présent, il ne me répondit rien ; mais dès que nous fûmes seuls :
« Quelles raisons, me dit-il, pouvez-vous avoir pour m’attendre ?
- Mes raisons sont des probabilités que vous entendrez en détail dès que vous m’aurez compté cent sequins, ce que vous allez faire de suite.
- En voilà cinquante que je suis venu vous rapporter : vous ne sauriez en exiger davantage.
- Je les prends à compte ; mais par bonté d’âme je vous préviens de ne pas vous trouver ce soir chez le comte, car vous n’y serez pas reçu ; et ce sera à moi qu’on aura cette obligation.
- J’espère qu’avant de faire cette mauvaise action vous y penserez.
- J’y ai déjà suffisamment pensé. Mais vite, partez. »
Quelqu’un ayant frappé à ma porte, le prétendu Alfani partit sans que j’eusse besoin de lui en renouveler l’ordre. C’était le premier castrat qui venait m’inviter à dîner de la part de la Narici. Trouvant l’invitation plaisante, j’acceptai en riant. Ce castrat bouffon s’appelait Nicolas Peretti et prétendait être petit-fils d’un enfant naturel de Sixte V ; ce qui était très possible. J’en parlerai quinze ans plus tard.
En arrivant, je vois le comte Alfani, qui, bien certainement ne m’attendait pas, et l’idée me vint qu’il devait me prendre pour son mauvais génie. M’ayant salué avec beaucoup de politesse, il me pria d’entendre deux mots en particulier :
« Je vous donne encore cinquante sequins, me dit-il ; mais, en qualité d’honnête homme, vous ne pouvez les prendre que pour les rendre à Mme Querini : mais comment les lui remettre sans lui dire que vous m’avez obligé à cette restitution ? Vous sentez quelles doivent en être les conséquences.
- Je les lui remettrai quand vous ne serez plus ici ; en attendant, je serai discret ; mais gardez-vous de corriger la fortune en ma présence, car je vous jouerai quelque mauvais tour.
- Doublez ma banque, et vous serez de moitié.
- Votre proposition est une offense. »
Il me donna les cinquante sequins, et je lui promis le secret.
Il y eut nombreuse compagnie chez l’actrice, surtout en jeunes gens, qui, après le dîner, perdirent tous leur argent. Je ne jouai pas, ce qui désappointa la belle, car elle ne m’avait invité que parce qu’elle m’avait jugé devoir être de la trempe des autres. Demeuré simple spectateur, j’eus lieu d’observer combien Mahomet avait eu raison de défendre les jeux de hasard.
Le soir, après l’opéra, ledit comte fit la banque ; je jouai et je perdis deux cents sequins, mais ne pouvant m’en prendre qu’à la fortune. Madame Querini gagna. Le lendemain, avant souper, je fis presque sauter sa banque, et après souper, me sentant fatigué et content de mon gain, j’allai me coucher.
Le lendemain matin, c’était la veille du quatrième jour, je fus chez le général et j’appris que son adjudant avait jeté les cartes au nez du soi-disant Alfani, et qu’ils avaient un rendez-vous à midi. J’allai trouver cet officier dans sa chambre, et je lui offris d’être son second, l’assurant qu’il n’y aurait point de sang versé. Il me remercia, et, à dîner, il me dit que j’avais deviné, car le comte Alfani était parti pour Rome. « Eh bien, dis-je à la société, je vous ferai une banque ce soir. »
Après dîner, ayant pris à part Mme Querini, je lui contai l’histoire et je lui présentai les cinquante sequins dont j’étais dépositaire.
« Vous voulez, me dit-elle, au moyen de cette fable, me faire présent de cinquante sequins, mais je n’en veux pas : je n’ai pas besoin d’argent.
- Je vous donne ma parole que j’ai forcé le fripon à me les rendre avec les cinquante autres qu’il avait de moi.
- Cela peut être, mais je ne veux pas vous croire. Sachez d’ailleurs que je ne me crois pas assez imbécile pour me laisser duper, moins encore pour me laisser voler. »
La philosophie défend de se repentir d’avoir fait une bonne action ; mais il peut être permis d’en être fâché lorsque, par une interprétation malveillante, on cherche à en faire un reproche.
Le soir, après la dernière représentation, je taillai chez le général, ainsi que je l’avais promis, et j’y perdis quelques sequins ; mais on me fit des caresses. Cela est bien plus doux que de gagner, quand le joueur n’est pas dans la nécessité d’être à l’affût de l’argent.
Le comte Spada qui m’avait pris en affection, me pria d’aller avec lui à Brisighetta ; mais je résistai, voulant absolument partir pour Naples.
Le lendemain, je fus éveillé par un tapage épouvantable qu’on faisait presque à la porte de ma chambre.
Je sors du lit et j’ouvre ma porte pour voir ce que c’est. Je vois une bande de sbires à la porte d’entrée, et dans un lit un homme de bonne mine, sur son séant, qui s’égosillait à crier en latin contre cette canaille, vraie plaie de l’Italie, et contre l’hôte, présent, et qui avait eu la scélératesse de leur ouvrir la porte.
Je demande à l’hôte de quoi il s’agissait.
« Ce monsieur, me répond le drôle, qui apparemment ne parle que latin, est couché avec une fille et les archers de l’évêque sont venus pour savoir si c’est sa femme : c’est tout simple. Si elle l’est, il n’a qu’à les en convaincre par quelque certificat, et tout sera dit ; mais, si elle ne l’est pas, il faut bien qu’il se contente d’aller en prison avec la fille. Cela pourtant n’arrivera pas, car je m’engage à arranger l’affaire à l’amiable, moyennant deux ou trois sequins. Je parlerai à leur chef, et tous ces gens-là s’en iront. Si vous parlez latin, entrez et faites-lui entendre raison.
- Qui a forcé la porte de la chambre ?
- On ne l’a pas forcée ; c’est moi qui l’ai ouverte c’est mon devoir.
- C’est un devoir de voleur de grand chemin, et non d’un hôte honnête homme. »
Indigné d’une pareille infamie, je crus devoir m’en mêler. J’entre en bonnet de nuit, et je conte à l’homme toutes les circonstances de cette tracasserie. Il me répond en riant que premièrement on ne pouvait pas savoir si la personne qui était couchée à côté de lui était une femme, car on ne l’avait vue habillée qu’en officier, et qu’en second lieu il croyait que personne au monde n’avait le droit de l’obliger à rendre compte si c’était sa femme ou sa maîtresse, en supposant que l’être qui couchait avec lui fût réellement une femme. « D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis déterminé à ne pas débourser un écu pour finir cette affaire et à ne sortir du lit que lorsqu’on aura refermé ma porte. Dès que je serai habillé, je vous ferai voir un joli dénouement de cette pièce. Je chasserai tous ces coquins à coups de sabre. »
Je vois alors dans un coin de la chambre un sabre et un habit hongrois qui avait l’apparence d’un uniforme. Je lui demandai s’il était officier.
« J’ai, me répondit-il, écrit mon nom et ma qualité sur le livre de consigne de l’hôte. »
Étonné de l’extravagance de l’aubergiste, je l’interroge à ce sujet, et il avoue que c’était la vérité ; mais il ajoute que cela n’empêchait pas que le for ecclésiastique n’eût le droit de surveiller tout scandale.
« L’affront que vous venez de faire à cet officier vous coûtera cher, monsieur l’hôte. »
Pour toute réponse, il me rit au nez. Piqué au vif de me voir bafoué par cette vile canaille, je prends fait et cause, et je demande à l’officier s’il avait la confiance de me donner son passeport pour quelques instants. « J’en ai deux, me dit-il, je puis fort bien vous en confier un. » En disant cela, il le tire d’un portefeuille et me le remet. Il était du cardinal Albani ; l’officier était capitaine dans un régiment hongrois de l’impératrice et reine. Il venait de Rome et il allait à Parme pour remettre à M. Dutillot, premier ministre de l’infant duc de parme, des dépêches que lui avait remises le cardinal Albani Alexandre.
Dans le moment un homme entre dans la chambre en vociférant et me prie de dire à ce monsieur de s’arranger avec ces gens-là, parce qu’il voulait partir sans plus attendre.
« Qui êtes-vous ? » lui dis-je.
Il me répond qu’il était le voiturier avec lequel le capitaine devait partir.
Voyant alors que c’était un coup monté, je prie l’officier de m’abandonner l’affaire, l’assurant que je la terminerais avec honneur.
« Faites, me dit-il, tout ce que vous voudrez. »
Me tournant alors vers le voiturier :
« Montez, lui dis-je, la malle du capitaine, et vous allez être payé. »
Dès que la malle fut dans la chambre, je tirai huit sequins de ma bourse et je les lui donnai, après en avoir obtenu quittance pour le capitaine, qui ne parlait qu’allemand, hongrois et latin. Le voiturier partit, et les sbires, très consternés, partirent avec lui à l’exception de deux qui restèrent dans la salle.
« Capitaine, dis-je au Hongrois, veuillez rester dans votre lit jusqu’à mon retour. Je m’en vais chez l’évêque pour lui rendre compte de l’affaire et lui faire sentir la réparation qu’il vous doit. D’ailleurs, ajoutai-je, le général Spada est à Césène et… »
Il ne me laissa pas achever.
« Je le connais, me dit-il, et si j’avais su qu’il fût ici, j’aurais brûlé la cervelle à l’aubergiste qui a ouvert la porte à cette canaille. »
Je m’habille à la hâte et sans être coiffé, je me rends en redingote chez l’évêque, et faisant grand tapage, je force presque la valetaille à me mener dans sa chambre. Le laquais qui était à la porte me dit que Sa Grandeur était encore au lit ; c’est égal, je n’ai pas le temps d’attendre. Je le repousse et j’entre. Je conte au prélat toute l’histoire en brodant sur le tapage, me récriant sur l’iniquité d’un pareil procédé et frondant une police vexatoire qui se jouait ainsi du droit sacré des gens et de celui des nations.
L’évêque ne me répond pas, mais il ordonne qu’on me conduise à sa chancellerie.
Je trouve le chancelier et je lui répète ce que j’avais dit à l’évêque, mais avec des paroles peu mesurées et plus propres à irriter qu’à adoucir, et nullement faites pour obtenir la délivrance de l’officier. Je vais jusqu’à la menace et je dis que si j’étais l’officier j’exigerais une réparation éclatante. Le prêtre me rit au nez ; c’était ce que je voulais ; et après m’avoir demandé si j’avais le transport au cerveau, il me dit de m’adresser au chef des sbires.
« A d’autres, l’abbé, à d’autres qu’au chef des sbires ! »
Et charmé d’avoir envenimé l’affaire, je le quitte et vais droit chez le général Spada. On me dit qu’il ne serait visible qu’à huit heures, et je retourne à l’auberge.
Au feu qui m’agitait, à l’ardeur avec laquelle j’avais pris cette affaire à cœur, on aurait cru, et je pourrais le laisser croire à mes lecteurs, que mon indignation ne venait que de l’horreur que j’éprouvais de voir une police libertine, immorale et vexatrice se permettre envers un étranger une persécution odieuse ; mais pourquoi tromper un lecteur bénévole auquel je dois la vérité que je lui ai promise ? Disons donc qu’il est bien vrai que j’éprouvais de l’indignation, mais que ce qui me donnait tant d’ardeur était un motif plus personnel. Je m’imaginais délicieuse la fille cachée sous la couverture : je brûlais d’impatience de voir sa figure, que la honte, sans doute, ne lui avait pas permis de montrer. Elle m’avait entendu, et mon amour-propre ne me permettait pas de douter qu’elle ne m’eût jugé mieux valant que son capitaine.
La porte de la chambre étant demeurée ouverte, j’entre et je rends compte au capitaine de tout ce que j’avais fait, l’assurant que dans la journée il serait maître de partir aux dépens de l’évêque, car le général ne manquerait pas de lui donner pleine satisfaction. Il me remercia affectueusement, me rendit mes huit ducats et me dit qu’il ne partirait que le lendemain.
« De quel pays, lui dis-je, est votre compagnon de voyage ?
- Il est Français, et ne parle que sa langue.
- Vous parlez donc français ?
- Pas un mot.
- C’est plaisant ! Vous jouez donc la pantomime.
- Absolument.
- Je vous plains, car c’est un langage difficile.
- Oui, pour les nuances de la pensée ; mais pour le matériel, nous nous comprenons parfaitement.
- Puis-je vous demander de déjeuner avec vous ?
- Demandez-lui si cela lui fera plaisir.
- Aimable compagnon du capitaine, dis-je en français, voulez-vous bien m’admettre en tiers à votre déjeuner ? »
Aussitôt je vois sortir de dessous la couverture une tête ravissante, échevelée, fraîche, riante, et qui, malgré son bonnet d’homme, me décèle un sexe sans lequel l’homme serait sur la terre l’animal le plus malheureux.
Enchanté de cette gracieuse apparition, je lui dis que j’avais eu le bonheur de m’intéresser pour elle avant de l’avoir vue, et que maintenant que j’avais le plaisir de la voir, je ne pouvais que redoubler d’empressement pour lui être utile.
Elle me répondit avec une grâce et une vivacité d’esprit qui n’appartiennent qu’à cette nation aimable, et elle rétorqua mon argument avec une finesse d’expression dont je fus enchanté. Ma demande étant agréée, je sors pour aller commander le déjeuner et les laisser seuls pour se placer sur leur séant ; car ils étaient décidés à ne point sortir du lit que la porte de leur chambre ne fût refermée.
Le garçon de café étant venu, je rentre et je vois ma jolie Française en redingote bleue, les cheveux mal peignés en homme, mais ravissante, même sous ce costume. Je soupirais de la voir debout. Elle déjeuna sans jamais interrompre l’officier qui me parlait, et que je n’écoutais point ou que j’écoutais mal, tant j’étais dans une sorte d’enchantement.
Aussitôt après déjeuner, je vais chez le général, et je lui conte l’affaire en l’amplifiant de manière à piquer son amour-propre martial. Je lui dis que s’il ne remédiait pas à l’affaire, l’officier était décidé à dépêcher une estafette au cardinal protecteur. Mais mon éloquence était superflue, car il aimait que les prêtres se mêlassent des affaires du ciel et qu’ils ne missent point le nez dans les affaires de ce monde. « Je vais, dit-il, mettre bon ordre à cette bouffonnerie, en lui donnant le ton de la plus grande importance. »
« Allez, dit-il à son aide de camp, allez inviter à dîner cet officier et son compagnon, et rendez-vous ensuite chez l’évêque, que vous préviendrez que l’officier qui a reçu un sanglant affront ne partira qu’après qu’il aura obtenu une satisfaction éclatante et la somme d’argent qu’il voudrait exiger en dédommagement. Dites-lui que c’est moi qui l’en fais prévenir et que toutes les dépenses que l’officier fera d’ailleurs ici seront à ses frais. »
Quelle jouissance pour moi d’être présent à cet ordre ! Car plein de vanité, je m’en regardais comme l’auteur. Je sors avec l’adjudant, et je vais le présenter au capitaine, qui le reçoit avec la joie d’un soldat qui voit son camarade. L’adjudant l’invite avec son ami, et lui dit de mettre par écrit ce qu’il demandait pour satisfaction et dédommagement. Les sbires, à l’aspect de l’adjudant du général, avaient disparu. Je donnai au capitaine plume, papier et encre, et il rédigea sa demande en assez bon latin pour un hongrois. Ce brave homme ne voulut absolument exiger que trente sequins, malgré les instances pour qu’il en exigeât cent. Il fut aussi beaucoup trop modéré pour la satisfaction, car il n’exigea que de voir l’hôte et les sbires réunis pour lui demander pardon à genoux et en présence de l’adjudant du général. Il menaça l’évêque d’envoyer une estafette à Rome au cardinal Alexandre, s’il n’obtenait pas ce qu’il demandait en deux heures, et qu’il resterait à Césène à ses frais à dix sequins par jour.
L’officier part et un instant après l’hôte entre respectueusement et dit à l’officier qu’il était libre ; mais, l’officier lui ayant fait dire par moi qu’il lui devait vingt coups de canne, il gagna bien vite la porte.
Je les laissai seuls pour m’aller habiller, devant dîner avec eux chez le général. Une heure après, je les revis fort bien vêtus en uniforme. Celui de la Française était de fantaisie, mais très élégant, et dans l’instant, abandonnant Naples, je me décide à aller à Parme avec eux. La beauté de cette jolie Française m’avait déjà captivé. Le capitaine frisait la soixantaine, et je trouvai naturellement cette union très mal assortie. Je me mis en tête que l’affaire que je méditais pourrait s’arranger à l’amiable.
L’adjudant revint avec un prêtre de l’évêché, qui dit au capitaine qu’il aurait la satisfaction et le dédommagement qu’il exigeait ; que cependant il devait se contenter de quinze sequins. « Trente ou rien », répondit sèchement le Hongrois. Il les obtint, et tout fut fini. Cette belle victoire ayant été le fruit de mes soins, elle me valut l’amitié du capitaine et celle de sa belle compagne.
Pour s’apercevoir de prime abord que le compagnon du capitaine n’était pas un homme, il n’y avait qu’à voir ses hanches. Elle était trop belle femme pour pouvoir passer pour un homme ; et certes les femmes, qui, travesties, se piquent de nous ressembler, ont grand tort ; car elles avouent par là la privation d’une de leurs plus belles perfections.
Un peu avant l’heure du dîner, nous nous rendîmes chez le général, lequel s’empressa de présenter les deux officiers à toutes les dames présentes. Aucune ne s’y méprit ; mais, sachant déjà l’histoire, toutes furent ravies de dîner avec le héros de la pièce, et toutes prirent le parti de traiter le jeune officier comme s’il avait été homme ; mais, de leur côté, les hommes lui offrirent un hommage plus convenable à son sexe.
Mme Querini fut la seule qui bouda ; car, la belle Française attirant toute l’attention, son amour-propre souffrait de se voir négligée. Elle ne lui adressait la parole que pour faire parade de son français qu’elle parlait assez bien. Le pauvre capitaine ne parla presque point, car personne ne se souciait de parler latin, et le général n’avait pas grand’chose à lui dire en allemand.
Un vieil abbé qui se trouvait à table tâcha de justifier l’évêque en assurant que l’hôte et les sbires n’en agissaient ainsi que par l’ordre du Saint-Office. « C’est pour cette raison, nous dit-il, que dans les auberges il n’y a point de verrous, afin que les étrangers ne puissent point s’enfermer. L’Inquisition ne veut point permettre que l’on couche avec d’autre femme qu’avec la sienne. »
Vingt ans plus tard, j’ai trouvé en Espagne toutes les portes munies d’un verrou en dehors, de sorte que les voyageurs étaient dans une auberge comme en prison, et exposés à toutes les avanies des visites nocturnes. Cette maladie est si enracinée en Espagne, qu’elle menace d’engloutir un jour la monarchie, et il n’y aurait rien d’étonnant qu’un beau jour le grand inquisiteur ne fit tondre le roi et qu’il se mît à sa place.