Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 31
CHAPITRE X
ОглавлениеJe prends une loge à l’Opéra, malgré la répugnance d’Henriette. - M. Dubois vient chez nous, il y dîne ; tour d’espièglerie que lui joue mon amie. - Raisonnement d’Henriette sur le bonheur. - Nous allons chez Dubois ; merveilleux talent que mon épouse y déploie. - M. Dutillot. - Superbe fête que donne la cour dans ses jardins ; fatale rencontre que nous y faisons. - J’ai une entrevue avec M. d’Antoine, favori de l’infant.
Le bonheur dont je jouissais était trop parfait pour être durable : il devait m’être ravi. Mais n’anticipons pas sur les événements,
Madame de France, épouse de l’infant don Philippe, étant arrivée, je dis à Henriette que j’allais louer une loge à l’Opéra et que nous irions tous les jours. Elle m’avait dit plusieurs fois que la musique était sa passion dominante, et je ne doutais pas que mon projet ne fût accueilli avec joie. Elle n’avait pas encore vu d’opéra italien, et elle devait être curieuse de connaître cette partie de la célébrité du pays. Cependant qu’on devine ma surprise à cette exclamation :
« Comment, mon ami ! tu veux que nous allions tous les jours à l’Opéra ?
- Je pense, mon amie, que si nous n’y allions pas, nous donnerions sujet à la médisance. Malgré cela, si tu n’y vas pas avec plaisir, tu sais que rien ne t’y oblige : ne te gêne pas, car je préfère tes doux entretiens dans cette chambre au plus beau concert des anges.
- Je suis folle de la musique, mon tendre ami ; mais je ne puis m’empêcher de trembler à la seule idée de sortir.
- Si tu trembles, je frissonne ; mais il faut aller à l’Opéra ou partir d’ici : allons à Londres ou quelque autre part. Ordonne, je suis prêt à faire tout ce que tu voudras.
- Prends une loge qui ne soit pas trop exposée.
- Tu me ravis ! et tu seras satisfaite. »
Je pris une loge au second rang ; mais, le théâtre étant petit, il était difficile qu’une jolie femme y restât inaperçue. Je le lui dis.
« Je ne crois pas, me répondit-elle, que je coure quelque danger : car dans la liste des étrangers que tu m’as donnée à lire, je n’ai trouvé aucun nom qui me soit connu. »
Ainsi Henriette vint à l’Opéra, sans rouge et la loge sans bougie. C’était un opéra buffa dont la musique, de Buranello, était excellente et les acteurs fort bons.
Mon amie ne se servit de sa lorgnette que pour regarder les acteurs, et personne ne fit attention à nous. Le finale du second acte lui ayant beaucoup plu, je le lui promis, et je m’adressai à Dubois pour me le procurer. Croyant qu’Henriette jouait du clavecin, je lui en offris un, mais elle me dit qu’elle n’avait jamais appris cet instrument.
La quatre ou cinquième fois que nous allâmes à l’Opéra, M. Dubois vint dans notre loge, et comme je ne voulais pas le présenter à mon amie, je me contentai de lui demander en quoi je pouvais lui être utile. Il me présenta alors la musique que je lui avais demandée ; je lui en payai la valeur en le remerciant de son obligeance. Nous trouvant en face de la loge ducale, je lui demandai par manière d’acquit s’il avait gravé Leurs Altesses. Il me répondit qu’il avait déjà fait deux médailles, et je le priai de me les apporter en or. Il m’en fit la promesse, après quoi il sortit. Henriette ne l’avait seulement pas regardé ; et c’était dans l’ordre, puisque je ne le lui avais pas présenté ; cependant on nous l’annonça le lendemain pendant que nous étions à table. M. de La Haye, qui dînait avec nous, commença par nous faire compliment sur la connaissance que nous en avions faite, et, dès qu’il fut entré, il le présenta à son élève. Il était naturel qu’Henriette alors lui fît accueil, et elle s’en acquitta à merveille.
Après l’avoir remercié du spartito, elle le pria de vouloir bien lui procurer quelques autres airs, et l’artiste accueillit cette prière comme une faveur qui lui faisait grand plaisir.
« Monsieur, me dit Dubois, j’ai pris la liberté de venir vous montrer les médailles que vous m’avez demandées ; les voici. »
Sur l’une se trouvaient l’infant et son épouse ; l’autre ne portait que l’effigie de don Philippe. Ces deux médailles étaient d’un travail achevé, et ce fut avec justice que nous en fîmes l’éloge.
« L’ouvrage est impayable, lui dit Henriette, mais on peut troquer l’or.
- Madame, lui répondit modestement l’artiste, elles pèsent seize sequins. »
Elle les lui compta de suite en l’invitant à venir une autre fois au moment de la soupe. Pendant ce temps on avait servi le café, et Henriette l’engagea à le prendre avec nous. Au moment de mettre du sucre dans sa tasse, Henriette lui demanda s’il l’aimait doux.
« Votre goût, madame, lui dit le galant bossu, sera certainement le mien.
- Vous avez donc deviné que je le prends toujours sans sucre ; je suis bien aise que vous partagiez ce goût avec moi. »
En disant cela, elle lui présente gracieusement la tasse sans sucre ; sert ensuite de La Haye et moi en nous sucrant copieusement ; puis elle remplit sa propre tasse à l’instar de celle de Dubois. J’avais peine à ne pas pouffer ; car ma maligne Française, qui prenait le café à la manière de Paris, c’est-à-dire fort doux, prenait sa tasse amère avec un air de volupté qui forçait le directeur de la Monnaie à faire bonne mine à mauvais jeu. De son côté, le fin bossu, puni de son fade compliment, ne fut pas en reste, et vantant la bonté du café, il alla jusqu’à dire que c’était ainsi qu’il fallait le prendre pour déguster délicieusement l’arome de ces précieuses fèves.
Dès que Dubois et de La Haye furent sortis, nous nous mîmes à rire de l’espièglerie.
« Mais, lui dis-je, tu seras la première victime de ta malice ; car quand il dînera ici tu seras obligée de continuer ton rôle pour ne pas te trahir.
- Il me sera facile, me dit-elle, de trouver un moyen de prendre mon café bien sucré et de continuer à lui faire boire la coupe d’amertume. »
Au bout d’un mois Henriette parlait l’italien avec facilité, et elle le devait plus à l’exercice habituel de ma cousine Jeanneton qui lui servait de femme de chambre qu’aux leçons du sieur de La Haye ; car les leçons ne servent que pour apprendre les règles, et pour parler il faut de l’exercice. Je l’ai éprouvé par moi-même ; j’appris plus de français dans le trop peu de temps que j’eus le bonheur de vivre dans la familiarité de cette femme adorable que je n’en avais appris avec Dalaqua.
Nous avions été vingt fois à l’Opéra sans avoir fait aucune connaissance, et nous vivions heureux dans toute l’acception du mot. Je ne sortais qu’avec Henriette, nous ne sortions qu’en voiture, et du reste nous étions inaccessibles ; de sorte que je n’étais connu de personne.
Depuis le départ de notre bon Hongrois, la seule personne qui vînt quelquefois dîner chez nous, c’était M. Dubois ; quant à de La Haye, il était notre commensal quotidien. Ce Dubois était fort curieux de nos personnes, mais il était fin et ne se laissait pas deviner : au reste, nous étions réservés sans affectation, et sa curiosité se trouvait en défaut. Un jour il nous parla du brillant de la cour de l’infant-duc après l’arrivée de Madame de France et de l’affluence d’étrangers des deux sexes qu’il y avait alors à Parme. S’adressant particulièrement à Henriette :
« La plus grande partie des dames étrangères que nous y avons vues nous sont inconnues.
- Il est possible que, si elles ne l’étaient, beaucoup d’entre elles ne s’y montreraient pas.
- Il est très possible, madame ; mais je vous assure que, quand bien même leur beauté ou leur parure les rendraient remarquables, les vœux de nos souverains sont pour la liberté. J’espère encore, madame, que nous aurons l’honneur de vous y voir.
- Ce sera difficile, car je trouve souverainement ridicule qu’une femme aille à la cour sans être présentée, surtout si elle est faite pour l’être. »
Ces derniers mots, sur lesquels Henriette avait un peu plus appuyé que sur le reste, coupèrent la parole au petit bossu, et mon amie, profitant de ce répit, détourna la conversation.
Après son départ, nous rîmes de l’échec qu’avait éprouvé la curiosité de notre convive ; mais je dis à Henriette qu’en toute conscience elle devait pardonner à tous ceux qu’elle rendrait curieux ; car… Elle me coupa la parole en m’accablant de tendres baisers.
Savourant ainsi le bonheur et nous suffisant à nous-mêmes dans tous les instants, nous riions des philosophes moroses qui nient le parfait bonheur sur la terre.
« Que veulent dire, mon ami, ces têtes creuses qui soutiennent que le bonheur n’est pas durable, et quel sens donnent-ils à ce mot ? Si l’on entend perpétuel, immortel, incessant, on a raison : mais, l’homme ne l’étant pas, le bonheur, conséquence naturelle, ne doit pas non plus l’être. Autrement, tout bonheur est durable par cela même qu’il existe ; et pour l’être il n’a besoin que d’exister. Mais si par bonheur parfait on entend une suite de plaisirs diversifiés et jamais interrompus, on a tort ; car, en mettant après chaque plaisir le calme qui doit succéder à la jouissance, nous nous procurons le temps de reconnaître l’état heureux dans sa réalité ; ou, en d’autres termes, ces instants de repos nécessaires sont une véritable source de jouissances, puisque par eux nous savourons les délices du souvenir qui double leur réalité. L’homme ne peut être heureux que lorsque dans sa réflexion il se juge tel, et il ne peut réfléchir que dans le calme ; ainsi réellement, sans le calme, il ne serait jamais exactement heureux. Il faut donc que le plaisir, pour être tel, cesse d’être en action. Que prétend-on donc par ce mot durable ?
« Nous arrivons tous les jours au moment où nous désirons le sommeil ; et quoiqu’il soit une image de la non-existence, niera-t-on qu’il soit un plaisir ? Non ; au moins, sans inconséquence, il me semble qu’on ne le peut pas, puisque dès qu’il se montre nous le préférons à tous les plaisirs imaginables ; et nous ne saurions lui être reconnaissants qu’après qu’il nous a quittés.
« Ceux qui disent que personne ne saurait être heureux durant toute la vie parlent aussi un peu légèrement. La philosophie enseigne le secret de composer ce bonheur, pourvu toutefois qu’on soit exempt des maux physiques. Un bonheur qui durerait ainsi toute la vie pourrait être comparé à un bouquet composé de mille fleurs dont le mélange serait si beau et si bien assorti, qu’on le prendrait pour une seule fleur. Quelle impossibilité y a-t-il que nous passions ici toute notre vie, de la même manière que nous y avons passé un mois, toujours bien portants, toujours contents de nous, sans éprouver ni vide ni besoin ? Alors, pour couronner ce bonheur, qui certes en serait un très grand, il ne faudrait, dans un âge avancé, que mourir ensemble en parlant de nos doux souvenirs ; et assurément ce bonheur-là aurait été durable. La mort ne l’interromprait pas ; elle le finirait. Nous ne pourrions nous croire malheureux qu’autant que nous appréhenderions après la mort une autre vie malheureuse ; et cette idée me parait absurde ; car elle implique contradiction avec l’idée de toute-puissance et de tendresse paternelle. »
C’est ainsi que ma charmante Henriette me faisait passer des heures entières délicieuses à philosopher sentiment. Son raisonnement valait mieux que celui de Cicéron dans ses Tusculanes ; mais elle convenait que ce bonheur durable, dont l’idée nous enchantait, ne pouvait exister qu’entre deux individus qui, vivant ensemble, seraient constamment amoureux l’un de l’autre, bien portants de corps et d’esprit, éclairés, assez riches, ayant à peu près les mêmes goûts, le même caractère et le même tempérament. Heureux les amants dont l’esprit peut remplacer les sens quand ils ont besoin de repos ! Le doux sommeil vient ensuite, et il dure jusqu’à ce que l’harmonie physique se trouve rétablie. Au réveil, les sens sont la première chose qui se présente, toujours prêts à se remettre en haleine.
Les conditions entre l’homme et l’univers sont égales, et l’on pourrait dire qu’il y a identité parfaite, puisque si nous rabattons l’univers il n’y a plus d’hommes, et si nous rabattons l’homme il n’y a plus d’univers ; car la matière inerte supposée existante, qui pourrait en avoir d’idée ? Or sans l’idée, nihil est, puisque l’idée est l’essence de tout ; et à l’homme seul appartiennent les idées. D’ailleurs, si nous faisons abstraction de l’espèce, nous ne pouvons plus nous figurer l’existence de la matière, et vice versa.
Je fus heureux avec Henriette autant que cette femme adorable le fut avec moi : nous nous aimions de toute la force de nos facultés ; nous nous suffisions parfaitement l’un à l’autre, nous vivions entièrement l’un dans l’autre. Elle me répétait souvent ces jolis vers du bon la Fontaine :
Soyez vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
Et nous mettions le conseil en pratique, car jamais un instant d’ennui ou de lassitude, jamais une feuille de rose pliée ne vint interrompre l’espèce de béatitude que nous savourions.
Le lendemain de la clôture de l’Opéra, Dubois, après avoir dîné avec nous, nous dit qu’il donnait à dîner le lendemain aux deux premiers acteurs, homme et femme, et qu’il ne tenait qu’à nous d’entendre les plus beaux morceaux qu’ils avaient chantés sur la scène. Ils chanteront dans une salle voûtée de ma maison de campagne parfaitement propice au développement de la voix. Henriette le remercia beaucoup, mais elle lui observa qu’ayant une santé très délicate, elle ne pouvait s’engager à rien d’un jour à l’autre, et fit rouler la conversation sur d’autres matières.
Dès que nous fûmes seuls, je lui demandai pourquoi elle ne voulait pas s’aller amuser chez Dubois.
« J’irais, mon cher ami, et avec bien du plaisir, si je ne craignais d’y trouver quelqu’un qui pût me reconnaître et qui par là ne vint détruire le bonheur dont je jouis.
- Si tu as quelque nouveau motif de crainte, tu as raison ; mais si ce n’est qu’une appréhension vague, mon ange, pourquoi veux-tu te priver d’un plaisir réel et bien innocent ? Si tu savais la joie que je ressens quand je vois que tu as du plaisir, surtout lorsque je te vois comme en extase en entendant quelque morceau de bonne musique !
- Eh bien ! mon cœur, je ne veux pas que tu me croies moins courageuse que toi. Nous irons chez Dubois de suite après dîner. Les chanteurs ne chanteront pas avant. Outre cela, mon ami, il est probable que, ne comptant pas sur nous, il n’aurait pas invité quelque curieux de me parler. Nous irons sans le lui dire, sans qu’il nous attende, et comme pour lui faire une surprise d’amitié. Il nous a dit qu’il sera à sa maison de campagne et Caudagna sait où elle est. »
Son raisonnement était dicté par la prudence et l’amour, deux choses qui vont si rarement ensemble. Je ne lui répondis qu’en l’embrassant avec autant d’admiration que de tendresse, et le lendemain, à quatre heures après midi, nous nous rendîmes chez M Dubois. Nous fûmes surpris de le trouver seul avec une jolie fille qu’il nous présenta comme sa nièce.
« Je suis, nous dit-il, ravi de vous voir ; mais, n’ayant pas osé m’attendre au bonheur de vous posséder, j’ai changé le dîner projeté en un petit souper, et j’espère bien que vous daignerez l’honorer de votre présence. Les deux virtuosi ne tarderont pas à venir. »
Nous nous trouvâmes malgré nous obligés de souper.
« Avez-vous, lui dis-je, invité beaucoup de monde ?
- Vous vous trouverez, dit-il d’un air victorieux, dans une société digne de vous. Je suis seulement fâché de n’avoir pas invité des dames. »
A cette observation galante et délicate qui s’adressait particulièrement à Henriette, mon amie lui fit une révérence qu’elle accompagna d’un sourire. Je vis avec plaisir l’air de la satisfaction peint sur son visage ; mais, hélas ! elle commandait au sentiment pénible qu’elle éprouvait. Sa grande âme ne voulait pas se montrer inquiète, et je ne pénétrais pas dans son intérieur, parce que je ne croyais pas qu’elle eût rien à craindre.
J’aurais pensé et agi autrement, si j’avais su toute son histoire ; je ne l’aurais pas laissée à Parme ; je l’aurais menée à Londres, et elle en aurait été enchantée.
Les deux acteurs ne tardèrent pas à paraître : c’était Laschi et la demoiselle Baglioni, qui alors était très jolie. Successivement tous les convives arrivèrent ; c’étaient tous des Français et des Espagnols d’un certain âge. Il ne fut pas question de présentation, et j’admirai en cela le tact du spirituel bossu ; mais, comme tous les convives avaient l’usage de la cour, ce manque d’étiquette n’empêcha pas qu’on ne fît à mon amie tous les honneurs, et elle les reçut avec cette aisance et cet usage du monde qu’on ne connaît qu’en France et même que dans la meilleure société, à l’exception pourtant de quelques provinces où la noblesse, qu’on appelle à tort la bonne société, laisse un peu trop percer la morgue qui la caractérise.
Le concert commença par une superbe symphonie ; ensuite les deux acteurs chantèrent un duo avec beaucoup de goût et de talent. Vint ensuite un élève du célèbre Vandini qui donna un concerto de violoncello qui fut fort applaudi.
Les applaudissements duraient encore, quand Henriette se lève, s’approche du jeune artiste et lui prend son violoncello en lui disant d’un air modeste, mais assuré, qu’elle allait le faire briller davantage. Je tombais des nues ! Elle se met à la place du jeune homme, prend le violoncello entre ses jambes et prie l’orchestre de vouloir bien recommencer le concerto. Voilà le plus profond silence qui s’établit, et moi tremblant comme la feuille et prêt à me trouver mal. Heureusement que tous les regards étaient fixés sur Henriette et que personne ne me regardait. Elle ne me regardait pas non plus ; elle ne l’osait pas ; car, si elle avait élevé sur moi ses beaux yeux, elle aurait perdu courage. Cependant, ne la voyant pas se mettre en posture de jouer, je commençais à me flatter qu’elle n’avait voulu faire qu’une aimable plaisanterie ; mais, en lui voyant tirer le premier coup d’archet, j’éprouvai une palpitation de cœur si forte que je me sentais mourir.
Mais qu’on se figure ma situation lorsque, après le premier morceau, les applaudissements bien mérités couvrirent totalement l’orchestre ! Ce passage rapide d’une extrême crainte à une exubérance de contentement me causa une irritation semblable à la plus violente fièvre. Ces applaudissements ne parurent faire sur Henriette aucune sensation ; et, sans détacher ses yeux des notes qu’elle voyait pour la première fois, elle joua six fois de suite avec la plus rare perfection. En quittant sa place, elle ne remercia point la société de ses applaudissements, mais, se tournant d’un air affable vers le jeune artiste, elle lui dit avec un aimable sourire qu’elle n’avait jamais joué sur un meilleur instrument. Se tournant alors vers la compagnie :
« Je vous prie, leur dit-elle, d’excuser la petite vanité qui m’a fait abuser de votre patience pendant une demi-heure.»
Ce compliment, à la fois si imposant et si gracieux, acheva de me mettre hors de moi, et, je disparus pour aller pleurer dans le jardin où personne ne me voyait.
« Qui est donc cette Henriette ? me disais-je, le cœur attendri et versant des larmes : quel est ce trésor dont je suis en possession ? » Mon bonheur me paraissait trop grand pour que je m’en crusse digne.
Perdu dans ces réflexions qui redoublaient la volupté de mes pleurs, je serais resté longtemps dans le jardin, si Dubois lui-même ne fut venu me chercher et me trouver malgré l’obscurité de la nuit et de l’allée dans laquelle je rêvais. Il était inquiet sur la cause de ma disparition, et je le tranquillisai en lui disant qu’un petit étourdissement m’avait obligé à sortir pour respirer l’air frais.
Chemin faisant, j’eus le temps de sécher mes larmes, mais non de faire disparaître la rougeur de mes yeux. Cependant il n’y eut qu’Henriette qui s’aperçut du fait, et elle me dit : « Je sais, mon ange, ce que tu es allé faire dans le jardin. » Elle me connaissait ; il lui était facile de deviner l’impression que la soirée avait faite sur mon cœur.
Dubois avait assemblé chez lui les plus agréables seigneurs de la cour, et le souper qu’il leur donnait sans profusion était aussi délicat que bien choisi. Je me trouvais assis en face d’Henriette, qui, seule, attirait naturellement toutes les attentions ; mais elle n’aurait pu que gagner à être entourée d’un cercle de dames, qu’elle aurait certainement éclipsées sans avoir besoin d’autres brillants que sa beauté, son esprit et ses manières distinguées. Elle fit le charme de ce souper par l’agrément qu’elle répandit sur la conversation. M. Dubois ne parlait pas ; mais il était glorieux d’avoir attiré chez lui une convive aussi attrayante. Elle eut l’adresse de dire à chacun quelque chose d’aimable et l’esprit de ne jamais rien dire de joli sans me mettre de la partie. De mon côté, j’avais beau affecter la soumission, la déférence et le respect pour cette déité, elle voulut que chacun devinât que j’étais son oracle. On pouvait la croire ma femme ; mais, à mes procédés envers elle, il n’était pas naturel de la juger telle.
La conversation étant tombée sur le mérite des deux nations, la française et l’espagnole, Dubois fut assez étourdi pour lui demander à laquelle elle donnait la préférence.
La question ne pouvait pas être plus indiscrète, car la moitié de la réunion était espagnole et l’autre française. Cependant Henriette parla si bien que les Espagnols auraient voulu être Français et les Français Espagnols. Dubois, insatiable, la pria de lui dire ce qu’elle pensait des Italiens : je tremblai. Un certain M. de La Combe, qui était à ma droite, fit un mouvement de tête improbateur, mais mon amie n’éluda point la question.
« Que voulez-vous que je vous dise des Italiens, dit-elle ; je n’en connais qu’un. Si je les juge tous d’après celui-là, certes mon jugement leur sera très favorable ; mais un seul exemple ne peut pas établir une règle. »
Il était impossible de mieux répondre ; mais le lecteur pense bien que je ne fis pas semblant d’avoir entendu ; et, voulant empêcher l’indiscret Dubois de continuer ses questions, je détournai la conversation en faisant diverses questions banales.
On vint à parler de musique, et à ce sujet un Espagnol demanda à Henriette si, outre le violoncello, elle jouait de quelque autre instrument.
« Non, lui dit-elle ; je ne me suis trouvé de l’inclination que pour celui-là. Je l’ai appris au couvent pour faire ma cour à ma mère, qui en joue passablement ; et, sans un ordre absolu de mon père appuyé de l’évêque, la supérieure ne me l’aurait jamais permis.
- Et quelle raison pouvait donc avoir cette abbesse pour vous le défendre ?
- Cette pieuse épouse du Seigneur prétendait que je ne pouvais jouer de cet instrument que dans une posture indécente. »
A ces mots les Espagnols se mordirent les lèvres, mais les Français éclatèrent de rire, et ne s’épargnèrent pas les épigrammes contre la consciencieuse nonne.
Après un silence de quelques minutes, Henriette faisant un petit mouvement comme pour demander la permission de se lever, nous nous levâmes tous, et peu d’instants après nous partîmes.
Il me tardait de me voir seul avec cette idole de mon âme. Je lui faisais cent questions sans lui laisser le temps de me répondre.
« Ah ! tu avais bien raison, mon Henriette, de ne pas vouloir y venir ; car tu étais bien sûre de me faire des ennemis. On doit me détester ; mais je m’en moque : tu es mon univers. Cruelle amie ! tu as failli me faire mourir avec ton violoncello ; car, ne pouvant pas juger ta réserve naturelle, j’ai cru que tu étais devenue folle, et dès que je t’ai eu entendue, j’ai dû sortir pour donner un libre cours à mes larmes. Elles m’ont soulagé de l’affreuse oppression que j’éprouvais. Dis-moi actuellement, je t’en conjure, quels sont tes autres talents ; ne me le cache pas, car tu pourrais me faire mourir en les produisant d’une façon et dans un instant inattendus.
- Je n’en ai point d’autres, mon cœur ; j’ai vidé mon petit sac tout d’un coup : maintenant tu connais ton Henriette tout entière. Si tu ne m’avais pas dit par hasard, il y a un mois, que tu n’as point de goût pour la musique, je t’aurais dit que j’excelle sur cet instrument ; mais, si je te l’avais dit, je te connais, tu te serais empressé de m’en procurer un, et ton amie ne se soucie pas de s’amuser à ce qui t’ennuie. »
Dès le lendemain elle eut un excellent violoncello, et bien loin qu’elle m’ennuyât jamais, chaque fois elle me procurait une jouissance nouvelle ; et je crois pouvoir dire qu’il est impossible qu’un homme qui aurait de la répugnance pour la musique n’en devienne pas passionné si l’objet qui l’exerce y excelle et si cet objet est celui qu’il adore.
La voix humaine du violoncello, supérieure à celle de tout autre instrument, m’allait au cœur chaque fois que mon amie en jouait. Elle en était convaincue, et chaque jour elle me procurait ce plaisir. J’étais si ravi de son talent, que je lui proposai de donner des concerts ; mais elle eut la prudence de ne pas y consentir. Malgré sa prudence pourtant, nous ne pouvions pas entraver les ordres de la destinée.
Le fatal Dubois vint le lendemain de son joli souper nous remercier et recevoir les éloges que nous lui fîmes de son concert, de son souper et du choix de la réunion.
« Je prévois, madame, dit-il à Henriette, la peine que j’aurai à me défendre de l’empressement avec lequel on me priera de vous être présenté.
- Votre peine, monsieur, ne sera pas grande : vous savez que je ne reçois personne. »
Dubois n’osa plus parler de présentation.
Je reçus ce jour-là une lettre du jeune Capitani dans laquelle il me disait qu’étant possesseur du couteau et de la gaine de saint pierre, il était allé chez Franzia avec deux savants magiciens qui promettaient d’extraire le trésor, et qu’il avait été bien surpris qu’il ne l’eût pas voulu recevoir. Il me priait de lui écrire et d’y aller moi-même en personne, si je voulais avoir ma part du trésor. On sent que sa lettre resta sans réponse ; mais ce que je me plais à certifier à mes lecteurs, c’est que j’éprouvai le plus grand plaisir d’avoir réussi à mettre cet honnête et simple cultivateur à l’abri des imposteurs qui l’auraient ruiné.
Depuis le célèbre souper de Dubois, il s’était écoulé un mois, et nous l’avions passé dans le bonheur de l’esprit et des sens ; car jamais un seul instant vide ne venait nous présenter ce triste échantillon de la misère qu’on appelle bâillement. Notre seul divertissement extérieur était une promenade en voiture hors de la ville lorsque le temps était beau. Ne descendant jamais, ne fréquentant aucun lieu public, personne n’avait pu chercher à nous connaître, ou n’en avait au moins trouvé l’occasion, malgré la curiosité que mon amie avait pu exciter parmi les personnes que le hasard nous avait fait rencontrer, surtout au souper de Dubois. Henriette était devenue plus courageuse et moi plus sûr, après avoir vu que personne ne l’avait reconnue, ni au théâtre, ni au souper. Elle ne craignait que la haute noblesse.
Un jour que nous nous promenions hors la porte de Colorno, nous rencontrâmes le duc avec son épouse qui retournaient en ville. Un instant après, voilà une autre voiture dans laquelle était Dubois avec un seigneur que nous ne connaissions pas. A peine notre voiture avait-elle dépassé la leur qu’un de nos chevaux s’abattit. La personne qui était avec Dubois fait arrêter sa voiture pour nous envoyer du secours. Pendant qu’on relevait le cheval, il s’approcha noblement de notre voiture et fit un compliment de circonstance à Henriette, M. Dubois, fin courtisan et jaloux de se faire valoir aux dépens d’autrui, ne perdit pas de temps pour lui dire que c’était M. Dutillot, ministre de France. L’inclination d’usage fut la réponse de mon amie. Le cheval étant sur pied, nous poursuivîmes notre chemin après avoir remercié ces messieurs de leur courtoisie. Une rencontre aussi simple ne devait dans l’ordre avoir aucune suite ; mais souvent les plus grands événements tiennent à de si petites choses !
Le lendemain, Dubois vint déjeuner avec nous. Il députa par nous dire sans le moindre détour que M. Dutillot, enchanté de l’heureux hasard qui lui avait procuré le plaisir de nous connaître, l’avait chargé de nous demander la permission de venir nous voir.
« Madame, ou moi ? lui dis-je sur-le-champ.
- L’un et l’autre.
- A la bonne heure, mais un à la fois ; car madame, comme vous le savez, a sa chambre et moi la mienne.
- Oui, mais elles sont si voisines !
- D’accord ; cependant je vous dirai que, pour ce qui me regarde, c’est moi qui courrai chez Son Excellence, s’il a quelque ordre à me donner ou quelque communication à me faire : je vous prie de le lui dire. Quant à madame, elle est présente ; parlez-lui ; car je ne suis, mon cher monsieur Dubois, que son très humble serviteur. »
Henriette alors, d’un air gai et poli, lui dit :
« Monsieur, je vous prie de remercier M. Dutillot, et de lui demander s’il me connaît.
- Je suis sûr, madame, dit le bossu, qu’il ne vous connaît pas.
- Voyez-vous, il ne me connaît pas et il veut me faire une visite. Convenez que, si je le recevais, je lui donnerais une singulière opinion de moi. Dites-lui que, quoique personne ne me connaisse et que je ne me fasse connaître de personne, je ne suis pas une aventurière, et que par conséquent je ne saurais avoir l’honneur de le recevoir. »
Dubois, sentant qu’il avait fait un faux pas, resta muet ; et les jours suivants nous ne lui demandâmes pas comment le ministre avait reçu notre refus.
Trois semaines après, la cour était à Colorno, on donna une superbe fête, et tout le monde pouvait se promener librement dans les jardins, qui devaient être illuminés pendant toute la nuit. Dubois, le fatal bossu, nous ayant beaucoup parlé de cette fête, l’envie d’y aller nous vint ; c’est la pomme d’Adam. Dubois nous y accompagna. Nous nous y rendîmes la veille, et nous logeâmes à l’auberge.
Vers le soir, nous allâmes nous promener dans les jardins, et le hasard voulut que les souverains s’y trouvassent avec leur suite. Madame de France fut la première qui, suivant l’usage de la cour de Versailles, fit la révérence à mon Henriette, sans cesser de poursuivre son chemin. Mes yeux se portèrent alors sur un cavalier qui se tenait à côté de don Louis, et qui fixait attentivement mon amie. Bientôt, revenant sur nos pas, nous, rencontrâmes ce même cavalier qui, après nous avoir fait une profonde révérence, pria Dubois de l’écouter une minute. Ils furent un quart d’heure à s’entretenir en nous suivant ; et nous allions sortir, lorsque ce monsieur, allongeant le pas, et après m’avoir très poliment demandé excuse, demanda à Henriette s’il avait l’honneur de lui être connu ?
« Je ne me rappelle pas d’avoir jamais eu l’honneur de vous voir.
- Cela suffit, madame : je vous supplie de me pardonner. »
Dubois nous dit que ce monsieur était l’ami intime de l’infant don Louis, et que, croyant connaître madame, il l’avait prié de le lui présenter. Il lui avait dit qu’elle s’appelait d’Arci et que, s’il la connaissait, il n’avait pas besoin de lui pour lui faire une visite. M. d’Antoine lui avait répondu que le nom d’Arci ne lui était pas connu et qu’il n’aurait pas voulu se tromper. Dans cette incertitude, ajouta Dubois, voulant s’éclaircir, il s’est présenté lui-même ; mais actuellement il doit être persuadé qu’il s’est trompé.
Après souper, Henriette me paraissant inquiète, je lui demandai si elle n’avait pas fait semblant de ne pas connaître M. d’Antoine.
« Point de semblant, mon ami, je t’assure. Je connais son nom, c’est celui d’une illustre famille de la Provence ; mais sa personne m’est tout à fait inconnue.
- Se peut-il qu’il te connaisse ?
- Il est possible qu’il m’ait vue ; mais certainement je ne lui ai jamais parlé ; car je l’aurais reconnu.
- Cette rencontre m’inquiète ; et il me paraît que tu n’y es pas indifférente.
- Je l’avoue.
- Quittons Parme, si tu veux, et allons à Gênes. Lorsque mon affaire sera accommodée, nous irons à Venise.
Oui, mon cher ami ; nous serons alors plus tranquilles. Cependant je crois qu’il n’est pas nécessaire que nous nous pressions. »
Nous retournâmes à Parme le surlendemain, et deux jours après mon domestique me remit une lettre en me disant que le coureur qui l’avait apportée attendait dans l’antichambre.
« Cette lettre, dis-je à Henriette, me trouble les sens. »
Elle la prend, l’ouvre et après l’avoir lue elle me la rend en me disant :
« Je crois que M. d’Antoine est un homme d’honneur, ainsi j’espère que nous n’avons rien à craindre. »
La lettre était conçue en ces termes :
« Ou chez vous, on chez moi, ou en tout autre lieu qu’il vous plaira m’indiquer, je vous prie, monsieur, de me fournir l’occasion de m’entretenir un instant avec vous sur un objet qui doit beaucoup vous intéresser.
« J’ai l’honneur d’être, etc.
D’ANTOINE. »
L’adresse était à M. de Farussi.
« Je crois, dis-je à mon amie, que je dois le voir ; mais où ?
- Ni ici ni chez lui, mais au jardin de la cour. Ta réponse ne doit contenir que l’heure et le lieu du rendez-vous. »
Je me mis à mon bureau, et je lui marquai que je me trouverais à onze heures et demie dans le jardin ducal, le priant de m’indiquer une autre heure si celle que je nommais ne lui convenait pas.
Je fis ma toilette pour être prêt à point nommé, et pendant ce temps nous nous efforcions, mon amie et moi, de paraître tranquilles ; mais nous ne pouvions nous défendre de tristes pressentiments.
Je fus exact au rendez-vous, et je trouvai que M. d’Antoine m’y avait précédé.
« J’ai été forcé, me dit-il, de me procurer l’honneur que vous me faites, parce que je n’ai pas imaginé de moyen plus sûr de faire parvenir à Mme d’Arci cette lettre que je vous prie de lui remettre et de ne pas trouver mauvais que je vous la donne cachetée. Si je me trompe, ce n’est rien, et ma lettre ne vaudra pas même la peine d’une réponse ; mais si je ne me trompe pas, madame seule doit être maîtresse de vous la montrer. C’est pour cette raison que je vous la remets cachetée. Si vous êtes véritablement son ami, ce que la lettre contient doit vous intéresser autant qu’elle. Puis-je compter, monsieur, que vous voudrez bien la lui remettre ?
- Monsieur, je vous en donne ma parole d’honneur. »
Là-dessus nous nous séparâmes, après nous être fait réciproquement une profonde révérence, et je me hâtai de regagner notre demeure.