Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 41

CHAPITRE XX

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Progrès de mes amours avec la belle C. C.

Le lendemain P. C. entra chez moi d’un air de triomphe en me disant que sa sœur avait dit à sa mère que nous nous aimions et que, si elle devait se marier, elle ne pourrait être heureuse qu’avec moi.

« J’adore votre sœur, lui dis-je, mais croyez-vous que votre père veuille me l’accorder ?

- Je ne le crois pas ; mais il est vieux. En attendant, aimez. Ma mère permet qu’elle aille ce soir à l’Opéra avec nous.

- Eh bien ! mon cher ami, nous irons.

- Je me vois obligé de vous prier de me rendre un léger service.

- Ordonnez.

- Il y a de l’excellent vin de Chypre à vendre, et à bon marché : je puis en avoir un tonneau moyennant un billet payable en six mois. Je suis sûr de le revendre de suite avec bénéfice ; mais le marchand veut une caution, et il acceptera la vôtre, si vous voulez bien me cautionner. Voulez-vous signer mon billet ?

- Avec plaisir. »

Je signai sans biaiser, car quel est le mortel amoureux qui, en pareil cas, aurait refusé ce service à celui qui pour se venger d’un refus aurait pu le rendre malheureux ? Nous nous donnâmes ensuite rendez-vous pour le soir, et nous nous séparâmes contents l’un de l’autre.

Après m’être habillé, je sortis et j’achetai une douzaine de paires de gants, autant de paires de bas de soie et une paire de jarretières brodées avec des agrafes d’or, me faisant une fête de faire ce premier présent à ma nouvelle amie.

Je n’ai pas besoin de dire que je fus exact au rendez-vous : cependant, en y arrivant, je les aperçus qui me cherchaient. Si je n’avais soupçonné les intentions de P. C., j’aurais été flatté de me voir ainsi prévenu. Dès que je les eus joints, P. C. me dit qu’ayant des affaires, il me laissait avec sa sœur et qu’il viendrait nous rejoindre au théâtre. Quand il fut parti, je dis à C. C. que nous ne pouvions que nous aller promener en gondole jusqu’à l’heure de l’Opéra.

« Non, me répondit-elle ; allons plutôt dans un jardin de la Zuecca.

- Bien volontiers. »

Je prends une gondole de trajet, et nous allons à Saint-Blaise dans un jardin que je connaissais et dont, au moyen d’un sequin, je me rendis maître pour toute la journée, et personne ne pouvait plus y entrer. Il se trouva que nous n’avions dîné ni l’un ni l’autre, et ayant ordonné un bon repas, nous montons dans un appartement, d’où, après avoir quitté nos habits de masque, nous redescendons dans le jardin.

L’aimable C. C. n’avait qu’un corset de taffetas et une petite jupe de même étoffe ; mais elle était à ravir dans ce léger costume ! Mon œil amoureux perçait ces voiles, et mon âme la voyait toute nue : je soupirais de désirs, de retenue et de volupté.

Dès que nous fûmes dans la longue allée, ma jeune compagne, leste comme la biche légère, se voyant libre sur la pelouse et n’ayant jamais jusqu’alors joui de ce bonheur, se mit à courir à droite, à gauche, avec tous les signes de la gaieté qui la dominait. Bientôt obligée de s’arrêter faute d’haleine, elle se mit à rire en me voyant la contempler en silence dans une sorte d’extase. Bientôt elle me défie à la course : le jeu me plaît, j’accepte ; mais je veux l’intéresser par une gageure.

« Celui qui perdra, lui dis-je, sera obligé de faire ce que le vainqueur voudra.

- Je le veux bien. »

Nous établissons le but, et nous partons. J’étais sûr de gagner ; mais je voulus perdre, pour voir ce qu’elle me condamnerait à faire. D’abord elle court de toutes ses forces, tandis que je ménage les miennes, de sorte qu’elle arriva au but avant moi. Tout en reprenant haleine, elle pense à me donner une bonne pénitence, puis elle court se cacher derrière un arbre et me condamne ensuite à trouver sa bague. Elle l’avait cachée sur elle, et par là elle me mettait en possession de toute sa personne. Je trouvai la chose charmante, car j’y vis clairement de la malice et de l’intention ; cependant je sentis que je ne devais pas en abuser, sa naïve confiance ayant besoin d’être encouragée. Nous nous asseyons sur l’herbe ; je visite ses poches, les plis de son corset, ceux de son jupon, puis ses souliers, enfin jusqu’à ses jarretières qu’elle avait attachées au-dessous du genou. N’ayant encore rien trouvé, je continue mes recherches, et comme la bague devait être sur elle, il fallait bien que je la trouvasse. Le lecteur devine sans doute que je soupçonnais la charmante cachette où ma belle l’avait mise ; mais avant d’en venir là il fallait que je me procurasse une foule de jouissances que je savourais avec délice. La bague finit par être découverte entre les deux plus beaux gardiens que la nature ait jamais arrondis ; mais j’étais si ému en la retirant que ma main tremblait visiblement.

« Pourquoi tremblez-vous ? me dit-elle.

- Je tremble de plaisir d’avoir trouvé la bague, car vous l’aviez si bien cachée ! Mais vous me devez ma revanche, et cette fois vous ne me vaincrez pas.

- Nous verrons. »

Nous partons, et ne la voyant pas courir bien vite, je crus que je la devancerais à volonté. Je me trompais. Elle avait ménagé ses forces, et quand nous fûmes aux deux tiers de la course, s’élançant tout à coup, elle me devance, et je me vois perdu. Je m’avise d’une ruse dont l’effet est immanquable ; je fais semblant de tomber de tout mon long en poussant un cri douloureux. La pauvre petite s’arrête, court à moi tout effrayée et m’aide à me relever en me plaignant. Quand je me vois debout et devant, je me mets à rire, et prenant mon élan, j’atteins le but, qu’elle en était bien loin encore.

La charmante coureuse, tout ébahie, me dit :

« Vous ne vous êtes donc pas blessé ?

- Non, car je suis tombé exprès.

- Exprès ? pour me tromper ! Je ne vous aurais pas cru capable de cela. Il n’est pas permis de gagner par fraude, et je n’ai pas perdu.

- Oh, si ! vous avez perdu, car j’ai atteint le but avant vous ; et ruse pour ruse, avouez que vous avez aussi cherché à me tromper en prenant l’élan.

- Mais cela est permis, et votre ruse, mon ami, est de toute autre espèce.

- Mais elle m’a procuré la victoire, et

Vincasi per fortuna o per inganno,

Il vincer sempre fù laudabil cosa.

(Que l’on obtienne la victoire par la fortune ou par la ruse,

vaincre fut toujours une chose louable.)

- C’est ce que j’ai souvent entendu dire à mon frère, mais jamais à mon père. Bref, je conviens d’avoir perdu. Ordonnez, condamnez-moi : j’obéirai.

- Attendez. Asseyons-nous ; car j’ai besoin d’y penser. Je vous condamne à troquer avec moi de jarretières.

- De jarretières ? vous les avez vues. Elles sont laides et ne valent rien.

- N’importe. Je penserai deux fois par jour à l’objet que j’aime, et à peu près aux mêmes instants où vous serez obligée de penser à moi.

- L’idée est fort jolie, et elle me flatte. Je vous pardonne maintenant de m’avoir trompée. Voici mes vilaines jarretières.

- Voici les miennes.

- Ah ! mon cher trompeur, qu’elles sont belles ! Le joli présent ! qu’elles plairont à ma mère ! C’est sûrement un cadeau qu’on vient de vous faire, car elles sont toutes neuves ?

- Non, ce n’est pas un présent. Je les ai achetées pour vous, et je me suis creusé la cervelle pour trouver le moyen de vous les faire agréer ; c’est l’amour qui m’a suggéré de les faire devenir le prix d’une course. A présent vous pouvez vous figurer ma peine quand je vous ai vue au moment de me gagner. Le dépit m’a inspiré une tromperie fondée sur un sentiment qui vous fait honneur ; car avouez que vous auriez montré un trop mauvais cœur, si vous n’étiez accourue à mon secours ?

- Et je suis sûre que vous n’auriez pas employé cette ruse, si vous aviez pu deviner le mal que vous m’avez fait.

- Vous vous intéressez donc bien vivement à moi ?

- Je ferais tout au monde pour vous en convaincre. J’aime extrêmement mes jolies jarretières : je n’en aurai pas d’autres, et je réponds bien que mon frère ne me les volera pas.

- En serait-il capable ?

- Oh ! très capable, surtout si les agrafes sont d’or.

- C’est de l’or ; mais dites-lui que c’est du cuivre doré.

- Mais vous m’apprendrez à accrocher ces jolies agrafes.

- Oui, bien certainement. »

Nous allâmes dîner. Après le repas auquel je me rappelle que nous fîmes également honneur, elle devint plus gaie et moi plus amoureux, mais aussi plus à plaindre à cause de la dure loi que je m’étais faite. Impatiente de mettre ses jarretières, elle me pria de l’aider, de la meilleure foi du monde, et sans malice ni coquetterie. Une jeune fille innocente qui, malgré ses quinze printemps, n’a pas encore aimé et qui n’a vécu ni avec d’autres jeunes filles ni dans le monde, ne connaît ni la violence des désirs ni tout à fait ce qui les fait naître. Elle n’a certainement aucune idée du danger des tête-à-tête. Quand l’instinct la rend amoureuse pour la première fois, elle croit l’objet de son amour digne de toute sa confiance, et elle croit ne pouvoir se faire aimer qu’en lui témoignant une confiance sans réserve.

Trouvant que ses bas étaient trop courts pour lui attacher la jarretière au-dessus du genou, elle me dit qu’elle les mettrait avec des bas plus longs, et à l’instant, tirant adroitement de ma poche ceux que j’avais achetés, je les lui fais accepter. Joyeuse et pleine de reconnaissance, elle s’assied sur moi et dans l’effusion de son contentement, elle me donne tous les baisers qu’elle aurait donnés à son propre père s’il lui avait fait un pareil présent. Je lui rendais ses baisers, en continuant à dompter avec force la violence de mes désirs : je me contentais de lui dire qu’un seul de ses baisers valait plus qu’un royaume.

Ma charmante C. C. se déchaussa et se mit une paire de bas qui lui allaient jusqu’à moitié de la cuisse. Plus je la découvrais innocente, moins j’osais me déterminer à m’emparer de cette ravissante proie.

Nous redescendîmes au jardin, et après nous être promenés jusqu’au soir, nous allâmes à l’Opéra, ayant soin de garder nos masques, car, le théâtre étant petit, on aurait pu nous reconnaître, et ma délicieuse amie était sûre que son père ne lui permettrait plus de sortir, s’il venait à savoir qu’elle jouissait de ce plaisir.

Nous étions tout étonnés de ne pas voir son frère, Nous avions à notre gauche le marquis de Montalegre, ambassadeur d’Espagne, avec la demoiselle Bola sa maîtresse en titre, et à notre droite deux masques, homme et femme, qui ne s’étaient point démasqués. Ces deux masques avaient constamment les yeux sur nous ; mais ma jeune amie, leur tournant le dos, ne pouvait pas s’en apercevoir. Pendant le ballet, C. C. ayant mis le texte de l’opéra sur la hauteur d’appui de la loge voisine, le masque homme allongea le bras et le prit. Jugeant par là que nous devions en être connus, je le dis à mon amie, qui se tourna et reconnut son frère. Le masque femelle ne pouvait être que son amie C. Comme P. C. connaissait le numéro de notre loge, il avait pris la loge voisine, et, comme ce ne pouvait pas être sans intention, je prévis qu’il allait faire souper sa sœur avec cette femme. J’en étais fâché, mais je ne pouvais éviter la chose qu’en rompant en visière, et j’étais amoureux.

Après le second ballet, il vint dans notre loge avec sa belle, et après les compliments d’usage, la connaissance se trouva faite, et nous dûmes aller souper à son casino. Dès que les deux dames furent démasquées, elles s’embrassèrent, et la maîtresse de P. C. combla ma jeune amie d’éloges et de prévenances. A table, elle affecta de la traiter avec une affabilité extrême, et C. C., n’ayant pas l’usage du monde, la traita avec un extrême respect. Cependant je voyais que C., malgré tout son art, laissait percer le dépit que lui causait la vue de la supériorité des charmes que j’avais préférés aux siens. P. C., fou de gaieté, s’épuisait en plates plaisanteries, dont sa belle seule riait : moi, dans ma mauvaise humeur, j’en haussais les épaules, et sa sœur n’y entendait rien et par conséquent n’y répondait point. En somme, notre quadrille, mal assorti, était fort maussade.

Au dessert, P. C., un peu échauffé par le vin, embrassa sa belle et me provoqua à imiter son exemple avec sa sœur. Je lui dis qu’aimant réellement Mlle C. C., je ne prendrais ces libertés que lorsque j’aurais acquis des droits sur son cœur. P. C. se mit à plaisanter là-dessus, mais C. lui imposa silence. Reconnaissant de cet acte de décence, je tire de ma poche la douzaine de gants que j’avais achetés, et après lui avoir fait présent de six paires, je priai mon amie d’accepter les autres. P. C. se leva de table en ricanant, entraînant sa maîtresse qui était un peu dans les vignes du Seigneur, et se jeta avec elle sur un canapé. La scène devenant lubrique, je me plaçai de manière à les cacher et j’entraînai doucement mon amie dans l’embrasure d’une fenêtre. Je n’avais pu empêcher que C. C. ne vît dans une glace la situation des deux impudents, et elle avait le visage tout en feu ; cependant, ne lui tenant que des propos décents, elle me parlait de ses beaux gants qu’elle pliait sur la console. Après son brutal exploit, l’impudent P. C. vint m’embrasser, et sa dévergondée compagne, imitant son exemple, embrassa ma jeune amie en lui disant qu’elle était sûre qu’elle n’avait rien vu. C. C. lui répondit modestement qu’elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu voir ; mais un regard qu’elle m’adressa me fit deviner tout ce qu’elle éprouvait. Quant à ce que j’éprouvais moi-même, je le laisse à penser au lecteur, s’il connaît le cœur de l’homme. Comment supporter cette scène en présence d’une innocente que j’adorais, lorsque j’avais à combattre contre mes propres désirs pour ne pas en abuser ! J’étais sur des charbons ! la colère et l’indignation, aux prises avec la retenue qui m’était commandée par le besoin de me conserver l’objet que je chérissais, me causaient un tremblement universel. Messieurs les inventeurs de l’enfer n’auraient pas manqué d’y placer cette souffrance, s’ils l’avaient connue. L’impudique P. C. avait cru, dans sa brutale action, me donner une grande preuve de son amitié, comptant pour rien le déshonneur de sa maîtresse et la délicatesse de sa sœur qu’il exposait à la prostitution. Je ne sais comment j’eus le courage de ne pas l’étrangler. Le lendemain, étant venu me voir, je l’accablai de reproches, et il tâcha de s’excuser en me disant qu’il ne l’aurait jamais fait s’il n’avait été persuadé que j’avais déjà traité sa sœur tête à tête comme il avait traité sa maîtresse devant nous.

Mon amour pour C. C. acquérait à chaque instant un nouveau degré d’intensité, et j’étais décidé à tout entreprendre pour la mettre à l’abri du parti que son indigne frère aurait pu tirer d’elle en la livrant à quelqu’un de moins scrupuleux que moi. L’affaire me semblait pressante. Quelle horreur ! Quelle espèce inouïe de séduction ! Quel étrange moyen de gagner mon amitié ? Et je me voyais dans la dure nécessité de dissimuler avec l’être que je méprisais le plus au monde ! On m’avait informé qu’il était obéré, qu’il avait fait banqueroute à Vienne, où il avait femme et enfants ; qu’à Venise il avait compromis son père, qui avait été obligé de le chasser de la maison et qui, par commisération, faisait semblant de ne pas savoir qu’il y logeait encore. Il avait séduit sa femme, ou plutôt sa maîtresse, que son mari ne voulait plus revoir, et après lui avoir tout mangé, il cherchait à tirer parti de sa prostitution parce qu’il ne savait plus où donner de la tête. Sa pauvre mère, dont il était l’idole, lui avait donné tout ce qu’elle possédait, même ses nippes ; et moi, je m’attendais à me voir encore importuner de quelque prêt ou caution ; mais j’étais fermement décidé à tout lui refuser. Je ne pouvais supporter l’idée que C. C. dût devenir la cause innocente de ma ruine et servir d’instrument à son frère pour entretenir ses débauches.

Poussé par un sentiment irrésistible, par ce qu’on appelle de l’amour parfait, dès le lendemain j’allai voir P. C., et, après lui avoir dit que j’adorais sa sœur avec l’intention la plus pure, je lui fis sentir toute la peine qu’il m’avait faite en oubliant tous les égards et cette pudeur que le libertin le plus achevé ne doit jamais blesser, s’il a quelque prétention à la bonne société.

« Dussé-je, lui dis-je, renoncer au plaisir de voir votre angélique sœur, je suis décidé à ne plus me trouver avec vous ; mais je vous préviens que je saurai empêcher qu’elle ne sorte avec vous pour devenir entre vos mains le prix de quelque marché infâme. »

Il s’excusa de nouveau sur son ivresse et sur ce qu’il ne croyait pas que j’eusse pour sa sœur un amour qui exclût la jouissance. Il me demanda pardon, m’embrassa en pleurant et j’allais peut être me laisser attendrir, quand je vis entrer sa mère et sa sœur, qui me remercièrent avec effusion de cœur du joli présent que je lui avais fait. Je répondis à la mère que je n’aimais sa fille que dans l’espérance qu’elle me l’accorderait pour épouse.

« Dans cet espoir, madame, ajoutai-je, je ferai parler à M. votre époux aussitôt que je me serai assuré un état qui me mette à même de la faire vivre convenablement, et de manière à la rendre heureuse. »

En disant cela, je lui baisai la main, et d’une façon si émue que les larmes me coulaient le long des joues. Ces larmes furent sympathiques et firent couler celles de cette bonne mère. Après m’avoir remercié affectueusement, elle me laissa avec sa fille et son fils, qui semblait être transformé en statue.

Il y a dans le monde grand nombre de mères de cette trempe, et ce sont souvent celles qui ont été constamment sages : elles ne soupçonnent pas la tromperie parce qu’elles ne sentent en elles d’autre mobile que celui des vertus ; mais elles sont presque toutes victimes de leur bonne foi et de la confiance qu’elles ont en ceux qui leur semblent être pleins de probité. Ce que j’avais dit à la mère étonna la fille, mais son étonnement fut bien plus grand quand elle sut ce que j’avais dit à son frère. Après un moment de réflexion, elle lui dit qu’avec tout autre que moi elle aurait été perdue, et qu’elle ne lui aurait pas pardonné si elle avait été à la place de sa dame ; car sa conduite envers elle était déshonorante autant pour elle que pour lui. P. C. pleurait, mais le traître était maître de ses larmes.

C’était le jour de la Pentecôte, et comme il y avait relâche au théâtre, il me dit que si je voulais me trouver le lendemain au même endroit que les autres jours, il me remettrait sa sœur, et que, comme l’honneur ne lui permettait pas de laisser Mme C. seule, ils nous laisseraient en toute liberté.

« Je vous donnerai ma clef, me dit-il, et vous reconduirez ma sœur ici après que vous aurez soupé où bon vous semblera. »

En achevant ces mots, il me donna la clef, que je n’eus pas la force de refuser, et il nous laissa. Je sortis un instant après lui, en disant à mon amie que nous irions le lendemain au jardin de la Zuecca.

« Le parti qu’a pris mon frère, me dit-elle, est le plus honnête qu’il pût prendre. »

Je fus exact au rendez-vous, et brûlant d’amour, je pressentais ce qui allait arriver. J’avais eu soin de louer une loge à l’Opéra ; mais, pour attendre le soir, nous allâmes à notre jardin. Comme c’était un jour de fête, il y avait plusieurs petites sociétés à des tables séparées, et, ne voulant nous mêler avec personne, nous résolûmes de rester dans un appartement que nous nous fîmes donner, ne nous souciant de voir l’opéra que vers la fin : en conséquence, j’ordonnai un bon souper. Nous avions sept heures devant nous, et ma charmante amie me dit que nous ne nous ennuierions pas. Elle se débarrassa de son accoutrement de masque, et vint s’asseoir sur mes genoux, en me disant que j’avais achevé de la subjuguer par la manière dont je l’avais ménagée après l’affreux souper ; mais tous nos raisonnements étaient accompagnés de baisers qui peu à peu devenaient de flamme.

« As-tu vu, me dit-elle, ce que mon frère fit à sa dame lorsqu’elle se mit à cheval sur lui ? Je ne vis rien qu’au miroir, mais je me figurai bien la chose.

- N’as-tu pas craint que je ne te traitasse de même ?

- Non, je te l’assure. Comment aurais-je pu le craindre, sachant combien tu m’aimes ? Tu m’aurais tellement humiliée, que je n’aurais plus pu t’aimer. Nous nous réserverons pour quand nous serons mariés, n’est-ce pas, mon ami ? Tu ne saurais te figurer la joie que j’ai éprouvée en t’entendant t’expliquer à ma mère ! Nous nous aimerons toujours. Mais, à propos, mon ami, explique-moi les mots qui sont brodés sur les jarretières.

- Y a-t-il une devise ? je n’en savais rien.

- Oh ! oui ; c’est français : fais-moi le plaisir de lire. »

Assise sur moi, elle détache une jarretière pendant que je lui détache l’autre. Voici les deux vers que j’aurais dû lire avant de lui faire ce présent :

En voyant chaque jour le bijou de ma belle,

Vous lui direz qu’Amour veut qu’il lui soit fidèle.

Ces vers, fort libres sans doute, me parurent bien faits, comiques et pleins d’esprit. J’éclatai de rire, et je redoublai lorsque, pour la contenter, je dus lui en traduire le sens. Comme c’était une idée neuve pour elle, j’eus besoin d’entrer dans des détails qui nous mirent tout en feu.

« Je n’oserai plus, me dit-elle, faire voir mes jarretières à personne, et j’en suis fâchée. »

Comme j’avais pris un air pensif :

« Dis-moi, me dit-elle, à quoi tu penses.

- Je pense que ces fortunées jarretières ont un privilège que je n’aurai peut-être jamais. Que je voudrais être à leur place ! Je mourrai peut-être de ce désir, et je mourrai malheureux.

- Non, mon ami ; car je suis dans ton même cas, et je suis sûre de vivre. D’ailleurs, nous pouvons hâter notre mariage. Pour moi, je suis prête à te donner ma foi dès demain, si tu veux. Nous sommes libres, et mon père devra y consentir.

- Tu raisonnes juste, car l’honneur même l’y forcerait. Cependant je veux lui donner une marque de respect en te faisant demander, et ensuite notre maison sera bientôt faite. Ce sera dans huit ou dix jours.

- Sitôt ? tu verras qu’il répondra que je suis trop jeune.

- Et il dira peut-être vrai.

- Non, car je suis jeune, mais non pas trop ; et je suis bien sûre que je puis être ta femme. »

J’étais sur une fournaise, et toute résistance au feu qui me brûlait commençait à me devenir impossible.

« Toi que je chéris, lui dis-je, es-tu bien sûre que je t’aime ? Me crois-tu capable de te tromper ? Es-tu certaine de ne jamais te repentir d’être mon épouse ?

- J’en suis plus que certaine, mon cœur ; car tu ne saurais vouloir faire mon malheur.

- Eh bien ! devenons époux dès cet instant. Dieu seul sera témoin de nos serments, et nous ne saurions en avoir de plus loyal, car il connaît la pureté de nos intentions. Donnons-nous réciproquement notre foi, unissons nos destinées et soyons heureux. Nous fortifierons notre tendre lien du consentement de ton père et des cérémonies de la religion aussitôt qu’il nous sera possible en attendant, sois à moi, sois toute à moi.

- Dispose de moi, mon ami. Je promets à Dieu et à toi d’être dès ce moment et pour la vie ta fidèle épouse : je m’expliquerai ainsi à mon père, au prêtre qui bénira notre union, enfin à tout le monde.

- Je te fais le même serment, ma tendre amie, et je t’assure que nous sommes parfaitement mariés. Viens dans mes bras ; achève mon bonheur.

- Oh ! mon Dieu ! est-il possible que je touche de si près au bonheur ! »

Après l’avoir tendrement embrassée, j’allai dire à la maîtresse du casino de ne nous apporter à manger que lorsque nous l’appellerions, et de ne point nous interrompre. Pendant cela ma charmante C. C. s’était jetée sur le lit tout habillée, mais je lui dis que les voiles importuns effarouchaient l’amour, et en moins d’une minute j’en fis une nouvelle Ève, belle et nue comme si elle n’avait fait que sortir des mains du suprême artiste. Sa peau douce comme un satin était d’une blancheur éblouissante, que relevait encore sa superbe chevelure d’ébène que j’avais étendue sur ses épaules d’albâtre. Sa taille svelte, ses hanches saillantes, sa gorge parfaitement moulée, ses lèvres de rose, son teint animé, ses grands veux d’où s’échappaient à la fois la douceur et l’étincelle du désir, tout en elle était d’une beauté parfaite et présentait à mes avides regards la perfection de la mère des amours embellie de tout ce que la pudeur répand de charmes sur les attraits d’une belle femme.

Hors de moi-même, je commençais à craindre que mon bonheur ne fût pas réel, ou qu’il ne pût pas devenir parfait par une complète jouissance, quand l’amour malin s’avisa dans un moment si sérieux de me fournir matière à rire.

« Serait-ce une loi, me dit ma déesse, que l’époux ne dût pas se déshabiller ?

- Non, cher ange, non ; et si c’en était une, je la trouverais trop barbare pour m’y soumettre. »

En un instant je fus débarrassé de tous mes vêtements, et mon amante se livra à son tour à toutes les impulsions de l’instinct et de la curiosité ; car tout en moi était nouveau pour elle. Enfin comme accablée de la jouissance des yeux, elle me presse fortement contre son sein et s’écrie :

« Oh ! mon ami, quelle différence de toi à mon oreiller.

- A ton oreiller, mon cœur ? Mais tu ris : explique-moi cela.

- C’est un enfantillage ; mais tu n’en seras pas fâché ?

- Fâché ! pourrais-je l’être avec toi dans le plus doux instant de ma vie ?

- Eh bien ! depuis plusieurs jours, je ne pouvais pas m’endormir sans tenir mon oreiller entre mes bras : je le caressais, je l’appelais mon cher mari : je me figurais que c’était toi, et quand une douce jouissance m’avait rendue immobile, je m’endormais, et le matin je retrouvais mon grand coussin entre mes bras. »

Ma chère C. C. devint ma femme en héroïne, car l’excès de son amour lui rendit la douleur même délicieuse. Après trois heures passées dans les plus doux ébats, je me levai et j’appelai pour qu’on nous apportât à souper. Le repas fut frugal, mais délicieux ! Nous nous entreregardions, sans parler, car que nous dire qui valût ce que nous sentions ? Nous trouvions notre bonheur extrême, et nous en jouissions dans la persuasion que nous pouvions le renouveler à notre gré.

L’hôtesse monta pour nous demander si nous désirions quelque chose et elle nous demanda si nous n’irions pas à l’Opéra qu’on disait si beau.

« Est-ce que vous n’y avez jamais été ?

- Jamais, car pour des gens comme nous, c’est trop cher. Ma fille en est si curieuse que, Dieu me pardonne, je crois qu’elle se donnerait pour avoir le plaisir d’y aller une fois.

- Elle le payerait cher, dit ma petite femme en riant. Mon ami, nous pourrions faire son bonheur sans qu’il lui en coûtât si cher, car cela fait bien mal.

- J’y pensais, mon amie. Tiens, voilà la clef de la loge ; tu peux leur en faire présent.

- Tenez, dit-elle à l’hôtesse, voici la clef d’une loge du théâtre Saint-Moïse ; elle coûte deux sequins, allez-y à notre place, et dites à votre fille de garder sa rose pour quelque chose de mieux. Pour que vous puissiez bien vous divertir, la mère, voilà deux sequins, lui dis-je : faites bien amuser votre fille. »

La bonne femme, tout ébahie de la générosité de ses hôtes, courut trouver sa fille, pendant que nous nous applaudissions de nous être mis dans la nécessité de nous recoucher. L’hôtesse remonta avec sa fille, belle blonde, très appétissante et qui veut absolument baiser la main à ses bienfaiteurs.

« Elle va partir à l’instant avec son amoureux, nous dit la mère. Il est là-bas ; mais je ne la laisserai pas aller seule, car c’est un gaillard ! j’irai avec eux.

- Fort bien, ma bonne, mais à votre retour, faites attendre la gondole qui vous mènera ; nous nous en servirons pour retourner à Venise.

- Quoi ! vous voulez rester ici jusqu’à notre retour ?

- Oui, car nous nous sommes mariés aujourd’hui.

- Aujourd’hui ! Dieu vous bénisse. » `

S’étant alors approchée du lit pour l’arranger, elle aperçut les traces vénérables de la sagesse de mon épouse, et dans un mouvement de joie elle vint embrasser ma chère C. C. ; ensuite elle se mit à faire un sermon à sa fille en lui montrant ce qui, selon elle, faisait un honneur infini à la jeune mariée ; « marques respectables, disait-elle, que l’hymen ne voit que rarement de nos jours sur son autel. » La fille lui répondit en baissant ses beaux yeux bleus qu’elle était sûre qu’il lui en arriverait autant à ses noces.

« J’en suis certaine aussi, car je ne te perds jamais de vue. Va chercher de l’eau dans cette cuvette et porte-la ici ; car cette charmante mariée doit en avoir besoin. »

La fille obéit, ensuite ces femmes étant sorties, nous nous recouchâmes, et quatre heures de délicieuses extases se passèrent avec une extrême rapidité. Notre dernière lutte aurait été plus longue s’il n’était venu à ma charmante amie le caprice de se mettre à ma place et de renverser les rôles. Épuisés de bonheur et de jouissance, nous nous endormions, quand l’hôtesse vint nous dire que la gondole nous attendait. Je me levai de suite pour lui ouvrir dans l’espoir de rire de ce qu’elle nous conterait de l’Opéra ; mais elle laissa ce soin à sa fille qui était montée avec elle, et elle alla nous préparer du café. La blondine aida mon amie à s’habiller, mais de temps en temps elle me donnait des œillades qui me donnèrent à penser qu’elle avait plus d’expérience que sa mère ne lui en supposait.

Rien n’était plus indiscret que les yeux de ma charmante maîtresse ; ils portaient les marques irrécusables de ses premiers exploits ; mais aussi elle venait de soutenir un combat qui l’avait positivement rendue tout autre qu’elle n’était auparavant.

Nous prîmes du café bien chaud, et je dis à notre hôtesse de nous préparer pour le jour suivant un dîner délicat ; ensuite nous partîmes. L’aube du jour commençait à poindre lorsque nous débarquâmes à la place Sainte-Sophie pour mettre en défaut la curiosité des gondoliers, et nous nous quittâmes heureux, contents et certains que nous étions parfaitement mariés. J’allai me coucher, déterminé à obliger par la voie de l’oracle M. de Bragadin à me faire avoir légalement la main de mon adorable C. C. Je restai au lit jusqu’à midi et je passai le reste de la journée à jouer malheureusement, comme si la fortune avait voulu m’avertir qu’elle n’était pas d’accord avec mon amour.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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