Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 30
CHAPITRE IX
ОглавлениеJe pars heureux de Bologne. - Le capitaine nous quitte à Reggio, où je passe la nuit avec Henriette. - Notre arrivée à Parme. - Henriette reprend les habits de son sexe ; notre bonheur mutuel. - Je retrouve de mes parents, sans me faire connaître.
Le lecteur devine que la scène changea d’aspect et que le mot magique : « Venez à Parme, » fut une heureuse péripétie qui me fit passer du terrible au tendre, du sévère au doux. En effet, je tombai à ses pieds, et lui serrant amoureusement les genoux, je les lui baisai avec tendresse et reconnaissance. Plus de fureur, plus ce ton d’invective qui convient si peu au plus doux des sentiments. Tendre, soumis, reconnaissant, je lui jure de ne lui demander aucune faveur, pas même sa main à baiser, avant d’avoir su mériter son amour. Cette femme divine, agréablement surprise de me voir passé rapidement du ton du désespoir à la plus vive tendresse, me dit d’un air encore plus tendre que le mien de me lever :
« Je suis sûre, me dit-elle, que vous m’aimez, mais croyez aussi que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour m’assurer votre constance. »
Quand bien même elle m’aurait dit qu’elle m’aimait autant que je l’aimais, elle ne m’aurait rien dit de plus ; car ces mots exprimaient tout. Mes lèvres étaient collées sur ses belles mains quand le capitaine rentra. Il nous fit compliment du ton de la meilleure foi du monde, et je lui dis, l’air rayonnant de bonheur, que j’allais commander les chevaux. Je sortis, le laissant avec elle, et bientôt après nous nous mîmes en route, joyeux et contents.
Avant d’arriver à Reggio, l’honnête capitaine me dit qu’il croyait convenable que nous le laissassions aller seul à Parme, qu’en arrivant avec nous il donnerait lieu à des propos, qu’on lui ferait des questions, et qu’enfin on parlerait beaucoup plus de nous que si nous arrivions seuls. Trouvant, Henriette et moi, ses réflexions fort sages, nous nous déterminâmes sur-le-champ à passer la nuit à Reggio et à le laisser aller seul à Parme dans une voiture de poste. Tout étant convenu, sa malle chargée sur la petite voiture qu’on lui fournit, il nous dit adieu et partit en nous promettant de venir dîner le lendemain avec nous.
La démarche de cet honnête Hongrois dut plaire à mon amie autant qu’à moi, puisque notre délicatesse se trouvait engagée à beaucoup de réserve en sa présence ; car, par suite de notre nouvel arrangement, comment aurions-nous pu nous loger à Reggio ? Henriette en tout honneur n’aurait plus pu partager le lit du capitaine, ni sans blesser sa modestie venir prendre place dans le mien. Nous aurions ri tous trois de cette réserve que nous aurions trouvée ridicule et à laquelle pourtant nous nous serions soumis. L’amour est un petit être ennemi de la honte, quoiqu’il cherche souvent l’obscurité et le mystère ; mais s’il lui donne prise, il se sent avili et dès lors il perd les trois quarts de sa dignité et une grande partie de ses charmes. Il est facile de sentir qu’Henriette, comme moi, ne pouvait être heureuse qu’en éloignant le souvenir de ce brave homme.
Nous soupâmes tête à tête, moi enivré de mon bonheur qui me paraissait trop grand, et pourtant triste ; mais Henriette, qui paraissait triste aussi, n’avait rien à me reprocher. Ce n’était au fond que de l’embarras ; car nous nous aimions, mais nous n’avions pas eu le temps de nous connaître. Nous dîmes peu de choses, mais rien de piquant, rien d’intéressant : nos propos nous paraissaient insipides, et nous nous complaisions dans nos pensées. Nous savions que nous allions passer la nuit ensemble ; mais nous aurions craint d’être indiscrets, si nous en avions fait mention. Quelle nuit ! quelle femme que cette Henriette que j’ai tant aimée ! qui m’a rendu si heureux !
Ce ne fut que trois ou quatre jours après que je me hasardai à lui demander ce qu’elle aurait fait sans le sou, n’ayant aucune connaissance à Parme, dans le cas où j’aurais craint de lui déclarer mon amour et que je fusse parti pour Naples. Elle me répondit qu’elle se serait vraisemblablement trouvée dans le plus affreux embarras, mais qu’elle était sûre que je l’aimais, et qu’elle avait prévu ce qui était arrivé. Elle ajouta que dans l’impatience où elle était de savoir ce que je pensais sur son compte, elle m’avait prié d’interpréter sa résolution à l’officier, sachant qu’il ne pouvait ni s’y opposer ni continuer à vivre avec elle ; qu’enfin, comme elle ne m’avait pas compris dans la prière qu’elle m’avait fait faire au capitaine, elle trouvait impossible que je ne lui demandasse pas si je pouvais lui être de quelque utilité ; et qu’alors elle se serait déterminée d’après les sentiments qu’elle m’aurait reconnus. Elle finit par me dire que si elle s’était perdue, la faute en était à son époux et à son beau-père, qu’elle appela monstres.
En arrivant à Parme, je continuai à donner à la consigne le nom de Farussi que j’avais à Césène : c’était le nom de famille de ma mère, et Henriette écrivit elle même : Anne d’Arci, Française. Pendant que nous répondions au commis, un jeune Français leste et avenant vient m’offrir ses services, et me dit qu’au lieu de descendre à la poste, je ferais bien d’aller chez d’Andremont, où je trouverais appartements et cuisine à la française, et les meilleurs vins de France. Voyant que la proposition plaisait à Henriette, je m’y fis conduire, et nous fûmes parfaitement logés. Je pris le domestique à tant par jour et je fis minutieusement mes accords avec le sieur d’Andremont. J’allai moi-même ensuite faire remiser ma voiture.
Je rentrai un instant et ayant dit à mon amie que nous nous reverrions à dîner, et au laquais d’attendre mes ordres à l’antichambre, je sortis seul.
Parme était sous la férule d’un nouveau gouvernement ; j’étais fondé à croire que les espions devaient se trouver partout sous toutes les formes ; je ne voulais pas avoir un laquais à mes trousses qui, peut-être, m’aurait plus nui que servi. J’étais dans la patrie de mon père, où je ne connaissais personne ; mais, quoique seul, j’étais sûr de n’être pas longtemps à m’orienter.
Dès que je fus dans les rues, il me sembla que je n’étais plus en Italie, car tout avait l’air ultramontain. Je n’entendais dans la bouche des passants que du français ou de l’espagnol, et ceux qui ne parlaient point ces langues avaient l’air de se parler à l’oreille. Je courais au hasard, cherchant des yeux un magasin de lingerie, ne voulant point demander où je pourrais en trouver un, et je finis par trouver l’objet de mes recherches.
J’entre, et, m’adressant à une bonne grosse matrone assise au comptoir :
« Madame, lui dis-je, je voudrais faire quelques emplettes.
- Monsieur, je vais envoyer chercher quelqu’un qui parle français.
- C’est inutile ; je suis Italien.
- Que Dieu soit loué ! Car rien n’est si rare aujourd’hui.
- Pourquoi rare ?
- Vous ne savez donc pas que don Philippe est arrivé, et que Madame de France, son épouse, est en chemin ?
- Je vous en fais mon compliment. Cela doit faire aller le commerce, l’argent doit rouler et l’on doit trouver de tout.
- C’est vrai ; mais tout est cher, et nous ne pouvons pas nous faire à ces nouvelles mœurs. C’est un mauvais mélange de liberté française et de gêne espagnole qui nous fait tourner la tête. Quel linge désirez-vous ?
- Avant tout je dois vous avertir que je ne marchande pas ; ainsi prenez garde à vous. Si vous me surfaites, je ne viendrai plus. Il me faut de belle toile pour vingt-quatre chemises de femme, du basin pour des jupons et des corsets, de la mousseline, de la batiste pour des mouchoirs, et d’autres articles que je voudrais bien que vous eussiez : car, étant étranger, Dieu sait dans quelles mains je vais tomber.
- Vous ne tomberez qu’en de bonnes mains, si vous voulez me donner votre confiance.
- Je juge que vous la méritez ; je me livre donc à vous. Il faut aussi me trouver des couturières qui travailleront dans la chambre même de la dame qui a besoin de se faire faire rapidement tout ce qui lui est nécessaire.
- Et des robes ?
- Des robes aussi, des bonnets, mantelets, enfin tout ; car figurez-vous qu’elle est nue.
- Si elle a de l’argent, je vous réponds qu’elle aura tout ce qu’elle peut désirer. Est-elle jeune ?
- Elle a quatre ans de moins que moi et elle est ma femme.
- Ah ! que Dieu vous bénisse. Vous avez des enfants ?
- Non, ma chère dame, mais cela viendra, car nous travaillons en conséquence.
- Cela s’entend. Que je suis contente ! Allons, monsieur, je vais envoyer chercher la perle des couturières. En attendant, amusez-vous à choisir. »
Je pris ce qu’elle avait de mieux, je la payai, et dans ces entrefaites, la couturière étant arrivée, je donnai à la marchande mon adresse en la priant de m’envoyer des étoffes, et je dis à la couturière et à sa fille qui était venue avec elle de me suivre. Elles prirent le linge que j’avais acheté, et nous partîmes. Chemin faisant, j’achetai des bas de soie et de fil, et je fis monter un cordonnier qui demeurait à côté de l’hôtel.
Voilà un moment délicieux ! Henriette, que je n’avais prévenue de rien, regarde tout cela avec un air de satisfaction parfaite, mais sans aucune de ces démonstrations qui décèlent l’intérêt, me prouvant sa reconnaissance par les éloges délicats qu’elle me donne sur le choix et la beauté des articles que j’avais achetés. Point d’augmentation de gaieté à cause de cela, mais un air de tendresse qui valait toute la reconnaissance.
Le valet de louage était entré à la suite des couturières ; Henriette lui dit avec douceur de sortir et d’attendre pour entrer qu’on l’appelât. La couturière se met à l’ouvrage, le cordonnier prend mesure, et je lui dis de nous aller chercher des pantoufles. Un quart d’heure après il revient, et voilà le valet de louage qui rentre avec lui sans qu’on l’eût appelé. Le cordonnier, qui parlait français, faisait à Henriette des contes à faire rire, quand elle l’interrompit pour demander au domestique qui se tenait familièrement dans la chambre ce qu’il voulait.
« Rien, madame, je ne suis ici que pour recevoir vos ordres.
- Ne vous ai-je pas dit que quand on aura besoin de vous, on vous appellera ?
- Je voudrais savoir lequel des deux est mon maître ?
- Aucun, lui dis-je en riant. Voilà votre journée, et partez. »
Le cordonnier, voyant que madame ne parlait que français, lui offrit un maître de langue.
« De quel pays est-il ? demanda Henriette.
- Il est Flamand, madame, dit maître saint Crépin ; et c’est un savant d’à peu près cinquante ans. C’est, dit-on, un homme très vertueux. Il prend trois livres de Parme par leçon d’une heure, et le double pour deux heures, et il se fait payer par leçon.
- Mon ami, me dit Henriette, veux-tu que je prenne ce maître ?
- Je t’en prie, ma chère ; cela t’amusera. »
Le cordonnier sortit en promettant de lui envoyer le Flamand le lendemain matin.
Les couturières allaient leur train : tandis que la mère coupait, la fille cousait ; mais, une seule ne pouvant pas faire beaucoup de besogne, je dis à la mère qu’elle me ferait plaisir de nous procurer une seconde ouvrière qui parlât français.
« Vous l’aurez, me dit-elle, aujourd’hui même. »
En même temps elle m’offrit son fils pour nous servir.
« Vous n’aurez, me dit-elle, ni un voleur ni un espion auprès de vous, et il s’explique passablement en français.
- Je crois, mon ami, me dit Henriette, que nous ferions bien de le prendre. »
C’en était assez pour que j’y consentisse, car pour un homme qui aime, le moindre désir de l’objet aimé est un ordre suprême. La mère alla le chercher et la couturière semi-française vint en même temps : c’était un soulagement, un vrai passe-temps pour ma déité.
Le fils de la maîtresse couturière était un jeune homme de dix-huit ans, assez instruit, doux, modeste et d’une physionomie agréable. Je lui demandai son nom, il me répondit qu’il s’appelait Caudagna.
Le lecteur sait que mon père était parmesan, et il n’a pas oublié peut-être qu’une de ses sœurs avait épousé un Caudagna.
« Il serait plaisant, me dis-je à moi-même, que cette couturière fût ma tante et mon valet mon cousin germain ! Taisons-nous. »
Henriette me demanda si je voulais que cette couturière dînât avec nous.
« Je te supplie, mon adorable Henriette, de ne point me mortifier à l’avenir en faisant dépendre ces petites choses de mon consentement. Sois sûre, ma tendre amie, que mon approbation précédera, s’il est possible, tes moindres actions. »
Elle sourit et me remercia. Tirant alors une bourse de ma poche, je lui dis :
« Tiens, voilà cinquante sequins, et paye toi-même toutes les petites dépenses que tu auras besoin de faire et que je n’aurais pas l’esprit de deviner. »
Elle l’accepta, en m’assurant que je lui faisais un grand plaisir.
Un moment avant de nous mettre à table, voilà le bon capitaine hongrois qui vient. Henriette court l’embrasser en l’appelant son cher papa, et moi j’imitai son exemple en l’appelant mon ami. Ma chère épouse le pria de venir dîner tous les jours avec nous. Ce brave militaire, voyant toutes ces femelles à travailler pour Henriette, éprouvait une satisfaction extrême qui se peignait vivement dans tous ses traits : il se félicitait d’avoir si bien placé son aventurière, et il fut au comble de la joie quand je lui dis que je lui devais mon bonheur.
Nous dinâmes délicatement et joyeusement. Je m’aperçus qu’Henriette était friande et mon vieil officier gourmet. Je n’étais pas mal l’un et l’autre et je me sentais en état de leur tenir tête. Ainsi, voulant goûter de plusieurs vins excellents que M. d’Andremont m’avait vantés avec raison, nous fîmes un très joli dîner.
Mon jeune domestique me plut par le respect avec lequel il servait tout le monde, et sa mère aussi bien que ses maîtres. Sa sœur et l’autre couturière avaient dîné seules.
Au dessert, on nous annonça la marchande lingère avec une autre femme, et une marchande de modes qui parlait français. L’autre avait des échantillons pour toutes sortes de robes. Je laissai Henriette commander les bonnets, les coiffes, les garnitures, etc., qu’elle voulut ; mais pour le choix des robes, je voulus absolument m’en mêler, me conformant cependant au goût de mon adorable amie.
Je la forçai de choisir pour quatre robes, et je sens que je lui dus de la reconnaissance pour la complaisance qu’elle eut de les accepter : car plus je captivais le cœur de cette femme charmante, et plus je sentais que j’ajoutais à mon bonheur. Nous passâmes ainsi la première journée, pendant laquelle il n’était pas possible de faire plus que nous ne fîmes.
Le soir, soupant tête à tête, il me sembla découvrir quelque nuage de tristesse sur sa jolie figure ; je le lui dis.
« Mon ami, me répondit-elle avec un son de voix qui allait au cœur, tu dépenses beaucoup d’argent pour moi, et si c’est pour que je t’aime davantage, je te préviens qu’il est perdu ; car je ne t’aime pas plus qu’avant-hier, mais je t’aime de toute mon âme. Tout ce que tu fais au delà du simple nécessaire ne saurait me faire plaisir que parce que je vois de plus en plus combien tu es digne de moi ; mais, pour te chérir comme tu le mérites, je n’ai pas besoin de cette conviction.
- Je le crois, ma chère amie, et je me félicite de mon bonheur, si tu sens que ta tendresse ne puisse s’augmenter. Mais, à ton tour, lemme adorable, sache que je n’en agis ainsi que pour t’aimer, s’il m’est possible, plus que je ne fais. Je désire te voir briller dans les atours de ton sexe ; et si j’éprouve un seul sentiment pénible, c’est de ne pas pouvoir te faire briller autant que tu le mérites. Si cela te fait plaisir, mon amie, ne dois-je pas en être enchanté ?
- Tu ne dois pas douter que cela ne me fasse grand plaisir ; et d’une certaine façon, puisque tu as dit que je suis ta femme, tu as raison ; mais si tu n’es pas très riche, tu sens les reproches que je dois me faire.
- Ah ! mon ange, laisse-moi, je t’en supplie, me croire riche et crois toi-même qu’il est impossible que tu puisses être la cause de ma ruine. Tu n’es née que pour mon bonheur. Pense seulement à ne jamais me quitter et dis-moi si je puis l’espérer.
- Je le désire, mon tendre ami ; mais qui peut compter sur l’avenir ? Es-tu libre ? Dépends-tu de quelqu’un ?
- Je suis libre dans toute l’acception du mot, et je ne suis qu’en ta seule et précieuse dépendance.
- Je t’en félicite, et mon âme en jouit ; personne ne peut t’arracher à moi ; mais, hélas ! tu sais que je ne puis pas en dire autant. Je suis sûre qu’on me cherche, et je sais que l’on aura facilement le moyen de m’avoir, si l’on vient à me découvrir. Hélas! si l’on vient à m’arracher de tes bras, je sens quel sera mon malheur.
- Tu me fais trembler. Peux-tu craindre ce malheur ici ?
- Non, à moins que je ne sois vue par quelqu’un qui me connaisse.
- Est-il vraisemblable que ce quelqu’un soit à Parme ?
- Cela me paraît difficile.
- N’alarmons donc pas notre tendresse par une crainte qui, je l’espère, ne se vérifiera pas. Surtout, aimable amie, sois gaie comme tu l’étais à Césène.
- Je veux l’être franchement, mon ami, car à Césène j’étais malheureuse, et je suis heureuse à présent. Ne crains pas de me trouver triste ; car la gaieté est le fond de mon caractère.
- Je crois qu’à Césène tu devais craindre à chaque instant d’être rejointe par l’officier que tu as abandonné à Rome.
- Point du tout. C’était mon beau-père, qui, j’en suis sûre, n’a pas fait la moindre démarche pour savoir où je suis allée. Il ne peut qu’avoir été bien aise d’être débarrassé de moi. Ce qui me rendait malheureuse était de me voir à la charge d’un homme que je ne pouvais pas aimer, avec lequel même je ne pouvais pas échanger une pensée. Ajoute à cela que je ne pouvais pas m’imaginer que je fisse son bonheur ; car je ne lui avais inspiré qu’une fantaisie qu’il avait appréciée dix sequins. Je devais sentir que depuis que cette fantaisie était satisfaite, elle n’avait pas dû renaître à son âge et que je ne pouvais que lui être à charge, car il était évident qu’il n’était pas riche. Une considération pitoyable ajoutait encore à ma peine secrète. Je me croyais obligée à lui faire des caresses, et, de son côté, croyant peut-être de son devoir de me les rendre, j’avais peur qu’il ne sacrifiât sa santé, et cette idée faisait mon supplice. N’ayant point d’amour l’un pour l’autre, nous nous gênions par une sotte politesse. Nous prodiguions à ce que nous croyons une honnête convenance ce qui n’est dû qu’à l’amour. Ce qui me gênait encore beaucoup, c’est que je rougissais que l’on pût supposer que cet homme me tint pour son profit ; et cependant, quand j’y pensais, je trouvais que le jugement, tout faux qu’il aurait été, n’aurait pas manqué d’une certaine vraisemblance. C’est à ce sentiment sans doute que tu dois ma retenue ; car je craignais que si tu pouvais lire dans mes regards l’impression que tu m’avais faite, tu ne conçusses de moi cette outrageante idée.
- Ce ne fut donc pas par un sentiment d’amour-propre ?
- Non, je te l’avoue ; car tu ne pouvais porter sur moi que le jugement que je méritais. J’ai fait la folie que tu sais parce que mon beau-père allait me mettre dans un couvent, ce qui n’était nullement de mon goût. Du reste, mon ami, permets-moi de ne point te confier mon histoire.
- Je respecte ton secret, mon ange ; ne crains pas mon importunité à cet égard. Aimons-nous seulement et ne souffrons pas que la crainte de l’avenir vienne troubler notre félicité actuelle. »
Le lendemain, après la nuit la plus heureuse, je me trouvai plus amoureux que la veille, et nous passâmes ainsi trois mois dans un enivrement de bonheur.
A neuf heures, le maître de langue italienne se fit annoncer. Je vis un homme à mine respectable, poli, modeste, parlant peu, mais bien réservé dans ses réponses et instruit dans l’ancien goût. Nous causâmes, et la première chose qui me fit rire fut que, d’un air de bonne foi, il me dit qu’un chrétien ne pouvait admettre le système de Copernic que comme une savante hypothèse. Je lui répondis que ce système ne pouvait être que celui de Dieu, puisqu’il était celui de la nature, et que l’Écriture sainte n’était pas le livre dans lequel les chrétiens pouvaient apprendre la physique.
Il fit un sourire dans lequel je lus Tartufe, et s’il ne s’était agi que de moi, j’aurais éconduit le pauvre homme ; mais, s’il pouvait amuser Henriette et lui enseigner la langue italienne, c’était tout ce que je voulais de lui. Ma chère épouse lui dit qu’elle lui donnerait chaque jour six livres pour deux heures de leçon : la livre de Parme vaut cinq sous de France ; ainsi ses leçons n’étaient pas chères. Elle prit ce jour-là sa première leçon, à la fin de laquelle elle lui donna deux sequins pour qu’il lui achetât quelques romans dont la réputation fût faite.
Pendant que ma chère Henriette prenait sa leçon, je m’amusai à causer avec la couturière pour m’assurer si nous étions parents.
« Quel métier, lui dis-je, fait votre mari ?
- Il est maître d’hôtel chez le marquis Sissa.
- Votre père vit-il ?
- Non, monsieur ; il est mort.
- Quel était son nom de famille ?
- Scotti.
- Et votre mari a-t-il père et mère ?
- Son père est mort, mais sa mère vit encore avec le chanoine Casanova, son oncle. »
Il ne m’en fallut pas davantage. Cette bonne femme était ma cousine à la mode de Bretagne, et ses enfants étaient mes neveux issus de germains. Ma nièce Jeanneton n’était pas jolie, mais elle avait l’air d’une bonne fille : je continuai à faire jaser la mère.
« Les Parmesans sont-ils contents d’être devenus sujets d’un prince espagnol ?
- Contents ? Il faudrait être faciles à contenter, car nous sommes dans un vrai labyrinthe ; tout est bouleversé : nous ne savons plus où nous en sommes. Heureux temps où régnait la maison Farnèse ! tu n’es plus. Je fus avant-hier à la comédie, où Arlequin faisait rire tout le monde à gorge déployée. Eh bien ! devinez : don Philippe, qui est notre nouveau duc, et qui aurait bien pu rester dans son Espagne, faisait tous ses efforts pour s’empêcher de rire ; et quand il était forcé de pouffer, il mettait son visage dans son chapeau pour qu’on ne le vît pas ; car on dit que le rire déconcerte la grave et raide contenance d’un infant d’Espagne, et que s’il ne cachait pas sa joie il serait déshonoré à Madrid. Que dites-vous de ça ? Est-ce que ces mœurs peuvent nous convenir, à nous qui rions si volontiers ! Oh ! le bon duc Antoine, devant Dieu soit son âme ! était certainement un tout aussi grand prince que lui, et il ne cachait pas à ses sujets qu’il était content ; car il riait quelquefois de si bon cœur qu’on l’entendait dans la rue. Nous sommes réduits à une confusion incroyable, et depuis trois mois il n’y a plus personne à Parme qui sache l’heure qu’il est.
- Est-ce qu’on a détruit les horloges ?
- Non, mais depuis que Dieu a fait le monde, le soleil s’est toujours couché à vingt-trois heures et demie, et à vingt-quatre on a sonné l’Angelus : tous les honnêtes gens savaient qu’à cette heure-là on allumait la chandelle. Actuellement, c’est inconcevable ; le soleil est devenu fou, car il se couche tous les jours à une heure différente. Nos paysans ne savent plus à quelle heure ils doivent venir au marché. On appelle cela un règlement ; mais savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’à présent tout le monde sait qu’on dîne à douze heures. Beau règlement, ma foi ! Au temps des Farnèse, on mangeait quand on avait appétit, et cela valait bien mieux. »
Je trouvai ce raisonnement singulier sans doute, mais raisonnable dans la bouche d’une personne du peuple ; car en effet il me paraît qu’un gouvernement ne devrait jamais détruire violemment des coutumes enracinées par une longue suite d’années, et que les erreurs innocentes ne doivent être détruites que par degrés.
Henriette n’avait point de montre, je voulus me procurer la jouissance de lui en donner une et je sortis pour cet objet ; mais après en avoir acheté une fort belle, je pensai à des boucles d’oreilles, à un éventail et à une foule de jolis colifichets, et j’en fis également l’acquisition. Elle reçut tous ces dons de l’amour avec une tendresse délicate qui me fit éprouver une grande jouissance. Son maître était encore avec elle lorsque je rentrai.
« J’aurais pu, me dit-il, enseigner à madame la héraldique (Alors science très-importante), la géographie, l’histoire et la sphère ; mais elle sait tout cela. Madame a reçu une éducation très soignée. »
Ce maître s’appelait Valentin de La Haye. Il me dit qu’il était ingénieur et professeur de mathématiques. J’aurai beaucoup à parler de lui dans ces Mémoires, et mon lecteur le connaîtra mieux par ses actions que par le portrait que je pourrais lui en faire ; je dirai seulement en passant que c’était un digne élève d’Escobar, un vrai tartufe.
Nous dinâmes joyeusement avec notre Hongrois, Henriette toujours habillée en officier ; mais il me tardait de la voir en femme. On devait lui apporter une robe le lendemain ; elle avait déjà des jupons et des chemises.
Henriette pétillait d’esprit et de finesse. La marchande de modes, qui était Lyonnaise, entra le matin en disant :
« Madame et monsieur, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.
- Pourquoi, lui dit mon amie, ne dites-vous pas monsieur et madame ?
- J’ai toujours vu que dans le monde on fait les premiers honneurs aux dames.
- Mais de qui ambitionnons-nous ces honneurs ?
- Des hommes, sans doute.
- Et vous ne voyez pas que les femmes se rendent ridicules si elles n’accordent pas aux hommes ce qu’elles en exigent ? Pour qu’ils ne manquent jamais à la politesse à notre égard, ayons soin de leur en donner l’exemple.
- Madame, dit la fine Lyonnaise, je crois votre leçon excellente et j’en profiterai : Monsieur et madame, je suis votre servante. »
Cette controverse féminine me mit en gaieté.
Ceux qui croient qu’une femme ne suffit pas pour rendre un homme heureux pendant toutes les vingt-quatre heures du jour, n’ont jamais possédé une Henriette. Le bonheur qui me remplissait, je puis m’exprimer ainsi, était bien plus parfait quand je m’entretenais avec elle que lorsque je la tenais entre mes bras. Elle avait beaucoup lu, elle avait beaucoup de tact et de goût naturel ; son jugement était sûr, et, sans être savante, elle raisonnait comme un géomètre, avec abandon, sans prétention ; et partout elle mêlait cette grâce naturelle qui donne du charme à tout. Comme elle n’avait aucune prétention à l’esprit, quand elle disait quelque chose d’important, elle l’accompagnait d’un sourire qui lui donnait le vernis de la frivolité, en le mettant à la portée de tout le monde. Par là elle donnait de l’esprit même à ceux qui en avaient le moins et elle captivait tous les cœurs. Une beauté sans esprit n’offre à l’amour que la jouissance matérielle de ses charmes ; tandis qu’une laide spirituelle captive par les charmes de son esprit et finit par ne rien laisser désirer à l’homme qu’elle captive. Que ne devais-je donc pas être en possédant Henriette ? Heureux au point de ne pouvoir pas apprécier mon bonheur !
Qu’on demande à une beauté sans esprit si elle ferait volontiers l’échange d’une petite portion de ses attraits contre une dose suffisante d’esprit. Si elle ne dissimule pas, elle dira : Non, je suis contente de celui que j’ai. Mais pourquoi est-elle contente ? Parce qu’elle ne sent pas ses besoins. Qu’on demande à une laide spirituelle si elle voudrait changer son esprit contre la beauté. Elle n’hésitera pas à dire non. Pourquoi ? C’est que, connaissant son esprit, elle sait qu’il lui tient lieu de tout.
La femme d’esprit qui n’est pas faite pour rendre un homme heureux, c’est la femme savante. La science est déplacée dans une femme, car elle fait du tort à la douceur de son caractère, à l’aménité, à cette douce timidité qui donne tant de charmes au beau sexe ; et d’ailleurs une femme n’a jamais porté le savoir au delà de certaines bornes, et la jaserie des femmes savantes n’en impose qu’aux sots. Il n’y a pas eu une seule grande découverte faite par une femme. Le sexe manque de cette vigueur que le physique prête au moral ; mais dans le raisonnement simple, dans la délicatesse du sentiment, enfin dans ce genre de mérite qui tient plus du cœur que de l’esprit, les femmes nous sont bien supérieures.
Lancez un sophisme à la tête d’une femme d’esprit ; elle ne le développera pas, mais elle n’en sera point la dupe ; et si elle ne vous le dit pas, elle vous laissera deviner qu’elle le rejette. L’homme, au contraire, qui le trouve insoluble, finit par le prendre à la lettre, et sous ce rapport la femme savante est parfaitement homme. Quel fardeau pénible à supporter qu’une Mme Dacier ! Que Dieu en préserve tout homme de bien !
Lorsque la faiseuse de robes vint, Henriette me dit que je ne devais pas assister à sa métamorphose, et m’engagea à m’aller promener jusqu’à ce qu’elle fût redevenue elle-même. J’obéis ; car, quand on aime, faire la moindre volonté de l’être adoré est un véritable redoublement de bonheur.
Ma promenade étant sans but déterminé, j’entrai chez un libraire français et j’y fis la connaissance d’un bossu spirituel ; et ici je dois dire que rien n’est si rare qu’un bossu sans esprit : j’en ai fait l’expérience dans tous les pays. Ce n’est pas l’esprit qui donne la bosse ; car, Dieu merci, tous les gens spirituels ne sont pas bossus, mais on peut soutenir en thèse générale que la bosse donne l’esprit ; car le petit nombre de bossus qui n’en ont pas ou qui n’en ont que peu ne détruit pas la règle. Celui dont il est question s’appelait Dubois-Chateleraux. C’était un graveur habile, et il était directeur de la Monnaie de l’infant duc de Parme, quoique ce petit souverain n’eût aucun hôtel des monnaies.
Je passai une heure avec ce spirituel bossu, qui me fit voir plusieurs de ses productions en gravure ; ensuite je rentrai à l’hôtel, où je trouvai notre Hongrois qui attendait qu’Henriette fût visible. Il ne savait pas qu’elle allait nous recevoir en costume de femme. La porte s’ouvre et une femme charmante nous accueille par une révérence pleine de grâce, aussi éloignée de la raideur que de la liberté que donne l’habit militaire. Son aspect nous déconcerta : nous manquions réellement de contenance. Elle nous invite à nous asseoir à ses côtés, regarde le capitaine d’un œil plein d’amitié et me serre la main avec une tendresse pleine d’expression et de sentiment, mais sans ces dehors de familiarité qu’un jeune officier peut se permettre sans nuire à l’amour, et qui ne sauraient convenir à une femme bien élevée. Son maintien noble et décent me força à me mettre à l’unisson sans me faire aucune contrainte, car elle ne jouait pas un rôle, et en reprenant son naturel il ne m’était pas difficile de me conformer à ses manières.
Je la contemplais avec une sorte d’admiration, et, pressé par un sentiment dont je ne cherchais pas à me rendre compte, je lui pris la main pour la lui baiser ; mais, avant que je pusse la porter à mes lèvres, elle me livra sa belle bouche, et jamais baiser ne m’a semblé si délicieux.
« Ne suis-je donc pas toujours la même ? me dit-elle d’un ton plein de sentiment.
- Non, ma divine amie, et c’est si vrai que vous ne l’êtes plus à mes yeux, qu’il m’est impossible de vous tutoyer. Vous n’êtes plus ce jeune officier spirituel, mais libre, qui répondit à madame Querini que vous jouiez au pharaon, que vous teniez la banque, mais que le gain était si petit qu’il ne valait pas la peine d’en parler.
- Il est certain qu’avec mon costume de femme je n’oserais pas répéter ces paroles. Cependant, mon ami, je n’en suis pas moins ton Henriette, cette Henriette qui a fait dans sa vie trois folies, dont, sans toi, la dernière m’aurait perdue, mais que j’appelle charmante, puisqu’elle est cause que je t’ai connu. »
Ces paroles me pénétrèrent si fort, que j’étais au moment de me jeter à ses pieds pour lui demander pardon de ne l’avoir pas plus respectée ; mais Henriette, qui voyait mon état et voulant finir cette scène pathétique, se mit à secouer notre pauvre capitaine qui avait l’air d’une statue, comme s’il avait été pétrifié. Il avait honte d’avoir traité en aventurière une femme de cette sorte, car il jugeait qu’il était impossible qu’il fût sous l’empire d’une illusion. Il la regardait avec une espèce de confusion, lui faisant des révérences respectueuses comme par réparation. Pour elle, elle paraissait lui dire, mais sans l’ombre du reproche : « Je suis bien aise que vous jugiez que je vaux plus de dix sequins. »
Nous nous mîmes à table, et dès ce moment elle en fit les honneurs avec toute l’aisance qui en prouve l’habitude. Elle traita le capitaine en ami respectable, et moi en époux chéri. Le capitaine me pria de lui dire que s’il l’avait vue ainsi à Civita-Vecchia en sortant de la tartane, il ne se serait jamais avisé de lui envoyer son cicerone.
« Oh ! dites-lui que j’en suis bien persuadée. Mais il est bien singulier qu’une petite robe de femme en impose plus qu’un uniforme.
- N’en veuillez pas, de grâce, à cet uniforme, puisque je lui dois mon bonheur.
- Oui, me dit-elle avec le plus aimable sourire, comme moi aux sbires de Césène. »
Nous restâmes longtemps à table à nous entretenir de propos charmants qui tous avaient trait à notre bonheur mutuel ; et ce ne fut que la gêne que semblait éprouver l’honnête Hongrois qui nous fit mettre fin à nos gentillesses et à notre dîner.