Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 16

CHAPITRE XII

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Bellino se fait connaître ; son histoire. - On me met aux arrêts - Ma fuite involontaire. - Mon retour à Rimini, et mon arrivée à Bologne.

Lecteur, je vous ai fait pressentir le dénouement le plus heureux ; aussi nulle expression ne pourrait vous faire comprendre toute la volupté que cet être charmant me réservait. Ce fut elle qui, la première, s’approcha de moi aussitôt que je fus couché. Sans nous parler, nos baisers se confondirent, et je me trouvai au comble de la jouissance sans avoir eu le temps de la rechercher. Après la victoire la plus complète, qu’auraient gagnée mes yeux et mes doigts à des recherches qui ne pouvaient point me procurer plus de certitude que je n’en avais ! Je laissai mes regards errer sur ce beau visage que le plus tendre amour animait des feux les plus vifs et les plus naturels.

Après un instant d’extase, un feu nouveau porta un nouvel incendie dans tous nos sens, et nous l’éteignîmes dans une mer de nouvelles délices. Bellino se sentait engagé à me faire oublier mes peines et à me payer de l’ardeur que ses charmes m’avaient inspirée. Moi je doublais mon bonheur par celui que je lui donnais ; car j’ai toujours eu la faiblesse de composer les quatre cinquièmes de mes jouissances de la somme de celles que je procurais à l’être charmant qui me les fournissait. Mais ce sentiment doit faire abhorrer la vieillesse, qui petit bien se procurer du plaisir, mais jamais en donner. La jeunesse la fuit, car elle est son plus redoutable ennemi.

Vint enfin l’instant d’un relâche rendu nécessaire par l’excès de l’activité de nos plaisirs. Nos sens n’étaient point accablés, mais ils avaient besoin de cette tranquillité qui les remet dans leur assiette et qui leur rend cette sorte d’élasticité nécessaire à l’action.

Bellino fut le premier à rompre le silence.

« Mon ami, me dit-elle, es-tu satisfait ? m’as-tu trouvée bien amoureuse ?

- Amoureuse ? traîtresse ! tu conviens donc que je ne me trompais pas lorsque je devinais en toi une femme charmante ? Et s’il est vrai que tu m’aimais, dis-moi comment tu as pu si longtemps différer ton bonheur et le mien ? Mais est-il bien certain que je ne me sois pas trompé ?

- Je suis toute à toi ; assure-t’en. »

Quel examen ! que de charmes ! que de jouissances Mais, ne trouvant aucun signe d’une monstruosité qui m’avait tant rebuté :

« Qu’est donc devenue, lui dis-je, cette horrible difformité ?

- Écoute-moi, me dit-elle ; tu vas être satisfait.

« Je m’appelle Thérèse. Mon père, pauvre employé à l’Institut de Bologne, logeait chez lui le célèbre Salimberi, castrat, musicien délicieux. Il était jeune et beau, il s’attacha à moi, et je me trouvai flattée de lui plaire et de m’entendre louer par lui. Je n’avais que douze ans ; il me proposa de m’enseigner la musique, et me trouvant la voix belle, il me donna tous ses soins, et dans un an je m’accompagnais parfaitement sur le clavecin. Sa récompense fut celle que sa tendresse le força à me demander, et je la lui accordai sans me croire humiliée, car je l’adorais. Sans doute les hommes comme toi sont fort au-dessus des hommes de son espèce ; mais Salimberi faisait exception. Sa beauté, son esprit, ses manières, son talent et les éminentes qualités de son cœur le rendaient préférable à mes yeux à tous les hommes que j’avais connus jusqu’alors. Il était modeste et discret, riche et généreux ; et je doute qu’il ait trouvé une femme qui lui ait résisté ; cependant je ne l’ai jamais entendu se vanter d’avoir triomphé d’aucune. La mutilation en avait fait un monstre, mais toutes les qualités qui l’ornaient en faisaient un ange.

« Salimberi entretenait à Rimini un jeune garçon de mon âge chez un maître de musique. Son père, pauvre et chargé d’une nombreuse famille, se voyant au moment de mourir, ne vit rien de mieux que de faire mutiler son malheureux fils pour qu’il pût par sa voix devenir le soutien de ses frères. Ce jeune garçon s’appelait Bellino : la bonne femme que vous venez de voir à Ancône était sa mère, et tout le monde la croit la mienne.

« Il y avait un an que j’appartenais à Salimberi, lorsqu’un jour il m’annonça en pleurant qu’il était forcé de me quitter pour aller à Rome ; mais il me promit en même temps que je le reverrais. Cette nouvelle me mit au désespoir. Il avait tout arrangé pour que mon père fit continuer mon instruction ; mais précisément alors mon père, étant tombé malade, mourut, et je me trouvai orpheline.

« Me voyant dans cet état, Salimberi n’eut pas la force de résister à mes pleurs ; il se détermina à me mener à Rimini pour me mettre dans la même pension où il faisait élever son jeune protégé. En y arrivant, nous nous logeâmes à l’auberge, et après s’y être reposé un instant, il me quitta pour aller chez le maître de musique afin d’y prendre les arrangements qui me concernaient ; mais je le vis revenir bientôt après, l’air triste et abattu : Bellino était mort la veille.

« Réfléchissant à la douleur que la perte de ce jeune homme ferait éprouver à sa mère, il lui vint dans l’idée de me ramener à Bologne sous le nom de Bellino, et de me mettre en pension chez la mère du défunt, laquelle, étant pauvre, se trouverait intéressée à garder le secret. « Je lui donnerai, me dit-il, tous les moyens de faire achever ton instruction, et dans quatre ans je te ferai venir à Dresde (il était au service de l’électeur de Saxe et roi de Pologne), non pas comme fille, mais bien comme castrat. Là nous vivrons ensemble sans que personne y puisse trouver à redire, et tu feras mon bonheur jusqu’à ma mort. Il ne s’agit que de te faire passer pour Bellino, et rien de plus facile, puisque tu n’es connue de personne à Bologne. La mère de Bellino sera seule dans le secret, car les autres enfants de cette femme n’ayant jamais vu leur frère qu’en bas âge, ne se douteront de rien. Mais il faut, si tu m’aimes, que tu renonces à ton sexe, que tu en perdes le souvenir, et partir dans l’instant pour Bologne avec le nom de Bellino et transformée en garçon. Ton unique soin sera de faire que personne ne te reconnaisse pour fille. Tu coucheras seule, tu t’habilleras en particulier, et quand dans un an ou deux ta gorge sera formée, ce sera un défaut que tu partageras avec beaucoup d’entre nous. Outre cela, avant de te quitter, je te donnerai un petit instrument que je t’enseignerai à fixer de manière que, si jamais tu devais te soumettre à un examen, on puisse facilement te croire homme. « Si mon projet te plaît, je suis sûr que je pourrai vivre avec toi à Dresde sans que la reine, qui est dévote, s’en formalise. Y consens-tu ? »

« Il ne devait pas douter de mon consentement ; car je l’adorais. Dès que je fus transformée en garçon, nous partîmes pour Bologne, où nous arrivâmes à l’entrée de la nuit. Ayant tout accordé avec la mère de Bellino au moyen d’un peu d’or, j’entrai chez elle en lui donnant le nom de mère, et elle m’embrassa en me nommant son cher fils. Salimberi nous quitta et revint quelques instants après avec l’instrument qui devait compléter ma métamorphose. Il m’enseigna à le placer avec de la gomme adragante en présence de ma nouvelle mère, et je me trouvai, à m’y méprendre, semblable à mon ami. Cela m’aurait fait rire, si le départ subit de l’être que j’adorais ne m’eût percé le cœur ; car Salimberi partit aussitôt que la singulière expérience fut faite. On se moque des pressentiments, je n’y crois pas moi-même, mais celui que j’eus au moment où il m’embrassa en prenant congé de moi ne m’a pas trompée. Je sentis le frisson de la mort parcourir tous mes membres, je crus le voir pour la dernière fois : je m’évanouis. Hélas ! je ne l’avais que trop bien pressenti. Salimberi, très jeune encore, est mort il y a un an dans le Tyrol en vrai philosophe. Sa perte m’a réduite à devoir tirer parti de mes talents pour exister. Ma mère me conseilla de continuer à me donner pour castrat, espérant pouvoir ainsi me mener à Rome. J’y consentis, car je n’avais pas le courage de penser à prendre un parti. En attendant, elle accepta le théâtre d’Ancône, et elle destina Pétrone pour y danser en fille : ainsi nous réalisions le monde renversé.

« Après Salimberi, tu es le seul homme que j’aie connu, et si tu veux, il ne tiendra qu’à toi de me rendre à mon état de femme et de me faire quitter le nom de Bellino que je déteste depuis la mort de mon protecteur, et qui commence à me donner des embarras qui m’impatientent.

« Je n’ai fait que deux théâtres, et chaque fois j’ai été forcée de me soumettre à la honteuse et accablante épreuve ; car on trouve partout que je ressemble trop à une fille, et l’on ne veut m’admettre qu’après la honteuse conviction.

« Jusqu’à présent, par bonheur, je n’ai eu affaire qu’à de vieux prêtres, qui de bonne foi se sont contentés d’une légère inspection et ont fait en conséquence leur rapport à l’évêque ; mais il peut arriver que j’aie affaire à de jeunes, et alors l’examen serait beaucoup plus approfondi. D’ailleurs je me trouve exposée aux persécutions journalières de deux espèces d’êtres : de ceux qui, comme toi, ne peuvent me croire homme, et de ceux qui, pour satisfaire des goûts abominables, se félicitent que je le sois ou trouvent leur compte à me supposer tel. Ces derniers surtout m’obsèdent. Leurs passions sont si infâmes, leurs habitudes si basses, que je me sens l’âme révoltée au point que je crains d’en poignarder quelqu’un dans l’excès de fureur concentrée que leurs infâmes propos me causent. Par pitié, mon ange, si tu m’aimes, sois généreux ! tire-moi de cet état d’opprobre et d’abjection. Prends-moi avec toi. Je ne demande pas à devenir ta femme ; ce serait trop de bonheur ; je ne veux être que ton amie, comme je l’aurais été de Salimberi : mon cœur est pur ; je me sens faite pour honorer ma vie par une entière fidélité à mon amant. Ne m’abandonne pas. La tendresse que tu m’as inspirée est véritable ; celle que j’avais pour Salimberi était innocente et venait de ma jeunesse et de ma reconnaissance ; et je ne me crois réellement devenue femme que par toi. »

Son attendrissement, un charme inexprimable qui découlait de ses lèvres avec la persuasion, me firent répandre des larmes d’amour et de tendre intérêt. Je les mêlai à celles qui coulaient de ses beaux yeux, et, vivement pénétré, je lui promis sincèrement de ne pas l’abandonner et de l’associer à ma destinée. Intéressé par l’histoire aussi singulière qu’extraordinaire qu’elle venait de me conter, et n’ayant vu dans tout son récit que le caractère d’une exacte vérité, je me sentais véritablement porté à la rendre heureuse ; mais je ne pouvais pas me persuader que je lui eusse véritablement inspiré un attachement inviolable dans le court séjour que j’avais fait à Ancône, où plusieurs scènes au contraire auraient pu ne lui inspirer que des désirs passagers.

« Comment, lui dis-je, si tu m’avais véritablement aimé, aurais-tu pu souffrir que je me donnasse à tes sœurs de dépit de ne pouvoir te vaincre ?

- Hélas ! mon ami, pense à notre grande pauvreté, et à la difficulté que je devais avoir à me découvrir. Je t’aimais, mais ne devais-je pas penser que le feu que tu me montrais n’était qu’une ardeur de caprice ? En te voyant passer si facilement de Cécile à Marinette, j’ai pensé que tu me traiterais de même dès que tu aurais satisfait tes désirs. Je me suis surtout confirmée de ton caractère volage et du peu d’importance que tu attachais à la délicatesse du sentiment en voyant ce que tu as fait sur le vaisseau turc sans que tu fusses gêné par ma présence. Elle t’aurait gêné si tu m’avais aimée. J’ai craint de me voir méprisée, et Dieu sait ce que j’ai souffert. Tu m’as insultée, mon ami, de cent manières différentes ; mais je plaidais ta cause, car je te voyais irrité et avide de vengeance. Ne m’as-tu pas menacée aujourd’hui dans la voiture ! J’avoue que tu m’as fait peur ; mais ne t’avise pas de croire que ce soit la peur qui m’a déterminée à te satisfaire. Non, j’y étais déterminée depuis l’instant où tu me fis dire par Cécile que tu me mènerais à Rimini, et ta retenue aujourd’hui pendant une partie du chemin m’a confirmée dans ma résolution, car j’ai cru pouvoir me livrer à la noblesse de ton caractère.

- Quitte, lui dis-je, l’engagement que tu as à Rimini, passons outre, et après nous être arrêtés à Bologne une couple de jours, tu me suivras à Venise, habillée en femme et sous un autre nom. Je défie l’entrepreneur de l’Opéra d’ici de te retrouver.

- J’accepte. Ta volonté sera toujours la mienne. Je suis ma maîtresse et je me donne à toi sans réserve ; mon cœur t’appartient, et j’espère que je saurai me conserver le tien. »

Il y a dans l’homme une force d’action morale qui le pousse toujours au delà de la ligne sur laquelle il se trouve. J’avais tout obtenu, je voulus plus encore. « Montre-moi, lui dis-je, comment tu étais quand je te pris pour homme. » Elle se lève, ouvre sa malle, en retire le masque et la gomme, et, se l’étant appliqué, je fus forcé d’en admirer l’invention. Ma curiosité satisfaite, je passai entre ses bras une nuit fortunée.

Le matin en m’éveillant, je contemplais sa figure ravissante pendant qu’elle dormait encore ; tout ce que je savais d’elle se retraçait à mon esprit ; tout ce qui était sorti de sa bouche enchanteresse, son rare talent, sa candeur, ses sentiments délicats et ses malheurs, dont le plus cruel était sans doute le faux personnage qu’elle avait dû se résoudre à faire et qui l’exposait à l’humiliation et à l’opprobre, tout me fit prendre la résolution de l’associer à ma destinée, quelle qu’elle fût, ou de m’associer à la sienne, car notre condition était à peu près la même.

Poussant plus loin ma pensée et voulant réellement m’attacher à cet être intéressant, je pris le parti d’apposer à cette union la sanction des lois et de la religion, et d’en faire ma femme en forme ; car d’après les idées que j’avais alors, cela ne pouvait que resserrer notre tendresse, augmenter notre estime réciproque, et nous assurer celle de la société en général, qui n’aurait jamais pu trouver notre lien légitime qu’en le soumettant aux usages reçus.

Le talent de Thérèse m’assurait que le nécessaire ne pourrait jamais nous manquer, et quoique j’ignorasse à quoi les miens étaient propres, je n’en désespérais point. Notre amour réciproque aurait pu se trouver lésé, elle aurait eu trop d’avantage sur moi et mon amour-propre aurait trop souffert si j’avais dû vivre du fruit de son travail. Cela aurait pu changer à la longue la nature de nos sentiments, et ma femme, cessant de se croire partie obligée, aurait pu se croire protectrice au lieu de protégée ; et si j’avais eu le malheur de la trouver telle, je sentais que mon amour se serait changé en un profond mépris. Quoique avec l’espoir du contraire, au moment de faire une démarche aussi importante, j’avais besoin de la sonder, et je résolus de la soumettre à une épreuve qui me mît de suite à portée de juger le fond de son âme. Voici donc le discours que je lui tins dès qu’elle fut éveillée :

« Ma chère Thérèse, tout ce que tu m’as dit ne me laisse aucun doute sur ton amour, et la certitude dans laquelle tu te sens d’être devenue maîtresse de mon cœur achève de me rendre amoureux de toi au point que je suis prêt à tout faire pour te convaincre que tu ne t’es point trompée. Je veux te montrer d’abord que je suis digne de la noble confidence que tu m’as faite en te rendant dépositaire de celle que je vais te faire à mon tour avec une sincérité égale à la tienne. Il faut que nos cœurs soient vis-à-vis l’un de l’autre dans la plus parfaite égalité. Je te connais, ma Thérèse, mais tu ne me connais pas encore. Je lis dans tes regards que cela t’est égal, et cet abandon m’est garant de ton parfait amour ; mais il me met trop au-dessous de toi, et je ne veux pas te laisser un aussi grand avantage. Je suis certain que cette confidence n’est pas nécessaire à ton amour, que tu ne demandes qu’à être à moi et que tu n’aspires qu’à la possession de mon cœur. Tout cela est beau, ma Thérèse ; mais tout ce qui pourrait paraître m’élever au-dessus de toi ou me rabaisser au-dessous m’humilierait également. Tu m’as confié tes secrets, écoute les miens ; mais avant, promets-moi que lorsque tu sauras bien tout, tu me diras avec vérité tout ce qu’il y aura de changé dans tes sentiments ou dans tes moindres espérances.

- Je te le jure : je ne te cacherai rien ; mais sois assez loyal pour ne pas me faire de fausses confidences ; car je t’avertis qu’elles ne te serviraient de rien. Si par des ruses tu cherchais à me découvrir moins digne de toi que je ne le suis, tu pourrais tout au plus te dégrader un peu dans mon âme. Je ne voudrais pas te savoir capable d’astuce à mon égard. Sois sûr de moi comme je me suis montrée sûre de toi : dis-moi la vérité sans détour.

- La voici. D’abord tu me supposes riche et je ne le suis pas ; dès que ma bourse sera vide, je n’aurai plus rien. Tu me supposes peut-être d’une haute naissance, et je suis d’une condition inférieure ou égale à la tienne. Je n’ai aucun talent lucratif, aucun emploi, aucun fondement pour être certain que j’aurai de quoi vivre dans quelques mois. Je n’ai ni parents ni amis, ni aucun droit de prétention sur quoi que ce soit, et je n’ai aucun projet solide. Tout ce que j’ai enfin, c’est de la jeunesse, de la santé, du courage, un peu d’esprit, des sentiments d’honneur et de probité, et quelques commencements de bonne littérature. Mon grand trésor, c’est que je suis mon maître, que je ne dépends de personne et que je ne redoute pas le malheur. Avec cela je penche à être dissipateur. Belle Thérèse, voilà ton homme. Réponds.

- D’abord, mon ami, commence par être bien pénétré que je crois à la lettre tout ce que tu viens de me dire ; ensuite sache aussi que dans certains moments à Ancône je t’ai jugé tel que tu viens de te décrire ; mais, loin que ce pressentiment me fût pénible, je craignais de me tromper ; car tel que je te supposais, j’osais aspirer à ta conquête. Bref, mon ami, puisqu’il est vrai que tu es pauvre et un vaurien pour l’économie, permets que je t’assure que j’en suis bien aise ; car dans ce cas, et puisque tu m’aimes, tu ne mépriseras pas le présent que je vais te faire. Ce présent consiste en moi telle que je suis et avec toutes mes facultés. Je me donne à toi sans aucune restriction ; je suis à toi et j’aurai soin de toi. Ne pense à l’avenir qu’à m’aimer, mais aime-moi uniquement. Dès ce moment, je ne suis plus Bellino. Allons à Venise, où mon talent me fera vivre avec toi ; et si tu veux aller ailleurs, allons où tu voudras.

- Je dois aller à Constantinople.

- Allons-y. Si tu crains de me perdre par inconstance, épouse-moi et tes droits sur moi seront fortifiés par les lois. Je ne t’en aimerai pas plus tendrement ; mais la qualité de ton épouse me sera agréable.

- J’en ai l’intention, et je suis ravi que tu la partages. Après-demain, et pas plus tard, tu recevras ma foi à Bologne aux pieds des autels, comme je te la jure ici entre les bras de l’amour. Je veux que tu sois à moi, que nous soyons l’un à l’autre par tous les liens imaginables.

- Je suis au comble du bonheur ! Nous n’avons rien à faire à Rimini ; ne nous levons pas ; nous dînerons au lit, et demain, bien reposés, nous partirons. »

Nous nous mîmes en route le lendemain, et nous nous arrêtâmes à Pesaro pour déjeuner. Au moment où nous allions remonter en voiture, voilà un sous-officier qui se présente avec deux fusiliers pour nous demander nos noms et nos passeports. Bellino donne le sien ; mais moi, je cherche vainement le mien ; je ne le trouve pas.

Le caporal ordonne au postillon d’attendre, et s’en va faire son rapport. Une demi-heure après, il revient avec le passeport de Bellino en lui disant qu’il est libre de poursuivre sa route ; mais il me signifie qu’il a ordre de me mener chez le commandant. J’obéis.

« Qu’avez-vous fait de votre passeport, me dit cet officier ?

- Je l’ai perdu.

- On ne perd pas un passeport.

- On le perd, puisque j’ai perdu le mien.

- Vous ne passerez pas outre.

- Je viens de Rome, et je vais à Constantinople porter une lettre du cardinal Acquaviva. Voici la lettre cachetée de ses armes.

- Tout ce que je puis faire, c’est de vous faire conduire chez M. de Gages. »

Je trouvai ce fameux général debout, entouré de son état-major. Après lui avoir dit tout ce que je venais de dire au commandant, je le priai de me laisser poursuivre mon voyage.

« La grâce que je puis vous faire est de vous faire mettre aux arrêts jusqu’à ce qu’il vous arrive de Rome un nouveau passeport sous le même nom que vous avez donné à la consigne. Le malheur de perdre un passeport n’arrive qu’à un étourdi, et le cardinal apprendra à ne pas donner des commissions à des étourdis. »

Là-dessus, il ordonne qu’on me conduise à la garde du poste Sainte-Marie, hors de la ville, après que j’aurais écrit ma lettre au cardinal pour avoir un nouveau passeport. Ses ordres souverains furent exécutés. On me ramena d’abord à l’auberge, où j’écrivis ma lettre, que j’envoyai par estafette à Son Éminence, la suppliant de m’envoyer un passeport sans retard en droiture, au bureau de la guerre. Après cela, j’embrassai Thérèse, que ce contretemps désolait, et en la priant d’aller m’attendre à Rimini, je la forçai à prendre cent sequins. Elle voulait rester à Pesaro ; je m’y opposai ; et après avoir fait décharger ma malle et l’avoir vue partir, je me laissai conduire où le grand général avait ordonné qu’on me menât.

C’est assurément dans de pareils moments que l’optimisme le plus déterminé est en défaut ; mais un stoïcisme peu difficile sait émousser tout ce que les contrariétés ont de trop âpre.

Ce qui me fit beaucoup de peine, ce fut la douleur de Thérèse, qui, me voyant arraché de ses bras au moment même de notre union, étouffait en s’efforçant à retenir ses larmes. Elle ne m’aurait pas quitté, si je lui eusse fait sentir qu’elle ne pouvait pas rester à Pesaro et si je ne lui avais pas persuadé que dans dix jours elle me reverrait pour ne plus la quitter. Mais le sort en avait ordonné autrement.

Dès que je fus à Sainte-Marie, l’officier du poste me mit de suite au corps-de-garde, où je m’assis sur ma malle. Cet officier était un taciturne Castillan qui ne daigna pas même m’honorer d’une réponse lorsque, lui ayant dit que j’avais de l’argent, je le priai de me faire avoir quelqu’un pour me servir. Je dus passer la nuit sur un peu de paille, sans rien prendre, au milieu de soldats catalans. C’était la seconde nuit que le destin me faisait passer de la sorte, après en avoir passé deux de délicieuses. Mon génie, sans doute, s’amusait à me faire faire des rapprochements pour mon instruction. Dans tous les cas, ces écoles sont d’un effet immanquable pour des caractères d’une certaine trempe.

Pour fermer la bouche à un raisonneur soi-disant philosophe qui ose vous dire que dans la vie la somme des peines l’emporte sur celle des plaisirs, demandez-lui s’il voudrait d’une vie exempte des uns et des autres. Il ne vous répondra pas, ou il biaisera ; car, s’il dit que non, il l’aime telle qu’elle est, et s’il l’aime, il la trouve donc agréable ; ce qu’elle ne saurait être si elle était pénible ; et s’il vous dit que oui, il s’avoue sot, car il est obligé de concevoir le plaisir dans l’indifférence ; et c’est n’avoir pas le sens commun.

La souffrance est inhérente à la nature humaine ; mais mous ne souffrons jamais sans avoir l’espoir de la guérison, ou au moins cela ne peut être que fort rare ; et l’espérance est un plaisir. Si parfois l’homme peut souffrir sans espoir de guérir, l’assurance immanquable de la cessation de l’existence doit être un plaisir ; car le pis aller, dans tous les cas, est un sommeil d’accablement pendant lequel des rêves heureux nous consolent, ou la perte de la sensibilité ; mais quand nous jouissons, la réflexion que notre joie sera suivie de peines ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc, dans son activité, est toujours pur ; la peine est toujours tempérée.

Je vous suppose, mon cher lecteur, à l’âge de vingt ans et occupé à devenir homme en meublant votre esprit des connaissances qui doivent vous rendre un être utile par l’action du cerveau. Le recteur entre et vous dit : « Je t’apporte trente ans de vie, c’est l’arrêt immuable du destin ; quinze années consécutives doivent être heureuses, et quinze autres malheureuses. Tu as l’option de choisir par quelle moitié tu veux commencer. »

Avouez-le, cher lecteur, vous n’aurez pas besoin de longues réflexions pour vous décider, et vous commencerez par les années de peines ; car vous sentirez que l’attente de quinze années délicieuses ne pourra manquer de vous donner la force nécessaire pour supporter les années douloureuses ; et nous pouvons même conjecturer avec assez de vraisemblance que l’attente d’un bonheur assuré répandra une certaine douceur sur la durée des peines.

Vous avez déjà deviné, j’en suis sûr, la conséquence de ce raisonnement. L’homme sage, croyez-moi, ne saurait jamais être entièrement malheureux ; et j’en crois volontiers mon ami Horace qui dit qu’au contraire il est toujours heureux : nisi quum pituita molesta est (à moins qu’il ne soit tourmenté par la pituite). Mais quel est le mortel qui a toujours la pituite ?

Le fait est que cette affreuse nuit passée à Sainte-Marie de Pesaro me fit perdre peu et gagner beaucoup. La petite perte était la privation de ma chère Thérèse ; mais, certain de la revoir en dix jours, c’était un malheur léger : quant au gain, il avait rapport à la connaissance de la vie, à la vraie école de l’homme. Il me valut un système complet contre l’étourderie, un système de prévoyance. Il y a cent à parier contre un qu’un jeune homme qui a une fois perdu sa bourse ou son passeport ne reperdra jamais ni l’un ni l’autre. Ces deux malheurs me sont arrivés, chacun une seule fois, et ils auraient pu m’arriver souvent sans la peur qu’ils ne m’arrivassent. Un étourdi n’a point le mot peur dans le dictionnaire de sa vie.

Le lendemain l’officier qui vint relever mon rébarbatif Catalan me parut être d’un autre acabit : il avait une physionomie avenante qui me plut. Il était Français, et je dois dire ici que les Français m’ont toujours plu et les Espagnols jamais ; car il y a dans les manières des uns quelque chose de si prévenant, de si obligeant, qu’on se sent attiré vers eux comme vers une connaissance ; tandis que dans les autres un air de fierté malséante leur donne un certain air repoussant qui ne prévient pas en leur faveur. J’ai cependant été plus d’une fois dupé par des Français ; jamais je ne l’ai été par des Espagnols. Méfions-nous de nos goûts.

Cet officier, s’approchant de moi d’un air noble et poli, me dit : « Par quel hasard, monsieur l’abbé, ai-je l’honneur de vous avoir sous ma garde ? »

Voilà un style qui rend aux poumons toute leur élasticité ! Je lui fais en détail le récit de ma mésaventure, il la trouve plaisante. Mais un caractère à trouver mon contretemps risible ne pouvait pas me déplaire ; car il me faisait deviner plus d’un point de contact avec la tournure de mon esprit. Il s’empressa de me donner un soldat pour me servir, et bientôt j’eus un lit, des sièges et une table. Il poussa la délicatesse jusqu’à faire placer mon lit dans sa chambre, procédé auquel je ne fus pas insensible.

Après m’avoir invité poliment à prendre part à son dîner, il me proposa une partie de piquet ; mais dès les premiers instants il me prévint que je n’étais pas de sa force et que l’officier qui le relèverait le lendemain était encore plus fort que lui : je perdis trois ou quatre ducats. En finissant, il me conseilla de m’abstenir de jouer le lendemain, et je suivis son conseil. Il me prévint aussi qu’il aurait du monde à souper, qu’après le repas on jouerait au pharaon, mais que le banquier étant un Grec, fin joueur, je ne devais point jouer. Je trouvai ce conseil plein de délicatesse, surtout lorsque je vis que tous les pontes perdirent et que le Grec, fort tranquille au milieu des mauvais traitements des dupes, mit son argent dans sa poche après avoir fait la part de l’officier du poste qui s’était intéressé à la banque.

Ce banquier s’appelait don Bepe il cadetto, et à son accent je le reconnus pour Napolitain. Je fis part de ma remarque à l’officier en demandant pourquoi il m’avait dit qu’il était Grec. Il m’expliqua ce que ce terme signifiait, et la leçon dont il accompagna son explication me fut très utile par la suite.

Pendant les cinq jours qui suivirent, ma vie fut uniforme et assez triste ; mais le sixième, le même officier se trouvant de garde au même poste, je le vis venir avec plaisir. Il me dit en riant qu’il était ravi de me retrouver, et je pris le compliment pour ce qu’il valait. Le soir, même jeu que la première fois et même résultat, à un coup de canne près vigoureusement appliqué par un ponte sur le dos du banquier et que le Grec dissimula stoïquement. J’ai revu le même individu neuf ans après à Vienne, capitaine au service de Marie-Thérèse ; il s’appelait alors d’Afflisso. Dix ans plus tard, je l’ai vu colonel, et quelque temps après millionnaire ; mais enfin il y a treize ou quatorze ans que je l’ai vu aux galères. Il était joli ; mais, chose plaisante, malgré sa beauté, il avait une physionomie patibulaire. J’en ai vu d’autres dans ce goût, Cagliostro par exemple, et un autre qui n’est pas encore aux galères, mais qui n’y échappera pas. Si le lecteur est curieux, je lui dirai tout à l’oreille.

Vers le neuvième ou dixième jour, j’étais connu et aimé de toute l’armée, et j’attendais mon passeport, qui ne pouvait pas tarder de m’être annoncé. J’étais presque libre, et j’allais me promener, même hors de la vue de la sentinelle. On avait raison de ne pas craindre ma fuite, car j’aurais eu grand tort d’y penser ; mais voici le plus singulier accident qui me soit arrivé de ma vie.

Il était six heures du matin. Je me promenais à une centaine de pas de la sentinelle, quand un officier qui survint descendit de son cheval, lui mit la bride sur le cou et s’éloigna pour quelque besoin. Admirant la docilité de ce cheval qui se tenait là comme un fidèle serviteur auquel son maître aurait ordonné de l’attendre, je m’en approche, et sans aucun dessein, je prends la bride, je mets le pied dans l’étrier et me voilà en selle. C’était la première fois de ma vie que j’enfourchais un cheval. Je ne sais pas si je le touchai de ma canne ou de mes talons, mais tout à coup l’animal part ventre à terre, et le serrant de mes talons, mon pied droit ayant lâché l’étrier, le cheval se sentant pressé, ne sachant comment l’arrêter, il courait toujours plus vite. Le dernier poste avancé me crie d’arrêter ; je ne puis respecter son ordre, et le cheval m’emportant de plus belle, j’entends siffler quelques balles dont on accompagna ma désobéissance involontaire. Enfin au premier poste avancé des Autrichiens, on arrête mon cheval et je remercie Dieu de pouvoir descendre.

Un officier de hussards me demande où je vais si vite, et ma parole, plus prompte que ma pensée, répond à mon insu que je ne puis en rendre compte qu’au prince Lobkowitz qui commandait l’armée et dont le quartier général était à Rimini. A ces mots l’officier ordonne à deux hussards de monter à cheval, et après m’avoir fait monter sur un troisième, on me conduit au galop à Rimini, où l’officier de garde me fit de suite conduire chez le prince.

Je trouve Son Altesse seule, et je lui conte tout simplement ce qui venait de m’arriver. Mon récit le fit rire, tout en me disant que tout cela était peu croyable. « Je devrais, monsieur l’abbé, me dit-il, vous faire mettre aux arrêts, mais je veux bien vous épargner ce désagrément. »

Là-dessus appelant un de ses aides de camp, il lui ordonna de m’accompagner hors de la porte de Césène. « De là, ajouta-t-il en se tournant vers moi, vous pourrez aller où vous voudrez ; mais prenez bien garde de retourner dans mon armée sans passeport, car vous pourriez mal passer votre temps. »

Je lui demandai de me faire rendre le cheval ; il me répondit qu’il ne m’appartenait pas. J’oubliai de lui demander de me renvoyer d’où je venais, et j’en fus fâché ; mais, au reste, fis-je peut-être bien.

L’officier chargé de me conduire, en passant devant un café, me demanda si je voulais prendre une tasse de chocolat, et nous entrâmes. Je vois passer Petrone, et profitant d’un moment où l’officier parlait à quelqu’un, je lui ordonne de faire semblant de ne pas me connaître et de me dire où il logeait. Quand nous eûmes pris le chocolat, l’officier paya, et nous partîmes. Chemin faisant nous causâmes, il me dit son nom, je lui dis le mien, en lui racontant comment je me trouvais à Rimini. Il me demanda si je m’étais arrêté quelque temps à Ancône, et sur ma réponse affirmative, il me dit en souriant que je pourrais prendre un passeport à Bologne, retourner à Rimini et à Pesaro sans rien craindre, et recouvrer ma malle en payant le cheval à l’officier qui l’avait perdu. Arrivé à la porte, il me souhaita bon voyage et nous nous séparâmes.

Je me vois en liberté, ayant de l’or, des bijoux, mais privé de ma malle. Thérèse était à Rimini, et il m’était détendu d’y retourner. Je me détermine à me rendre vite à Bologne pour y prendre un passeport et à retourner à Pesaro, où mon passeport de Rome devait sans doute se trouver à mon retour ; car je ne pouvais pas me résoudre à perdre ma malle, et je ne voulais pas être privé de Thérèse jusqu’à la fin de son engagement avec le directeur de l’opéra de Rimini.

Il pleuvait, j’étais en bas de soie et, mauvais piéton, j’avais besoin d’une voiture. Je m’arrête sous la porte d’une église pour y attendre que la pluie eût cessé. Je retourne ma belle redingote pour n’être pas pris pour abbé, et sur ces entrefaites un paysan étant venu à passer, je lui demandai s’il aurait une voiture pour me mener à Césène.

« J’en ai une, monsieur, me répondit-il, mais elle est à une demi-lieue d’ici.

- Va la chercher et viens me prendre : je t’attendrai. »

En attendant l’arrivée du paysan avec sa voiture, voilà une quarantaine de mulets chargés qui surviennent, allant à Rimini. Il pleuvait toujours, et les mulets passant très près de moi, je mets machinalement la main sur le cou d’un, et suivant ainsi le pas lent de ces animaux, je rentre à Rimini sans qu’on fit la moindre attention à moi, sans même que les conducteurs m’aperçussent. Je donne une pièce de monnaie au premier polisson que je rencontre et je me fais conduire à la demeure de Thérèse.

Les cheveux sous un bonnet de nuit, le chapeau rabattu, ma belle canne cachée sous ma redingote, je n’avais l’air de rien. Je demande la mère de Bellino, et la maîtresse de la maison me conduit dans une chambre où je trouve toute la famille et Thérèse en habit de femme. Je comptais les surprendre, mais, Petrone leur ayant parlé de moi, elles m’attendaient.

Je contai mon histoire ; mais, à ce récit, Thérèse effrayée du danger que je courais, malgré son amour, me dit qu’il fallait absolument que j’allasse à Bologne, comme me l’avait conseillé M. Vais. « Je connais cet officier, me dit-elle, c’est un honnête homme, mais il vient ici tous les soirs et il faut te cacher. » Il n’était que huit heures du matin, nous avions la journée devant nous, et chacun promit d’être discret. Je tranquillisai Thérèse en l’assurant que je trouverais facilement le moyen de sortir de la ville sans être observé.

Thérèse, m’ayant conduit dans sa chambre, me dit qu’elle avait rencontré le directeur avant d’entrer à Rimini, et qu’il l’avait conduite au logement qu’elle devait occuper avec la famille ; qu’elle lui avait déclaré qu’étant fille, elle ne voulait plus passer pour castrat, que le directeur en avait été très content, parce que Rimini appartenant à une autre légation qu’Ancône, les femmes pouvaient monter sur la scène. Elle acheva en me disant que, son engagement ne devant durer que jusqu’au commencement de mai, elle irait me rejoindre où je voudrais l’attendre.

« Dès que j’aurai un passeport, lui dis-je, rien ne pourra m’empêcher de rester auprès de toi jusqu’à ce que tu sois libre. Mais puisque M. Vais vient chez toi, dis-moi, ne lui as-tu pas dit que je m’étais arrêté quelques jours à Ancône ?

- Oui, me répondit-elle, et je lui ai même dit que l’on t’avait arrêté parce que tu avais perdu ton passeport. »

Cela me fit comprendre pourquoi cet officier avait souri en me parlant.

Après cet entretien essentiel, je reçus les compliments de la mère et des deux jeunes sœurs : je trouvai ces dernières moins gaies et moins ouvertes qu’à Ancône. Elles sentaient que Bellino devenu Thérèse était une rivale trop redoutable. J’écoutai patiemment toutes les doléances de la mère, qui prétendait que Thérèse, en renonçant au beau rôle de châtré, renonçait à sa fortune, car à Rome elle aurait pu gagner mille sequins par an. « A Rome, ma bonne dame, lui dis-je, le faux Bellino aurait été démasqué, et Thérèse se serait vue enfermée dans un mauvais couvent pour lequel elle n’est pas faite. »

Malgré la dangereuse position où je me trouvais, je passai toute la journée tête à tête avec mon amante, et il me semblait qu’à chaque instant je lui découvrais de nouveaux charmes et à moi plus d’amour. A huit heures du soir, ayant entendu quelqu’un venir, elle me quitta, et je demeurai à l’obscur, mais placé de façon à pouvoir tout observer et tout entendre. Je vis le baron Vais entrer, et Thérèse lui donner sa main à baiser avec la grâce d’une jolie femme et toute la dignité d’une princesse. La première chose qu’il lui dit fut la nouvelle qui me concernait : elle eut l’air de s’en réjouir et écouta avec un air d’indifférence le conseil qu’il lui dit m’avoir donné de revenir avec un passeport. Il passa une heure avec elle, et je trouvai Thérèse admirable dans sa conduite comme dans ses manières, et telle enfin que je ne pus y découvrir le moindre motif de jalousie. Marine alla l’éclairer quand il sortit, et Thérèse revint me trouver. Nous soupâmes gaiement ensemble, et au moment où nous allions nous coucher, Petrone vint me dire que six muletiers devaient partir pour Césène deux heures avant le jour, qu’il était sûr qu’en allant les trouver un quart d’heure d’avance et en leur payant à boire, je pourrais partir avec eux sans difficulté. Pensant comme lui, je me déterminai à tenter l’aventure, et je l’engageai à ne pas se coucher pour qu’il vînt m’éveiller à temps. Il n’en eut pas besoin, car, je fus prêt avant le temps, et je laissai Thérèse persuadée de mon amour, sans aucun doute sur sa constance, mais un peu inquiète sur ma sortie de Rimini. Elle avait soixante sequins qu’elle voulait me forcer à reprendre, mais je lui demandai ce qu’elle penserait de moi si je les prenais, et il n’en fut plus question.

Je descendis à l’écurie et ayant payé à boire à un muletier, je lui dis que je monterais volontiers sur un de ses mulets jusqu’à Sarignan. « Vous en êtes le maître, me dit ce brave homme, mais vous ferez bien de ne monter que hors de la ville et de passer la porte à pied, comme si vous étiez conducteur. » C’était ce que je voulais, Petrone vint m’accompagner jusqu’à la porte, où je lui donnai une bonne marque de ma reconnaissance. Je passai sans la moindre difficulté, et je quittai les muletiers à Sarignan, d’où je me rendis en poste à Bologne.

Je vis bientôt qu’il me serait impossible d’obtenir un passeport, par cela seul qu’on me disait que je n’en avais pas besoin, et c’était la vérité selon eux ; mais moi je savais le contraire et je n’avais que faire de les mettre dans le secret. Je pris le parti d’écrire à l’officier français qui m’avait traité si poliment au corps-de-garde de Sainte-Marie ; je le priai de s’informer à la secrétairerie de la guerre si mon passeport était arrivé, et s’il l’était de me l’envoyer. Je le priai également de s’informer du maître du cheval qui m’avait enlevé, trouvant très juste de le lui payer. Dans tous les cas, je me déterminai à attendre Thérèse à Bologne et je l’en prévins en la priant de m’écrire très souvent. Le lecteur va voir la nouvelle résolution que je pris le même jour.

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