Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 19
CHAPITRE XV
ОглавлениеProgrès de mes amours. - Je vais à Otrante. - J’entre au service de Mme F. - Heureuse écorchure.
L’assemblée était fort nombreuse. J’entre tout doucement ; Son Excellence me voit, déride son front et fait tourner sur moi tous les regards de la société en disant à haute voix :
« Voilà un jeune homme qui se connaît en princes.
- Monseigneur, lui dis-je à l’instant, je suis devenu connaisseur en ce genre à force d’approcher vos pareils.
- Ces dames sont curieuses de savoir tout ce que vous avez fait depuis votre disparition jusqu’à votre retour.
- Vous me condamnez donc, monseigneur, à une confession publique ?
- Fort bien ; mais, sur ce pied, prenez garde d’omettre la plus petite circonstance, et figurez-vous que je ne suis pas ici.
- Au contraire ; car ce n’est que de Votre Excellence que je veux attendre mon absolution. Mais l’histoire sera longue.
- Dans ce cas le confesseur vous permet de vous asseoir. »
Je conte mon histoire dans le plus grand détail, à l’exception pourtant de mes congrès fréquents avec les nymphes insulaires.
« Tout cet événement, me dit le vieillard, est instructif.
- Oui, monseigneur, car il montre qu’un jeune homme n’est jamais si en danger de périr que lorsque, agité d’une grande passion, il se trouve maître de se satisfaire moyennant une bourse d’or qu’il a dans sa poche. »
J’allais partir, lorsque le maître d’hôtel vint me dire que Son Excellence m’engageait à rester à souper. J’eus donc l’honneur de me trouver assis à sa table, mais non d’y manger ; car, obligé de répondre aux mille questions qu’on m’adressait de toutes parts, il me fut impossible de mettre un seul morceau dans ma bouche. Je me trouvais assis à côté du protopapa Bulgari, et je lui demandai pardon d’avoir un peu ridiculisé l’oracle du papa Deldimopulo.
« C’est une friponnerie, me dit-il, à laquelle il est d’autant plus difficile de remédier qu’elle porte le cachet de l’antiquité. »
Au dessert, Mme F. ayant dit un mot à l’oreille du général, celui-ci m’adressa la parole en me disant qu’il entendrait bien volontiers ce qui m’était arrivé pendant mon séjour à Constantinople avec la femme du Turc Josouff et chez un autre où j’avais été témoin d’un bain au clair de la lune. Fort surpris de cette espèce d’invitation, je lui dis que c’était de ces fredaines qui ne méritaient pas d’être contées ; et j’en fus quitte, Son Excellence n’ayant pas insisté. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’indiscrétion de Mme F., qui ne devait pas mettre tout Corfou dans le secret des contes que je lui faisais tête à tête. Je la voulais jalouse de sa gloire que j’aimais plus encore que sa personne.
Deux ou trois jours après, me trouvant seul avec elle, elle me dit :
« Pourquoi n’avez-vous pas voulu conter au général vos aventures de Constantinople ?
- Parce que je ne veux pas que le monde sache que vous souffrez que je vous entretienne de pareilles choses. Ce que j’ose, madame, vous conter tête à tête, je ne vous le conterais certainement pas en public.
- Et pourquoi pas ? Il me semble au contraire que, si, par un sentiment de respect vous vous taisez en public, vous devriez d’autant plus vous taire quand je suis seule.
- Ayant le désir de vous divertir, je me suis exposé au danger de vous déplaire ; mais, madame, cela ne m’arrivera plus.
- Je ne veux pas chercher à connaître vos intentions, mais il me semble que, si vous aviez eu le désir de me plaire, vous n’auriez pas dû sciemment vous exposer à un résultat opposé. Nous allons souper chez le général, car M. D. R. est chargé de sa part de vous y mener ; il vous redira, j’en suis sûre, ce qu’il vous a dit la dernière fois, et vous ne pourrez éviter de le satisfaire. »
M. D. R. vint bientôt, et nous partîmes ensemble. Je réfléchis en chemin que, quoique Mme F. eût paru vouloir m’humilier, je devais estimer comme un coup de fortune ce qui venait d’arriver ; car, en m’obligeant à me justifier, elle m’avait connue forcé à une déclaration qui ne pouvait être indifférente.
Le provéditeur général m’accueillit fort bien et me fit la grâce de me remettre une lettre qui s’était trouvée à mon adresse dans un paquet qu’il avait reçu le même jour de Constantinople. Après l’avoir remercié par une profonde révérence, je me mis en devoir de la serrer dans ma poche ; mais il m’arrêta en me disant qu’il était amateur du nouveau, et que je pouvais la lire. Je l’ouvre : c’était une lettre de Josouff qui m’annonçait la mort du comte de Bonneval. Au nom du bon Josouff, le général me pria de lui conter l’histoire qui m’était arrivée dans l’entretien que j’avais eu avec sa flemme. Ne pouvant éluder l’invitation, je commence à conter une histoire qui dura une heure, qui intéressa fort Son Excellence en amusant la société, et dans laquelle il n’y avait de vrai que le sérieux que je mis dans le récit ; car elle était toute de mon invention. Je sus éviter par là d’avoir aucun tort envers mon ami Josouff, de compromettre Mme F. et de me montrer sous un jour peu avantageux. Sous le rapport du sentiment, l’histoire de mon invention me fit le plus grand honneur ; et j’éprouvai une véritable joie, en jetant un regard sur Mme F., de lire sur ses traits qu’elle était contente, quoiqu’un tant soit peu interdite.
De retour chez elle et en présence de M. D. R., elle me dit que l’histoire que j’avais contée était fort jolie, quoiqu’elle ne fût qu’une fable ; qu’elle ne m’en voulait pas, puisque je l’avais amusée, mais qu’elle ne pouvait s’empêcher de remarquer mon obstination à lui refuser la complaisance qu’elle m’avait demandée, Puis, se tournant vers M. D. R. :
« Il prétend, ajouta-t-elle, qu’en racontant l’histoire de son entretien avec la femme de Josouff, sans en altérer la vérité, il aurait fait juger à l’assemblée qu’il m’amuse par des contes indécents. Je veux que vous en soyez juge. Voulez-vous, me dit-elle, avoir la bonté de conter de suite cette rencontre dans les mêmes termes que vous avez employés dans votre premier récit ?
- Oui, madame, je le puis si je le veux. »
Piqué au vif d’une indiscrétion qui, ne connaissant pas encore bien les femmes, me semblait sans exemple, sans éprouver la moindre crainte d’échouer, je conte l’aventure en peintre passionné, animant le tableau de toutes les couleurs de la passion, et sans gazer aucun des mouvements que la vue des beautés de la Grecque avait éveillés en moi.
« Et vous trouvez, dit M. D. R. à Madame, qu’il aurait dû conter ce fait en pleine société comme il vient de nous le conter ici ?
- S’il avait mal fait de le conter en public, il a donc mal fait de me le raconter tête à tête ?
- Nul que vous ne peut le savoir ; oui, s’il vous a déplu ; non, s’il vous a divertie. Pour moi, je vous dirai qu’ici il m’a fort amusé, mais qu’il m’aurait beaucoup déplu, s’il l’avait conté comme ici devant une nombreuse société.
- Eh bien, me dit alors Mme F., dorénavant je vous prie de ne jamais me raconter en particulier que ce que vous pourrez répéter en public.
- Madame, je vous promets d’en faire la règle de ma conduite.
- Bien entendu, ajouta M. D. R., que Madame conserve dans toute son intégrité le droit de révoquer cet ordre toutes les fois qu’elle le jugera bon. »
J’étais piqué, mais je sus dissimuler mon dépit. Un instant après, nous partîmes.
J’apprenais à connaître à fond cette femme charmante ; mais, à mesure que je pénétrais dans le secret de son caractère, je prévoyais toutes les épreuves auxquelles elle me soumettrait. N’importe, mon amour l’emportait ; et, voyant l’espérance en perspective, j’avais le courage de braver les épines pour parvenir à cueillir la rose. Ce qui me faisait surtout grand plaisir, c’était de voir que M. D. R. n’était point jaloux de moi, lors même qu’elle semblait le défier de l’être. C’était un grand point.
Quelques jours après, l’entretenant de diverses choses, la conversation tomba sur le malheur que j’avais eu d’entrer dans le lazaret d’Ancône sans le sou.
« Malgré cela, lui dis-je, j’y devins amoureux d’une jeune et belle esclave grecque, qui faillit me faire violer les lois sanitaires.
- Comment cela ?
- Madame, vous êtes seule, et je n’ai pas oublié vos ordres.
- C’est donc bien indécent ?
- Non, mais je ne voudrais point vous le dire en société.
- Eh bien ! dit-elle en riant, je révoque l’ordre, comme l’a dit M. D. R. Parlez. »
Je lui fis alors le récit bien détaillé et bien fidèle de toute l’aventure ; et comme je la voyais pensive, je lui exagérai mon malheur.
« Qu’appelez-vous votre malheur ! je trouve la pauvre Grecque bien plus à plaindre que vous. Vous ne l’avez plus revue !
- Pardon ! madame, mais je n’ose vous le dire.
- Finissez à présent. C’est une bêtise. Dites-moi tout. Je m’attends à quelque noirceur de votre part.
- Bien loin de là, madame ; ce fut une jouissance bien douce, quoique imparfaite.
- Dites ; mais ne nommez pas les choses par leur nom : c’est l’essentiel. »
Après ce nouvel ordre, je lui dis, sans la regarder au visage, ma rencontre avec la Grecque en présence de Bellino, et l’action non achevée qui se passa comme par inspiration jusqu’au moment où cette charmante esclave s’arracha de mes bras à l’approche de son maître. Mme F. ne disant rien, je fis tomber la conversation sur un autre sujet : car, si j’étais avec elle sur un excellent pied, je sentais que je devais aller à pas comptés : jeune comme elle l’était, je pouvais être certain qu’elle ne s’était jamais mésalliée, et ce que je méditais devait lui paraître une mésalliance du premier ordre.
La fortune, qui m’avait toujours favorisé dans les occasions les plus désespérées, ne voulut pas cette fois me traiter en marâtre et elle me procura le jour même une faveur d’une nature particulière. Ma belle dame s’étant fait une forte piqûre au doigt, après avoir poussé un cri perçant, me tend sa belle main en me priant de lui sucer le sang. On peut juger si je fus prompt à me saisir d’une main si belle ; et, si mon lecteur est amoureux ou s’il l’a jamais été, il devinera comment je m’acquittai de cette agréable besogne. Qu’est ce qu’un baiser ! N’est-ce pas le désir ardent d’aspirer une portion de l’être qu’on aime ? Et le sang que je suçais de cette charmante blessure, qu’était-il qu’une partie de l’être que j’idolâtrais ! Quand j’eus fini, elle me remercia affectueusement en me disant de cracher le sang que j’avais sucé.
« Il est là, lui dis-je en portant la main sur mon cœur, et Dieu sait le plaisir qu’il me fait.
- Vous avez avalé mon sang avec plaisir ! Êtes-vous donc anthropophage ?
- Je ne le crois pas, madame, mais j’aurais craint de vous profaner, si j’en avais laissé perdre une goutte. »
Un soir, en grande assemblée, il était question des plaisirs du carnaval qui s’approchait, et on se plaignait amèrement de ce qu’on serait privé du théâtre. Je m’offris à l’instant à procurer à mes frais une troupe de comédiens, si l’on voulait de suite me louer toutes les loges et m’accorder le monopole exclusif de la banque de pharaon. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le carnaval approchait, et il fallait que je me rendisse à Otrante. On accueillit ma proposition avec des cris de joie, et le provéditeur général mit une felouque à mes ordres. En trois jours toutes les loges furent abonnées, et un juif prit tout le parterre, à l’exception de deux jours par semaine que je me réservai.
Le carnaval cette année-là était fort long : j’avais bonne chance de fortune.
On dit que le métier d’entrepreneur est difficile ; mais, si cela est, je n’en ai pas fait l’expérience, et pour mon compte j’affirme le contraire.
Je partis de Corfou à l’entrée de la nuit, et, le vent étant frais, j’arrivai à Otrante à la pointe du jour sans que mes rameurs eussent mouillé leurs avirons. Il n’y a de Corfou à Otrante que quatorze ou quinze lieues.
Sans penser à me débarquer à cause de la quarantaine qui est perpétuelle dans toute l’Italie pour tout ce qui vient du Levant, je descendis au parloir, où, placé derrière une barre, on peut parler à toutes les personnes qui se mettent derrière une autre en face et à la distance de deux toises.
Aussitôt que je me fus annoncé comme venant pour engager une troupe de comédiens pour Corfou, les chefs des deux qui se trouvaient alors à Otrante vinrent me parler. Je commençai par leur dire qu’avant tout je voulais voir à mon aise devant moi tous les acteurs, ceux d’une troupe après ceux de l’autre.
Les deux chefs compétiteurs me donnèrent alors une scène du plus beau comique, chacun d’eux voulant que l’autre amenât la sienne le premier. Le capitaine du port me dit enfin qu’il dépendait de moi de faire finir leur contestation en leur disant laquelle je voulais voir la première ; l’une était napolitaine, et l’autre sicilienne. Ne connaissant ni l’une ni l’autre, je nommai la napolitaine la première. Don Fastidio, qui en était le chef, en fut tout mortifié, tandis que Battipaglia se montra radieux, espérant qu’après la comparaison je donnerais la préférence à la sienne.
Une heure après, je vis arriver Fastidio et sa troupe ; et qu’on juge de ma surprise en reconnaissant Petrone et sa sœur Marine ! Celle-ci, dès qu’elle m’eut aperçu, pousse un cri de joie, franchit la barre et vient se jeter dans mes bras. Alors commence un vacarme horrible entre don Fastidio et le capitaine du port. Marine étant aux gages de Fastidio, le capitaine du port m’obligea à la consigner au lazaret, où elle devait faire la quarantaine à ses frais. La pauvre petite pleurait, mais je ne pouvais réparer son imprudence.
Je suspendis la querelle en disant à don Fastidio de me montrer tout son monde un à un. Petrone en faisait partie ; il jouait les rôles d’amoureux. Il me dit qu’il avait pour moi une lettre de Thérèse. Je vis avec plaisir un Vénitien que je connaissais et qui jouait le pantalon, trois actrices qui pouvaient plaire, un polichinelle, un scaramouche ; et le tout me parut assez passable.
Je dis à Fastidio de me dire au plus juste ce qu’il voulait par jour, le prévenant que, si son compétiteur me faisait meilleur marché, ce serait à lui que je donnerais la pomme.
« Monsieur, dit-il, vous logerez vingt personnes dans six chambres avec dix lits ; vous me donnerez une salle libre et commune, tous voyages payés, et trente ducats de Naples par jour. Voilà le livret de mon répertoire ; il dépendra de vous de faire jouer telle pièce que vous ordonnerez. »
Réfléchissant à la pauvre Marine, qui aurait dû se purger au lazaret avant de pouvoir remonter sur la scène, je dis à Fastidio d’aller préparer le contrat, parce que je voulais partir de suite.
Je n’eus pas plus tôt prononcé ces mots que voilà guerre ouverte entre le directeur exclu et le directeur préféré. Le premier, d’un ton furieux, traita Marine de p…, disant qu’elle n’avait rompu la consigne sanitaire qu’en collusion avec Fastidio pour m’obliger à prendre sa troupe.
Petrone, prenant fait et cause pour sa sœur, se joignit à Fastidio, et le malheureux Battipaglia, traîné dehors, reçut une volée de coups de poings qui ne dut pas le consoler d’avoir manqué la préférence.
Un quart d’heure après, Petrone m’apporta la lettre de Thérèse, qui devenait riche en ruinant le duc, et qui, toujours constante, m’attendait à Naples.
Vers le soir, tout étant prêt, je partis d’Otrante avec vingt comédiens et six grandes caisses qui contenaient tout ce qui leur était nécessaire pour jouer. Un petit vent du sud qui soufflait à notre départ aurait pu me conduire à Corfou en dix heures, si, après avoir cinglé une heure, mon carabouchiri (chef de l’équipage) ne m’eût dit qu’il voyait au clair de la lune un vaisseau qui, s’il était corsaire, pourrait s’emparer de nous. Ne voulant rien risquer, je fis baisser les voiles et je retournai à Otrante. Dès le point du jour, je fis remettre à la voile avec un bon vent d’ouest qui nous aurait également menés à Corfou ; mais, après avoir vogué pendant deux heures, le capitaine me dit qu’il voyait un brigantin, qu’il le croyait corsaire, car il manœuvrait de manière à nous mettre sous le vent. Je lui dis de changer de direction et d’aller à tribord pour voir s’il nous suivait : aussitôt, le brigantin manœuvra de même. Ne pouvant aller à Otrante et n’ayant nulle envie d’aller en Afrique, je fis manœuvrer pour prendre terre sur la côte de la Calabre à force de rames et à l’endroit le plus proche. Les matelots, qui tremblaient dans leur peau, communiquèrent la peur à ma troupe comique, et bientôt ce ne fut plus que larmes et sanglots ; chacun d’eux se recommandait à quelque saint, mais je n’entendis pas un de ces marauds se recommander à Dieu. Les grimaces du scaramouche et l’air morne et désolé de Fastidio formaient un tableau qui m’aurait fait rire, si l’aspect d’un danger pressant et réel ne m’en eût empêché.
Marine seule, qui n’appréciait pas le danger, était gaie et se moquait de la terreur générale.
Vers le soir, un fort vent s’étant levé, j’ordonnai qu’on le prît en poupe à toutes voiles et qu’on cinglât ainsi, quand bien même le vent deviendrait plus fort. Pour me mettre à l’abri des atteintes du corsaire, je m’étais disposé à traverser le golfe, et les marins à la fin du jour n’en pouvaient plus ; mais je ne craignais plus rien.
Le vent du nord commença à souffler, et en moins d’une heure il fut si fort que nous allions à la bouline d’une façon effrayante. La felouque paraissait à tous moments être près de chavirer. L’effroi était sur tous les visages, mais on observait le plus grand silence, car je l’avais ordonné sous peine de la vie. Malgré la position pénible où nous nous trouvions, les sanglots du pusillanime scamarouche me forçaient à rire. Le timonier étant un homme ferme et le vent étant fait, je sentais que nous arriverions sans encombre. En effet, à la pointe du jour, nous aperçûmes Corfou, et, à neuf heures, nous débarquâmes au Mandrache. Tout le monde fut étonné de nous voir arriver de ce côté-là.
Dès que ma troupe fut débarquée, les jeunes officiers ne manquèrent pas de venir voir les actrices : c’était dans l’ordre ; mais ils les trouvèrent peu ragoûtantes, à l’exception de Marine, qui reçut sans se plaindre la nouvelle que je ne pouvais pas m’occuper d’elle. J’étais sûr qu’elle ne manquerait pas d’adorateurs. Mais mes comédiennes, qui avaient paru laides sur le port, furent jugées autrement sur la scène, et la femme de Pantalon plut par-dessus tout.
M. Duodo, gouverneur d’un vaisseau de guerre, lui ayant fait une visite et trouvant M. Pantalon intolérant, lui donna quelques coups de canne. Don Fastidio vint me dire le lendemain que cet acteur et sa femme ne voulaient plus jouer.
Je remédiai à cela en leur donnant une représentation à leur bénéfice.
La femme de Pantalon fut fort applaudie ; mais, se trouvant insultée parce qu’en applaudissant le parterre criait : « Bravo Duodo ! » elle vint se plaindre dans la loge du général, où je me trouvais d’ordinaire, et le général, pour la consoler, lui promit en mon nom une autre représentation à la fin du carnaval, et force me fut de souscrire à cette promesse. Le fait est que pour contenter cette engeance vorace je leur abandonnai les unes après les autres les dix-sept représentations que je m’étais réservées. Celle que j’accordai à Marine fut en faveur de Mme F., qui avait pris cette actrice en affection depuis qu’elle avait eu l’honneur de déjeuner tête à tête avec M. D. R., dans une petite maison hors de la ville.
Cette générosité me coûta plus de quatre cents sequins, mais la banque m’en rapporta plus de mille, quoique je ne taillasse jamais, les affaires du théâtre ne m’en laissant pas le temps. Ce qui me fit beaucoup d’honneur, ce fut qu’on vit clairement que je n’avais aucune intrigue avec les actrices, ce qui m’aurait été si facile. Mme F. m’en fit compliment en me disant qu’elle ne me croyait pas si sage. J’étais trop occupé pendant tout le carnaval pour songer à l’amour, même à celui qui me tenait si fort au cœur. Ce ne fut qu’au commencement du carême et après le départ des comédiens que je pus m’y livrer tout entier.
Un matin, quelqu’un vint de la part de Mme F. me dire qu’elle désirait me parler. Il était onze heures, je m’y rends sans retard, et, lui ayant demandé en quoi je pouvais lui être agréable :
« C’est, me dit-elle, pour vous rendre les deux cents sequins que vous m’avez prêtés si noblement. Les voilà ; veuillez me rendre mon billet.
- Votre billet, madame, n’est plus en mon pouvoir. Il est déposé sous enveloppe bien cachetée chez M. le notaire ***, qui, conformément à cette quittance, ne peut le remettre qu’à vous-même.
- Pourquoi ne l’avez-vous pas gardé près de vous ?
- Crainte qu’on ne me le volât, ou de peur de le perdre. Et, si j’étais venu à mourir, je n’aurais pas voulu qu’il tombât entre d’autres mains que les vôtres.
- Votre procédé est certainement délicat ; mais il me semble que vous auriez dû garder le droit de le retirer vous-même des mains du dépositaire.
- Je n’ai point prévu le cas possible de le retirer.
- Cependant le cas aurait pu facilement arriver. Je puis donc faire dire au notaire de m’envoyer l’enveloppe ?
- Sans doute, madame ; et vous seule le pouvez. »
Elle envoya prévenir le notaire, qui vint lui remettre son dépôt.
Elle brise l’enveloppe et ne trouve qu’un papier barbouillé de noir, mais parfaitement illisible, excepté son nom que j’avais respecté.
« Ceci, me dit-elle, prouve de votre part une façon d’agir aussi noble que délicate ; mais avouez que je ne puis pas être sûre que ce chiffon soit réellement mon billet, quoique j’y voie mon nom.
- C’est vrai, madame ; et, si vous n’en êtes pas sûre, j’ai tous les torts du monde.
- J’en suis sûre parce que je dois l’être ; mais vous conviendrez que je ne pourrais pas en jurer.
- J’en conviens. »
Les jours suivants, il me parut qu’elle avait tout à fait changé à mon égard. Elle ne me recevait plus en déshabillé, et je devais me morfondre à attendre que sa femme de chambre l’eût habillée avant d’être admis dans son intérieur.
Quand je contais quelque chose, elle faisait semblant de ne pas comprendre, et affectait de ne point trouver le sel d’un bon mot ou d’une anecdote ; souvent même elle ne me regardait pas, et alors je contais mal. Si M. D. R. riait de quelque chose que je venais de conter, elle demandait pourquoi il riait, et, lorsque celui-ci lui avait répété la chose, elle la trouvait plate ou insipide. Si un de ses bracelets venait à se détacher, je m’offrais à le lui remettre ; mais ou elle ne voulait pas me donner cette peine, ou je n’en connaissais pas le ressort, et, c’était sa femme de chambre qui devait le faire. Mon humeur devenait visible ; mais elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Si M. D. R. m’engageait à dire quelque chose d’agréable et que je ne parlasse pas de suite, j’avais, disait-elle, vidé le fond de mon sac, et elle disait en riant que j’étais épuisé. Plein de dépit et préférant alors le silence, j’en convenais ; mais je séchais, car je ne savais à quoi attribuer cette variation, ce changement d’humeur auquel il me semblait n’avoir point donné le plus petit motif. Je voulais me décider à lui donner des marques ouvertes de mon mépris ; mais, quand l’occasion se présentait, je n’en avais pas le courage.
Un soir, M. D. R. m’ayant demandé si j’avais été souvent amoureux :
« Trois fois, monseigneur, lui répondis-je.
- Et toujours heureux, n’est-ce pas ?
- Toujours malheureux. La première, peut-être, parce qu’étant abbé je n’osai point me découvrir. La seconde, parce qu’un événement cruel et imprévu me força à m’éloigner presque subitement de l’objet que j’aimais au moment où j’allais voir couronner mes vœux. La troisième, parce que la pitié que j’ai inspirée à la personne qui m’avait enflammé lui a fait venir l’envie de me guérir de ma passion, au lieu de me rendre heureux.
- Et quels spécifiques a-t-elle employés pour cela ?
- Elle a cessé d’être aimable.
- J’entends ; elle vous a maltraité : et vous appelez cela de la pitié ? Vous vous trompez.
- Certainement, dit Madame ; on a pitié de quelqu’un qu’on aime ; et on ne veut pas le guérir en le rendant malheureux. Cette femme-là ne vous a jamais aimé.
- Je ne veux pas le croire, madame.
- Mais êtes-vous guéri ?
- Parfaitement, car, lorsqu’il m’arrive de penser à elle, je me trouve froid et indifférent ; mais ma convalescence a été longue.
- Elle a duré, je pense, jusqu’à ce que vous êtes devenu amoureux d’une autre ?
- D’une autre, madame ? Je croyais vous avoir dit que ma troisième avait été la dernière. »
A peu de jours de là, M. D. R. me dit que Mme F. était indisposée, qu’il ne pouvait pas lui aller tenir compagnie, mais que je devais y aller, certain que cela lui ferait beaucoup de plaisir. J’obéis, et je rends mot à mot le compliment de M. D. R. Mme F. était couchée sur son sopha ; elle me répondit, sans me regarder, qu’elle croyait avoir la fièvre et qu’elle ne m’engageait pas à rester, persuadée que je m’ennuierais.
« Je ne saurais m’ennuyer auprès de vous, madame ; d’ailleurs, je ne puis m’en aller que par votre ordre absolu, et dans ce cas j’irai passer ces quatre heures à votre antichambre, car M. D. R. m’a dit de l’attendre ici.
- Dans ce cas, asseyez-vous, si vous voulez. »
J’étais rebuté d’une expression aussi sèche, mais je l’aimais et je ne l’avais jamais vue si belle, son indisposition animant son teint d’une manière à le rendre éblouissant. Je restai là muet et immobile comme une statue pendant un quart d’heure ; alors, ayant sonné sa femme de chambre, elle me pria de la laisser un instant. M’ayant fait rentrer peu de minutes après, elle me demanda ce que ma gaieté était devenue.
« Si ma gaieté a disparu, madame, ce ne peut être que par vos ordres. Rappelez-la, et vous la verrez reparaître dans toute sa vigueur à votre présence.
- Que faut-il que je fasse pour la rappeler ?
- Être à mon égard comme vous étiez à mon retour de Casopo. Je vous déplais depuis quatre mois, et, comme je ne puis savoir pourquoi, j’en suis profondément affligé.
- Je suis toujours la même. En quoi me trouvez-vous donc changée ?
- Juste ciel ! en tout, excepté dans votre individu. Mais j’ai pris mon parti.
- Et quel est-il ?
- Celui de souffrir en silence, sans que jamais rien puisse diminuer les sentiments que vous m’avez inspirés, toujours plein du désir de vous convaincre de ma parfaite soumission, toujours attentif à vous donner de nouvelles marques de mon zèle.
- Je vous remercie, mais je ne sais pas ce que vous pouvez souffrir en silence à cause de moi. Je m’intéresse à vous, et j’écoute toujours vos aventures avec plaisir. Pour preuve, c’est que je suis très curieuse de vous entendre conter vos trois amours. »
J’invente sur-le-champ trois historiettes faites à plaisir, faisant parade de sentiments et d’amour parfaits, sans jamais effleurer la jouissance, surtout lorsque je croyais entrevoir qu’elle s’y attendait. Tantôt la délicatesse, tantôt le respect, quelquefois le devoir y mettait obstacle. Mais alors j’avais soin d’observer qu’un véritable amant n’avait pas besoin de cette condition-là pour se croire parfaitement heureux. Je voyais facilement que son imagination allait plus loin que mes récits, et je m’apercevais aussi que ma réserve lui plaisait. Je croyais la connaître assez bien pour pouvoir juger que je prenais le meilleur moyen de la mener au but où je la désirais. Elle fit une réflexion qui me toucha sensiblement, mais j’eus soin de n’en rien laisser paraître. Il s’agissait de celle des trois qui par pitié avait entrepris de me guérir.
« S’il est vrai, dit-elle, qu’elle vous aimât, il se peut qu’elle n’ait pas pensé à vous guérir, mais bien à se guérir elle-même. »
Le lendemain de cette espèce de raccommodement, M. F., son époux, pria mon général D. R. de permettre que j’allasse à Butintro pour une excursion de trois jours, son adjudant étant dangereusement malade.
Butintro est à sept milles en face de Corfou. C’est l’endroit de la terre ferme le plus voisin de l’île. Ce n’est pas un fort, mais un simple village d’Épire, aujourd’hui l’Albanie, et qui appartient aux Vénitiens. L’axiome politique que « droit négligé est droit perdu » fait que les Vénitiens y envoient tous les ans quatre galères avec des galériens pour y couper du bois et le charger sur les embarcations ; des troupes pour surveiller les ouvriers, qui, sans cette précaution, pourraient déserter et s’aller faire Turcs. L’une des quatre galères étant montée par M. F., il avait besoin d’un adjudant, et ce fut sur moi que tomba son choix.
Je partis, et le quatrième jour nous ramenâmes à Corfou une grande provision de bois. Je rentrai chez M. D. R., que je trouvai seul sur la terrasse. C’était le vendredi saint. Il était pensif, et, après un instant de silence, il me tint ce discours que je n’oublierai jamais :
« M. F., dont l’adjudant mourut hier, vient me prier de vous céder à lui jusqu’à ce qu’il ait pu s’en procurer un autre. Je lui ai répondu que je ne me crois pas en droit de disposer de vous ; qu’il devait s’adresser à vous-même, l’assurant que, si vous m’en demandiez la permission je n’y mettrais aucune difficulté, quoiqu’il me faille deux adjudants. Il ne vous en a rien dit depuis votre retour ?
- Rien, monseigneur ; il m’a remercié d’avoir été à Butintro sur sa galère, et rien de plus.
- Il vous en parlera, sans doute ; que lui direz-vous ?
- Il est tout simple que je lui dirai que je ne quitterai jamais Votre Excellence sans son ordre exprès.
- Je ne vous donnerai certainement jamais cet ordre. »
Comme M. D. R. achevait ces mots, voilà M. et Mme F. qui entrent. Sachant de quoi il allait probablement être question, je me hâte de sortir. Un quart d’heure après on m’appelle, et M. F., d’un ton de confiance, me dit :
« N’est-il pas vrai, monsieur Casanova, que vous viendrez volontiers demeurer avec moi en qualité d’adjudant ?
- Son Excellence me donne donc mon congé ?
- Nullement, me dit M. D. R., mais je vous laisse l’option.
- Monseigneur, il m’est impossible d’être ingrat. »
Je demeurai là debout, décontenancé, tenant les yeux à terre et ne cherchant pas à cacher ma mortification, qui ne pouvait être que l’effet de ma situation. Je redoutais les regards de Mme F., que j’aurais voulu ne pas rencontrer pour tout l’or du monde, d’autant plus que je savais qu’elle pouvait deviner tout ce qui se passait en moi. Son mari, un instant après, dit froidement, comme un sot, qu’il était bien vrai que j’avais un service beaucoup plus fatigant auprès de lui qu’auprès de M. D. R., et que d’ailleurs il y avait plus d’honneur à servir le gouverneur des galères qu’un simple sopracomito. J’allais répondre, lorsque Madame, prenant la parole, dit d’une voix gracieuse et d’un air très aisé : « M. Casanova a raison. » Là-dessus on se mit à parler d’autres choses, et je sortis pour aller réfléchir à ce qui venait de se passer.
Je finis par conclure que M. F. ne pouvait m’avoir demandé à M. D. R. qu’excité par sa femme ou, au moins, qu’après avoir eu son consentement. Cela flattait à la fois mon amour et mon amour-propre. Cependant mon honneur était intéressé à ne me laisser accepter cette mutation qu’autant que j’aurais l’assurance que cela ferait plaisir à mon chef actuel. « J’accepterai, me dis-je, lorsque M. D. R. me dira positivement que je lui ferai plaisir en acceptant. C’est l’affaire de M. F. »
La même nuit j’eus l’honneur de donner le bras à Mme F. pendant la procession qu’on fait en commémoration de la mort de Jésus-Christ, et à laquelle toute la noblesse va à pied. Je m’attendais à ce qu’elle me dirait un mot sur l’affaire ; mais elle resta muette. Mon amour était au désespoir, et je passai la nuit sans pouvoir fermer l’œil. Je craignais que mon refus ne l’eût offensée, et cela me perçait le cœur. Le lendemain je ne pris aucune nourriture, et le soir à l’assemblée je ne dis pas un mot. Je me sentais malade et j’allai me coucher avec une fièvre qui me força à garder le lit le premier jour de Pâques. Le lendemain, très faible, je voulais garder la chambre, quand un messager de Mme F. vint m’avertir qu’elle voulait me parler. Je défends au messager de dire qu’il m’avait trouvé au lit ; je me lève et me rends chez elle. J’entre dans son cabinet pâle, défait, et pourtant elle ne s’informe pas de ma santé, gardant un moment le silence, comme pour se rappeler pourquoi elle m’avait fait appeler.
« Ah ! oui ; vous savez que notre adjudant est mort et que nous avons besoin de le remplacer. Mon mari, qui vous aime, certain que M. D. R. vous laisse le maître d’accepter, s’est mis dans la tête que vous viendrez, si je vous demande ce plaisir moi-même. Si vous voulez venir, vous aurez cette chambre-là. »
Elle me montre une chambre contiguë à celle où elle couchait, et située de manière que pour la voir dans tous les coins je n’avais pas même besoin de me mettre à ma fenêtre.
« M. D. R., me dit-elle, ne vous en aimera pas moins, et comme il vous verra chaque jour chez moi, il n’oubliera point vos intérêts. Dites-moi maintenant, voulez-vous venir, ou non ?
- Je le voudrais, madame, mais je ne le puis.
- Vous ne le pouvez pas ? C’est singulier. Asseyez-vous et dites-moi ce qui vous empêche, quand, en acceptant, vous êtes sûr de plaire à M. D. R. comme à nous ?
- Si j’en étais sûr, j’accepterais à l’instant ; mais tout ce que j’ai entendu de sa bouche, c’est qu’il me laisse le maître.
- Vous craignez donc de lui faire de la peine en venant chez nous ?
- Cela pourrait être, et pour rien au monde….
- Je suis sûre du contraire.
- Ayez la bonté de faire qu’il me le dise.
- Et alors vous viendrez ?
- Ah ! mon Dieu ! à l’instant. »
A cette exclamation qui peut-être en disait trop, je détournai les yeux pour ne pas l’embarrasser. Pendant ce temps elle demanda son mantelet pour aller à la messe, et nous sortîmes. En descendant l’escalier, elle appuya sa main toute nue dans la mienne. C’était la première fois que j’obtenais cette faveur ; on doit deviner si j’en tirai bon augure. En quittant ma main, elle me demanda si j’avais la fièvre, « car, me dit-elle, vous avez la main brûlante. »
Lorsque nous sortîmes de l’église, je lui offris ma main pour l’aider à monter dans la voiture de M. D. R., que nous rencontrâmes par hasard. Aussitôt que je l’eus quittée, je me hâtai de rentrer chez moi pour respirer en liberté et me livrer à toute la joie de mon âme, car je ne doutais plus d’être aimé, et je ne pensais pas que M. D. R. pût rien refuser à Mme F. dans cette circonstance.
Qu’est-ce que c’est que l’amour ! J’ai lu bien du verbiage antique sur ce sujet ; j’ai lu aussi la plupart de ce qu’en ont dit les modernes ; mais ni tout ce qu’on en a dit, ni tout ce que je m’en suis dit moi-même et pendant que j’étais jeune et maintenant que je ne le suis plus, rien, rien ne me fera avouer que l’amour soit une bagatelle ni une vanité. C’est une espèce de folie, oui, mais sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir : c’est une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable, si elle atteint dans la vieillesse. Amour, être, sentiment indéfinissable ! Dieu de la nature ! Douce amertume ! Amertume cruelle ! Amour ! monstre charmant qu’on ne peut définir et qui, au milieu de mille peines que tu répands sur la vie, sèmes l’existence de tant de plaisir que sans toi l’être et le néant seraient unis et confondus !
Le surlendemain, M. D. R. me dit d’aller prendre les ordres de M. F. sur sa galère, qui allait mettre à la voile pour cinq ou six jours. Je vais vite faire mon paquet, et puis je me rends auprès de mou nouveau chef, qui me reçut fort bien, et nous partîmes sans voir Madame, qui dormait encore. Cinq jours après nous rentrâmes dans le port et j’allai m’établir dans ma chère nouvelle demeure ; car au moment où je me disposais à me rendre auprès de M. D. R. pour lui demander ses ordres, il se présenta lui-même et, après avoir demandé à M. F. s’il était content de moi et m’avoir fait la même question par rapport à M. F., il me dit : « Casanova, puisque vous êtes content l’un de l’autre, vous pouvez être persuadé que vous me faites un véritable plaisir en demeurant au service de M. F. » Je me soumis respectueusement, et en moins d’une heure je me trouvai établi en pied dans ma nouvelle sphère. Mme F. me dit qu’elle était ravie que cette grande affaire fût enfin terminée selon ses désirs. Je lui répondis par une profonde révérence. Me voilà enfin, comme la salamandre, dans le feu où je désirais être.
Presque toujours sous les yeux de Madame, dînant souvent tête à tête avec elle, l’accompagnant souvent à la promenade seul quand M. D. R. n’était pas des nôtres, la voyant de ma chambre même quand j’écrivais, ou m’entretenant avec elle dans la sienne, toujours soumis et attentif sans avoir l’air de la moindre prétention, je passai ainsi les quinze premiers jours, sans que ce rapprochement apportât aucun changement à notre manière d’être réciproque. Cependant j’espérais, et pour ranimer mon courage je me figurais que l’amour n’était pas encore assez fort pour vaincre son orgueil. J’attendais tout de l’occasion, que je me proposais bien de saisir dès qu’elle se présenterait, car j’étais persuadé qu’un amant qui ne saisit pas la fortune par le toupet est perdu.
Ce qui me déplaisait, c’était qu’en public elle semblait s’étudier à me prodiguer les distinctions, tandis qu’en particulier elle en paraissait avare. J’avais tout l’air d’être heureux aux yeux du monde, mais j’aurais voulu le paraître moins et l’être réellement un peu plus. Mon amour pour elle était pur ; la vanité ne s’en mêlait pas,
Un jour que j’étais seul avec elle, elle me dit :
« Vous avez des ennemis, mais hier soir je les ai forcés au silence.
- Ce sont des envieux, madame, auxquels je ferais pitié, s’ils étaient dans le secret de mon cœur, et dont vous pourriez facilement me délivrer.
- Comment leur feriez-vous pitié, je vous prie, et moi comment pourrais-je vous en délivrer ?
- Ils me croient heureux, et je languis, et vous m’en délivreriez, si vous me traitiez mal.
- Vous seriez donc moins sensible à mes mauvais traitements qu’à l’envie des méchants ?
- Oui, madame, pourvu que les mauvais traitements public fussent compensés par vos bontés en particulier ; car, dans le bonheur que j’ai de vous appartenir, je ne me sens animé par aucun sentiment de vanité. Qu’on me plaigne, je serai heureux, pourvu qu’on se trompe.
- C’est un rôle que je ne saurais jamais jouer. »
J’avais souvent l’indiscrétion de me tenir derrière le rideau de la fenêtre de ma chambre pour la regarder à loisir lorsqu’elle devait se croire sûre de n’être vue de personne ; mais dans cette position les larcins que je faisais étaient bien insignifiants ; car, soit qu’elle se doutât que je la voyais, soit qu’elle le fît par habitude, tout était si mesuré que, lors même que je la voyais dans son lit, mon bonheur n’allait pas au delà de sa charmante tête.
Un jour que sa femme de chambre lui épointait ses longs cheveux en ma présence, je m’amusais à ramasser toutes ces jolies petites rognures et je les posais au fur et à mesure sur sa toilette, à l’exception d’une petite mèche que je mis dans ma poche, pensant qu’elle n’y aurait pas pris garde ; mais, aussitôt que nous fûmes seuls, elle me dit avec douceur, mais un peu trop sérieusement, de tirer de ma poche les cheveux que j’avais ramassés. Trouvant cela trop fort, une rigueur pareille me paraissant aussi cruelle qu’injuste et déplacée, j’obéis, mais je jetai les cheveux sur sa toilette de l’air le plus dédaigneux.
« Monsieur, vous vous oubliez.
- Non, madame, car vous auriez pu faire semblant de ne vous être point aperçue de cet innocent larcin.
- On se gêne à faire semblant.
- Que pouviez-vous soupçonner de si noir dans mon âme pour un vol aussi puéril ?
- Rien de noir, mais des sentiments qu’il ne vous est point permis d’avoir pour moi.
- Des sentiments auxquels vous pouvez ne point répondre, madame, mais qui ne peuvent m’être défendus que par la haine ou l’orgueil. Si vous aviez un cœur, vous ne seriez victime ni de l’un ni de l’autre ; mais vous n’avez que de l’esprit, et il doit être méchant par le soin qu’il met à m’humilier. Vous avez surpris mon secret, madame ; vous en ferez tel usage que bon vous semblera ; mais, en revanche, j’ai appris à vous bien connaître. Cette connaissance me sera utile plus que votre découverte ; car je deviendrai sage peut-être. »
Après cette incartade je sors, et, ne m’entendant pas rappeler, je vais m’enfermer dans ma chambre, et, dans l’espoir de me calmer par le sommeil, je me déshabille et me mets au lit. Dans ces sortes de moments, un amoureux trouve détestable l’objet qu’il aime : son amour, changé en dépit, ne distille plus que la haine et le mépris.
Il me fut impossible de m’endormir, et, quand on vint me chercher pour souper, je fis dire que j’étais malade. La nuit se passa sans que je fermasse l’œil, et, me sentant abattu, je résolus de voir ce que ce serait et je refusai d’aller dîner, disant toujours que j’étais malade. Le soir, je sentis mon cœur palpiter d’aise lorsque j’entendis ma belle dame entrer dans ma chambre. L’inquiétude, la diète et l’insomnie me donnaient réellement l’air malade, et j’en étais ravi. Je me débarrassai bientôt de sa visite en lui disant d’un air d’indifférence que ce n’était qu’un violent mal de tête, auquel j’étais sujet, et que la diète et le repos ne tarderaient pas à me guérir.
Vers les onze heures, voilà de nouveau Madame et son ami M. D. R. qui entrent dans ma chambre. S’approchant affectueusement de mon lit :
« Qu’avez-vous, mon pauvre Casanova, me dit-elle ?
- Un grand mal de tête, madame, dont je serai guéri demain.
- Pourquoi voulez-vous attendre à demain ? Il faut vous guérir de suite. Je vous ai ordonné un bouillon et deux œufs frais.
- Rien, madame ; la diète seule peut me guérir.
- Il a raison, dit M. D. R. ; je connais cette maladie. »
Je branlai légèrement la tête.
M. D. R. s’étant mis à considérer une estampe, elle saisit ma main en me disant qu’elle serait charmée de me voir prendre un bouillon ; et, en la retirant, je sentis qu’elle me laissait un petit paquet ; ensuite elle alla examiner l’estampe avec M. D. R.
J’ouvre le paquet, je sens des cheveux, je m’empresse de les cacher sous la couverture ; mais en même temps je me sens monter le sang à la tête d’une manière qui m’effraye. Je demande de l’eau ; elle s’approche avec M. D. R. et ils sont effrayés de me voir aussi enflammé, tandis qu’ils venaient de me voir pâle et défait. Elle me donna un verre d’eau dans laquelle elle mêla de l’eau des Carmes, ce qui provoqua à la minute un vomissement violent. Un instant après je me trouve mieux et je demande à manger. Elle sourit. La femme de chambre entre avec le bouillon, et les œufs, et, tout en prenant ce restaurant, je leur conte l’histoire de Pandolfin. M. D. R. croyait voir un miracle, et je lisais sur les traits de cette femme adorable l’amour, la pitié et le repentir. Sans la présence de M. D. R., c’eût été le montent de mon bonheur ; mais je me voyais certain qu’il n’était que différé. M. D. R. dit à Mme F. que s’il ne m’avait pas vu vomir, il aurait cru que ma maladie était feinte ; car, selon lui, il n’était pas possible de passer si rapidement de la tristesse à la gaieté.
« C’est la vertu de mon eau, dit Madame en me regardant, et je vais vous laisser mon flacon.
- Non, madame, daignez l’emporter, car sans votre présence son eau serait sans vertu.
- Et je le crois aussi, dit Monsieur ; ainsi je vous laisse ici avec le malade.
- Non, non, dit-elle ; il faut le laisser dormir. »
Je dormis en effet toute la nuit, mais avec elle, en songe ; et la réalité n’aurait pu rien ajouter à mes jouissances du moment. Je me trouvais très avancé ; car trente-quatre heures de diète me donnaient le droit de lui parler d’amour ouvertement, et le don de ses cheveux était un aveu irréfragable de sa part.
Le lendemain, après avoir souhaité le bonjour à M. F., j’allai jaser un moment avec la femme de chambre, en attendant qu’il fit jour chez Madame. J’eus le plaisir de l’entendre rire quand elle sut que j’étais là. Elle me fit entrer, et, sans me laisser le temps de lui dire un mot, elle me dit qu’elle était toute ravie de me voir bien portant, et que je devais aller souhaiter le bonjour à M. D. R.
Ce n’est pas seulement aux yeux d’un amant qu’une belle femme est mille fois plus ravissante au moment où elle sort des bras du sommeil qu’en sortant de sa toilette, mais bien aux yeux de tout homme qui la voit en cet état. Mme F. dans cet instant m’inonda de plus de rayons que n’en répand le soleil quand il se montre après l’aurore. Malgré cela, la femme la plus belle est attachée à sa toilette tout comme celle qui ne saurait s’en passer ; car plus on a, et plus on veut avoir.
Dans l’ordre que me donna Mme F. je vis un nouveau motif de certitude d’un bonheur prochain ; « car, en me renvoyant, me disais-je, elle a voulu se mettre à l’abri des exigences que j’aurais pu avoir et qu’elle aurait dû satisfaire. »
Riche de ses cheveux, j’ai consulté mon amour pour savoir ce que je devais en faire : car, voulant réparer l’avarice sentimentale qu’elle avait montrée en m’obligeant à remettre les petites rognures, elle m’en avait donné une mèche suffisante pour en faire une tresse. Ils avaient une aune et demie de longueur. M’étant fixé sur l’emploi, j’allai chez un confiturier juif dont la fille était bonne brodeuse, et je me fis broder devant moi sur un bracelet de satin vert les quatre lettres initiales de nos noms ; ensuite elle me fit du reste un cordon très mince. A l’un des bouts je fis mettre un ruban noir formant lacet et qui aurait pu me servir à m’étrangler, si jamais l’amour m’avait réduit au désespoir. Je m’en fis un collier. Ne voulant rien perdre d’un bien si précieux, je coupe avec des ciseaux ce qui me restait de cheveux, j’en fais une poudre très menue, et j’engage le confiseur à les mêler en ma présence dans une pâte d’ambre, de sucre, de vanille, d’angélique, d’alkermès et de styrax ; et j’attendis que les dragées résultant de ce mélange fussent faites avant de m’en aller. J’en fis faire de pareilles, avec les mêmes ingrédients, à l’exception des cheveux, et je mis les premières dans une belle bonbonnière de cristal de roche et les secondes dans une boîte d’écaille.
Depuis que, par le don de ses cheveux, elle m’avait mis dans le secret de son cœur, je ne m’amusais plus à lui faire des contes ; je ne l’entretenais plus que de ma passion et de mes désirs ; le lui disais qu’elle devait ou me bannir de sa présence ou me rendre heureux ; mais la cruelle n’en convenait pas. Elle me disait que nous ne pouvions être heureux qu’en nous abstenant de violer nos devoirs. Quand je me jetais à ses pieds pour obtenir d’avance le pardon des violences que je voulais lui faire, elle me repoussait par une force bien supérieure à celle d’un Alcide femelle ; car elle me disait avec une voix pleine d’amour et de sentiment :
« Mon ami, je ne vous supplie pas de respecter ma faiblesse, mais daignez m’épargner en faveur de l’amour que j’ai pour vous.
- Quoi ! lui disais-je, vous m’aimez, et vous ne vous déterminerez jamais à me rendre heureux ! Ce n’est ni croyable, ni naturel. Vous me forcez à croire que vous ne m’aimez pas. Laissez-moi un instant coller mes lèvres sur les vôtres : je ne vous demanderai pas davantage.
- Non, mon ami, non, me disait-elle ; car cela ne ferait qu’enflammer vos désirs, ébranler mes résolutions, et nous nous trouverions encore plus malheureux. »
Elle me mettait ainsi chaque jour au désespoir, et ensuite elle se plaignait qu’on ne me trouvât plus en société cet esprit, cet enjouement qui lui avaient tant plu à mon arrivée de Constantinople ; et M. D. R., qui souvent, par esprit de gentillesse, me faisait la guerre, me disait que je maigrissais à vue d’œil. Un jour Mme F. me dit que cela lui déplaisait, car les méchants, en observant la chose, pourraient peut-être juger qu’elle me traitait mal. Pensée singulière et qui semble hors de nature ! J’en fis une idylle que je ne lis pas encore aujourd’hui sans sentir ma paupière humide.
« Comment ! lui dis-je, vous reconnaissez donc votre cruauté à mon égard ? Lorsque vous craignez que le monde ne devine vos rigueurs, vous vous plaisez à y persister ! Vous me faites endurer tous les tourments d’un Tantale ! Vous seriez enchantée de me voir gai, rayonnant, lors même qu’on jugerait que c’est des bontés que vous seriez censée avoir pour moi, et vous me refusez les plus légères faveurs !
- Qu’on le croie, pourvu que ce ne soit pas vrai.
- Quel contraste ! Serait-il possible que je ne vous aimasse pas, que vous ne sentissiez rien pour moi ? Ces contradictions me semblent hors de nature. Mais vous maigrissez aussi, et moi je me meurs. Voici ce qui nous arrivera immanquablement : nous mourrons avant longtemps, vous de consomption, moi d’épuisement ; car je suis réduit à jouir de votre fantôme le jour, la nuit et toujours, partout, excepté quand je suis en votre présence. »
A cette déclaration faite avec l’accent de la passion, je la vis étonnée, attendrie, et je crus le moment du bonheur arrivé. Je la saisis entre mes bras et déjà je me procurais des prémices… la sentinelle frappa deux coups. Quel funeste contretemps ! Je me remets, me mettant debout devant elle… M. D. R. paraît, et pour cette fois il me trouva de si bonne humeur, qu’il resta avec nous jusqu’à une heure après minuit.
Mes dragées commençaient à faire du bruit. M. D. R., Mme F. et moi étions les seuls qui en eussions la bonbonnière pleine. J’en étais avare, et personne n’osait m’en demander parce que j’avais dit qu’elles coûtaient cher et qu’il n’y avait pas à Corfou de confiseur capable de les imiter, ni de physicien en état d’en faire l’analyse. Je n’en donnais surtout à personne de ma boîte de cristal, et Mme F. l’avait fort bien observé. Je ne les croyais certainement pas un philtre amoureux et j’étais loin de supposer que les cheveux pussent les rendre plus exquises : mais une superstition amoureuse me les faisait chérir, et je jouissais en pensant que je m’identifiais à quelques parcelles de l’être que j’adorais.
Mme F., par une certaine sympathie sans doute, en était folle. Elle soutenait à tout le monde que c’était un remède universel, et, sachant être maîtresse de l’auteur, elle ne s’enquérait pas du secret de leur composition ; mais, ayant observé que je n’en donnais que de celles qui étaient dans la bonbonnière d’écaille et que je n’en mangeais que de celle de cristal, elle m’en demanda un jour la raison. Sans y réfléchir, je lui dis que dans celles que je mangeais il y avait quelque chose qui forçait à l’aimer.
« Je n’en crois rien ; mais, elles sont donc différentes de celles que je mange moi-même ?
- Elles sont pareilles, à cela près que l’ingrédient qui force à vous chérir n’est que dans les miennes.
- Dites-moi ce que c’est que cet ingrédient.
- C’est un secret que je ne puis vous révéler.
- Et, moi, je ne mangerai plus de vos dragées. »
En disant cela, elle se lève, vide sa bonbonnière et la remplit de diablotins ; puis elle boude, et continue les jours suivants, évitant de se trouver seule avec moi. Cela me chagrinant, je deviens triste, mais je ne puis me résoudre à lui dire que je mange de ses cheveux.
Quatre ou cinq jours après, elle me demanda pourquoi j’étais triste.
« Parce que vous ne mangez plus de mes dragées.
- Vous êtes le maître de votre secret, et moi de manger ce que je veux.
- Voilà ce que j’ai gagné à vous faire une confidence. »
En disant cela, j’ouvre ma bonbonnière de cristal et je la vide tout entière dans ma bouche en disant : « Encore deux fois, et je mourrai fou d’amour pour vous. Alors vous vous trouverez vengée de ma réserve. Adieu, madame ! »
Elle me rappelle, me fait asseoir auprès d’elle en me disant de ne pas faire des folies qui la chagrineraient : car je savais qu’elle m’aimait, et je devais bien savoir qu’elle ne croyait pas que ce fût par la vertu de quelque drogue.
« Pour vous rendre certain que vous n’en avez pas besoin pour être aimé, voici un gage de ma tendresse. » Elle approche sa belle bouche, et j’y colle la mienne jusqu’à ce que j’aie été forcé de la quitter pour respirer. Je me jette alors à ses pieds, les yeux mouillés de larmes de tendresse et de reconnaissance, et je lui dis que, si elle me promet de me pardonner, je vais lui avouer mon crime.
« Crime ! Vous m’effrayez. Je vous pardonne. Dites-moi vite tout.
- Tout. Mes dragées renferment vos cheveux réduits en poudre. Voici à mon bras ce bracelet où nos noms sont tracés avec vos cheveux, et voici à mon cou ce cordon avec lequel je veux cesser de respirer quand vous ne m’aimerez plus. Tels sont mes crimes, et je n’en aurais pas commis un seul, si je ne vous adorais. »
Elle rit, me relève et me dit qu’effectivement j’étais le plus criminel des hommes, Elle essuya mes larmes en m’assurant que je ne m’étranglerais jamais.
Après cette conversation, ayant savouré le nectar du premier baiser de ma divinité, j’eus la force de me régler à son égard d’une façon toute différente. Elle me voyait ardent, elle était peut-être brûlante, et j’avais la force de m’abstenir de toute attaque.
« D’où vient, me dit-elle un jour, que vous avez trouvé la force de vous dominer ?
- Après le tendre baiser que vous m’avez accordé de votre plein gré, j’ai senti que je ne devais aspirer à rien qu’à ce que votre cœur vous portera à m’accorder de même. Vous ne sauriez vous figurer la douceur que ce baiser m’a procurée !
- Pourrais-je l’ignorer, ingrat ! Qui de nous deux a procuré cette douceur ?
- Ni vous ni moi, femme adorable ! Il fut le produit de l’amour, ce baiser si tendre et si doux !
- Oui, mon ami, l’amour dont les trésors sont inépuisables. »
Elle n’avait pas achevé, que nos lèvres étaient occupées à l’unisson. Elle me tenait si fortement contre son sein que je ne pouvais faire agir mes mains, pour me procurer d’autres jouissances ; mais je me sentais heureux. A la fin de cette charmante lutte, je lui demandai si elle croyait que nous en resterions toujours là ?
« Toujours, mon ami, et jamais davantage. L’amour est un enfant qu’on doit apaiser par des badinages : une nourriture trop forte ne peut que le faire mourir.
- Je le connais mieux que vous. Il veut une nourriture substantielle, et quand on s’obstine à la lui refuser, il sèche. Ne me refusez pas la douceur d’espérer.
- Espérez, si vous y trouvez notre compte.
- Que ferais-je sans cela ? J’espère, car je sais que vous avez un cœur.
- A propos ! Vous souvenez-vous du jour où, dans votre colère, vous me dites que je n’avais que de l’esprit, croyant me dire une grosse injure ?
- Oh ! oui.
- Que je ris de bon cœur dès que j’y eus réfléchi ! Oui, mon ami, j’ai un cœur, et sans lui maintenant je ne me trouverais pas heureuse. Maintenons-nous donc dans notre bonheur actuel, et sachons être contents sans demander davantage. »
Soumis à ses lois, mais chaque jour plus amoureux, j’espérais que la nature, à la longue, toujours plus puissante que les préjugés, amènerait une crise heureuse. Mais, outre la nature, la fortune aussi m’aida à parvenir. J’en eus l’obligation à un malheur.
Un jour qu’elle se promenait dans un jardin appuyée sur le bras de M. D. R., elle s’accrocha à un buisson de roses sauvages et se fit une profonde écorchure au bas de la jambe. M. D. R. lui serra d’abord la blessure avec son mouchoir afin d’arrêter le sang qui en sortait avec abondance, et on fut obligé de la porter à la maison sur un palanquin.
A Corfou les blessures aux jambes sont dangereuses quand on ne les soigne pas bien, et souvent, pour les faire cicatriser, on est obligé de s’en éloigner.
Obligée de garder le lit, mon heureux emploi me condamna à rester constamment à ses ordres. Je la voyais à chaque instant ; mais les trois premiers jours les visites se succédèrent sans interruption, et je ne fus jamais seul avec elle. Le soir, quand tout le monde avait disparu, que son mari s’était retiré, M. D. R. restait encore une heure, et alors la décence exigeait que je la quittasse quand ce dernier sortait. Je me trouvais beaucoup plus à l’aise avant l’accident, et je le lui dis d’un ton moitié gai, moitié triste ; le lendemain elle me procura un moment heureux pour me dédommager.
Un vieil Esculape venait tous les matins au point du jour pour la panser, et alors il n’y avait de présent que sa femme de chambre ; mais je me rendais en négligé chez cette fille pour être le premier à savoir comment ma divinité se portait.
Ce jour-là la femme de chambre vint me dire d’entrer au moment où le médecin la pansait.
« Voyez, je vous prie, si ma jambe est moins rouge.
- Pour pouvoir le dire, madame, il faudrait que je l’eusse vue hier.
- C’est vrai. J’ai des douleurs et je crains l’érysipèle.
- Ne craignez rien, madame, dit le docteur ; gardez le lit, et je suis sûr de vous guérir. »
Le chirurgien étant alors occupé près de la fenêtre à préparer un cataplasme, et la femme de chambre étant sortie, je lui demandai si elle sentait de la dureté dans le gras de la jambe et si la rougeur montait en sillonnant plus haut ; et il était naturel que j’accompagnasse ces questions de mes mains à de mes yeux. Je ne vis ni rougeurs ni duretés, mais…. et la tendre malade s’empressa, d’un air riant, de baisser la toile, en me laissant prendre un tendre baiser, dont depuis quatre jours je ne savourais plus la douceur. Fureur d’amour, délire plein de charmes ! De ses lèvres je descendis à sa blessure, et persuadé dans cet instant que mes baisers devaient être le meilleur spécifique, j’aurais continué, si le bruit que fit la femme de chambre en rentrant ne m’avait contraint de cesser.
Resté seul avec elle et brûlant de désirs, je la conjurai de faire au moins le bonheur de mes yeux.
« Je me sens humilié, lui dis-je, en pensant que le bonheur dont je viens de jouir n’est qu’un vol.
- Mais, si tu te trompes ? »
Le lendemain j’assistai de même au pansement ; mais, dès que le chirurgien fut parti, elle me pria de lui arranger ses coussins, ce que je fis à l’instant. Elle, comme pour me faciliter cette agréable besogne, souleva la couverture afin de s’appuyer et me facilita ainsi la vue d’une foule de beautés dont mes yeux s’enivraient, et je prolongeais l’occupation sans qu’elle trouvât que j’allais trop lentement.
Quand j’eus fini, je n’en pouvais plus, et je me jetai dans un fauteuil en face d’elle, absorbé dans une sorte de recueillement. Je contemplais cet être ravissant qui, sans art apparent, ne me procurait jamais un plaisir que pour m’en accorder un plus grand, sans jamais arriver au but.
« A quoi pensez-vous ? me dit-elle.
- Au bonheur suprême dont je viens de jouir.
- Vous êtes un homme cruel.
- Non, je ne suis pas cruel, car, puisque vous m’aimez, vous ne devez pas rougir d’être indulgente. Songez aussi que, pour vous aimer passionnément, il ne faut pas que je croie que c’est par surprise que j’ai joui d’une vue ravissante ; car, si ce n’était que par hasard, je serais forcé d’admettre que tout autre à ma place aurait eu le même bonheur, et cette idée ferait mon supplice. Laissez-moi vous devoir la douce reconnaissance de m’avoir appris ce matin combien je puis être heureux par un seul de mes sens. Pouvez-vous être fâchée contre mes yeux ?
- Oui.
- Ils sont à vous, arrachez-les-moi. »
Le jour suivant, dès que le docteur fut parti, elle envoya sa femme de chambre faire quelques emplettes.
« Ah ! me dit-elle quelques instants après, elle a oublié de me passer ma chemise.
- Hélas ! souffrez que je la remplace.
- Oui, mais songe que je ne permets qu’à tes yeux d’être de la partie.
- J’y consens. »
Elle se délace, ôte son corset et sa chemise, en me disant de lui passer vite la blanche ; mais, comme j’étais trop occupé de tout ce que je voyais et que je n’allais pas vite :
« Passe-moi donc ma chemise ! me dit-elle ; elle est sur la petite table.
- Où ?
- Là, au pied du lit. Je la prendrai moi-même. »
Se penchant alors vers la table, elle découvre la presque totalité de tout ce que je désirais, et, se relevant lentement, elle me donne la chemise, que je ne pouvais tenir, tant je frissonnais de bonheur. Elle a pitié de moi, mes mains partagent le bonheur de mes yeux ; je tombe entre ses bras, nos lèvres se confondent, et tous deux, dans une voluptueuse pression, nous éprouvons une défaillance amoureuse, insuffisante pour nos désirs, mais assez douce pour les tromper un moment.
Plus maîtresse d’elle-même qu’on ne l’est d’ordinaire en pareille circonstance, elle eut soin de ne me laisser parvenir qu’au parvis du temple, l’entrée du sanctuaire ne devant pas être encore mon partage.