Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 18

CHAPITRE XIV

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Rencontre comique à Orsera. - Voyage à Corfou. - Séjour à Constantinople. - Bonneval. - Mon retour à Corfou. - Madame F. – Le faux prince. - Ma fuite de Corfou. - Mes folies sur l’île de Casopo. - Je me rends aux arrêts à Corfou. Ma prompte délivrance et mes triomphes. - Mes succès auprès de Mme F.

Je soutiens qu’un sot serviteur est plus dangereux qu’un méchant, qu’il est surtout plus à charge ; car on peut se tenir en garde contre un méchant, jamais contre une bête. On peut punir une méchanceté, jamais une sottise, à moins que ce ne soit en éloignant le sot ou la sotte ; et alors le changement se réduit d’ordinaire à tomber de Charybde en Scylla.

Ce chapitre et les deux suivants étaient achevés ; ils contenaient en détail ce que je vais sans doute écrire en gros, car la sotte fille qui me sert s’en est emparée pour son usage. Elle m’a dit, pour s’excuser, que ces papiers étant usés, griffonnés et pleins de ratures, elle les avait pris de préférence à ceux qui n’étaient point écrits, jugeant que ces derniers devaient m’être bien plus précieux. Je me suis mis en colère et j’ai eu tort, car la pauvre fille en avait bien agi selon l’intention : le jugement seul l’avait fait errer. On sait que le premier effet de la colère est de priver l’homme de la faculté de juger ; car la colère et la réflexion ne sont pas de la même famille. Heureusement cette passion chez moi est de courte durée : Irasci celerem tamen et placabilem esse (S’apaiser aussi aisément que l’on s’emporte). Après avoir perdu mon temps à lui dire des injures dont elle n’a point senti la force, et à lui prouver qu’elle était une sotte bête, elle a réfuté tous mes arguments par le silence le plus absolu. J’ai dû prendre mon parti, et encore avec un reste de mauvaise humeur, je me suis remis à l’ouvrage. Ceci ne vaudra pas sans doute ce que j’ai fait étant de bonne humeur ; mais que le lecteur s’en contente ; car, comme le mécanicien, il gagnera en temps ce qu’il perdra en force.

Étant descendu à Orsera pendant qu’on chargeait de lest le fond de notre vaisseau, dont la trop grande légèreté nuisait à l’équilibre nécessaire à la navigation, je vois un homme de bonne mine qui s’arrête à me considérer avec beaucoup d’attention. Certain que ce ne pouvait pas être un créancier, je pensai que ma bonne mine l’intéressait, et ne pouvant point le trouver mauvais, j’allais mon chemin quand il m’aborda.

« Oserais-je, mon capitaine, vous demander si c’est pour la première fois que vous venez dans cette ville ?

- Non, monsieur, c’est pour la seconde.

- N’y étiez-vous pas l’année passée ?

- Précisément.

- Mais alors vous n’étiez pas habillé en militaire ?

- C’est encore vrai ; mais vos questions commencent à me paraître un peu indiscrètes.

- Vous devez me le pardonner, monsieur, puisque ma curiosité est fille de ma reconnaissance. Vous êtes l’homme à qui j’ai les plus grandes obligations, et je n’imagine que la Providence ne vous a ramené ici que pour que j’en contracte de plus grandes encore.

- Qu’ai-je donc fait pour vous, et que puis-je faire ? Je ne saurais vous deviner.

- Ayez la bonté de venir déjeuner avec moi. Voilà ma demeure ; j’ai du refosque précieux, venez en goûter, et je vous convaincrai en peu de mots que vous êtes mon vrai bienfaiteur, et que je suis en droit d’espérer que vous n’êtes revenu ici que pour renouveler vos bienfaits. »

Je ne pouvais pas soupçonner cet homme de folie ; mais, ne comprenant rien à ses propos, je m’imaginai qu’il voulait m’engager à lui acheter de son refosque, et j’acceptai. Nous montâmes dans sa chambre, où il me laissa un instant seul pour aller commander le déjeuner. J’y vis plusieurs instruments de chirurgie, ce qui me fit penser qu’il était chirurgien ; et dès qu’il revint, je lui demandai s’il l’était en effet.

« Oui, mon capitaine ; il y a vingt ans que je fais ce métier dans cette ville, où je vivais dans la misère, car je n’avais guère que quelques saignées à faire, des ventouses à appliquer, quelques écorchures à panser et quelque entorse à remettre. Ce que je gagnais ne me suffisait pas pour vivre. Mais, depuis l’année passée, je puis dire avoir changé d’état ; j’ai gagné beaucoup d’argent, je l’ai mis à profit, et c’est à vous, mon capitaine, à vous, que le bon Dieu vous bénisse, que je suis redevable de mon bien-être actuel.

- Comment cela ?

- Le voici, mon capitaine. Vous avez connu la gouvernante de don Jérôme, et vous lui avez laissé en partant un souvenir amoureux qu’elle a communiqué à un ami qui, de bonne foi, en fit présent à sa femme. Celle-ci, ne voulant pas sans doute être en reste, le passa à un libertin qui, à son tour, en fut si prodigue, qu’en moins d’un mois j’eus une cinquantaine de clients. Les mois suivants ne furent pas moins fertiles, et je donnai mes soins à tout le monde, en me faisant bien payer, comme de raison. J’en ai encore quelques-uns ; mais dans un mois je n’aurai plus personne, car la maladie n’existe plus. Vous devez comprendre maintenant la joie que m’a causée votre rencontre. Vous m’avez paru de bon augure. Puis-je me flatter que vous resterez ici quelques jours pour renouveler la source de ma fortune ? »

Son récit me fit rire, mais je lui fis de la peine en lui disant que je me portais fort bien. Il m’assura que je ne pourrais pas en dire autant à mon retour, car le pays où j’allais était plein de mauvaise marchandise ; mais que personne comme lui n’avait le secret de l’extirper. Il me pria de compter sur lui, de ne point m’en rapporter aux charlatans qui me proposeraient leurs remèdes. Je lui promis tout ce qu’il voulut en le remerciant, et je retournai à bord. Je racontai mon histoire à M. Dolfin, qui en rit beaucoup. Nous mîmes à la voile le lendemain, et le quatrième jour, derrière Curzola, nous éprouvâmes une tempête qui faillit me coûter la vie. Voici comment.

Un prêtre esclavon qui servait de chapelain sur le vaisseau, très ignorant, insolent et brutal, dont je me moquais en toute occasion, était tout naturellement devenu mon ennemi. Tant de fiel entre-t-il dans l’âme d’un dévot ! Dans le plus fort de la tempête, il s’était placé sur le tillac et, tenant son rituel à la main, il exorcisait les diables qu’il croyait voir dans les nues et qu’il montrait à tous les matelots, lesquels, se croyant perdus, pleuraient, se désespéraient et négligeaient la manœuvre nécessaire pour garantir le vaisseau des rochers qu’on voyait à droite et à gauche.

Voyant le danger que nous courions et le mauvais effet des sots exorcismes sur l’équipage, que ce prêtre ignorant désespérait, au lieu de ranimer son courage, je crus très prudent de m’en mêler. J’allai me percher sur les cordages, appelant les matelots au travail, leur disant qu’il n’y avait pas de diables et que le prêtre qui voulait qu’ils en vissent était fou. J’eus beau pérorer, payer de ma personne et montrer le salut dans l’activité, je n’empêchai pas le prêtre de me déclarer athée et de soulever contre moi la plus grande partie de l’équipage. Les vents continuant à soulever les ondes pendant les deux jours suivants, le fourbe trouva moyen de persuader aux matelots qui l’écoutaient que la tempête ne s’apaiserait point aussi longtemps que je serais sur le vaisseau. Pénétré de cette idée, l’un d’entre eux, croyant le moment propice à l’accomplissement des vœux du prêtre, me trouvant au bord du tillac, me poussa si rudement en me donnant un coup de câble que je fus renversé. C’était fait de moi sans la branche d’une ancre qui, s’accrochant à mon habit, m’empêcha de tomber dans la mer et qui fut dans toute la force du mot mon ancre de salut. On vint à mon secours, et je fus sauvé. Un caporal m’ayant montré le matelot assassin, je pris son bâton et me mis à rosser le drôle d’importance ; mais, les matelots et le prêtre furibond étant accourus à ses cris, j’aurais succombé si les soldats ne se fussent mis de mon côté. Le capitaine du vaisseau étant survenu avec M. Dolfin, ils furent obligés d’entendre le prêtre et de promettre à la canaille, pour l’apaiser, de me mettre à terre dès que la chose se pourrait. Non content de cela, le prêtre exigea que je lui livrasse un parchemin que j’avais acheté d’un Grec à Malamocco, au moment où j’allais m’embarquer. Je ne m’en souvenais plus, mais c’était vrai. Je me mis à rire, et l’ayant remis à M. Dolfin, celui-ci le remit au fanatique chapelain, qui, chantant victoire, se fit apporter le brasier de la cuisine et en fit un auto-da-fé sur des charbons ardents. Ce malheureux parchemin, avant de se consumer, fit des contorsions qui durèrent une demi-heure ; et le prêtre de représenter cela comme un phénomène qui convainquit tous les matelots que c’était mon grimoire infernal. La prétendue vertu de ce parchemin devait être de rendre toutes les femmes amoureuses de l’homme qui le portait. J’espère que le lecteur me fera la grâce de croire que je n’ajoutais nulle foi aux filtres, aux talismans ni aux amulettes d’aucune espèce : je n’avais acheté ce parchemin que par pure plaisanterie.

Il y a dans toute l’Italie, dans la Grèce et en général partout où les masses sont ignorantes, des Grecs, des Juifs, des astrologues et des exorcistes qui vendent aux dupes des chiffons et des bimbelots dont, à les en croire, les vertus sont prodigieuses : des charmes pour se rendre invulnérable ; des guenilles pour se préserver des maléfices ; des sachets remplis de drogues pour éloigner ce qu’ils appellent les esprits follets, et mille babioles de ce genre. Ces marchandises ne sont d’aucun prix en France, en Allemagne et en Angleterre, non plus que dans le nord en général ; mais, en revanche, on se livre dans ces pays à d’autres duperies qui sont d’une tout autre importance.

Le mauvais temps ayant cessé précisément pendant qu’on brûlait l’innocent parchemin, les matelots, croyant les démons conjurés, ne pensèrent plus à se défaire de ma personne ; et au bout de huit jours d’une navigation très heureuse, nous arrivâmes à Corfou. Dès que je me fus bien logé, j’allai porter mes lettres à S. Ém. le provéditeur général et à tous les chefs de mer auxquels j’étais recommandé ; puis, ayant été rendre mes devoirs à mon colonel et avoir fait connaissance avec les officiers du régiment, je pensai à me divertir jusqu’à l’arrivée du chevalier Venier, qui devait me mener à Constantinople. Il arriva vers la moitié du mois de juin ; mais, en l’attendant, m’étant livré au jeu de la bassette, je perdis tout mon argent et je vendis ou mis en gage tous mes bijoux.

Telle est la destinée de tout individu incliné aux jeux de hasard, à moins qu’il ne sache captiver la fortune en jouant avec un avantage réel dépendant du calcul ou de la dextérité, mais indépendant du hasard. Je crois qu’un joueur sage et prudent peut faire l’un et l’autre sans encourir le blâme, sans pouvoir être taxé de fripon.

Pendant le mois que je passai à Corfou en attendant l’arrivée du chevalier Venier, je ne m’arrêtai d’aucune façon à l’examen du pays, ni au physique, ni au moral ; car, excepté les jours où je devais monter la garde, je vivais au café, acharné à la banque du pharaon, et succombant, comme de raison, au malheur que je m’obstinais à braver. Il ne m’arriva pas une fois de rentrer chez moi avec la consolation d’avoir gagné, et je n’eus la force de finir qu’après que je n’eus plus aucun moyen. La seule sotte consolation que j’eusse était de m’entendre, peut-être par dérision, appeler beau joueur par le banquier lui-même toutes les fois que je perdais une carte décisive. J’étais dans cette situation désolante, quand je crus me sentir renaître en entendant les coups de canon qui annonçaient l’arrivée du bailo. Il montait le navire l’Europe, vaisseau de guerre armé de soixante-douze canons et qui n’avait mis que huit jours de Venise à Corfou. A peine eut-il jeté t’ancre qu’il fit hisser son pavillon de capitaine général des forces maritimes de la république, et le provéditeur fit baisser le sien. La république de Venise n’a pas sur la mer une autorité supérieure à celle de baile à la Porte-Ottomane. Le chevalier Venier avait une suite brillante et distinguée ; et le comte Annibal Gombera, le comte Charles Zenobio, tous deux nobles Vénitiens, ainsi que le marquis d’Ancheti, du Bressan, l’accompagnaient à Constantinople par curiosité. Il passa huit jours à Corfou, et, chacun à son tour, tous les chefs de mer lui donnèrent une fête ainsi qu’à sa suite, de sorte que les grands soupers et les bals ne discontinuèrent pas. Dès que je me présentai à Son Excellence, il me dit qu’il avait déjà parlé au provéditeur général qui m’accordait un congé de six mois pour l’accompagner en qualité d’adjudant, et dès qu’il m’eut été délivré, je fis porter mon petit bagage à bord, et le vaisseau leva l’ancre dès le lendemain.

Ayant mis à la voile par un bon vent qui se soutint, en six jours nous fûmes devant Cerigo, où l’on jeta l’ancre pour faire aiguade. La curiosité de voir cette antique Cythère me fit accompagner les matelots de corvée ; mais j’aurais mieux fait de rester à bord, car je fis une mauvaise connaissance. J’étais en compagnie du capitaine qui commandait les troupes du vaisseau.

Dès que nous fûmes à terre, deux hommes de mauvaise mine et mal vêtus nous abordèrent en nous demandant l’aumône. Je leur demandai qui ils étaient, et l’un, plus alerte que l’autre, me parla ainsi :

« Nous sommes condamnés à vivre et peut-être à mourir dans cette île par le despotisme du conseil des Dix avec une quarantaine de malheureux comme nous, et nous sommes tous nés sujets de la république.

« Notre prétendu crime, qui n’en est un nulle part, est l’habitude que nous avions de vivre avec nos maîtresses et de n’être point jaloux de ceux de nos amis qui, les trouvant jolies et avec notre consentement, se procuraient leurs faveurs. Comme nous n’étions pas riches, nous ne nous faisions point scrupule d’en profiter ; mais on traita notre commerce d’illicite, et on nous envoya ici, où nous recevons dix sols par jour en monnaie longue (monnaie de petite valeur). On nous appelle mangiamaroni (mangeurs de marrons) et nous sommes pis que les galériens, car l’ennui nous dévore et nous sommes souvent pressés de la faim que nous ne savons comment satisfaire : Mon nom est don Antonio Pocchini, noble de Padoue, et ma mère est de l’illustre famille de Campo San-Piero. »

Nous leur fîmes l’aumône, ensuite nous parcourûmes l’ile, et après avoir visité la forteresse, nous retournâmes à bord. Je parlerai de ce Pocchini dans une quinzaine d’années.

Les vents toujours favorables nous conduisirent aux Dardanelles en huit ou dix jours : là les barques turques vinrent nous prendre pour nous transporter à Constantinople. La vue de cette ville à la distance d’une lieue est étonnante, et je crois que le monde entier n’offre nulle part un spectacle aussi ravissant. C’est cette superbe vue qui fut cause de la fin de l’empire romain et du commencement de l’empire grec ; car Constantin le Grand, arrivant à Byzance par mer et séduit par la beauté du site, s’écria : « Voilà le siège de l’empire du monde ! » et pour rendre sa prophétie immanquable, il quitta Rome pour aller s’y établir. S’il avait lu la prophétie d’Horace, ou plutôt s’il y avait cru, il est probable qu’il n’aurait jamais fait cette sottise. Le poète avait écrit que l’empire romain ne s’acheminerait vers sa perte que lorsqu’un successeur d’Auguste s’aviserait d’en transporter le siège là où il aurait pris naissance. La Troade est peu distante de la Thrace.

Nous arrivâmes à Péra, au palais de Venise, vers la mi-juillet, et, chose fort rare, on ne parlait point de peste à Constantinople dans ce moment-là. Nous fûmes tous parfaitement bien logés ; mais les grandes chaleurs déterminèrent les bailes à aller jouir de la fraîcheur dans une maison de campagne que le baile Dona avait louée. C’était à Bouyoucdéré. La première chose qu’on m’ordonna fut de ne jamais sortir à l’insu du baile et sans être accompagné d’un janissaire. J’obéis à la lettre. Dans ce temps-là les Russes n’avaient point dompté l’impertinence du peuple turc. On nous dit maintenant que les étrangers peuvent aller en sûreté partout où ils veulent.

Le lendemain de mon arrivée, je me fis conduire chez Osman bacha de Caramanie, nom que portait le comte de Bonneval depuis qu’il avait pris le turban. Dès que je lui eus fait tenir ma lettre, je fus introduit dans un appartement au rez-de-chaussée, meublé à la française, où je vis un gros seigneur âgé, vêtu à la française, qui dès que je parus se leva, vint au-devant de moi d’un air riant, en me demandant ce qu’il pouvait faire à Constantinople pour le recommandé d’un cardinal de l’Église romaine, qu’il ne pouvait plus appeler sa mère. Pour toute réponse, je lui conte en détail l’histoire qui, dans un moment de désespoir, me fit demander au cardinal des lettres pour Constantinople, et j’ajoute que, les ayant reçues, je me suis cru superstitieusement obligé de les porter.

« Ainsi, sans cette lettre, me dit-il, vous ne seriez jamais venu ici, où vous n’avez nul besoin de moi.

- C’est vrai, mais je me crois très heureux de m’être procuré par là l’honneur de connaître dans Votre Excellence un homme dont toute l’Europe a parlé, dont elle parle encore et dont on parlera longtemps. »

Après avoir fait des réflexions sur le bonheur d’un jeune homme comme moi qui, sans nul souci, sans dessein ni but déterminé, s’abandonne à la fortune avec cette confiance qui méconnaît la crainte, il me dit que, la lettre du cardinal Acquaviva l’obligeant à faire quelque chose pour moi, il voulait me faire connaître trois ou quatre de ses amis turcs qui en valaient la peine. Il m’invita à dîner tous les jeudis, me promettant de m’envoyer un janissaire qui me garantirait des impertinences de la canaille, et qui me ferait voir tout ce qui méritait d’être vu.

La lettre du cardinal m’annonçant pour homme de lettres, il se leva en me disant qu’il voulait me faire voir sa bibliothèque. Je le suivis au travers du jardin, et nous entrâmes dans une chambre garnie d’armoires grillées, et derrière le treillis de fil de fer on voyait des rideaux : derrière ces rideaux devaient se trouver les livres.

Tirant une clef de sa poche, il ouvre et au lieu d’infolio je vois des rangées de bouteilles des meilleurs vins, et nous nous mimes tous deux à rire de grand cœur.

« C’est là, me dit le bacha, ma bibliothèque et mon harem ; car, étant vieux, les femmes abrégeraient ma vie, taudis que le bon vin ne peut que me la conserver, ou au moins me la rendre plus agréable.

- J’imagine que Votre Excellence a obtenu une dispense du mufti ?

- Vous vous trompez, car il s’en faut bien que le pape des Turcs ait autant de pouvoir que le pape des chrétiens. Il ne peut dans aucun cas permettre une chose défendue par le Coran ; mais cela n’empêche pas que chacun ne soit le maître de se damner, si cela l’amuse. Les Turcs dévots plaignent les libertins, mais ne les persécutent pas. Il n’y a point d’inquisition en Turquie. Ceux qui n’observent pas les préceptes de la religion, disentils, seront assez malheureux dans l’autre vie, sans qu’il soit besoin de les faire souffrir dans celle-ci. La seule dispense que j’aie demandée et obtenue est celle de la circoncision, quoiqu’on ne puisse guère l’appeler ainsi ; car à mon âge elle aurait pu être dangereuse. C’est une cérémonie que généralement on observe, mais qui n’est pas de précepte. »

Pendant deux heures que je passai avec lui, il me demanda des nouvelles de plusieurs Vénitiens de ses amis, et particulièrement de Marc-Antonio Dieto. Je lui dis qu’on l’aimait toujours et qu’on ne se plaignait que de son apostasie ; il me répondit qu’il était Turc comme il avait été chrétien, et qu’il ne savait pas le Coran plus qu’il n’avait su l’Évangile.

« Je suis sûr, dit-il, que je mourrai tranquille et beaucoup plus heureux dans ce moment-là que le prince Eugène. J’ai dû dire que Dieu est Dieu et que Mahomet est son prophète. Je l’ai dit, et les Turcs ne se soucient guère de savoir si je l’ai pensé. Je porte le turban comme un soldat est obligé de porter l’uniforme de son maître. Je ne savais que le métier de la guerre, et je ne me suis déterminé à devenir lieutenant général du Grand Turc que lorsque je me suis vu réduit à ne plus savoir comment faire pour vivre. Quand je quittai Venise, la soupe avait mangé la vaisselle ; et si la nation juive m’eût offert le commandement de cinquante mille hommes, j’aurais été faire le siège de Jérusalem. »

Bonneval était bel homme, mais il avait trop d’embonpoint. Ayant reçu un coup de sabre au bas-ventre, il était obligé de porter constamment un bandage avec une plaque d’argent. Il avait été exilé en Asie, mais pour peu de temps ; car, disait-il, les cabales ne sont pas aussi tenaces en Turquie qu’en Europe et principalement à la cour de Vienne. En le quittant, il eut la bonté de me dire que depuis son arrivée en Turquie il n’avait pas passé deux heures aussi agréables que celles que je lui avais procurées, et qu’il en ferait compliment au baile.

Le baile Dona, qui l’avait beaucoup connu à Venise, me chargea de lui dire mille choses agréables, et M. Venier témoigna beaucoup de regret de ne pouvoir point faire sa connaissance.

Le surlendemain de ma première visite était un jeudi, et le bacha ne manqua pas de m’envoyer un janissaire, comme il me l’avait promis. C’était vers les onze heures ; je le suivis, et pour le coup je le trouvai vêtu en Turc. Ses convives ne tardèrent pas à venir, et nous nous mîmes à table au nombre de huit, et tous montés en ton de gaieté. Le dîner fut entièrement à la française, tant pour le cérémonial que pour les mets ; son maître d’hôtel et son cuisinier étaient deux honnêtes renégats français.

Il avait eu soin de me présenter à tous les convives en me les faisant connaître ; mais il ne me donna occasion de parler qu’à la fin du repas. La conversation fut toute en italien, et j’observai que les Turcs ne dirent pas un mot dans leur propre langue pour se communiquer la moindre observation. Chaque convive avait à sa droite une bouteille qui pouvait être du vin blanc ou de l’hydromel. Je sais que je bus, ainsi que M. de Bonneval, que j’avais à ma droite, de l’excellent bourgogne blanc.

On me fit parler de Venise, mais plus particulièrement de Rome, ce qui fit tomber la conversation sur la religion, mais non pas sur le dogme. On se borna à la discipline et aux cérémonies liturgiques. L’un des convives, qu’on appelait effendi parce qu’il avait été ministre des affaires étrangères, dit qu’il avait à Rome un ami dans l’ambassadeur de Venise, dont il parla avec éloge. Je fis écho, et lui dis que j’étais chargé d’une de ses lettres pour un seigneur musulman qu’il qualifiait aussi de son ami. Il me demanda son nom ; mais, l’ayant oublié, je fouillai dans mon portefeuille pour y chercher la lettre, et je le remplis de joie en prononçant son nom écrit sur l’adresse. Il demanda la permission de la lire, et, après en avoir baisé la signature, il se leva pour venir m’embrasser. Cette scène attendrit M. de Bonneval et toute la compagnie. L’effendi, qui se nommait Ismaïl, engagea le bacha Osman à me mener dîner chez lui un jour qu’il fixa.

Malgré toutes les prévenances du noble effendi, celui qui m’intéressa le plus pendant ce charmant dîner fut un bel homme qui paraissait avoir soixante ans et qui unissait sur sa physionomie l’air de la sagesse au ton de la plus parfaite douceur. Deux ans après, je retrouvai ses traits sur la belle tête de M. de Bragadin, sénateur vénitien, dont je parlerai quand nous en serons là. Il m’avait écouté avec la plus grande attention, sans prononcer le moindre mot. Un homme en société dont la figure et le maintien intéressent pique fortement la curiosité de ceux qui ne le connaissent pas lorsqu’il observe un silence marqué. Lorsque nous sortîmes de la salle où nous avions dîné, je demandai à M. de Bonneval qui il était, et il me répondit que c’était un homme riche, philosophe, d’une probité reconnue, et dont la pureté de mœurs était aussi grande que son respect pour sa religion. Il me conseilla de cultiver sa connaissance, s’il me faisait des avances.

Cet avis me fit plaisir, et, dès que nous nous fûmes promenés à l’ombre des allées de son jardin, nous rentrâmes dans le salon meublé à la turque, et je me plaçai à dessein auprès de Josouff-Ali. C’était le nom du Turc qui m’avait intéressé, et qui m’offrit sa pipe de la meilleure grâce. Je la refusai poliment, et j’acceptai celle que me présenta un serviteur de Bonneval. J’ai toujours fumé en compagnie des fumeurs, ou je suis sorti ; car sans cela je me serais imaginé avaler la fumée des autres, et cette idée, vraie et dégoûtante, révolte. Aussi je n’ai jamais pu concevoir comment en Allemagne le beau sexe, d’ailleurs si aimable, pouvait respirer la fumée suffocante d’une foule de fumeurs.

Josouff, charmé de me voir à son côté, me mit de suite sur des propos analogues à ceux qu’on m’avait tenus à table, mais surtout sur les raisons qui m’avaient porté à quitter l’état paisible d’ecclésiastique pour m’attacher au militaire ; et, pour satisfaire sa curiosité sans me mettre mal dans son esprit, je lui contai avec ménagement les principaux faits de l’histoire de ma vie ; car je crus devoir le convaincre que je n’étais pas entré dans la carrière du sacré ministère par pure vocation. Il me parut content de mon récit, et, m’ayant parlé vocation en philosophe stoïcien, je m’aperçus clairement qu’il était fataliste, et, ayant l’adresse de ne pas prendre son système de front, mes objections lui plurent, sans doute parce qu’il se crut assez fort pour les détruire.

Je dus sans doute inspirer beaucoup d’estime à cet honnête musulman pour qu’il me crût digne de devenir son disciple ; car, à dix-neuf ans et perdu, comme il devait le croire, dans une fausse religion, il était impossible qu’il voulût devenir le mien.

Après avoir passé une heure à me catéchiser et à écouter mes principes, il me dit qu’il me croyait né pour connaître la vérité, puisqu’il voyait que je m’en occupais, et que je ne me tenais pas pour certain d’y être parvenu. Il m’invita à aller passer une journée chez lui, en m’indiquant les jours de la semaine où je le trouverais immanquablement. « Mais, avant de venir me voir, ajouta-t-il, consultez le bacha Osman. » Je lui répondis qu’il m’avait déjà parlé de lui, et qu’il m’avait prévenu sur son caractère, ce qui le flatta beaucoup. Lui ayant promis de l’aller voir tel jour que je lui indiquai, nous nous séparâmes.

Je fis part de tout à M. de Bonneval, qui en fut fort content et qui me dit que son janissaire serait tous les jours à l’hôtel de Venise pour y exécuter mes ordres.

MM. les bailes, auxquels je fis part de toutes les connaissances que j’avais faites, me félicitèrent, et M. le chevalier Venier me conseilla de ne pas négliger des connaissances de cette espèce dans un pays où l’ennui était plus redoutable aux étrangers que la peste.

Au jour convenu, je me rendis de bonne heure chez Josouff ; mais il était sorti. Son jardinier, qu’il avait averti, eut pour moi toutes les attentions et me fit passer agréablement deux heures à me faire voir les beautés du jardin de son maître, particulièrement les fleurs. Ce jardinier était un Napolitain qui lui appartenait depuis trente ans. A ses manières, je lui supposai de l’instruction et de la naissance ; mais il me dit franchement qu’il n’avait jamais appris à lire, qu’il était matelot quand il fut fait esclave, et qu’il se trouvait si heureux au service de Josouff, qu’il se croirait puni, s’il lui donnait la liberté. Je me gardai bien de lui faire des questions sur les affaires de son maître, car sa discrétion aurait pu me faire rougir de ma curiosité.

Josouff étant rentré à cheval, après les compliments d’usage, nous allâmes dîner tête à tête dans un pavillon d’où nous voyions la mer, et où nous jouissions d’un vent agréable qui tempérait la grande chaleur. Ce vent, qui se fait sentir tous les jours à la même heure, est le nord-ouest, qu’on appelle mistral. Nous fîmes bonne chère sans autre mets accommodé que le cauroman. Je bus de l’eau et de l’hydromel, et j’assurai Josouff que je préférais cette boisson au vin, dont au reste je buvais peu alors.

« Votre hydromel, lui dis-je, est excellent, et les musulmans qui violent la loi en buvant du vin ne méritent aucune miséricorde, car ils ne peuvent en boire que parce qu’il est défendu.

- Il y a bien des fidèles, me répliqua-t-il, qui croient pouvoir en faire usage comme objet de médecine. C’est le médecin du Grand Seigneur qui a mis cette médecine en vogue et qui par là a fait fortune, car il a captivé toute la faveur de son maître, qui réellement est toujours malade, mais sans doute parce qu’il est toujours ivre. »

Je lui dis que chez nous les ivrognes étaient rares et que l’ivrognerie était reléguée dans la dernière classe du peuple, ce qui le surprit beaucoup.

« Je ne conçois pas, dit-il, comment le vin peut être permis par toutes les religions, puisqu’il prive l’homme de l’usage de la raison.

- Toutes les religions, répondis-je, en défendent l’excès, et le crime ne peut consister que dans l’abus qu’on en fait. » Et je le persuadai en lui disant que l’opium produisait les mêmes effets et beaucoup plus forts, et que par conséquent l’islamisme aurait dû en prohiber aussi l’usage.

« Je n’ai, dit-il, fait usage de ma vie ni de vin ni d’opium. »

Après le dîner on apporta les pipes, que nous chargeâmes nous-mêmes. Je fumais avec plaisir, mais je rejetais la salive. Josouff, qui fumait en turc, c’est-à-dire sans cracher, me dit :

« Le tabac que vous fumez est du gingé excellent, et vous avez tort de ne pas en avaler la partie balsamique qui se trouve mêlée à la salive.

- Je le crois, car le plaisir de la pipe ne peut en être un qu’autant que le tabac est parfait.

- Cette perfection est certainement nécessaire au plaisir de fumer ; mais ce plaisir n’est pas le principal, puisqu’il n’est que sensuel : les vrais plaisirs sont ceux qui n’affectent que l’âme, entièrement indépendante des sens.

- Je ne puis, mon cher Josouff, me figurer des plaisirs dont l’âme puisse jouir sans l’entremise des sens.

- Écoute-moi. Quand tu charges ta pipe, as-tu du plaisir ?

- Oui.

- A quel de tes sens l’attribues-tu, si ce n’est à ton âme ? Poursuivons. N’est-il pas vrai que tu te sens satisfait quand tu ne la quittes qu’après que tu l’as entièrement achevée ? Tu es bien aise quand tu vois que ce qui reste n’est que cendre.

- C’est vrai.

- En voilà deux auxquels les sens n’ont certainement nulle part ; mais je te prie de deviner le troisième, qui est l’essentiel.

- L’essentiel ? C’est le parfum.

- Point du tout. C’est un plaisir de l’odorat ; il est sensuel.

- Je ne saurais….

- Écoute. Le principal plaisir de fumer consiste dans la vue de la fumée. Tu ne dois jamais la voir sortir de la pipe, mais toute du coin de la bouche, à distances mesurées et jamais trop fréquentes. Il est si vrai que ce plaisir est le principal, que tu ne verras nulle part un aveugle fumer. Essaye toi-même de fumer dans ta chambre la nuit sans lumière ; un moment après avoir allumé ta pipe, tu la mettras bas.

- Ce que tu dis est bien vrai ; mais tu me pardonneras, si je trouve que plusieurs plaisirs qui intéressent mes sens méritent la préférence sur ceux qui n’intéressent que l’âme.

- Il y a quarante ans que je pensais comme toi ; toi, dans quarante ans d’ici, si tu parviens à être sage, tu penseras comme moi. Les plaisirs, mon cher fils, qui mettent les sens en action, troublent le repos de l’âme ; ce qui doit te faire sentir qu’ils ne méritent pas le nom de vrais plaisirs.

- Mais il me semble que, pour qu’ils le soient, il suffit qu’ils me paraissent tels.

- D’accord ; mais, si tu voulais te donner la peine de les examiner après les avoir goûtés, tu ne les trouverais pas purs.

- C’est possible ; mais pourquoi me donnerais-je une peine qui ne servirait qu’à diminuer mes jouissances ?

- L’âge viendra où tu trouveras du plaisir à te donner cette peine.

- Il me semble, mon cher père, que tu préfères l’âge mûr à la jeunesse.

- Dis hardiment la vieillesse.

- Tu me surprends. Dois-je croire que tu as vécu jeune et que tu as été malheureux ?

- Bien loin de là. Toujours heureux et bien portant ; jamais victime de mes passions ; mais tout ce que je voyais dans mes égaux fut une bonne école qui m’apprit à connaître l’homme et à discerner le chemin du bonheur. Le plus heureux des hommes n’est pas le plus voluptueux, mais bien celui qui sait faire choix des grandes voluptés ; et les grandes voluptés, je te le répète, ne sauraient être que celles qui, ne remuant pas les passions, augmentent la paix de l’âme.

- Ce sont des voluptés que tu appelles pures ?

- Oui, et telle est la vue d’une vaste prairie toute couverte d’herbe. La couleur verte, tant recommandée par notre divin Prophète, frappe ma vue, et dans ce moment je sens mon esprit nager dans un calme si délicieux qu’il me semble approcher de l’auteur de la nature. Je ressens la même paix, un calme égal, quand je me tiens assis sur le bord d’une rivière et que je contemple cette onde tranquille et toujours mouvante, qui fuit sans cesse sans jamais se dérober à mes regards, sans que son mouvement continuel lui ôte rien de sa limpidité. Elle me représente l’image de ma vie et la placidité que je lui désire pour parvenir, comme l’eau que je contemple, au terme que je ne vois pas et qui ne peut être qu’au bout de sa course. »

C’est ainsi que ce Turc raisonnait, et c’est dans un entretien monté sur ce ton que nous passâmes quatre heures. Il avait eu deux femmes, dont il avait deux fils et une fille. L’aîné de ses fils, ayant reçu la part des biens qui lui revenait, s’était établi à Salonique, où il faisait un grand commerce : il était riche. Le second était dans le sérail au service du Grand Seigneur, et la part de fortune qui lui revenait était entre les mains d’un tuteur. Sa fille, qu’il appelait Zelmi, âgée de quinze ans, devait être héritière de tout son bien. Il lui avait donné toute l’éducation qui devait suffire au bonheur de l’homme que le ciel lui aurait destiné pour époux. Nous parlerons bientôt de cette fille. Les mères de ces trois enfants étaient mortes ; il avait pris depuis cinq ans une troisième épouse, native de Scio, jeune et beauté parfaite ; mais il me dit qu’il ne pouvait pas espérer d’avoir d’elle ni fils ni fille, parce qu’il était trop vieux. Il n’avait cependant que soixante ans. Avant de le quitter, je dus lui promettre d’aller passer avec lui au moins un jour chaque semaine.

En soupant je racontai à MM. les bailes la manière agréable dont j’avais passé ma journée. « Nous vous envions, me dirent-ils, d’avoir la perspective de passer trois mois agréablement dans un pays où, en qualité de ministres, nous sommes condamnés à sécher d’ennui. »

Peu de jours après, M. de Bonneval me mena dîner chez Ismaïl, où je vis en grand le tableau du luxe asiatique ; mais il y avait beaucoup de monde et la conversation fut presque toute en langue turque, ce qui me causa beaucoup d’ennui, ainsi qu’à M. de Bonneval. Ismaïl, qui s’en était aperçu me pria après le dîner d’aller déjeuner avec lui aussi souvent que je le voudrais, m’assurant que je lui ferais grand plaisir. Je le lui promis, et j’y allai dix ou douze jours après. Je prierai le lecteur d’être de la partie quand nous en serons là ; mais maintenant je dois retourner à Josouff, qui, à ma seconde visite, déploya un caractère qui me fit concevoir pour lui la plus grande estime et le plus vif attachement.

Après avoir dîné tête à tête comme la première fois, et le discours étant tombé sur les arts, je dis mon avis sur un précepte du Coran qui privait les mahométans du plaisir innocent de jouir des productions de la peinture et de la sculpture. Il me dit que Mahomet, en sage législateur, avait dû éloigner toutes les images des yeux des islamistes.

« Observe, mon fils, que toutes les nations auxquelles le Prophète fit connaître Dieu étaient idolâtres. Les hommes sont faibles ; en voyant les mêmes objets, ils auraient pu aisément retomber dans les mêmes erreurs.

- Je crois, mon cher père, que jamais aucune nation n’a adoré une image, mais seulement la divinité dont elle rappelait le souvenir.

- Je veux le croire ; mais, Dieu ne pouvant pas être matière, il faut éloigner des têtes vulgaires l’idée qu’il puisse l’être. Vous êtes les seuls, vous autres chrétiens, qui croyiez voir Dieu.

- C’est vrai, nous en sommes sûrs ; mais observe, je te prie, que ce qui nous donne cette certitude n’est autre chose que la foi.

- Je le sais ; mais vous n’êtes pas moins idolâtres, car ce que vous voyez n’est que matière, et votre certitude est parfaite sur cette vision, à moins que tu ne me dises que la foi l’infirme.

- Dieu me préserve de te dire cela ! car, tout au contraire, la foi la rend plus forte.

- C’est une illusion dont, Dieu merci ! nous n’avons pas besoin ; et il n’y a point de philosophe au monde qui puisse m’en prouver la nécessité.

- Cela, mon cher père, n’appartient pas à la philosophie, mais bien à la théologie, qui lui est beaucoup supérieure.

- Tu parles le même langage que nos théologiens, qui ne diffèrent des vôtres qu’en ce qu’ils n’exercent leur science qu’à rendre plus claires les vérités que nous devons connaître, tandis que les vôtres s’attachent à les rendre plus obscures.

- Songez, mon cher Josouff, qu’il s’agit d’un mystère.

- L’existence de Dieu en est un et assez grand pour que les hommes n’osent rien y ajouter. Dieu ne peut être que simple : toute composition détruirait son essence, et c’est ce Dieu que le Prophète nous a annoncé et qui doit être le même pour tous les hommes et pour tous les temps. Conviens qu’on ne saurait rien ajouter à la simplicité de Dieu. Nous disons qu’il est un : voilà l’image du simple. Vous dites qu’il est un et trois en même temps : et cela me semble une définition contradictoire, absurde et impie.

- C’est un mystère.

- Parles-tu de Dieu, ou de la définition ? Moi, je parle de la définition, qui ne doit pas être un mystère et que la raison doit réprouver. Le sens commun, mon fils, doit trouver impertinente une assertion dont la substance est une absurdité. Prouve-moi que trois n’est pas un composé ou qu’il peut ne pas l’être, et je me fais chrétien.

- Ma religion m’ordonne de croire sans raisonner, et je frissonne, mon cher Josouff, quand je pense que par l’effet d’un profond raisonnement je pourrais être porté à abjurer la religion de mon père. Il faudrait me convaincre d’abord qu’il a vécu dans l’erreur. Dis-moi si, respectant sa mémoire, je dois présumer de moi-même au point de me rendre son juge avec l’intention de prononcer sa sentence de condamnation. »

Cette vive remontrance émut l’honnête Josouff ; mais, après quelques instants de silence, il me dit : « Avec ces sentiments, mon fils, tu ne peux être que cher à Dieu et par conséquent prédestiné. Si tu es dans l’erreur, il n’y a que Dieu qui puisse t’en retirer ; car je ne connais pas d’homme juste en état de réfuter le sentiment que tu viens de m’exprimer. »

Nous parlâmes de mille autres choses toutes amicales, et vers le soir nous nous séparâmes avec les assurances de l’amitié et du dévouement les plus absolus.

En me retirant, la tête pleine de notre conversation, je réfléchissais, et je trouvais que tout ce que Josouff m’avait dit sur l’essence de Dieu pourrait bien être vrai, car bien certainement l’Être des êtres ne pouvait être dans son essence que le plus simple de tous les êtres ; mais je trouvais aussi qu’il était impossible que pour une erreur de la religion chrétienne je pusse me laisser persuader à embrasser la turque, qui pouvait bien avoir une idée vraie de Dieu, mais qui me faisait rire en ce qu’elle ne devait son existence qu’au plus extravagant de tous les imposteurs. Au reste, je ne pensais pas que Josouff eût l’intention de faire de moi un prosélyte.

La troisième fois que je dînai avec lui, le discours roula encore sur la religion.

« Es-tu sûr, mon cher père, que ta religion soit la seule dans laquelle on puisse faire son salut ?

- Non, mon cher fils, je n’ai point cette certitude, et nul homme ne saurait l’avoir ; mais j’ai l’assurance que la religion chrétienne est fausse, car elle ne saurait être universelle.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il n’y a ni pain ni vin dans les trois quarts du globe. Observe que le Coran peut être suivi partout. »

Je ne sus que lui répondre, et je ne crus pas devoir biaiser.

« Si Dieu n’est pas matière, lui dis-je, il doit donc être esprit ?

- Nous savons ce qu’il n’est pas, mais nous ignorons ce qu’il est ; et l’homme ne peut point affirmer qu’il soit esprit, car nous ne pouvons en avoir qu’une idée abstraite. Dieu, ajouta-t-il, est immatériel ; c’est tout ce que nous savons, et nous n’en saurons jamais davantage. »

Cela me rappela Platon, qui avait précisément dit la même chose ; et bien certainement que Josouff n’avait jamais lu Platon.

Il me dit le même jour que l’existence de Dieu ne pouvait être utile qu’à ceux qui n’en doutaient pas, et que, par conséquent les plus malheureux des mortels étaient les athées.

« Dieu a fait l’homme à sa ressemblance pour qu’entre tous les animaux qu’il a créés il y en eût un de capable de rendre hommage à son existence. Sans l’homme, Dieu n’aurait aucun témoin de sa propre gloire ; et l’homme, par conséquent, doit comprendre que son premier devoir est de le glorifier en exerçant la justice et en se confiant à sa providence. Observe que Dieu n’abandonne jamais l’homme qui, dans l’adversité, se prosterne et implore son secours, et que souvent il laisse périr dans le désespoir le malheureux qui croit la prière inutile.

- Il y a cependant des athées heureux.

- C’est vrai ; mais, malgré la tranquillité de leur âme, ils me semblent à plaindre, puisqu’ils n’espèrent rien après cette vie et que par conséquent ils ne se reconnaissent pas pour supérieurs à la brute. Outre cela, s’ils sont philosophes, ils doivent languir dans l’ignorance ; et s’ils ne pensent à rien, ils n’ont aucune ressource dans l’adversité. Dieu enfin a fait l’homme de façon qu’il ne peut être heureux qu’en ne doutant pas de sa divine existence. Quel que soit son état, il a un besoin absolu de l’admettre : sans ce besoin, l’homme n’aurait jamais admis un Dieu créateur de tout.

- Mais je voudrais savoir pourquoi l’athéisme n’a jamais existé que dans le système de quelque savant, tandis qu’il n’y a pas d’exemple qu’il ait jamais existé dans le système d’une nation tout entière.

- C’est que le pauvre sent ses besoins beaucoup plus que le riche. Il y a parmi nous un grand nombre d’impies qui se moquent des croyants qui mettent toute leur confiance dans le pèlerinage de la Mecque. Malheureux ! ils doivent respecter les anciens monuments qui, en excitant la dévotion des âmes ferventes, nourrissent leur religion et les encouragent à souffrir les adversités. Sans ces objets consolateurs, le peuple donnerait dans tous les excès du désespoir. »

Enchanté de l’attention avec laquelle je l’écoutais, Josouff se livrait au penchant qu’il avait à m’instruire ; et, de mon côté, me sentant porté vers lui par cet attrait que la vertu aimable exerce sur tous les cœurs, j’allais passer mes journées chez lui sans invitation préalable, et l’amitié de Josouff devint alors une affection des plus tendres.

Un matin j’ordonnai à mon janissaire de m’accompagner chez Ismaïl-Effendi, pour aller déjeuner avec lui comme je le lui avais promis. Après m’avoir reçu et traité de la manière la plus noble, il m’invita à faire un tour de promenade dans un petit jardin, d’où nous entrâmes dans un pavillon de repos, où il lui vint des fantaisies que je ne trouvai pas de mon goût et que je fus forcé d’abattre en me levant un peu brusquement. Alors ce Turc, affectant d’approuver ma délicatesse, me dit qu’il n’avait voulu que plaisanter ; et peu d’instants après je le quittai avec l’intention de n’y plus revenir : je fus obligé pourtant de le revoir, comme je le dirai plus tard. Dès que je vis le comte de Bonneval, je lui contai cette historiette, et il me dit que, selon les mœurs turques, Ismaïl avait voulu me donner une grande preuve d’amitié, mais que je pouvais être certain qu’il n’y aurait plus de récidive de sa part, et que dans cette persuasion la politesse voulait que j’y retournasse encore ; car, du reste, Ismaïl était un parfait galant homme et avait à sa disposition les plus belles esclaves de Turquie.

Cinq à six semaines après notre intimité, Josouff me demanda un jour si j’étais marié. Lui ayant dit que non, la conversation se tourna sur divers objets de morale et enfin tomba sur la chasteté, qui, selon lui, ne pouvait être regardée comme une vertu que sous le rapport de l’abstinence, mais que, bien loin d’être agréable à Dieu, elle devait lui déplaire, puisqu’elle violait le premier précepte qu’il avait donné à l’homme.

« Je voudrais savoir, dit-il, ce que c’est que la chasteté de vos chevaliers de Malte. Ils font vœu de chasteté, mais cela ne veut pas dire qu’ils renoncent aux femmes, mais seulement au mariage. Leur chasteté, et par conséquent toute la chasteté, ne peut donc être violée que par le mariage : mais j’observe que le mariage est un de vos sacrements. Ces messieurs ne promettent donc autre chose, sinon que de ne point commettre l’œuvre de la chair dans le seul cas où Dieu le leur permettrait ; mais ils se réservent cette licence d’une manière illicite toutes les fois que bon leur semblera et que possible leur sera ; et cette illicite et immorale licence leur est accordée au point de pouvoir reconnaître un fils qu’ils ne peuvent avoir qu’en commettant un double crime ! Ce qui révolte encore, c’est qu’ils appellent ces enfants du vice, innocents sans doute, enfants naturels, comme si ceux qui naissent de l’union conjugale caractérisée de sacrement naissaient d’une manière contrenaturelle. Enfin, mon cher fils, le vœu de chasteté est tellement contraire à la morale divine et à la nature humaine, qu’il ne peut être agréable ni à Dieu, ni à la société, ni aux personnes qui le font ; et étant contraire à tout, il est nécessairement un crime. »

M’ayant répété la question si je n’étais pas marié, et lui ayant répondu par la négative, en ajoutant que je croyais que je ne serais jamais obligé de contracter ce lien, il m’interrompit en me disant :

« Comment ! je dois donc croire que tu n’es pas un homme parfait ou que tu veux te damner, à moins que tu ne me dises que tu n’es chrétien qu’en apparence.

- Je suis parfaitement homme, et je suis chrétien. Je te dirai même encore que j’adore le beau sexe et que je n’ai nulle envie de faire abnégation du plus doux des plaisirs.

- Tu seras damné selon ta religion.

- Je suis sûr que non, car, quand nous confessons nos péchés, nos prêtres sont obligés de nous absoudre.

- Je le sais ; mais conviens qu’il y a de l’imbécillité à prétendre que Dieu te pardonne un crime que tu ne commettrais peut-être pas, si tu n’avais la croyance qu’en t’en confessant, un prêtre, homme comme toi, t’en absoudra. Dieu ne regarde qu’au repentir.

- Cela n’est pas douteux, et la confession le suppose ; s’il n’y est pas, l’absolution est inefficace.

- La masturbation est aussi un crime chez vous ?

- Plus grand même que la copulation illégitime.

- Je le sais, et c’est ce qui m’a toujours surpris ; car tout législateur qui fait une loi dont l’exécution est impossible est un sot. Un homme qui se porte bien et qui n’a pas une femme doit absolument se masturber quand la nature impérieuse lui en impose la nécessité ; et celui qui, par la crainte de souiller son âme, s’en abstiendrait, gagnerait une maladie mortelle.

- On croit chez nous tout le contraire. On est persuadé que les jeunes gens par ce manège se gâtent le tempérament et abrègent leur vie. Dans plusieurs communautés on les surveille, et on leur ôte autant que faire se peut la possibilité de commettre ce crime sur eux-mêmes.

- Ces surveillants sont de sots ignorants, et ceux qui les payent pour cela sont plus sots encore ; car l’inhibition doit augmenter l’envie d’enfreindre une loi aussi tyrannique, aussi contraire à la nature.

- Mais il me semble cependant que l’excès de ce désordre doit préjudicier à la santé, car il énerve et affaiblit.

- Certainement, car tout excès est nuisible, pernicieux ; mais cet excès, à moins qu’il ne soit provoqué, ne peut pas exister ; et ceux qui le défendent le provoquent. Si sur cette matière on ne gêne pas les filles chez vous, je ne vois pas pourquoi on gêne les garçons.

- C’est que les filles ne courent pas à beaucoup près le même risque, car elles ne font que peu de perte, et puis elle ne part pas de la même source d’où se sépare le germe de la vie dans les hommes.

- Je n’en sais rien ; mais nous avons des docteurs qui soutiennent que les pâles couleurs ne viennent aux filles que par l’abus de ce plaisir. »

Josouff-Ali, après ces discours et plusieurs autres, dans lesquels il parut me trouver fort raisonnable, lors même que j’étais opposé à son sentiment, me fit, à peu près en ces termes, une proposition qui m’étonna fort :

« J’ai, me dit-il, deux fils et une fille. Je ne pense plus aux fils, puisqu’ils ont déjà la part qui leur revenait de mes biens. Pour ce qui est de ma fille, à ma mort elle aura tout ce que je possède, et je suis en outre en état de faire la fortune de l’homme qui l’épousera de mon vivant. J’ai pris, il y a cinq ans, une jeune femme ; mais elle ne m’a point donné de progéniture, et je suis certain qu’elle ne m’en donnera pas. Cette fille, que j’appelle Zelmi, a quinze ans ; elle est belle, les yeux noirs et brillants comme sa mère, les plus beaux cheveux noirs, une peau d’albâtre, grande, bien faite et d’un caractère doux : je lui ai donné une éducation qui la rendrait digne de posséder le cœur de notre maître. Elle parle facilement le grec et l’italien, elle chante à ravir en s’accompagnant de la harpe ; elle dessine, brode, et est d’une gaieté charmante et de tous les instants. Il n’y a point d’homme au monde qui puisse se glorifier d’avoir jamais vu sa figure, et elle m’aime au point de n’avoir d’autre volonté que la mienne. Cette fille est un trésor, et je te l’offre, si tu veux aller demeurer un an à Andrinople chez un de mes parents, où tu apprendras notre langue, notre religion et nos mœurs. Au bout d’un an, tu reviendras, et, dès que tu seras déclaré musulman, ma fille deviendra ta femme. Tu trouveras une maison montée et des esclaves dont tu seras le maître et une rente au moyen de laquelle tu pourras vivre dans l’abondance. Voilà tout. Je ne veux pas que tu me répondes aujourd’hui, ni demain, ni à tel jour déterminé. Tu me répondras quand tu te sentiras poussé par ton génie, et ta réponse sera l’acceptation de mon offre, car, si tu la refuses, il est inutile que nous reparlions de cela. Je ne te recommande pas non plus de penser à cette affaire, car, du moment où j’en ai jeté la semence dans ton âme, tu ne te trouveras plus le maître ni de consentir, ni de t’opposer à son accomplissement. Sans te hâter, sans différer, sans t’en inquiéter, tu ne feras que la volonté de Dieu en suivant l’arrêt irrévocable de sa destinée. Tel que je te connais, il ne te faut que la compagnie de Zelmi pour te rendre heureux, et tu deviendras, je le prévois, une colonne de l’empire ottoman. »

En achevant, Josouff me pressa contre son cœur et, pour ne pas me donner le temps de lui répondre, il me quitta. Je me retirai, et l’esprit tellement préoccupé de tout ce que je venais d’entendre, que je me trouvai chez moi sans m’en apercevoir. Les bailes me trouvèrent pensif et m’en demandèrent la raison ; mais on peut bien croire que je n’eus garde de satisfaire leur curiosité. Je trouvais trop vrai ce que Josouff m’avait dit ; l’affaire était d’une si grande importance, que non seulement je ne devais la communiquer à personne, mais même je devais m’abstenir d’y penser jusqu’à ce que mon esprit fût assez calme pour être bien certain que rien d’étranger ne devait peser dans la balance qui devait emporter ma détermination. Toutes mes passions devaient se tenir dans le silence ; les préventions, les préjugés, l’amour et même l’intérêt personnel, tout devait se tenir dans le calme de la plus complète inaction.

Le lendemain à mon réveil, ayant glissé une petite réflexion sur la chose, je vis que, si je devais me déterminer, ce qui pourrait m’en empêcher serait précisément d’y penser, et qu’une détermination en cette matière devait me venir comme par inspiration et par l’absence de la réflexion. C’était le cas du sequere Deum (abandonne-toi à Dieu) des stoïciens.

Je passai quatre jours sans voir Josouff, et le cinquième, quand j’y fus, nous causâmes gaiement, sans qu’il fût nullement question de l’affaire, quoique assurément il fût impossible que nous n’y pensassions pas. Nous fûmes ainsi quinze jours l’un vis-à-vis de l’autre, sans ouvrir la bouche sur ce qui nous occupait le plus ; mais, comme notre silence ne venait point de dissimulation, ni d’aucun sentiment opposé à l’estime et à l’amitié que nous nous portions, il me dit un jour qu’il se figurait que j’avais communiqué sa proposition à quelque sage pour m’armer d’un bon conseil. Je m’empressai de l’assurer du contraire, lui disant que je croyais que dans une affaire d’une nature aussi délicate je ne devais suivre le conseil de personne.

« Je me suis abandonné à Dieu, mon cher Josouff, et, ayant en lui une pleine confiance, je suis sûr que je prendrai le bon parti, soit que je me détermine à devenir ton fils, soit que je croie devoir rester ce que je suis. En attendant, la pensée sur cette affaire exerce mon âme matin et soir, dans les moments où, tranquille vis-à-vis de moi-même, elle est dans le calme et le recueillement. Quand je me trouverai décidé, ce ne sera qu’à toi, qu’à toi seul, que j’en donnerai la nouvelle, et dans ce moment-là tu commenceras à exercer sur moi l’autorité d’un père. »

A ces mots, le vertueux Josouff, les yeux mouillés de larmes, mit sa main gauche sur ma tête, et les deux premiers doigts de la main droite sur mon front, en disant :

« Poursuis ainsi, mon cher fils, et sois certain que tu ne te tromperas pas.

- Mais, lui dis-je, ne pourrait-il pas arriver que Zelmi ne me trouvât pas à son gré ?

- Tranquillise-toi sur cela. Ma fille t’aime ; elle t’a vu ; elle te voit avec ma femme et sa gouvernante toutes les fois que nous dinons ensemble, et elle t’écoute avec plaisir.

- Mais elle ne sait pas que tu penses à me la donner pour épouse ?

- Elle sait que je désire que tu deviennes croyant pour que tu unisses ta destinée à la sienne.

- Je suis bien aise qu’il ne te soit pas permis de me la laisser voir, car elle pourrait m’éblouir, et pour lors ce serait la passion qui donnerait la secousse à la balance ; je ne pourrais plus me flatter de m’être déterminé dans toute la pureté de mon âme. »

La joie de Josouff en m’entendant parler ainsi était extrême, et certes j’étais de bonne foi. La seule idée de voir Zelmi me faisait frissonner. Je sentais que, si j’en avais été amoureux, je me serais fait musulman pour la posséder, et que je m’en serais sans doute repenti, car la religion mahométane ne me présentait aux yeux et à l’esprit qu’un tableau désagréable, tant à l’égard de cette vie que pour la vie future. Quant aux richesses, il me semblait qu’elles ne méritaient pas une démarche pareille à celle qu’on exigeait de moi. D’ailleurs, je pouvais en trouver de pareilles dans toute l’Europe sans imprimer sur mon front la tache honteuse d’apostasie. Je tenais à l’estime des personnes distinguées dont j’étais déjà connu, et je ne voulais pas m’en rendre indigne. D’ailleurs, j’étais poussé par le désir de me rendre célèbre chez les nations policées et polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature, ou dans toute autre carrière honorable ; et je ne pouvais me résoudre à abandonner à mes égaux les triomphes qui pouvaient m’être réservés en vivant au milieu d’eux. Il me semblait et il me semble encore que le parti de prendre le turban ne pouvait convenir qu’à un chrétien désespéré ; et je n’étais heureusement point dans cette catégorie. Ce qui me révoltait surtout était l’idée de devoir aller vivre un an à Andrinople pour y apprendre une langue barbare pour laquelle je ne me sentais que du dégoût, et que par conséquent j’aurais mal apprise. Comment aussi à mon âge renoncer à la prérogative, flatteuse pour l’amour-propre, d’être réputé beau parleur ! et j’en avais la réputation partout où j’étais connu. Outre cela, je pensais quelquefois que Zelmi, cette huitième merveille aux yeux de son père, pourrait bien ne pas paraître telle aux miens, et que cela aurait pu suffire à me rendre malheureux ; car Josouff pouvait facilement vivre vingt ans encore ; et je sentais que le respect et la reconnaissance ne m’auraient jamais permis de mortifier ce bon vieillard ; ce qui serait arrivé, si j’avais pu cesser d’avoir pour sa fille tous les égards d’un bon mari. Telles étaient les pensées qui m’occupaient, et, Josouff ne pouvant point les deviner, il était inutile que je les lui confiasse.

Peu de jours après, je trouvai chez le bacha Osman mon Ismaïl-Effendi à dîner. Il me donna de grandes marques d’amitié, et j’y répondis, glissant sur les reproches qu’il me fit de n’être pas allé déjeuner avec lui depuis tant de temps. Je ne pus me dispenser d’aller dîner chez lui avec Bonneval, et il me fit jouir d’un spectacle charmant : des esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et dansèrent des calabraises. M. de Bonneval ayant parlé de la danse vénitienne appelée forlana, et Ismaïl m’ayant témoigné un vif désir de la connaître, je lui dis qu’il m’était impossible de le satisfaire sans une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sût l’air. Sur cela, prenant un violon, j’exécutai l’air de la danse ; mais, quand même la danseuse aurait été trouvée, je ne pouvais point jouer et danser tout à la fois.

lsmaïl, se levant, parla à l’écart à un de ses eunuques, qui sortit et revint peu de minutes après lui parler à l’oreille. Alors l’effendi me dit que la danseuse était trouvée ; je lui répondis que le violon le serait aussi bientôt, s’il voulait envoyer un billet à l’hôtel de Venise, ce qui fut fait à l’instant. Le baile Dona m’envoya un de ses gens, très bon violon pour le genre. Dès que le musicien fut prêt, une porte s’ouvre, et voilà une belle femme qui en sort, la figure couverte d’un masque de velours noir, tels que ceux qu’à Venise on appelle moretta. L’apparition de ce beau masque surprit et enchanta l’assemblée, car il est impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour la beauté de ce qu’on pouvait voir de sa figure que pour l’élégance des formes, l’agrément de sa taille, la suavité voluptueuse des contours et le goût exquis qui se voyait dans sa parure. La nymphe se place, je l’imite, et nous dansons ensemble six forlanes de suite.

J’étais brûlant et hors d’haleine ; car il n’y a point de danse nationale plus violente ; mais la belle se tenait debout, et, sans donner le moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier. A la ronde du ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L’étonnement me tenait hors de moi ; car je ne me souvenais pas d’avoir jamais vu si bien danser ce ballet, même à Venise.

Après quelques minutes de repos, un peu honteux de la lassitude que j’éprouvais, je m’approche d’elle et lui dis : Ancora sei, e poi basta, se non volete vedermi a morire (Encore six, mais plus ensuite, si vous ne voulez pas me voir mourir). Elle m’aurait répondu, si elle l’eût pu ; mais elle avait un de ces masques barbares qui empêchent de prononcer un seul mot. A défaut de la parole, un serrement de main, que personne ne pouvait voir, me fit tout deviner. Dès que les six secondes forlanes furent achevées, un eunuque ouvrit la porte et ma belle partenaire disparût.

Ismaïl s’évertua en remerciements, et c’est moi qui lui en devais ; car ce fut là le seul vrai plaisir que j’eus à Constantinople. Je lui demandai si la dame était Vénitienne, mais il ne me répondit que par un sourire significatif. Nous nous séparâmes vers le soir.

Ce brave homme, me dit M. de Bonneval en nous retirant, a été dupe aujourd’hui de sa magnificence, et je suis sûr que déjà il s’est repenti de ce qu’il a fait. Faire danser avec vous sa belle esclave ! Selon le préjugé du pays, cela porte atteinte à sa gloire ; car il est impossible que vous n’ayez pas enflammé cette pauvre fille. Je vous conseille de vous méfier et de vous tenir sur vos gardes, car elle cherchera à nouer avec vous quelque intrigue ; mais soyez sage, car dans l’état des mœurs du pays ces intrigues sont toujours dangereuses. »

Je lui promis de ne faire aucune fausse démarche, mais je ne tins pas parole ; car, trois ou quatre jours après, une vieille esclave, m’ayant rencontré dans la rue, me présenta une bourse à tabac brodée en or, qu’elle m’offrit pour une piastre, et en la mettant entre mes mains elle sut me faire sentir qu’elle renfermait une lettre.

Je m’aperçus qu’elle évitait les yeux du janissaire qui marchait derrière moi. Je lui donnai une piastre, elle partit, et je continuai mon chemin vers la maison de Josouff. N’ayant point trouvé ce bon Turc, j’allai me promener dans son jardin pour pouvoir y lire la lettre en liberté. Elle était cachetée et sans adresse : l’esclave pouvait s’être trompée ; cela augmenta ma curiosité, j’en brise le cachet, et voici ce qu’elle contenait en italien écrit assez correctement.

« Si vous êtes curieux de voir la personne qui a dansé la forlane avec vous, venez vous promener vers le soir au jardin au delà du bassin, et faites connaissance avec la vieille servante du jardinier en lui demandant de la limonade. Il vous arrivera peut-être de la voir sans que vous couriez aucun risque, quand même vous rencontreriez Ismaïl : elle est Vénitienne. Il importe que vous ne communiquiez cette invitation à personne. »

« Je ne suis pas si sot, ma belle compatriote » m’écriai-je, comme si elle eût été présente, tout en mettant la lettre dans ma poche ; et voilà une belle vieille femme qui, sortant de derrière une touffe de buissons, prononce mon nom en me demandant ce que je voulais et comment je l’avais aperçue. Je lui réponds en riant que j’avais parlé en l’air, ne croyant être entendu de personne ; et de but en blanc la voilà à me dire qu’elle était bien aise de me parler, qu’elle était Romaine, qu’elle avait élevé Zelmi et qu’elle lui avait appris à chanter et à pincer de la harpe. Là-dessus elle me fait l’éloge des beautés et des belles qualités de son élève, me disant que certainement j’en deviendrais amoureux, si je la voyais, et qu’elle était bien fâchée que cela ne fût pas permis.

« Elle nous voit en ce moment, ajouta-t-elle, de derrière cette jalousie verte ; et nous vous aimons depuis que Josouff nous a dit que vous pourrez devenir l’époux de Zelmi.

- Puis je rendre compte de notre entretien à Josouff ? lui dis-je.

- Non. »

Ce non me fit comprendre que, pour peu que je l’eusse pressée, elle se serait déterminée à me faire voir sa charmante élève, et peut-être était-ce dans cet espoir qu’elle avait cherché à me parler ; mais l’idée d’une démarche qui aurait déplu à mon cher hôte m’aurait rebuté. Sans cela, et plus que cela sûrement, je craignais l’entrée d’un labyrinthe où l’aspect d’un turban me faisait frissonner.

Josouff survint, et, loin d’être fâché de me trouver avec cette femme, il me fit compliment sur le plaisir que je devais trouver à m’entretenir avec une Romaine. Il me félicita ensuite sur celui que j’avais dû trouver à danser avec l’une des beautés du harem du voluptueux Ismaïl.

« C’est donc une chose rare, puisqu’on en parle ?

- Très rare, puisque le préjugé de ne point exposer les beautés aux regards des envieux existe chez nous ; mais chacun peut faire comme il lui plaît dans sa propre maison. Ismaïl d’ailleurs est un très galant homme et un homme d’esprit.

- Connait-on la dame avec laquelle j’ai dansé ?

- Oh ! pour cela, je ne le crois pas. D’ailleurs, elle était masquée, et on sait qu’Ismaïl en a une demi-douzaine toutes fort belles. »

Nous passâmes gaiement la journée, et en sortant de chez lui je me fis conduire chez Ismaïl. Comme on m’y connaissait, on me laissa entrer, et je m’acheminai vers l’endroit indiqué dans le billet. L’eunuque, m’ayant aperçu, vint à moi en me disant que son maître était sorti, mais qu’il serait bien aise d’apprendre que j’avais été me promener chez lui. Je lui dis que je prendrais volontiers un verre de limonade, et il me conduisit au kiosque où je reconnus la vieille messagère. L’eunuque me fit donner d’une boisson délicieuse, et m’empêcha de donner une pièce d’argent à la vieille. Nous allâmes ensuite nous promener au delà du bassin ; mais l’eunuque me dit qu’il fallait que nous retournassions sur nos pas, parce qu’il voyait venir trois dames, qu’il me montra, ajoutant que la décence exigeait que nous les évitassions. Bientôt après je le remerciai de sa complaisance, en le chargeant de faire mes compliments à Ismaïl, et je me retirai sans être mécontent de ma promenade, et plein d’espoir d’être plus heureux une autre fois.

Le lendemain matin je reçus un billet d’Ismaïl dans lequel il me priait d’aller le jour après à la pêche avec lui, me disant que nous pêcherions au clair de la lune jusque bien avant dans la nuit. Je ne manquai pas d’espérer ce que je désirais, et j’allai jusqu’à croire Ismaïl capable de me faire trouver en compagnie de ma belle compatriote : je ne me sentais pas rebuté par la certitude qu’il se trouverait présent. Je demandai au chevalier Venier la permission de passer une nuit dehors, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il me l’accorda : car il craignait quelque galanterie et les accidents qui peuvent en être le résultat. Comme on peut bien le croire, je le rassurai de mon mieux, mais non pourtant en le mettant au fait de tout, car sur ce point la discrétion me semblait très nécessaire.

A l’heure indiquée, je fus exact au rendez-vous, et Ismaïl me reçut avec les démonstrations de l’amitié la plus cordiale ; mais en montant dans le bateau je fus surpris de m’y trouver seul avec lui. Il avait deux rameurs et un timonier, et nous prîmes quelques poissons que nous allâmes manger dans un kiosque après les avoir fait frire à l’huile. Nous étions au clair de la lune, par une de ces nuits délicieuses dont on ne se fait point une idée quand on ne les a point vues. Seul à seul avec Ismaïl, connaissant ses goûts antinaturels, je ne me trouvais pas dans mon assiette ordinaire ; car, malgré les assurances de M. de Bonneval, je craignais que le Turc n’eût envie de me donner des marques de sa trop grande amitié, et ce tête-à-tête m’empêchait d’être tranquille : mais voici le dénouement.

« Partons tout doucement, me dit-il ; j’entends un certain bruit qui me fait deviner quelque chose qui nous amusera. » Il renvoie ses gens ; puis, me prenant par la main : « Allons, me dit-il, nous mettre dans un cabinet, dont heureusement j’ai la clef ; mais gardons-nous de faire le moindre bruit. Ce cabinet a une fenêtre qui donne sur le bassin, où je crois que dans ce moment deux ou trois de mes demoiselles sont allées se baigner. Nous les verrons et nous jouirons d’un fort joli spectacle, car elles ne sauraient se figurer d’être vues. Elles savent que, moi excepté, cet endroit est inaccessible à tout le monde. »

Nous entrâmes, et, la lune donnant en plein sur les eaux du bassin, nous vîmes trois nymphes qui, tantôt nageant, tantôt debout ou assises sur les degrés de marbre, s’offraient à nos yeux sous tous les points imaginables et dans toutes les attitudes de la grâce et de la volupté. Lecteur, je dois vous épargner les détails du tableau, mais, si la nature vous a donné un cœur ardent et des sens à l’avenant, vous devez deviner le ravage que ce spectacle unique et ravissant dut faire sur mon pauvre corps.

Quelques jours après cette fameuse partie de clair de lune, de pêche et de baigneuses, étant allé chez Josouff de bonne heure, et une petite pluie m’empêchant d’aller me promener dans le jardin, j’entrai dans la salle où nous dînions et où je n’avais jamais trouvé personne. Dès que je parais, une charmante figure de femme se lève en couvrant son visage d’un voile épais qui lui tombe jusqu’à terre. Une esclave assise auprès de la fenêtre et qui brodait au tambour ne bougea pas. Je m’excuse en faisant mine de vouloir sortir ; mais elle m’arrête en me disant avec un ton de voix délicieux que Josouff, qui était sorti, lui avait ordonné de m’entretenir. Elle m’invita à m’asseoir en me montrant un riche coussin posé sur deux autres plus amples, et j’obéis, tandis que, croisant ses jambes, elle s’assied sur un autre vis-à-vis de moi. Je crus avoir Zelmi devant mes yeux, pensant que Josouff s’était déterminé à me montrer qu’il n’était pas moins brave qu’Ismaïl, surpris pourtant que, par cette démarche, il donnât un fort démenti à sa maxime, et qu’il risquât de gâter la pureté de mon consentement en me rendant amoureux. Cependant je me trouvais rassuré contre toute crainte, car pour décider j’avais besoin de voir sa figure.

« Je crois, me dit ma belle voilée, que tu ignores qui je suis ?

- Je ne saurais en effet le deviner.

- Je suis depuis cinq ans l’épouse de ton ami, et je suis née à Scio. J’avais treize ans quand je devins sa femme. »

Fort surpris que mon philosophe musulman m’émancipât au point de me permettre une conversation avec sa femme, je me sentis plus à l’aise, et je m’imaginai pouvoir pousser plus loin l’aventure ; pour cela pourtant il fallait que je visse son visage ; car un beau corps vêtu dont on ne voit pas la tête ne saurait exciter que des désirs faciles à contenter. Le feu des désirs ressemble au feu de la paille ; dès qu’il arde, il est à son comble. Je voyais un simulacre magnifique, mais je n’en voyais pas l’âme, car une gaze épaisse le ravissait à mes avides regards. Je voyais des bras d’albâtre arrondis par les grâces, et ses mains d’Alcine dove ne nodo appar ne vena eccede (où l’on ne voit ni nœud ni veine), et mon imagination active créait tout le reste en harmonie avec ces beaux échantillons, car les plis gracieux de la mousseline, en laissant aux contours toute leur perfection, ne me cachait que le satin vivant de la surface : tout devait être beau, mais j’avais besoin de voir dans ses yeux que tout ce que j’imaginais avait vie et était doué de sentiment. Le costume oriental n’est qu’un beau vernis tendu sur un vase de porcelaine pour dérober au toucher les couleurs des fleurs et des figures, sans presque rien ôter au plaisir des veux. La femme de Josouff n’était pas vêtue en sultane, elle avait le costume de Scio, avec une jupe qui m’empêchait de voir ni la perfection de sa jambe, ni la rondeur de ses cuisses, ni la chute voluptueuse et rebondie de ses hanches surmontées d’une taille svelte et bien prise qu’entourait une magnifique ceinture brodée en argent et couverte d’arabesques. Au-dessus de tout cela, je voyais deux globes qu’Apelles aurait pris pour modèle de ceux de sa belle Vénus, et leur mouvement prononcé, mais inégal, m’annonçait que ce tertre enchanteur était animé. La petite distance qu’ils laissaient entre eux et que je dévorais de mes regards me semblait un ruisseau de nectar où mes lèvres brûlantes aspiraient à se désaltérer avec plus d’ardeur qu’à la coupe des dieux.

Transporté et ne me possédant plus, j’allonge le bras par un mouvement presque indépendant de ma volonté, et ma main audacieuse allait lui relever le voile, si elle ne m’en eût empêché en se levant légèrement sur la pointe de ses jolis pieds, et me reprochant d’une voix aussi imposante que sa posture ma perfide hardiesse.

« Mérites-tu, me dit-elle, l’amitié de Josouff, puisque tu violes l’hospitalité en insultant sa femme ?

- Madame, vous devez me pardonner, puisque je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; car dans nos mœurs le dernier des hommes peut fixer ses regards sur le visage d’une reine.

- Oui, mais non lui arracher son voile, si elle en est couverte. Josouff me vengera. »

Cette menace, du ton dont elle était faite, me fit peur. Je me jetai à ses pieds et je fis tant qu’elle se calma.

« Assieds-toi, me dit-elle ; » et elle s’assit elle-même en croisant les jambes avec tant de désordre que j’entrevis un moment des charmes qui m’auraient fait perdre la tête, si leur aspect eût duré un instant de plus. Je vis alors que je m’y étais mal pris, et je m’en repentis, mais trop tard.

« Tu es enflammé, me dit-elle.

- Comment ne l’être pas, lui répondis-je, quand tu me brûles du feu le plus ardent ? »

Devenu plus sage, je me saisis de sa main, sans plus me mêler de son visage. « Mais, voilà mon époux, » me dit-elle ; et Josouff entre. Nous nous levons, Josouff m’embrasse, je le complimente, l’esclave qui brodait s’en va ; il remercie sa femme de m’avoir tenu compagnie et lui présente son bras pour la conduire à son appartement. Elle part, mais auprès de la porte elle lève son voile, et, embrassant son époux, elle me laisse voir son beau profil, faisant semblant de ne pas s’en apercevoir. Je la suivis des yeux jusqu’à sa dernière chambre, où Josouff la quitta. Dès qu’il fut près de moi, il me dit en riant que sa femme s’était offerte à dîner avec nous.

« Je croyais, lui dis-je, m’être trouvé vis-à-vis de Zelmi.

- C’eût été trop contraire à nos bonnes mœurs. Ce que j’ai fait est très peu de chose ; mais je ne connais point d’honnête homme assez hardi pour oser mettre sa fille en face d’un étranger.

- Je crois que ton épouse est belle ; l’est-elle plus que Zelmi ?

- La beauté de ma fille est riante et douce ; celle de Sophie a le caractère de la fierté. Elle sera heureuse après ma mort. Celui qui l’épousera la trouvera vierge. »

Je contai cette aventure à M. de Bonneval en lui exagérant le risque que j’avais couru en voulant lever le voile à la belle Sciote.

« Cette Grecque, me dit le comte, n’a voulu que se moquer de vous, et vous n’avez couru aucun danger. Elle a été fâchée, croyez-moi, d’avoir affaire à un novice. Vous avez joué une farce à la française quand il fallait aller droit au fait. Quel besoin aviez-vous de voir son nez ? Elle savait bien qu’elle n’aurait pas été plus avancée après que vous l’auriez vue. Vous auriez dû aller à l’essentiel. Si j’étais jeune, je réussirais peut-être à la venger et à punir mon ami Josouff. Vous avez donné à cette belle une triste idée de la valeur italienne. La plus réservée des femmes turques n’a la pudeur que sur le visage, et dès qu’elle a son voile elle est sûre de ne jamais rougir de rien. Je suis sûr que celle-là tient son visage couvert toutes les fois qu’il veut rire avec elle.

- Elle est vierge.

- Chose fort difficile, mon ami, car je connais les Sciotes : mais elles ont le talent facile de se faire passer pour telles. »

Josouff ne s’avisa plus de me faire une politesse pareille, et certes il eut raison.

Quelques Jours après, me trouvant chez un marchand arménien où j’examinais plusieurs belles marchandises, Josouff survint et loua mon goût sur tout ce que j’avais trouvé beau, mais que je n’achetais pas, disant que c’était trop cher. Josouff, au contraire, disant que ces marchandises n’étaient point chères, les acheta toutes, et nous nous séparâmes. Le lendemain matin, je vois toutes ces marchandises chez moi. C’était une galanterie de Josouff ; et pour que je n’eusse point occasion de refuser ce présent, il y avait joint une jolie lettre dans laquelle il me disait qu’à mon arrivée à Corfou je saurais à qui les remettre. C’était des étoffes de damas glacées en or et en argent au cylindre, des bourses, des portefeuilles, des ceintures, des écharpes, des mouchoirs et des pipes, ce qui valait de quatre à cinq cents piastres. Lorsque je voulus le remercier, je l’obligeai à convenir que c’était un présent d’amitié qu’il voulait me faire.

La veille de mon départ, ce brave homme fondit en larmes en prenant congé ; mais celles que je répandis n’étaient ni moins sincères ni moins abondantes que les siennes. Il me dit qu’en n’acceptant pas son offre j’avais captivé son estime au point qu’il lui serait difficile de se figurer qu’il pût m’estimer davantage, si j’étais devenu son fils. Dès que je fus sur le vaisseau, où je m’embarquai avec le baile M. Jean Dona, je trouvai une caisse dont il me faisait encore présent et qui contenait deux quintaux de café moka de la meilleure qualité, cent livres de tabac gingé en feuilles, et deux grands flacons remplis, l’un de tabac zapandi, l’autre de camussade. Outre cela, une superbe canne à pipe en bois de jasmin couverte de filigrane d’or, que je vendis à Corfou pour cent sequins. Je ne pus donner à ce généreux Turc des marques de ma reconnaissance qu’à mon arrivée à Corfou, et je n’y manquai pas. Je vendis tous ses présents, qui me constituèrent une petite fortune.

Ismaïl me donna une lettre pour le chevalier de Lezze, mais je ne pus la lui faire parvenir, l’ayant perdue ; il me donna aussi un tonneau d’hydromel dont je fis également de l’argent. M. de Bonneval me remit une lettre pour le cardinal Acquaviva ; je la lui envoyai à Rome avec l’histoire de mon voyage, mais l’éminence ne crut pas devoir m’en accuser la réception. Il me fit présent de douze bouteilles de malvoisie de Raguse et de douze autres de véritable scopolo, chose très rare et qui me servit à Corfou à faire un présent qui me fut très utile, comme on le verra par la suite.

Le seul ministre étranger que je vis souvent à Constantinople, ce fut milord maréchal d’Écosse, le célèbre Keith, qui y résidait pour le roi de Prusse, et dont six ans plus tard la connaissance me fut très utile à Paris.

Nous partîmes au commencement de septembre sur le même vaisseau de guerre qui nous avait transportés à Constantinople, et nous arrivâmes à Corfou en quinze jours. M. le baile Dona resta à son bord : il amenait avec lui huit superbes chevaux turcs, dont j’ai vu encore deux vivants à Gorice en 1773.

A peine débarqué avec mon bagage et m’être assez mesquinement logé, je me présentai chez M. André Dolfin, provéditeur général, qui m’assura de nouveau qu’à la première revue je serais fait lieutenant. Dès que je l’eus quitté, je me rendis chez M. Camporèse, mon capitaine, et j’en fus fort bien reçu. Ma troisième visite fut au gouverneur de galéasses M. D. R., auquel M. Dolfin, avec lequel j’étais venu de Venise à Corfou, avait eu la bonté de me recommander. Après les premières politesses d’usage, il me demanda si je voulais me fixer auprès de lui en qualité de son adjudant. Je ne balançai pas à lui répondre que son offre m’honorait, que j’acceptais et qu’il me trouverait toujours disposé à ses ordres. Sans plus de cérémonies, il me fait conduire à la chambre qu’il me destinait, et dès le lendemain je me vis installé chez lui. J’obtins de mon capitaine un soldat français pour me servir, et, comme il était perruquier et jaseur, cela me fit grand plaisir, car il pouvait soigner ma belle chevelure, et j’avais besoin de m’exercer à parler français. Ce soldat était un vrai vaurien, ivrogne et libertin ; né paysan en Picardie, sachant à peine griffonner : peu m’importait, car il me suffisait qu’il sût assez bien parler. C’était un fou plaisant ; il savait une quantité de vaudevilles et de contes grivois qu’il racontait à faire mourir de rire.

Dès que j’eus vendu ma pacotille de Constantinople, dont je ne gardai que le vin, je me trouvai possesseur d’environ cinq cents sequins. Je retirai des mains des juifs tout ce que j’avais mis en gage, et j’en fis de l’argent, bien résolu à ne plus jouer en dupe, mais seulement avec tous les avantages qu’un jeune homme prudent peut se procurer sans qu’on puisse attaquer son honneur.

C’est ici le lieu de faire connaître à mes lecteurs la vie qu’on menait à Corfou. Quant aux localités, qu’ils peuvent connaître par tant de descriptions que d’autres en ont faites, je n’en parlerai pas.

Il y avait alors à Corfou S.E. le provéditeur général, qui exerce une autorité souveraine et qui y vit splendidement. C’était alors M. Dolfin, vieillard de soixante-dix ans, sévère, têtu et ignorant. Il ne se souciait plus des femmes, mais il aimait qu’elles lui fissent encore la cour. Il recevait tous les soirs et tenait table ouverte à souper pour vingt-quatre personnes.

Il y avait trois grands officiers de l’armée subtile (troupes légères), qui est spécialement destinée à monter les galères ; et trois autres de l’armée grosse (troupes de ligne), affectée aux gros vaisseaux de guerre. Chaque galère devant avoir un gouverneur qu’on appelle sopracomito, il y en avait dix, et, chaque vaisseau de ligne devant avoir un commandant, il y en avait également dix, y compris les trois chefs de mer ou amiraux. Tous ces messieurs étaient nobles vénitiens. Dix autres jeunes gens de vingt à vingt-deux ans étaient également nobles vénitiens et étaient employés pour étudier la marine. Il y avait en outre une dizaine de nobles employés dans le civil, soit pour la police de l’île, soit pour rendre la justice : ils étaient qualifiés de grands officiers de terre. Ceux d’entre eux qui avaient de jolies femmes avaient le plaisir de voir leurs maisons très fréquentées par ceux qui aspiraient à leurs bonnes grâces ; mais on ne voyait nulle part de fortes passions, peut-être parce qu’alors à Corfou il y avait beaucoup de Laïs dont les charmes étaient banals. Les jeux de hasard étaient permis partout, et cette passion avare devait faire beaucoup de tort aux sentiments du cœur.

La dame qui se distinguait le plus par la beauté et la galanterie était Mme F. Son mari, gouverneur d’une galère, était arrivé à Corfou avec elle l’année précédente, et Madame avait fait l’étonnement de tous les chefs de mer. Se croyant maîtresse de choisir, elle avait donné la préférence à M. D. R. et l’exclusion à tous les galants qui se présentèrent. M. F. l’avait épousée le jour même où elle sortit du couvent, à l’âge de dix-sept ans, et ce même jour il l’avait embarquée sur sa galère.

Je la vis pour la première fois à table le jour de mon installation et j’en fus frappé. Je crus voir quelque chose de surnaturel et de tellement au-dessus de toutes les femmes que j’avais vues jusqu’alors, que je ne craignis pas d’en devenir amoureux. Elle me semblait d’une nature différente de la mienne, et tellement supérieure qu’il me semblait impossible de m’élever jusqu’à elle. J’allai jusqu’à me persuader qu’il ne pouvait y avoir entre elle et M. D. R. qu’une amitié platonique et je trouvais que M. F. avait raison de n’en être pas jaloux. Au reste, ce M. F. était une bête achevée, et certes peu fait pour une pareille femme.

Cette impression était trop niaise pour durer longtemps : aussi ne tarda-t-elle pas à changer de nature, mais d’une façon qui m’était tout à fait nouvelle.

Ma qualité d’adjudant me procurait l’honneur de manger à la même table, mais c’était là tout. L’autre adjudant, enseigne comme moi et sot à faire plaisir, partageait cet honneur avec moi ; mais nous n’étions pas considérés comme convives, car non seulement personne ne nous adressait la parole, mais on allait même jusqu’à ne pas nous honorer d’un regard. Je n’y tenais pas. Je savais fort bien que cela ne tenait point à un mépris raisonné ; mais, toute considération à part, je trouvais la chose trop dure. Il me semblait que Sanzonio, mon collègue, ne pouvait pas s’en plaindre, car c’était un butor ; mais je n’étais pas d’humeur à souffrir qu’on me mît sur la même ligne. Au bout de huit à dix jours, Mme F., n’ayant jamais daigné jeter un regard sur mon individu, commença à me déplaire. J’étais piqué, dépité et impatienté, d’autant plus que j’étais loin de penser que ce pût être par un dessein prémédité, car dans ce cas cela ne m’aurait pas déplu. Je me persuadai que je n’étais rien à ses yeux et, me sachant quelque chose, je prétendais qu’elle le sût. Enfin l’occasion se présenta où, croyant pouvoir me dire un mot, elle dut me regarder en face.

M. D. R., ayant remarqué que j’avais devant moi une superbe dinde, me dit de la dépecer, et je me mis de suite en besogne. Je n’étais pas habile dans le métier, et Mme F., tout en riant de ma gaucherie, me dit que, puisque je n’étais pas sûr de pouvoir en venir à bout avec honneur, je n’aurais pas dû m’en mêler. Confus et ne pouvant lui répondre comme mon dépit l’aurait exigé, je m’assis en sentant que mon cœur était plein de haine pour elle. Pour combler la dose, un jour, devant prononcer mon nom, elle me demanda comment je m’appelais. Il y avait quinze jours que j’exerçais mes fonctions auprès de M. D. R., elle me voyait chaque jour : elle aurait dû savoir comment je m’appelais. D’ailleurs, la fortune qui me favorisait au jeu avait déjà rendu mon nom célèbre à Corfou. Mon dépit était à son comble.

J’avais donné mon argent à un certain Maroli, major de place, et joueur de profession, qui tenait la banque de pharaon au café. Nous étions de moitié ; je faisais son croupier quand il taillait, et il me rendait le même office quand je tenais les cartes, ce qui arrivait souvent, car on ne l’aimait pas. Il tenait les cartes d’une manière à faire peur, tandis que je faisais tout le contraire, et j’étais très heureux. D’ailleurs j’étais facile et riant quand je perdais, et je gagnais sans avidité ; ce qui plaît toujours aux pontes.

Ce Maroli était le même qui m’avait gagné tout mon argent pendant mon premier séjour ; et, m’ayant vu à mon retour de Constantinople décidé à n’être plus dupe, il me jugea digne de me faire participer aux sages maximes sans lesquelles les jeux de hasard ruinent tous ceux qui s’y livrent. Cependant, cet officier ne m’inspirant point la plus haute confiance, je me tenais sur mes gardes. Toutes les nuits, quand le jeu était fini, nous comptions ; la chatouille restait entre les mains du caissier, et, le partage de l’argent gagné étant fait, chacun emportait sa part chez soi.

Heureux au jeu, jouissant d’une bonne santé, et de l’amitié de mes camarades, qui, à l’occasion, me trouvaient toujours serviable et libéral, j’aurais été content de mon sort, si je me fusse vu un peu plus distingué à la table de M. D. R., et traité avec moins d’orgueil par sa dame, laquelle, sans aucune raison, avait l’air de vouloir m’humilier de temps en temps. Mon amour-propre irrité me la faisait détester, et dans cette disposition d’esprit, plus j’admirais ses perfections corporelles, et plus je la trouvais sotte. Elle aurait pu s’assurer mon cœur sans avoir besoin de m’aimer, car je ne portais mes prétentions qu’à n’être pas forcé de la haïr, et je ne voyais pas ce qu’elle pouvait gagner à se faire détester, tandis qu’avec de la simple bienveillance il lui aurait été si facile de se faire adorer. Je ne pouvais pas attribuer sa conduite à un esprit de coquetterie, car je ne lui avais jamais donné le moindre indice de la justice que je lui rendais ; et je n’avais aucun sujet de la rapporter à une passion qui aurait pu me rendre désagréable à ses yeux ; car M. D. R. l’intéressait peu, et, pour ce qui est de son mari, elle en faisait fort peu de cas. Enfin cette charmante femme faisait mon malheur, et ce qui m’irritait contre moi-même, c’est que je sentais que, sans la haine que sa conduite m’inspirait, je n’aurais point pensé à elle ; et ce qui augmentait mon supplice, c’est que je me découvrais à son sujet une âme haineuse, sentiment que je n’avais pas soupçonné en moi jusqu’alors et dont la découverte me couvrait de confusion.

Un jour, quelqu’un étant venu me remettre un rouleau d’or qu’il avait perdu sur parole, et au moment où nous venions de nous lever de table, elle me dit de but en blanc :

« Que faites-vous de votre argent ?

- Je le garde, madame, pour parer aux pertes que je pourrai faire.

- Mais, ne faisant aucune dépense, vous feriez mieux de ne pas jouer, car vous perdez votre temps.

- Le temps donné au plaisir n’est jamais un temps perdu ; le seul qui le soit est celui que l’on consume dans l’ennui ; or un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux et de se faire mépriser.

- C’est très possible ; mais en vous amusant à faire le caissier de votre argent vous vous montrez avare, et un avare n’est pas plus estimable qu’un amoureux. Pourquoi ne vous achetez-vous pas des gants ? »

A ces mots, on le sent, les rieurs furent pour elle ; et j’en fus d’autant plus confus que je ne me dissimulais pas qu’elle avait parfaitement raison ; car il entrait dans les attributions d’un adjudant de conduire une dame jusqu’à son carrosse en la tenant par-dessous le bras, et il n’était guère convenable de le faire sans gants. J’étais mortifié, et le reproche d’avarice me perçait l’âme. J’aurais mille fois préféré qu’elle eût attribué ma faute à un défaut d’éducation ; et malgré cela, inexplicable contradiction du cœur humain, loin de réparer ma faute en me montant sur un ton de luxe que ma fortune me mettait en état de soutenir, je n’achetai pas de gants et je pris le parti de l’éviter et de l’abandonner à la fade et maussade galanterie de Sanzonio, qui portait des gants, mais qui avait les dents pourries, l’halène putride, qui portait perruque et dont le visage semblait recouvert d’une basane crispée.

Je passais mes jours à me tourmenter, et ce qu’il y avait de ridicule dans l’état de mon cœur, c’est que je me trouvais malheureux de ne pouvoir cesser de haïr cette jeune femme, à laquelle en bonne conscience je ne pouvais trouver aucun tort. Elle ne me haïssait ni ne m’aimait, c’était tout simple ; mais, étant jeune et ayant besoin de rire, j’étais, sans préméditation ni malice, devenu sa bête noire et le but de ses railleries, que mon amour-propre très susceptible exagérait beaucoup à mes yeux. Quoi qu’il en soit, je désirais vivement la punir et la forcer au repentir. J’en ruminais tous les moyens. Je voulais d’abord mettre en jeu mon esprit et ma bourse pour lui inspirer de l’amour et me venger ensuite en la dédaignant. Mais l’instant d’après je sentais combien ce projet était impraticable ; car, supposé que je parvinsse à trouver le chemin de son cœur, étais-je homme à résister à mes propres succès auprès d’une femme comme elle ? Je ne devais pas m’en flatter. Enfant gâté de la fortune, le hasard changea tout à coup ma situation.

M. D. R. m’ayant envoyé avec des dépêches chez M. de Condulmer, capitaine des galéasses, je dus attendre jusqu’à minuit et je trouvai M. D. R. couché lorsque je rentrai. Le matin, dès qu’il fut levé, je me rendis auprès de lui pour lui rendre compte de ma mission. Le valet de chambre entre un instant après, lui remet un billet et lui dit que l’adjudant de Mme F. attendait la réponse. M. D. R. lit le billet, le déchire et dans son emportement le foule aux pieds. Après s’être promené un instant dans la chambre, il écrit la réponse et sonne pour faire entrer l’adjudant, auquel il la remet. Après cela, ayant l’air du plus grand calme, il achève la lecture de ce que lui mandait le chef de mer, puis il m’ordonne d’écrire une lettre. Il la lisait lorsque le valet de chambre vint me dire que Mme F. avait besoin de me parler. M. D. R. me dit que je pouvais y aller, n’ayant plus rien à me dire lui-même. Je sors, mais j’étais à peine à vingt pas qu’il me rappelle pour me dire que mon devoir était de ne rien savoir ; je le priai de croire que j’en étais persuadé. Je vole chez Mme F., fort curieux de savoir ce qu’elle pouvait me vouloir. Elle ne me fit pas attendre, et je fus fort surpris de la voir assise dans son lit, le teint très animé et les yeux rouges des pleurs qu’elle avait évidemment versés. Mon cœur battait avec force, et je n’en voyais pas la raison.

« Prenez un siège, me dit-elle, car j’ai à vous parler.

- Madame, lui répondis-je, je ne me crois pas digne de cette faveur que rien ne m’a encore méritée : j’aurai l’honneur de vous écouter debout. »

Se souvenant peut-être qu’elle n’avait jamais été aussi polie à mon égard, elle n’osa pas me presser davantage.

« Mon mari, me dit-elle après s’être un instant recueillie, a perdu hier soir sur parole deux cents sequins à votre banque ; il croyait les avoir entre mes mains, et par conséquent je dois les lui rembourser, car il faut qu’il les paye aujourd’hui. Malheureusement j’en ai disposé, et je suis fort embarrassée. J’ai pensé, monsieur, que vous pourriez dire à Maroli que vous avez reçu de moi la somme qu’il a perdue. Voici une bague de prix, gardez-la ; vous me la rendrez le premier de l’an, époque à laquelle je vous rembourserai les deux cents ducats dont je vais vous faire un billet.

- Passe pour le billet, madame ; mais, pour la bague, je ne veux pas vous en priver. Je vous dirai, outre cela, que M. F. doit aller payer cette somme à la banque ou y envoyer quelqu’un à sa place : dans dix minutes vous aurez ici la somme dont vous avez besoin. »

Je sors sans attendre sa réponse, et je reviens un instant après avec deux rouleaux de cent ducats chacun ; je les lui remets et, ayant mis dans ma poche le billet qu’elle m’avait fait, je me dispose à partir. Alors elle m’adresse ces précieuses paroles :

« Je crois, monsieur, que, si j’avais su que vous fussiez si bien disposé à me servir, je n’aurais pas eu le courage de me résoudre à vous demander ce plaisir.

- Eh bien, madame, prévoyez à l’avenir qu’il n’y a point d’homme au monde capable de vous en refuser un si insignifiant dès que vous daignerez le lui demander en personne.

- Ce que vous me dites est très flatteur ; mais j’espère ne plus me trouver dans la cruelle nécessité d’en faire l’expérience. »

Je partis en réfléchissant à la finesse de cette réponse. Elle ne m’avait pas dit que je me trompais, comme je m’y attendais ; elle se serait compromise ; car elle savait que j’étais avec M. D. R. quand l’adjudant lui avait remis son billet, et elle ne doutait pas que je n’eusse deviné qu’elle avait éprouvé un refus. Ne m’en ayant rien dit, je vis qu’elle était jalouse de sa gloire : cela me fit tressaillir d’aise, et je la trouvai adorable. Je vis clairement qu’elle ne pouvait aimer M. D. R. et qu’elle n’en était pas aimée, et cette découverte fut un baume pour mon cœur. Aussi dès cet instant je me sentis enflammé pour elle et je conçus la possibilité de la rendre sensible à mon amour.

Mon premier soin dès que je fus rentré chez moi fut d’effacer à l’encre tous les mots du billet qu’elle m’avait fait, à l’exception de son nom ; ensuite, l’ayant mis sous enveloppe, j’allai en faire le dépôt chez un notaire en faisant spécifier sur la quittance que je m’en fis délivrer que le billet cacheté ne serait remis qu’à Mme F. en mains propres, dès qu’elle le requerrait.

Le soir même, M. F., étant venu à ma banque, me paya, joua argent comptant, et gagna une cinquantaine de ducats. Ce que je trouvai de remarquable dans cette aventure, c’est que M. D. R. continua d’être gracieux avec Mme F. comme par le passé, et que celle-ci ne changea aucunement envers lui. Il ne me demanda pas même ce qu’elle m’avait voulu en m’envoyant chercher à l’hôtel. Mais, si cette dame ne changea point de ton envers mon chef, il en fut tout autrement à mon égard, car elle ne se trouva plus à table vis-à-vis de moi sans m’adresser fréquemment la parole, ce qui me mettait souvent dans la nécessité ou me donnait au moins occasion de me faire connaître en faisant des narrations piquantes ou des commentaires où j’avais soin de mêler l’instruction à la plaisanterie. J’avais dans ce temps-là le grand talent de savoir faire rire et de garder mon sérieux. Je l’avais appris de M. Malipiero, mon premier maître dans l’art de bien vivre.

« Quand on veut faire pleurer, m’avait dit cet habile homme, il faut pleurer soi-même ; mais, quand on veut faire rire, il faut savoir garder son sérieux. »

Dans tout ce que je faisais ou disais, quand Mme F. était présente, je n’avais pour but unique que de lui plaire ; mais, ne la regardant jamais sans sujet, j’évitais qu’elle pût être certaine que j’en avais le dessein. Je voulais la réduire à devenir curieuse, à se douter, à deviner même mon secret, mais sans qu’elle pût s’en prévaloir : j’avais besoin d’aller doucement. En attendant mieux, je jouissais de voir que mon argent, ce talisman magique, et ma bonne conduite, m’attiraient une considération que je ne pouvais espérer ni de mon emploi, ni de mon âge, ni de quelque talent analogue à l’état que j’avais embrassé.

Vers la moitié de novembre, mon soldat fut attaqué d’une fluxion de poitrine ; j’en prévins le capitaine de sa compagnie, qui le fit transporter à l’hôpital. Le quatrième jour, il me dit qu’il n’en reviendrait pas et qu’on l’avait déjà administré, et vers le soir, me trouvant chez lui, le prêtre qui l’avait assisté vint lui dire qu’il était mort et lui remit un petit paquet que le défunt lui avait confié pour ne lui être remis qu’après sa mort. Le paquet renfermait un cachet en cuivre portant des armoiries au manteau ducal, un extrait baptistaire et une feuille de papier écrite en français. Le capitaine Camporese, qui ne parlait que l’italien, me pria d’en faire la lecture ; j’y lus ce qui suit :

« Ma volonté est que ce papier que j’ai écrit et signé de ma propre main ne soit remis à mon capitaine que lorsque je ne serai plus : avant ce temps mon confesseur ne pourra en faire aucun usage, car je ne le lui confie que sous le sceau de la confession. Je prie mon capitaine de me faire enterrer dans un caveau d’où mon corps puisse être exhumé, si le duc mon père vient à le demander. Je le prie aussi d’envoyer à l’ambassadeur de France à Venise mon extrait de naissance, le cachet aux armes de ma famille, avec un certificat de ma mort en bonne forme pour que le tout soit envoyé au duc mon père, mon droit d’aînesse devant passer au prince mon frère.

« En foi de quoi j’ai apposé ici ma signature.

« François VI, Charles-Philippe-Louis Foucaud, prince de la Rochefoucauld. »

L’extrait baptistaire, donné à Saint-Sulpice, portait le même nom, et celui du duc son père était François V. Le nom de sa mère était Gabrielle du Plessis.

En achevant cette singulière lecture, je ne pus m’empêcher de partir d’un éclat de rire ; mais, voyant mon sot de capitaine, qui trouvait mon hilarité déplacée, s’empresser de sortir pour aller rendre compte au provéditeur général, je m’en allai au café, certain que Son Excellence se moquerait de lui, et que cette bouffonnerie ferait la risée de tout Corfou.

J’avais connu à Rome chez le cardinal Acquaviva l’abbé de Liancourt, arrière-petit-fils de Charles, dont la sœur, Gabrielle du Plessis, avait été femme de François V ; mais cela datait du commencement du dernier siècle. J’avais copié à la secrétairerie du cardinal un fait que l’abbé de Liancourt avait eu besoin de faire connaître à la cour de Madrid, avec plusieurs circonstances qui regardaient la maison du Plessis. Je trouvais aussi la singulière imposture de La Valeur ridicule et gratuite en ce que, ne devant être connue qu’après sa mort, elle ne pouvait lui être d’aucun avantage.

Une demi-heure après, au moment où je dépaquetais un jeu de cartes, l’adjudant Sanzonio entre et raconte du ton le plus sérieux l’importante nouvelle. Il venait du généralat, où le capitaine Camporese était arrivé hors d’haleine pour consigner à Son Excellence le cachet et les papiers du défunt. Son Excellence avait de suite ordonné que le prince fût enterré dans un caveau et qu’on lui fit des obsèques avec les honneurs dus à son rang. Une autre demi-heure plus tard, M. Minotto, adjudant du provéditeur général, vint me dire que Son Excellence me faisait demander. A la fin de la taille, je donne les cartes au major Maroli et je me rends au généralat. Je trouve Son Excellence à table avec les principales dames et trois ou quatre chefs de mer, ainsi que Mme F. et M. D. R.

« Eh bien ! me dit le vieux général, votre domestique était un prince ?

- Monseigneur, je ne m’en serais jamais douté ; maintenant même qu’il est mort, je ne le crois pas.

- Comment ! il est mort, et il n’était pas fou. Vous avez vu ses armes et son extrait de baptême ainsi que l’écriture de sa main. Quand on est à l’article de la mort, ce n’est pas l’instant où l’on a envie de faire des farces.

- Si Votre Excellence croit tout cela vrai, mon devoir est de me taire.

- Cela ne peut être que vrai, et votre doute m’étonne.

- C’est, monseigneur, que je suis informé de la famille de la Rochefoucauld, ainsi que de celle du Plessis. D’ailleurs, j’ai trop connu l’homme en question. Il n’était pas fou, mais bouffon extravagant. Je ne l’ai jamais vu écrire, et il m’a dit vingt fois qu’il n’avait jamais appris.

- Son écrit prouve le contraire. Ses armes sont au manteau ducal ; mais vous ne savez peut-être pas que M. de la Rochefoucauld est duc et pair de France.

- Je vous demande pardon, monseigneur, je sais tout cela ; je sais même plus, car je sais que François VI eut pour femme une demoiselle de Vivonne.

- Vous ne savez rien. »

A cette sentence aussi sotte qu’impolie, je crus devoir me condamner au silence ; et ce fut avec plaisir que je vis tout ce qu’il y avait d’hommes présents jouir de ce qu’ils croyaient être une mortification pour moi. Un officier dit que le défunt était beau, qu’il avait l’air noble, beaucoup d’esprit, et qu’il avait si bien su se tenir sur ses gardes, que personne n’aurait jamais su se figurer ce qu’il était. Une dame dit que, si elle l’avait connu, elle l’aurait démasqué. Un autre flagorneur, vile engeance si commune auprès des grands, dit qu’il était toujours gai, aimable, obligeant, point orgueilleux envers ses camarades, et qu’il chantait comme un ange.

« Il avait vingt-cinq ans, dit Mme Sagredo en me fixant, et, s’il est vrai qu’il eût ces qualités, vous avez dû vous en apercevoir.

- Je ne saurais, madame, vous le peindre que tel que je l’ai vu. Toujours gai, souvent jusqu’à la folie, car il faisait admirablement la culbute ; chantant le couplet dans le goût grivois et débitant une foule de contes et d’historiettes populaires de magie, de miracles et de revenants, mille prouesses merveilleuses qui choquaient le bon sens et qui par là surtout provoquaient le rire de ses auditeurs. Ses défauts étaient d’être ivrogne, sale, libertin, querelleur et un peu fripon. Je le souffrais ainsi, parce qu’il me coiffait à mon goût et qu’il m’offrait dans son babil l’occasion de m’exercer au langage familier qu’on ne trouve pas dans les livres. Il m’a toujours dit qu’il était Picard, fils d’un laboureur, et qu’il était déserteur. En me disant qu’il ne savait pas écrire, il est possible qu’il m’ait trompé. »

Comme j’achevais ces mots, Camporese entre en hâte, annonçant que La Valeur respirait encore. Le général, me donnant un coup d’œil significatif, me dit qu’il serait charmé qu’il pût en revenir.

« Et moi aussi, monseigneur ; mais le confesseur le fera certainement mourir cette nuit.

- Pourquoi voulez-vous qu’il le fasse mourir ?

- Pour éviter les galères où Votre Excellence le condamnerait pour avoir violé le secret de la confession. »

Les rieurs alors pouffèrent, et le vieux benêt de général de froncer les sourcils. Bientôt après, l’assemblée se séparant, Mme F., que j’avais précédée à sa voiture, M. D. R. lui donnant le bras, m’invita à y monter avec elle sous prétexte qu’il pleuvait. C’était la première fois qu’elle me faisait un honneur aussi signalé.

« Je pense comme vous, me dit-elle ; mais vous avez grandement déplu au général.

- J’en suis fâché, madame, mais c’est un malheur inévitable ; car je ne saurais être faux.

- Vous auriez pu, me dit M. D. R., lui épargner la piquante plaisanterie du confesseur qui fera mourir le soi-disant prince.

- C’est vrai, mais j’ai pensé que cela le ferait rire, comme j’ai vu rire Votre Excellence et Madame. On aime dans la conversation l’esprit qui fait rire.

- Mais l’esprit qui ne rit pas ne l’aime pas.

- Je parie cent sequins que ce fou-là guérit, et qu’ayant le général pour lui, il va jouir de son imposture. Il me tarde de le voir traiter en prince et faire sa cour à Mme Sagredo. »

A ce mot Mme F., qui n’aimait pas Mme Sagredo, part d’un éclat de rire ; et, en descendant de voiture, M. D. R. m’invite à monter. Il était dans l’habitude, quand il soupait avec elle chez le général, de passer une demi-heure chez elle tête à tête ; car son mari ne paraissait jamais. C’était aussi pour la première fois que ce beau couple admettait un tiers. J’étais enchanté de cette distinction, et j’étais loin de la croire sans conséquence. La satisfaction que je ressentais et que je devais dissimuler ne devait pas m’empêcher d’être gai et de donner une teinture comique à tous les propos que Monsieur et Madame mirent sur le tapis. Notre agréable trio dura quatre heures, et nous ne rentrâmes à l’hôtel qu’à deux heures du matin. Ce fut cette nuit-là que Mme F. et M. D. R. firent connaissance avec moi. Mme F. dit à Monsieur qu’elle n’avait jamais tant ri, ni cru que des propos si simples pussent tant fournir à la gaieté. Quant à moi, je découvris en elle tant d’esprit et d’enjouement, que j’achevai d’en devenir amoureux, et j’allai me coucher avec la persuasion qu’il me serait impossible dorénavant de jouer avec elle le rôle d’indifférent.

Le lendemain, à mon réveil, le nouveau soldat qui me servait me dit que La Valeur allait mieux et que le médecin avait déclaré qu’il était hors de danger. On en parla à table, et je n’ouvris pas la bouche à son sujet. Le surlendemain le général donna ordre qu’on le transportât dans un appartement convenable ; on lui donna un laquais, on l’habilla, et, le trop simple provéditeur général lui ayant fait une visite, tous les chefs de mer se firent un devoir de l’imiter : la curiosité s’en mêlait, on faisait rage pour voir le nouveau prince. M. D. R. suivit le torrent, et, Mme Sagredo ayant ouvert le branle, toutes les dames voulurent le voir, Mme F. exceptée, qui me dit en riant qu’elle n’irait qu’autant que je voudrais avoir la complaisance de la présenter. Je la priai de vouloir bien m’en dispenser. On donnait de l’altesse à ce maraud, et ce singulier duc appelait Mme Sagredo sa princesse. M. D. R. voulait me persuader d’y aller, mais je lui dis que j’avais trop parlé pour avoir la bassesse ou le courage de me dédire. Toute l’imposture aurait été bien vite découverte, si quelqu’un eût eu un Almanach royal, où se trouve la généalogie de toutes les familles princières ; mais précisément personne n’en avait, et le consul de France, gros butor comme on en trouve bon nombre, n’en savait rien. Le fou commença à sortir huit jours après sa métamorphose. Il dînait et soupait à la table du général, et tous les soirs il assistait à l’assemblée, où il ne manquait pas de s’endormir par suite de son intempérance. Malgré cela, on poursuivait à croire qu’il était prince, et cela pour deux raisons : la première, parce qu’il attendait sans manifester la moindre crainte les nouvelles de Venise où le provéditeur général avait écrit de suite après l’événement ; l’autre, parce qu’il sollicitait à l’évêché la punition du prêtre qui avait trahi son secret en violant le sceau de la confession. Ce pauvre prêtre était déjà en prison, et le général n’avait pas la force de le défendre. Tous les chefs de mer avaient invité le nouveau duc à dîner ; mais M. D. R. n’osait pas s’y déterminer, parce que Mme F. lui avait clairement dit que ce jour-là elle dînerait chez elle. De mon côté, je l’avais respectueusement prévenu que, le jour où il l’inviterait, je prendrais la liberté de dîner ailleurs.

Un jour, je le rencontre en sortant de la vieille forteresse qui aboutit à l’esplanade. Il s’arrête devant moi et me fait le reproche que je n’avais pas été le voir. Je me mets à rire, et je lui conseille de penser à se sauver avant l’arrivée des nouvelles qui feraient connaître la vérité, ce qui obligerait le général à lui faire un mauvais parti. Je lui offris de l’aider, faisant en sorte que le capitaine d’un vaisseau napolitain qui était à la voile le reçût et le cachât à son bord ; mais le malheureux, au lieu d’accepter mon offre qui aurait dû le combler de joie, me dit les plus grossières injures.

Ce fou faisait sa cour à Mme Sagredo, qui le traitait très bien, par orgueil qu’un prince français l’eût préférée à toutes les autres dames. Un jour que cette dame dînait en grand couvert chez M. D. R., elle me demanda pourquoi j’avais conseillé à M. le duc de prendre la fuite.

« Je le tiens de lui-même, ajouta-t-elle, et il s’étonne de votre obstination à le croire imposteur.

- Je lui ai donné ce conseil, madame, parce que j’ai le cœur bon et le jugement sûr.

- Nous sommes donc tous des sots, sans excepter le général ?

- Cette conséquence, madame, ne serait pas juste. Une opinion contraire à celle d’un autre ne constitue pas pour sot celui qui l’a ; car il se peut que dans une dizaine de jours je trouve que je me suis trompé, mais je ne me croirais pas pour cela plus sot qu’un autre. Une dame de votre esprit peut d’ailleurs s’être aperçue si cet homme est un prince ou un paysan, tant à ses procédés qu’à l’éducation qu’il a eue. Par exemple, madame, danse-t-il bien ?

- Il ne sait pas faire un pas, mais il s’en moque ; il dit qu’il n’a pas voulu apprendre.

- Est-il poli à table ?

- Il est sans façon. Il ne veut pas qu’on lui change d’assiette ; il prend dans le plat avec sa propre cuiller. Il ne sait pas retenir un renvoi ; il bâille, et, quand il s’ennuie à table, il se lève. Il est tout simple qu’il est fort mal élevé.

- Et, malgré cela, fort aimable sans doute ? Est-il bien propre ?

- Non ; mais il n’est pas encore bien en linge.

- On le dit sobre.

- Vous badinez. Il se lève de table ivre deux fois par jour ; mais il est à plaindre, car il ne peut boire de vin sans qu’il lui monte à la tête. Il jure comme un hussard, et nous rions ; mais il ne s’offense jamais de rien.

- A-t-il de l’esprit ?

- Une mémoire prodigieuse, car il nous débite chaque jour de nouvelles histoires.

- Parle-t-il de sa famille ?

- Beaucoup de sa mère, qu’il aimait tendrement. Elle est du Plessis.

- Si elle vit encore, elle doit avoir environ cent-cinquante ans.

- Quelle folie !

- Oui, madame, car elle fut mariée du temps de Marie de Médicis.

- Son extrait baptistaire cependant la nomme ; mais son cachet…

- Sait-il quelles armes son écusson porte ?

- En doutez-vous ?

- Très fort, ou plutôt je crois qu’il n’en sait rien. »

On se lève de table ; et voilà qu’on annonce le prince. Il entre, et Mme Sagredo vite de lui dire :

« Mon prince, voilà M. Casanova qui dit que vous ne connaissez pas vos armes. »

A ces mots, il s’avance vers moi en ricanant, m’appelle poltron et m’applique un soufflet qui m’étourdit. Je prends la porte à pas lents, ayant soin de prendre mon chapeau et ma canne, et je descends l’escalier pendant que M. D. R. criait à haute voix qu’on jetât le fou par la fenêtre.

Je sors de l’hôtel et vais me poster à l’esplanade pour l’attendre. Dès que je le vois, je cours à sa rencontre et je lui assène des coups si violents que j’aurais dû le tuer d’un seul. En reculant, il se trouva entre deux murs où, pour éviter d’être assommé, il ne lui restait d’autre moyen que de tirer son épée : le lâche n’y pensa pas, et je le laissai étendu sur le carreau et nageant dans son sang. La foule des spectateurs me fit haie, et je la traversai pour aller au café, où je pris un verre de limonade sans sucre pour précipiter la salive amère que la rage avait soulevée. En moins de rien je me vis entouré de tous les jeunes officiers de la garnison qui faisaient chorus pour me dire que j’aurais dû l’achever. Ils finirent par m’ennuyer, car, si je ne l’avais pas tué, ce n’était pas ma faute ; et je n’y aurais pas manqué, s’il avait tiré son épée.

Il y avait environ une demi-heure que j’étais au café, lorsque l’adjudant du général vint me dire que Son Excellence m’ordonnait de me rendre aux arrêts à bord de la bastarde. On appelle ainsi une galère commandante où les arrêts consistent à porter la chaîne aux pieds comme un forçat. La dose était trop forte, et je ne me sentais pas d’humeur à m’y soumettre. « C’est bon, monsieur l’adjudant ; la chose est entendue. » Il part, et moi je sors un instant après ; mais, quand je fus au bout de la rue, au lieu d’aller à l’esplanade, je m’achemine vers la mer. Je longe la rive pendant un quart d’heure, je trouve un bateau vide avec deux rames, j’y entre, et, l’ayant démarré, je vogue à force de rames vers un gros caych qui allait contre le vent à six rames. Dès que je l’eus rejoint, je priai le carabouchiri de prendre le vent et de me mettre à bord d’une grosse barque de pêcheurs qu’on voyait à quelque distance et qui se dirigeait vers le rocher de Vido. Je laisse aller mon bateau à l’aventure, et, après avoir bien payé le caych, je monte dans la grande barque, et, ayant marchandé une traite avec le patron, il déploie trois voiles, et au bout de deux heures il me dit que nous étions à quinze milles de Corfou. Le vent cessant alors, je le fis voguer contre le courant ; mais vers minuit les marins me dirent qu’ils ne pouvaient pas pêcher sans vent et qu’ils n’en pouvaient plus de fatigue. Ils m’invitent à dormir jusqu’au jour, je m’y refuse, et pour une bagatelle je me fis mettre à terre sans demander où nous étions, afin de n’éveiller en eux aucun soupçon.

Il me suffisait de savoir que j’étais à vingt milles de Corfou, et dans un endroit où personne ne pouvait me supposer. Il faisait clair de lune, et je vis une église attenante à une maison ; une longue baraque couverte et ouverte aux deux bouts ; une plaine d’environ cent pas de large, après laquelle des montagnes, et rien de plus. Je me plaçai dans la baraque sur de la paille que j’y trouvai, et j’y dormis assez bien, malgré le froid, jusqu’à la pointe du jour : nous étions au 1er décembre ; et malgré la douceur du climat, étant sans manteau et en uniforme très léger, j’étais transi lorsque je m’éveillai.

J’entends sonner les cloches et je m’achemine vers l’église. Le papa, ou pope, à longue barbe, surpris de mon apparition, me demanda en grec si j’étais Romeo, Grec je lui réponds que j’étais Fragico, Italien. Il me tourne le dos, rentre chez lui et s’enferme sans vouloir m’écouter.

Je me tourne vers la mer et je vois un bateau se détacher d’une tartane à l’ancre à cent pas de l’île : il venait à quatre rames pour mettre à terre les personnes qui y étaient dedans. Je m’avance et je vois un Grec de bonne mine, une femme et un garçon de dix à douze ans. J’adresse la parole au Grec en lui demandant s’il avait fait bon voyage et d’où il venait. Il me répond en italien qu’il venait de Céphalonie avec sa femme et son fils et qu’il allait à Venise, mais qu’avant d’y aller il venait entendre la messe à la Sainte-Vierge de Casopo, pour savoir si son beau-père vivait encore et s’il lui payerait la dote de sa femme.

« Comment saurez-vous cela ?

- Je le saurai du papa Deldimopulo, qui me rendra fidèlement l’oracle de la Sainte-Vierge. »

Je baisse la tête et le suis à l’église. Il parle au papa et lui donne de l’argent. Le papa dit la messe, il entre dans le sancta sanctorum, en sort un quart d’heure après, remonte à l’autel et, se tournant vers nous, après s’être recueilli un instant et avoir ajusté sa longue barbe, il prononce en dix ou douze mots son oracle. Le Grec de Céphalonie, qui certes n’était pas Ulysse, d’un air très content, donne encore de l’argent à l’imposteur et le quitte. Je le suis, et chemin faisant je lui demande s’il était content de l’oracle.

« Oh ! très content. Je sais que mon beau père vit et qu’il me payera la dot, si je veux lui laisser mon enfant. Je sais que c’est sa passion, et je le lui laisserai.

- Ce papa vous connaît-il ?

- Il ne sait pas même mon nom.

- Avez-vous de belles marchandises sur votre bord ?

- Assez. Venez déjeuner avec moi, vous verrez tout.

- Je le veux bien. »

Enchanté d’avoir appris qu’il y avait encore des oracles, et persuadé qu’il y en aura toujours, aussi longtemps qu’il y aura des hommes simples et des prêtres imposteurs, je suis ce bonhomme qui me donne à son bord un fort bon déjeuner. Ses marchandises consistaient en coton, toile, raisins de Corinthe, huile et vins excellents. Il avait aussi des bas, des bonnets de coton, des capotes à l’orientale, des parapluies et du biscuit de munition que j’aimais beaucoup ; car j’avais alors trente dents, et il est difficile d’en voir de plus belles. Hélas ! il ne m’en reste aujourd’hui que deux : les vingt-huit autres sont parties avec d’autres outils tout aussi précieux ; mais, dum vita superest, bene est (quand la vie reste, tout est bien). Je lui achetai de tout, excepté du coton, dont je n’aurais su que faire ; et sans marchander je lui payai les trente-cinq ou quarante sequins qu’il me dit que cela valait, et là-dessus il me fit présent de six boutargues magnifiques.

M’ayant entendu vanter le vin de Xantes qu’il appelait generoydes, il me dit que, si je voulais l’accompagner à Venise, il m’en donnerait chaque jour une bouteille, même pendant toute la quarantaine. Toujours un peu superstitieux, je fus sur le point d’accepter par la plus sotte de toutes les raisons : c’est que cette étrange résolution n’aurait eu rien de prémédité, et qu’il était possible que mon destin m’y appelât. J’étais tel alors, et malheureusement je suis autre aujourd’hui. On dit que c’est parce que la vieillesse rend l’homme sage ; mais je n’ai jamais pu concevoir le moyen de chérir l’effet d’une affreuse cause.

Au moment où j’allais le prendre au mot, il m’offre un beau fusil pour dix sequins, me disant qu’à Corfou tout le monde m’en offrirait douze. Voilà le mot Corfou qui renverse toutes mes idées ! Je crois entendre mon génie qui me dit qu’il faut que j’y retourne. J’achète le fusil ce qu’il m’en demande, et le brave Céphalonien, voyant ma loyauté, me donne par-dessus le marché une belle gibecière turque bien fournie de poudre et de plomb. Muni de mon fusil, couvert d’une bonne capote, tous mes achats dans un grand sac, je prends congé de l’honnête Grec et je me fais débarquer sur la plage, résolu à me loger chez le fripon de papa de gré ou de force. La pointe que m’avait donnée le bon vin du Grec devait porter son fruit. J’avais dans mes poches quatre ou cinq cents gazettes de cuivre (petite monnaie) qui me paraissaient fort lourdes ; mais j’avais dû me les procurer, prévoyant que je pourrais en avoir besoin dans cette petite île.

Après avoir placé mon sac sous la baraque, je me dirige, mon fusil sur l’épaule, vers la maison du papa. L’église était fermée.

Je dois ici donner à mes lecteurs une idée de ce que j’étais dans ce moment-là. J’étais tranquillement désespéré. Trois ou quatre cents sequins que j’avais sur moi ne pouvaient m’empêcher de penser que là où j’étais je n’étais rien moins que sûr ; que je ne pouvais y rester longtemps, qu’on m’y découvrirait bientôt, et que, m’étant rendu contumax au premier chef, on me traiterait comme tel. Je me voyais dans l’impuissance de prendre un parti : or, cela suffit pour rendre affreuse une situation quelconque. Il était inconvenant que je retournasse volontairement à Corfou, car alors ma fuite aurait été gratuite et l’on m’aurait traité de fou, car mon retour aurait été un indice ou de légèreté ou de poltronnerie ; cependant je n’avais pas le courage de déserter tout à fait. Le principal motif de cette impuissance morale n’était ni mille sequins que j’avais entre les mains du caissier, ni mon équipage bien fourni, ni la crainte de ne pas trouver de quoi vivre ailleurs ; mais c’était de laisser une femme que j’adorais et à laquelle je n’avais pas encore baisé la main. Dans cette détresse, je ne pouvais que m’abandonner aux événements, quels qu’ils fussent, et pour le moment l’essentiel était de me loger et de me nourrir.

Je frappe à la porte de la maison du prêtre. Il se montre à la fenêtre et la referme sans vouloir m’écouter. Je frappe de nouveau, je peste, je jure, mais le tout en vain. Enragé, je couche en joue un pauvre mouton qui paissait à vingt pas de moi avec plusieurs autres et je l’abats. Le berger se met à crier, le papa sort à la fenêtre en criant au voleur et fait sonner le tocsin. Je vois trois cloches en branle, je prévois un attroupement : que va-t-il arriver ? Je n’en sais rien ; mais advienne que pourra, je recharge mon arme et j’attends.

Huit ou dix minutes s’étaient à peine écoulées que je vois descendre de la montagne une foule de paysans armés de fusils, de fourches, de gros bâtons : je me retire sous la baraque, sans éprouver la moindre crainte ; car il ne me paraissait pas naturel que, me voyant seul, ces gens-là voulussent m’assassiner sans m’écouter.

Les premiers, au nombre de dix ou douze, s’avancent, leurs fusils prêts à mettre en joue : je les arrête en leur jetant mes monnaies de cuivre qu’ils s’empressent de ramasser d’un air étonné, et j’en agis ainsi à mesure qu’il en vint d’autres, jusqu’à ce que je n’en eus plus et que je ne vis plus personne venir. Ces manants s’entreregardaient d’un air pétrifié, ne sachant que penser d’un jeune homme de bonne mine, à l’air pacifique, et qui leur jetait son argent si libéralement. Je ne pus leur parler que lorsque le bruit assourdissant des cloches eut cessé de se faire entendre. Je m’assis tranquillement sur mon sac, me tenant tranquille ; mais, dès que je pus parler, je le fis, et le papa, son bedeau et le berger, s’empressèrent de m’interrompre, d’autant plus que je parlais italien, et tous trois parlant à la fois cherchaient à ameuter la canaille contre moi.

L’un d’entre eux, d’un âge avancé et d’un air raisonnable, s’approche de moi et me demande en italien pourquoi j’ai tué un mouton.

« Pour le manger après l’avoir payé.

- Mais Sa Sainteté est le maître d’en demander un sequin.

- Le voilà. »

Le papa prend le sequin, il s’en va, et toute l’affaire est finie. Le paysan me dit qu’il avait servi dans la guerre de 1716 et qu’il avait assisté à la défense de Corfou. Je lui en fis compliment et le priai de me trouver un logement et un domestique qui sût me préparer à manger : Il me dit qu’il me ferait avoir une maison entière, qu’il me ferait lui-même une bonne cuisine, mais qu’il me fallait monter. Volontiers ! Il appelle deux gros garçons, charge l’un de mon sac, l’autre de mon mouton, et nous voilà en route. Tout en marchant je lui dis :

« Brave homme, je voudrais bien avoir à mon service vingt-quatre gaillards de cette sorte soumis à la discipline militaire. Je donnerais à chacun vingt gazettes par jour et à vous quarante en qualité de mon lieutenant.

- Je vais, me répond mon homme, vous monter dès aujourd’hui une garde militaire dont vous serez content. »

Nous arrivons à une maison très commode, où j’avais au rez-de-chaussée trois chambres et une écurie, que je transformai de suite en corps-de-garde. Mon lieutenant m’y laissa pour aller me chercher tout ce qui m’était nécessaire, et entre autres une couturière pour me faire des chemises. J’eus dans la journée lit, meubles, batterie de cuisine, un bon dîner, vingt-quatre gros garçons bien armés, une couturière surannée et quelques jeunes apprenties pour me faire des chemises. Après souper, je me trouvai de la meilleure humeur du monde, entouré d’une trentaine de personnes qui me traitaient en souverain sans pouvoir comprendre ce que j’étais allé faire dans leur petite île. La seule chose qui me fût désagréable était que les jeunes filles ne parlaient pas l’italien ; et je savais trop peu de grec pour espérer de pouvoir leur en compter.

Le lendemain matin, mon lieutenant fit relever la garde, et je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. C’était comme un troupeau de moutons ; tous beaux hommes, bien découplés et alertes ; mais, sans uniforme et sans discipline, la plus belle troupe n’est qu’un mauvais troupeau. Cependant ils apprirent à présenter les armes et à obéir aux ordres de leur officier. Je fis placer trois sentinelles, une devant le corps-de-garde, une à ma porte et la troisième dans un endroit d’où l’on découvrait la plage. Cette dernière devait nous avertir, si elle voyait aborder quelque barque armée. Pendant les deux ou trois premiers jours je considérai tout cela comme un jeu ; mais, réfléchissant qu’il serait possible que j’en eusse besoin pour repousser la force par la force, je pensai à me faire prêter serment de fidélité : je n’en fis cependant rien, quoique mon lieutenant m’assurât que cela dépendait de moi. Mes largesses m’avaient captivé l’amour de tous les insulaires.

Ma cuisinière, qui m’avait trouvé des couturières pour me coudre des chemises, espérait que je deviendrais amoureux de quelqu’une et non de toutes ; mais mon zèle surpassa ses espérances, et toutes les jolies eurent leur tour ; toutes aussi furent contentes de moi, et ma cuisinière fut récompensée de ses bons offices. Je menais une vie délicieuse, car ma table était couverte de mets succulents, de mouton délicieux et de bécasses telles que je n’en ai plus trouvé de pareilles qu’à Pétersbourg. Je ne buvais que du vin de Scopolo et les meilleurs muscats de l’Archipel. Mon lieutenant était mon seul commensal. Je n’allais jamais me promener sans lui et deux de mes gardes du corps, afin de pouvoir me défendre de quelques jeunes gens qui m’en voulaient parce qu’ils s’imaginaient que mes couturières, leurs maîtresses, les avaient quittés à cause de moi. Dans mes promenades je pensais quelquefois que sans argent j’aurais été malheureux, que c’était ce métal qui me valait l’état dont je jouissais ; mais je pensais aussi que, si je ne m’étais pas senti la bourse bien fournie, il était fort douteux que j’eusse quitté Corfou.

Il y avait huit ou dix jours que je faisais le petit roitelet, quand vers les dix heures du soir j’entendis le quivive de la sentinelle du poste. Mon lieutenant sort et revient m’annoncer qu’un honnête homme qui parlait italien demandait à m’entretenir pour une affaire importante. Je le fais entrer et, en présence de mon lieutenant, il me dit en italien :

« Après-demain, dimanche, le papa Deldimopulo doit fulminer contre vous la cataramonachia. Si vous ne l’empêchez pas, une fièvre lente vous fera passer à l’autre monde en six semaines.

- Je n’ai jamais entendu parler de cette drogue.

- Ce n’est pas une drogue ; c’est une malédiction lancée le Saint-Sacrement à la main et qui a cette force.

- Quelle raison ce prêtre peut-il avoir de m’assassiner ?

- Vous troublez la paix et la police de sa paroisse. Vous vous êtes emparé de plusieurs jeunes filles que leurs anciens amoureux ne veulent plus épouser. »

Après l’avoir fait boire, je le remerciai et lui souhaitai une bonne nuit. Son avis me parut important ; car, si je ne craignais pas la cataramonachia, à laquelle je n’avais pas la moindre foi, je pouvais craindre les poisons, beaucoup plus efficaces. A la pointe du jour, après avoir passé une nuit fort tranquille, je me lève et, sans rien dire à mon lieutenant, je sors, je vais seul à l’église où, ayant trouvé le prêtre, je lui adressai ces paroles du ton le plus résolu :

« A la première fièvre dont je me sentirai atteint, je vous brûle ta cervelle : réglez-vous bien là-dessus. Donnez-moi une malédiction qui me tue dans un jour, ou faites votre testament. Adieu ! »

Après cet avis, je retourne à mon palais. Le lundi de très bonne heure, je vois le papa qui vient me faire visite. J’avais un peu mal à la tête, il s’informe de ma santé, et, quand je lui dis que j’avais la tête pesante, il me force à rire par l’air d’anxiété avec lequel il s’empresse de m’assurer que ce ne pouvait être que l’effet de l’air pesant de l’île de Casopo.

Trois jours après cette visite, la sentinelle avancée pousse le cri d’alarme. Mon lieutenant sort et vient peu d’instants après m’annoncer qu’une chaloupe armée avait débarqué un officier. Je sors et je fais mettre ma troupe sous les armes ; ensuite je m’avance et je vois un officier, accompagné d’un guide, qui s’avançait vers ma demeure. Cet officier étant seul, je n’avais rien à craindre ; je rentre dans ma chambre, ordonnant à mon lieutenant de le recevoir avec tous les honneurs de la guerre et de l’introduire. Je ceins mon épée et je l’attends debout.

Je vois entrer le même adjudant Minotto qui était venu m’ordonner d’aller aux arrêts.

« Vous êtes seul, lui dis-je, et vous venez comme ami ; embrassons-nous.

- Il faut bien que je vienne comme ami, car comme ennemi je n’aurais pas la force nécessaire. Mais ce que je vois me semble un rêve.

- Asseyez-vous et dînons tête à tête. Vous ferez bonne chère.

- Je le veux bien, et ensuite nous partirons ensemble.

- Vous partirez tout seul, si vous en avez envie ; car je ne partirai d’ici qu’avec la certitude, non seulement que je n’irai pas aux arrêts, mais encore que j’aurai satisfaction de ce fou, que le général doit envoyer aux galères.

- Soyez sage, et venez avec moi de bon gré. J’ai ordre de vous conduire par force ; mais, n’étant pas en mesure pour cela, je ferai mon rapport, et l’on vous enverra prendre de manière qu’il faudra bien que vous vous rendiez.

- Jamais ! On ne m’aura que mort.

- Vous êtes donc devenu fou ; car vous avez tort. Vous avez désobéi à l’ordre que je vous ai transmis de vous rendre à la bastarde. C’est cela qui fait votre tort ; car, du reste, vous aviez mille fois raison, au sentiment même du général.

- J’aurais donc dû me rendre aux arrêts ?

- Certainement, la subordination étant de rigueur dans notre état.

- A ma place, y seriez-vous allé ?

- Je ne veux ni ne puis vous dire ce que j’aurais fait ; je sais seulement qu’en n’obéissant pas je me serais rendu criminel.

- Mais, si je me rends actuellement, on me traitera en coupable bien plus durement qu’on ne l’aurait fait, si j’avais obéi à l’ordre injuste.

- Je ne le présume pas. Venez, et vous saurez tout.

- Sans connaître ma destinée ? Ne vous y attendez pas. Dînons. Puisque je suis coupable au point qu’on emploie la force, je ne me rendrai qu’à la force. Je ne serai pas plus coupable alors, quoiqu’il puisse y avoir du sang versé.

- Vous êtes dans l’erreur ; vous seriez plus coupable. Mais dînons. Un bon repas nous fera peut-être mieux raisonner. »

Vers la fin du dîner, nous entendons du bruit, et mon lieutenant entre pour me dire que des bandes de paysans s’attroupaient dans le voisinage de ma maison pour me défendre, parce que le bruit s’était répandu dans l’île que la felouque armée était venue pour m’enlever et me conduire à Corfou. Je lui ordonnai d’aller désabuser ces braves gens et de les renvoyer après leur avoir donné un baril de vin.

Ces paysans, rassurés, s’en allèrent, mais en déchargeant leurs armes en l’air en signe de dévouement.

« Tout cela paraît fort joli, me dit l’adjudant ; mais cela deviendra affreux si vous me laissez partir seul ; car mon devoir m’oblige à être très exact dans mon rapport.

- Je vous suivrai, si vous me donnez votre parole d’honneur de me débarquer en liberté en arrivant à Corfou.

- J’ai ordre de vous consigner à M. Foscari, dans la bastarde.

- Vous n’exécuterez point cet ordre pour cette fois.

- Si le général ne vous trouve pas docile, il y va de son honneur de vous forcer, et il en trouvera les moyens. Mais dites-moi, je vous prie, ce que vous feriez si, pour s’amuser, le général prenait le parti de vous laisser ici ? Mais on ne vous y laissera pas ; car, d’après le rapport que je ferai, on se déterminera à finir l’affaire sans effusion de sang.

- Sans massacre, la chose sera difficile ; car, avec cinq cents paysans ici, je ne crains pas trois mille hommes.

- On n’en emploiera qu’un, car on vous traitera comme chef de rebelles. Tous ces hommes qui vous sont dévoués ne pourront vous garantir d’un seul qui vous brûlera la cervelle pour gagner quelques pièces d’or. Je vous dirai bien plus : de tous ces Grecs qui vous entourent, il n’y en a pas un qui ne soit prêt à vous assassiner pour gagner vingt sequins. Croyez-moi, venez avec moi. Venez jouir à Corfou d’une espèce de triomphe. Vous y serez applaudi et fêté. Vous conterez vous-même la folie que vous avez faite, on en rira et on admirera en même temps que vous vous soyez rendu à la raison dès que je suis venu vous la faire entendre. Tout le monde vous estime, et M. D. R. fait grand cas de vous : il loue surtout le courage que vous avez eu de ne point passer votre épée à travers le corps de cet insolent pour ne point manquer de respect à sa maison. Le général même doit vous estimer, car il doit se souvenir de ce que vous lui avez dit.

- Qu’est devenu ce malheureux ?

- Il y a quatre jours que la frégate du major Sardina est arrivée avec des dépêches où le général a sans doute trouvé les éclaircissements nécessaires ; car il a fait disparaître le faux duc : personne ne sait où il est et personne n’ose en parler chez lui, car sa bévue était trop grossière.

- Mais après mes coups de canne l’a-t-on encore reçu dans les cercles ?

- Fi donc ! Ne vous souvenez-vous pas qu’il avait une épée ? Il n’en a pas fallu davantage pour que personne n’ait plus voulu le voir. Il avait l’avant-bras cassé et la mâchoire fracassée. Malgré cela cependant, sans égard pour son pitoyable état, huit jours après Son Excellence l’a fait disparaitre. La seule chose que tout Corfou ait trouvée merveilleuse, c’est votre évasion. On a cru pendant trois jours que M. D. R. vous tenait caché chez lui, et on le condamnait ouvertement ; mais il a déclaré hautement à la table du général qu’il ignorait absolument où vous étiez. Son Excellence même était fort inquiète de votre évasion, et ce n’est que d’hier qu’on a su ce que vous étiez devenu par une lettre du papa d’ici, écrite au protopapa Bulgari, dans laquelle il se plaint qu’un officier italien s’est depuis huit jours emparé de cette île où il exerce des violences. Il vous accuse de débaucher toutes les filles et de l’avoir menacé de lui brûler la cervelle, s’il vous donne la cataramonachia. Cette lettre lue à l’assemblée a désopilé la rate au général : mais il ne m’en a pas moins ordonné de venir vous prendre avec douze grenadiers.

- C’est Mme Sagredo qui est la cause de tout ceci.

- C’est vrai ; mais elle en est bien mortifiée. Vous feriez bien de venir demain avec moi lui faire une visite.

- Demain ? Vous êtes donc sûr que je ne serai pas mis aux arrêts ?

- Oui, car je sais que Son Excellence est un homme d’honneur.

- Et moi aussi. Embarquons-nous. Nous partirons ensemble après minuit.

- Pourquoi pas de suite ?

- Parce que je ne veux pas m’exposer à passer la nuit dans la bastarde. Je veux arriver à Corfou au grand jour, ce qui rendra votre triomphe éclatant.

- Mais que ferons-nous ici pendant huit heures ?

- Nous irons voir des nymphes d’un acabit qu’on ne trouve pas à Corfou, ensuite nous ferons un bon souper. »

J’ordonnai à mon lieutenant de faire porter à manger aux soldats de la felouque et de nous faire préparer un souper splendide sans rien épargner, lui disant que je partirais à minuit.

Je lui fis présent ensuite de toutes mes grosses provisions, et je fis embarquer tout ce que je voulais emporter. Mes janissaires, auxquels je fis présent d’une semaine de solde, voulurent m’accompagner armés jusqu’à la felouque, ce qui fit rire mon camarade toute la nuit. Nous arrivâmes à Corfou à huit heures du matin, à la bastarde même, où il me consigna après m’avoir assuré qu’il allait envoyer de suite chez M. D. R. tout mon équipage et faire son rapport au général.

M. Foscari, qui commandait cette galère, me reçut fort mal. S’il avait eu un peu de noblesse dans l’âme, il ne se serait pas tant pressé de me faire mettre à la chaîne. Il aurait pu différer un seul quart d’heure en me parlant, et je n’aurais pas eu cette mortification. Il m’envoya sans mot dire à l’endroit où le chef de scala me fit asseoir et allonger le pied pour mettre la chaîne qui, dans ce pays-là, ne déshonore personne, pas même malheureusement les galériens, que l’on traite mieux que les soldats.

J’avais la chaîne au pied droit, et on me débouclait le soulier du pied gauche pour achever cette belle décoration, quand l’adjudant de Son Excellence vint ordonner à mon geôlier de me rendre mon épée et de me mettre en liberté. Je voulus aller présenter mes hommages au noble gouverneur ; mais, un peu embarrassé sans doute de sa contenance, l’adjudant me dit que Son Excellence m’en dispensait.

J’allai de suite faire ma révérence au général sans lui dire un seul mot ; mais lui, d’un air grave, me dit d’être plus sage à l’avenir et d’apprendre que le premier devoir d’un militaire était d’obéir, surtout d’être discret et modeste. Comprenant à merveille toute la signification de ces deux mots, je me réglai en conséquence.

Mon apparition chez M. D. R. fit naître la joie sur tous les visages. Ces beaux moments m’ont toujours été si chers, qu’en me faisant oublier les moments pénibles ils m’en ont constamment fait chérir la cause. Il est impossible de bien sentir un plaisir quand il n’a pas été précédé de quelque peine, et les jouissances ne sont grandes qu’en proportion des privations qu’on a souffertes. M. D. R. fut si content de me voir qu’il vint à ma rencontre et m’embrassa tendrement. Il me dit ensuite, en me faisant présent d’une belle bague qu’il ôta de son doigt, que j’avais très bien fait de laisser ignorer à tout le monde, et à lui particulièrement, le lieu de ma retraite.

« Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il d’un air noble et franc, combien Mme F. s’intéresse à vous. Vous lui feriez un grand plaisir en y allant dans l’instant.

Quel plaisir de recevoir ce conseil de lui-même ! Mais ce mot : à l’instant, me fit de la peine ; car, ayant passé la nuit dans la felouque, je craignais que le désordre de ma toilette ne me nuisît à ses yeux. Je ne pouvais pourtant point reculer, ni lui en dire la raison : je pensais à m’en faire un mérite auprès d’elle.

J’arrive. Il ne faisait pas jour chez la déesse ; mais sa femme de chambre me fit entrer, en m’assurant que sa maîtresse ne tarderait pas à sonner et qu’elle serait bien fâchée de ne pas m’avoir vu. Pendant une demi-heure que je passai avec cette jeune personne, charmante indiscrète, j’appris une foule de choses, qui me firent un extrême plaisir, surtout une foule de propos qu’on avait tenus sur mon évasion ; et j’en tirai la conclusion que ma conduite dans toute cette affaire avait obtenu l’approbation générale.

Aussitôt que Madame eut vu sa femme de chambre, elle me fit appeler. On ouvre les rideaux et je crois voir l’Aurore entourée de roses et des perles du matin. Je lui dis que sans l’ordre que m’en avait donné M. D. R. je n’aurais jamais osé me présenter devant elle dans l’état où j’étais, et du ton le plus suave elle me répondit que M. D. R., sachant tout l’intérêt qu’elle me portait, avait très bien fait de me faire venir, m’assurant en même temps que M. D. R. m’estimait autant qu’elle.

« Je ne sais, madame, comment j’ai pu mériter un si grand bonheur, tandis que je n’aspirais qu’à des sentiments d’indulgence.

- Nous avons tous admiré la force que vous avez eue de vous abstenir de passer votre épée au travers du corps de ce fou, qu’on aurait jeté par la fenêtre, s’il ne se fut évadé au plus vite.

- Je l’aurais tué, madame, n’en doutez pas, si vous n’aviez pas été présente.

- Le compliment est fort galant ; mais il n’est pas croyable que vous ayez pensé à moi dans ce moment. »

A ces mots, je soupire en baissant les yeux et détournant la tête. Elle voit ma bague, et pour changer de conversation, elle se mit à me faire l’éloge de M. D. R., dès qu’elle sut comment il m’avait fait ce présent. Elle voulut que je lui contasse la vie que j’avais menée dans l’île, et je le fis, à l’exception de mes jolies couturières, que j’eus soin de laisser sous le voile ; car je savais déjà alors que dans le commerce de la vie il y a bon nombre de vérités qu’il faut laisser dans un officieux oubli.

Tout ce que je lui dis la fit beaucoup rire, et ma conduite lui parut admirable.

« Auriez-vous, me dit-elle, le courage de raconter tout cela, mais dans les mêmes termes, au provéditeur général ?

- N’en doutez pas, madame, pourvu qu’il m’en demandât la narration.

- Eh bien ! tenez-vous prêt à me tenir parole. Je veux, ajouta-t-elle, que ce brave seigneur vous aime et qu’il devienne votre principal protecteur pour vous garantir des passe-droits. Laissez-moi faire. »

En sortant de chez elle, le cœur ravi de son accueil, j’allai chez le major Maroli pour m’informer de l’état de mes fonds, et j’appris avec plaisir qu’il ne m’avait plus tenu de moitié depuis ma disparition. Je retirai quatre cents sequins des mains du caissier, me réservant à rentrer en part quand les circonstances me paraîtraient convenables.

Le soir, ayant eu soin de faire toilette, j’allai trouver l’adjudant Minotto pour aller avec lui faire une visite à Mme Sagredo, favorite du général. C’était à Corfou la plus jolie des dames vénitiennes, Mme F. exceptée. Ma visite la surprit ; car, ayant été la cause de tout ce qui s’était passé, elle était loin de s’y attendre, croyant que je lui en voulais. Je la désabusais en lui parlant franchement, et elle me dit les choses les plus obligeantes, me priant d’aller quelquefois passer la soirée chez elle. A cette invitation fort aimable, j’inclinai la tête sans accepter ni refuser. Je savais que Mme F. ne pouvait point la souffrir : comment aurais-je pu fréquenter ses soirées ? D’ailleurs, cette dame aimait le jeu, et, pour lui plaire, il fallait ou perdre ou la faire gagner ; or, pour se résoudre a l’une de ces deux conditions, il faut aimer l’objet et avoir des vues de conquête : je n’étais pas dans cette disposition. L’adjudant Minotto ne jouait pas ; mais il avait captivé ses bonnes grâces en faisant auprès d’elle le Mercure galant.

De retour à l’hôtel, je trouve Mme F. toute seule, M. D. R. étant occupé à écrire. Assis auprès d’elle, elle m’engage à lui conter tout ce qui m’était arrivé à Constantinople ; je n’ai pas eu lieu de m’en repentir. Ma rencontre avec la femme de Josouff lui plut beaucoup ; mais la nuit du bain des trois nymphes d’Ismaïl la mit toute en feu. Je gazais tant que je pouvais ; mais, quand elle me trouvait obscur, elle m’obligeait à m’expliquer un peu mieux, et, dès que je me faisais mieux comprendre en donnant à mes tableaux un vernis de volupté que je puisais plus dans ses regards que dans mes souvenirs, elle ne manquait pas de me gronder et de me dire que j’aurais pu être moins clair. Je sentais que la voie dans laquelle elle m’avait engagé devait lui donner une fantaisie en ma faveur ; et j’étais persuadé que celui qui fait naître des désirs peut facilement être condamné à les éteindre : c’était la récompense à laquelle j’aspirais ; j’osais l’espérer, quoique je ne la visse encore qu’en perspective.

Par hasard, ce jour-là, M. D. R. avait invité beaucoup de monde à souper. Je dus naturellement faire les frais de la conversation, en racontant avec toutes les circonstances et le plus grand détail tout ce que j’avais fait et ce qui m’était arrivé depuis l’instant où j’avais reçu l’ordre de me rendre aux arrêts jusqu’à ma mise en liberté. M. Foscari, gouverneur de la bastarde, était à mon côté, et la fin de ma narration ne lui fut sans doute pas des plus agréables.

Mon histoire plut du reste à toute la société et il fut décidé que M. le provéditeur général devait avoir le plaisir de l’entendre de ma bouche. Ayant dit qu’il y avait beaucoup de foin à Casopo, article dont on manquait absolument à Corfou, M. D. R. me dit que je devais saisir cette occasion de me faire un mérite auprès du général en l’en prévenant sans retard. Je suivis cet avis dès le lendemain, et je fus fort bien accueilli ; car Son Excellence ordonna une corvée pour l’aller chercher et le transporter à Corfou.

Deux ou trois jours après, étant un soir au café, l’adjudant Minotto vint me dire que le général voulait me parler : on juge que cette fois je fus prompt à exécuter ses ordres.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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