Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 15

CHAPITRE XI

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Mon court et trop vif séjour à Ancône. – Cécile, Marine, Bellino. - L’esclave grecque du lazaret. - Bellino se fait connaître.

J’arrivai à Ancône le 25 février de l’an 1744, et j’allai loger à la meilleure auberge. Content de ma chambre, je dis à l’hôte que je voulais faire gras, mais il me répondit qu’en carême les chrétiens faisaient maigre.

« Le Saint-Père m’a donné la permission de faire gras.

- Montrez-la-moi.

- Il me l’a donnée de vive voix.

- Monsieur l’abbé, je ne suis pas obligé de vous croire.

- Vous êtes un sot.

- Je suis maître chez moi, et je vous prie d’aller vous loger ailleurs. »

Une réponse pareille et une intimation à laquelle je ne m’attendais pas du tout me mirent en colère. Je jure, je peste, je crie, quand tout à coup un grave personnage entre dans ma chambre en me disant : « Monsieur, vous avez tort de vouloir manger gras, tandis qu’à Ancône le maigre est bien meilleur ; vous avez tort de vouloir obliger l’hôte à vous croire sur parole, et si vous avez la permission du pape, vous avez tort de l’avoir demandée à votre âge ; vous avez tort de n’avoir point demandé la permission par écrit ; vous avez tort de traiter l’hôte de sot, puisque c’est un compliment que personne n’est obligé d’agréer chez soi, et finalement vous avez tort de faire tant de bruit. »

Cet homme qui n’était entré dans ma chambre que pour me sermonner et me donner tous les torts imaginables, au lieu d’augmenter mon humeur, me donna envie de rire.

« Je souscris volontiers, monsieur, lui répondis-je, à tous les torts que vous me donnez ; mais il pleut, il se fait tard, je suis fatigué et j’ai bon appétit ; c’est vous dire que je ne suis nullement disposé à déloger : voulez-vous me donner à souper à défaut de l’hôte ?

- Non, me dit-il très posément ; car je suis bon catholique et je jeûne ; mais je me charge d’apaiser l’hôte qui vous donnera un souper excellent. »

En achevant ces mots, il descend ; et moi, comparant ma pétulance à son calme, je le reconnus pour digne de me donner des leçons. Il remonte un instant après, me dit que tout est raccommodé et que je serais bien servi.

« Vous ne voulez donc pas souper avec moi ?

- Non, mais je vous tiendrai compagnie. »

J’acceptai avec plaisir, et pour qu’il me dît son nom, je lui dis le mien, en me qualifiant de secrétaire du cardinal Acquaviva.

« Je m’appelle Sancio Pico, me dit-il, et je suis Castillan et provéditeur de l’armée de Sa Majesté Catholique, dont le comte de Gages a le commandement sous les ordres du généralissime duc de Modène. »

Mon excellent appétit ayant excité son admiration, il me demanda si j’avais dîné.

« Non, » lui dis-je.

Et je vis sur ses traits un air de contentement.

« Ne craignez-vous pas que le souper ne vous fasse du mal ? ajouta-t-il.

- J’espère au contraire qu’il me fera beaucoup de bien.

- Vous avez donc trompé le pape ?

- Non, car je ne lui ai point dit que je n’avais point d’appétit, mais seulement que je préférais le gras au maigre.

- Si vous voulez entendre une bonne musique, me dit-il un instant après, suivez-moi dans la chambre voisine : la première actrice y loge. »

Le mot d’actrice m’intéresse, je le suis. Je vois assise à une table une femme d’un certain âge avec deux jeunes filles et deux garçons, mais je cherche vainement l’actrice que don Sancio Pico me présente en me montrant l’un des deux garçons, d’une beauté ravissante, et qui pouvait tout au plus avoir dix-sept ans. Je pensai que c’était un castrato qui, comme à Rome sans doute, faisait toutes les fonctions d’une première actrice. La mère me présenta son autre fils, très joli aussi, mais plus mâle que le castrato, quoique plus jeune, et qui se nommait Pétrone. Celui-ci, continuant la série des transformations, représentait la première danseuse. L’ainée des deux filles, que la mère me présenta également, s’appelait Cécile et apprenait la musique ; elle avait douze ans ; sa cadette, appelée Marine, n’en avait que onze, et comme son frère, elle était vouée au culte de Terpsichore : toutes deux étaient fort jolies.

Cette famille était de Bologne, et vivait du fruit de ses talents : la complaisance et la gaieté lui tenaient lieu de richesse.

Bellino, c’était le nom du castrato, cédant aux instances de don Sancio, se leva de table, se mit à son clavecin et chanta d’une voix d’ange et avec des grâces enchanteresses. Le Castillan écoutait les yeux fermés et dans une sorte d’extase ; mais moi, bien loin de fermer les yeux, j’admirais ceux de Bellino, qui, noirs et pleins de feu, semblaient lancer des étincelles dont je me sentais embrasé. Je découvrais en lui plusieurs traits de Lucrèce et les manières gracieuses de la marquise, et tout me décelait une belle femme ; car son habit d’homme ne masquait qu’imparfaitement la plus belle gorge : aussi, malgré l’annonce, je me mis dans la tête que le prétendu Bellino n’était qu’une beauté travestie, et, mon imagination prenant l’essor le plus libre, j’en devins tout à fait épris.

Après avoir passé là deux heures délicieuses, je sortis avec le Castillan, qui m’accompagna dans ma chambre. « Je pars, me dit-il, de grand matin pour Sinigaglia avec l’abbé Vilmarcati, mais je serai de retour après-demain soir, pour souper. » Je lui souhaitai un heureux voyage en lui disant que, sans doute, nous nous trouverions en chemin, car je partirais probablement après-demain, dès que j’aurais fait ici une visite à mon banquier.

J’allai me coucher plein de l’impression que Bellino avait faite sur moi, et j’étais fâché de partir sans lui avoir prouvé que je n’étais point dupe d’une fiction. Avec ces dispositions, je dus être très agréablement surpris de le voir entrer chez moi le matin dès que j’eus ouvert ma porte. Il vint m’offrir son jeune frère pour me servir pendant mon séjour, au lieu d’un valet de place que j’aurais dû prendre. J’y consentis volontiers, et je commençai par l’envoyer chercher du café pour toute la famille.

Je fais asseoir Bellino sur mon lit dans l’intention de lui conter fleurettes et de le traiter en fille ; mais voilà les deux jeunes sœurs qui entrent en accourant vers moi : cela dérangea mes projets. Cependant le trio formait devant mes yeux un tableau qui ne pouvait me déplaire : c’était de la beauté sans fard et de la gaieté naïve et naturelle de trois espèces différentes : douce familiarité, esprit de théâtre, jolis badinages, et petites grimaces de Bologne que je ne connaissais pas encore ; tout cela était charmant pour exciter la bonne humeur, si j’en avais eu besoin. Céline et Marine étaient deux jolis boutons de rose qui n’attendaient pour s’ouvrir que le souffle, non du zéphyr, mais de l’amour ; et certes elles auraient captivé ma préférence sur Bellino si je n’avais vu dans ce dernier qu’un misérable rebut de l’humanité, ou plutôt qu’une déplorable victime de la cruauté sacerdotale ; car, malgré leur jeunesse, ces deux aimables filles portaient sur leur jolie gorge naissante l’image précoce de la puberté.

Pétrone vint avec le café, il nous le servit, et j’en envoyai à la mère qui ne sortait jamais de sa chambre. Ce Pétrone était un vrai giton et même de profession. Cela n’est pas rare en Italie, où l’intolérance sous ce rapport n’est ni déraisonnée comme en Angleterre, ni farouche et cruelle comme en Espagne. Je lui avais donné un sequin pour payer le café, et lui ayant fait don du reste, il m’en témoigna sa reconnaissance en m‘appliquant sur les lèvres un baiser voluptueux à bouche entr’ouverte, me supposant un goût que j’étais loin d’avoir. Je le désabusai sans qu’il en parût humilié. Je lui ordonnai de commander à dîner pour six personnes, mais il me dit qu’il ne commanderait que pour quatre, parce qu’il fallait qu’il tînt compagnie à sa chère mère, qui dînait toujours dans son lit. Chacun son goût, et je le laissai faire.

Deux minutes après l’hôte vint me trouver et me dit : « Monsieur l’abbé, les personnes que vous avez invitées mangent au moins pour deux, je vous en préviens ; ainsi je ne puis vous servir qu’en vous faisant payer en conséquence.

- Faites, lui dis-je, mais servez-nous bien. »

Dès que je fus en état de paraître, je crus devoir souhaiter le bonjour à la complaisante mère. J’entrai dans sa chambre et je lui fis compliment sur ses enfants. Elle me remercia du cadeau que j’avais fait à son fils et se mit à me faire confidence de sa détresse. « L’entrepreneur du théâtre, me dit-elle, est un barbare qui n’a voulu me donner que cinquante écus romains pour tout le carnaval. Nous les avons dépensés pour vivre, et nous ne pouvons retourner à Bologne qu’à pied et en demandant l’aumône. » Cette confidence me toucha de pitié, et tirant de ma bourse un quadruple d’or, je le lui donnai, ce qui lui fit répandre des larmes de joie et de reconnaissance.

« Je vous en promets une autre, madame, lui dis-je, pour prix d’une confidence : avouez-moi que Bellino est une jolie femme déguisée.

- Soyez sûr que non, mais il en a l’air.

- L’air et le ton, madame, car je m’y connais.

- C’est si vrai qu’il est garçon, qu’il a dû se laisser visiter pour pouvoir jouer sur le théâtre.

- Et par qui ?

- Par le très révérend confesseur de Mgr l’évêque.

- Par un confesseur ?

- Oui, et vous pouvez vous en assurer en le lui demandant.

- Je n’en serai sûr qu’en le visitant moi-même.

- Faites, s’il y consent ; mais en conscience je ne puis m’en mêler, car j’ignore vos intentions.

- Elles sont toutes naturelles. »

Je passe dans ma chambre et j’envoie Pétrone me chercher une bouteille de vin de Chypre. Il fit la commission et me rapporta sept sequins de reste d’un doublon que je lui avais donné. J’en fis le partage entre Bellino, Cécile et Marine, et je priai les deux jeunes filles de me laisser seul avec leur frère.

« Bellino, je suis sûr que votre conformation diffère de la mienne ; ma chère, vous êtes une fille.

- Je suis homme, mais castrat : on m’a visité.

- Laissez-moi vous visiter aussi ; je vous donne un doublon.

- Je ne le puis, car il est évident que vous m’aimez et la religion me le défend.

- Vous n’avez pas fait ces difficultés avec le confesseur de l’évêque.

- C’était un vieux prêtre ; et d’ailleurs il n’y a jeté qu’un regard en passant.

- Je le saurai, » lui dis-je en étendant une main hardie.

Il me repousse et se lève. Cette obstination me donne de l’humeur, car j’avais déjà dépensé quinze ou seize sequins pour satisfaire ma curiosité. Je me mis à table d’un air maussade ; mais l’excellent appétit de mes jolis convives me rendit ma bonne humeur, et je jugeai qu’à le bien prendre la gaieté valait mieux que la bouderie et dans cette disposition, je pris le parti de me refaire sur les deux charmantes cadettes qui semblaient très disposées à se prêter au badinage.

Assis au milieu d’elles auprès d’un bon feu, en mangeant des marrons que nous humections avec du chypre, je commençai à distribuer quelques baisers innocents à droite et à gauche. Mais bientôt mes mains avides touchèrent tout ce que mes lèvres pouvaient baiser, et Cécile et Marine s’amusaient fort de ce jeu. Bellino souriant, je l’embrasse aussi, et son jabot entr’ouvert semblant délier ma main, je m’aventure et je pénètre sans résistance. Jamais le ciseau de Praxitèle n’avait taillé une gorge aussi bien prise !

« A ce signe, lui dis-je, je ne saurais plus douter que vous ne soyez une femme accomplie.

- C’est, me répondit-elle, le défaut de tous mes pareils.

- Non, c’est la perfection de toutes vos pareilles. Bellino, crois-moi, je m’y connais assez pour distinguer le sein difforme d’un castrat de celui d’une belle femme ; et ce sein d’albâtre est celui d’une jeune beauté de dix-sept ans. »

Qui ne sait que l’amour enflammé par tout ce qui peut l’exciter ne s’arrête, dans la jeunesse, que lorsqu’il est satisfait, et qu’une faveur obtenue excite à l’obtention d’une faveur plus grande ? J’étais en beau chemin, je voulus aller plus loin et couvrir de baisers brûlants ce que ma main dévorait ; mais le faux Bellino, comme s’il ne se fut aperçu que dans ce moment-là du plaisir illicite que je prenais, se lève et s’enfuit. La colère se joint au feu de l’amour, et dans l’impossibilité de le mépriser, puisque j’aurais dû commencer par moi, sentant le besoin de me calmer en satisfaisant mon ardeur ou en l’évaporant, je priai Cécile, qui était son élève, de me chanter quelques airs napolitains. Je sortis ensuite pour aller chez le banquier où je pris une lettre à vue sur Bologne en échange de celle que j’avais sur lui. A mon retour, je soupai légèrement avec ces jeunes filles, ensuite je me disposai à me coucher en ordonnant à Pétrone de me commander une voiture pour le point du jour.

Au moment où j’allais fermer la porte, Cécile, à moitié déshabillée, vint me dire que Bellino me faisait demander si je voulais le mener à Rimini, où il était engagé pour chanter l’opéra qu’on devait jouer après Pâques.

« Va lui dire, mon petit ange, que je lui ferai très volontiers ce plaisir, s’il veut me faire celui que je désire en ta présence : je veux savoir positivement si c’est une fille ou un garçon. »

Elle part et revient à l’instant me dire qu’il était couché, mais que si je voulais différer mon départ d’un seul jour, il me promettait de me satisfaire le lendemain.

« Dis-moi la vérité, Cécile, et je te donne six sequins.

- Je ne puis pas les gagner, car je ne l’ai jamais vu tout nu, et je ne puis pas jurer s’il est fille. Mais il faut bien qu’il soit garçon, car sans cela il n’aurait pas pu jouer ici.

- Fort bien, je ne partirai qu’après-demain, si tu veux me tenir compagnie cette nuit.

- Vous m’aimez donc ?

- Beaucoup, si tu veux être bonne.

- Très bonne, car je vous aime beaucoup aussi. Je vais avertir ma mère.

- Tu as certainement un amant ?

- Je n’en ai jamais eu. »

Elle sortit et revint l’instant d’après toute joyeuse, en me disant que sa mère me croyait honnête homme. Elle ne me croyait sans doute que généreux. Cécile ferma la porte et vint se jeter dans mes bras en m’embrassant. Elle était gentille, charmante, mais je n’en étais pas amoureux, et je ne pus pas lui dire comme à Lucrèce : « Tu as fait mon bonheur ; » mais ce fut elle qui me le dit, sans que j’en fusse beaucoup flatté, quoique je fisse semblant de le croire. A mon réveil, je lui souhaitai un tendre bonjour, et après lui avoir donné trois doublons qui durent singulièrement réjouir la mère, je la renvoyai sans m’amuser à lui faire serment d’une constance éternelle, serments aussi frivoles qu’absurdes et que l’homme le plus continent ne devrait jamais faire, même à la plus belle des femmes.

Après avoir déjeuné, je fis monter l’hôte et lui commandai un excellent souper pour cinq personnes, persuadé que don Sancio, qui devait revenir le soir, ne me refuserait pas l’honneur de souper avec moi, et dans cet espoir je ne voulus pas dîner. La famille bolonaise n’eut pas besoin d’imiter mon régime pour s’assurer un bon appétit pour le soir.

Ayant fait appeler Bellino, je le sommai de tenir sa promesse ; mais il me dit en riant que la journée n’était pas passée, et qu’il était sûr de partir avec moi.

« Je vous préviens que ce ne sera pas, si je ne suis complètement satisfait.

- Vous le serez.

- Voulez-vous que nous allions faire un tour ensemble ?

- Je le veux bien, je vais m’habiller. »

Pendant que je l’attendais, voilà Marine qui vient d’un air chagrin me dire comment elle avait pu mériter le mépris que je faisais d’elle.

« Cécile a passé la nuit avec vous, vous partez demain avec Bellino ; je suis la seule malheureuse.

- Veux-tu de l’argent ?

- Non, car je vous aime.

- Mais, Marinette, tu es trop jeune !

- Je suis plus forte que ma sœur.

- Mais il se peut aussi que tu aies un amant.

- Oh ! ça, non.

- Fort bien ; nous verrons ce soir.

- Oh bien ! je vais dire à maman de préparer des draps pour demain ; car autrement on saurait tout dans l’auberge. »

J’admirais les fruits d’une éducation de théâtre ; mais cela m’amusait.

Bellino étant venu, nous sortîmes et nous nous dirigeâmes vers le port. Il y avait en rade plusieurs bâtiments, entre autres un vaisseau vénitien et un turc. Je me fis conduire à bord du premier, que je visitai avec intérêt ; mais, n’y ayant trouvé personne de ma connaissance, j’en sortis avec Bellino et je me fis conduire sur le navire turc, où m’attendait la surprise la plus romanesque. La première personne que j’y aperçus, ce fut la belle Grecque que j’avais laissée à Ancône il y avait sept mois, lorsque je partis du lazaret. Elle était à côté du vieux capitaine, auquel je demandai, sans faire semblant de voir sa belle captive, s’il avait de belles marchandises à vendre. Il nous mena dans la chambre ; mais, en jetant un coup d’œil sur la belle Grecque, je lus dans ses regards toute la joie qu’elle avait de me revoir.

Rien de ce que le Turc me fit voir ne parut me plaire, et comme par inspiration, je lui dis que j’achèterais volontiers quelque chose de joli qui plût à sa belle moitié. Il sourit, et, la Grecque lui ayant dit quelque chose en turc, il sortit.

Aussitôt qu’il fut hors de nos regards, cette nouvelle Aspasie me saute au cou et me dit : « Voilà le moment de la fortune. » N’ayant pas moins de courage qu’elle, prenant la position la plus convenable pour le lieu, je lui fis en moins d’un instant ce qu’en cinq ans son maître ne lui avait point fait. Je n’étais pas au terme de mes vœux, quand la malheureuse Grecque, entendant son maître, s’arracha de mes bras avec un soupir, et se plaçant adroitement devant moi, me donna le temps de réparer un désordre qui aurait pu me coûter la vie, ou au moins tout mon avoir pour arranger l’affaire. Dans cette situation curieuse, ce qui excita mon hilarité fut la surprise de Bellino qui restait là comme pétrifié et tremblant comme la feuille.

Les colifichets que la belle esclave choisit ne me coûtèrent qu’une trentaine de sequins. « Spolaitis, » me dit-elle dans sa langue, et, le Turc lui ayant dit qu’elle devait m’embrasser, elle se sauva en se couvrant le visage. Je partis plus triste que content ; car je regrettais que, malgré son courage, elle n’eût pu atteindre qu’à une satisfaction imparfaite. Dès que nous fûmes dans la felouque, Bellino, revenu de sa peur, me dit que je venais de lui montrer un phénomène dont la réalité n’était pas vraisemblable, mais qui lui donnait une étrange idée de mon caractère ; et que pour celui de la Grecque, il n’y comprenait rien, à moins que je ne l’assurasse que toutes les femmes de son pays étaient comme elle.

« Qu’elles doivent être malheureuses ! ajouta-t-il.

- Croyez-vous donc, lui dis-je, que les coquettes soient plus heureuses ?

- Non, mais je veux qu’une femme, en cédant de bonne foi à l’amour, ne se rende qu’après avoir combattu avec elle-même ; et je ne veux pas que, cédant au premier élan d’un désir lubrique, elle s’abandonne au premier objet qui lui plait comme un animal qui n’est conduit que par la puissance des sens. Convenez que cette Grecque vous a donné une marque certaine que vous lui avez plu ; mais elle vous a donné un signe non moins certain de sa brutalité et d’une effronterie qui l’exposait à la honte d’être repoussée, car elle ne pouvait pas savoir si vous auriez été à son égard aussi bien disposé qu’elle l’était au vôtre. Elle est fort jolie et tout a bien été ; mais tout cela m’a jeté dans un trouble dont je me ressens encore. »

J’aurais pu faire cesser les perplexités de Bellino et rectifier ce qu’il y avait d’erroné dans son raisonnement ; mais une confidence de cette nature n’aurait pas tourné à l’avantage de mon amour-propre, et je me tus ; car, si Bellino était une fille, comme je le pensais, je voulais qu’elle fût convaincue que l’importance que j’attachais à la grande affaire était au fond fort petite, et qu’elle ne valait pas la peine d’employer des ruses pour en empêcher les suites.

Nous rentrâmes, et vers le soir, ayant entendu la voiture de don Sancio entrer dans la cour, je m’empressai d’aller au-devant de lui en lui disant que j’espérais qu’il me pardonnerait d’avoir compté qu’il voudrait bien me faire l’honneur de souper avec moi et Bellino. Relevant avec dignité et politesse le plaisir que j’avais eu l’attention de lui faire, il accepta.

Les mets les plus exquis, les meilleurs vins d’Espagne, et, plus que tout cela, la gaieté et les voix ravissantes de Bellino et de Cécile, firent passer au Castillan cinq heures délicieuses. Il me quitta à minuit en me disant qu’il ne pouvait se déclarer parfaitement content qu’à moins que je ne lui promisse de souper le lendemain dans sa chambre avec la même compagnie. Il s’agissait de différer mon départ encore d’un jour ; mais j’acceptai.

Dès que don Sancio fut parti, je sommai Bellino de tenir sa parole ; mais il me dit que Marine m’attendait, et que, puisque je restais le lendemain, il trouverait le moment de me contenter. En disant cela, il me souhaita une bonne nuit et s’en alla.

Marinette toute joyeuse courut fermer la porte, et revint le feu dans les regards. Elle était plus formée que Cécile, quoique d’un an plus jeune, et elle semblait me dire qu’elle voulait me convaincre qu’elle valait mieux qu’elle ; mais, craignant que la fatigue de la nuit précédente n’eût épuisé mes forces, elle me déploya toutes les idées amoureuses de son âme, me parla longuement de tout ce qu’elle connaissait du grand mystère qu’elle allait consommer avec moi, de tous les moyens dont elle s’était servie pour se procurer des connaissances imparfaites ; et dans tout cela elle mêlait les inconséquences de son âge. Je démêlai qu’elle appréhendait que je ne la trouvasse pas novice et que je ne lui en fisse des reproches. Son inquiétude me plut, et je la rassurai en lui disant que ce qu’on appelait une fleur était une chose que la nature refusait à bien des filles, et que ceux qui leur en faisaient une querelle me paraissaient des sots.

Ma science lui donna du courage et de la confiance, et je fus forcé de lui avouer qu’elle était bien supérieure à sa sœur.

« J’en suis ravie, me dit-elle, et nous passerons la nuit sans dormir.

- Le sommeil, ma chère, nous sera favorable, et les forces qu’il nous rendra te récompenseront demain matin d’un temps que tu peux croire perdu. »

En effet, après un doux sommeil, le réveil fut pour elle une suite de nouveaux triomphes, et je mis le comble à son bonheur en la renvoyant avec trois doublons qu’elle alla remettre à sa mère, ce qui lui donna un désir insatiable de contracter de nouvelles obligations envers la Providence.

Je sortis pour aller prendre de l’argent chez mon banquier, ne pouvant pas savoir ce qui m’arriverait en route ; car j’avais joui, mais j’avais trop dépensé ; et puis il me restait Bellino, qui, s’il était fille, ne devait pas me trouver moins généreux que ses jeunes sœurs. Cela devait se décider dans la journée, et il me semblait que j’étais certain du résultat.

Il y a des gens qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs ; ce qui revient à dire que l’existence est un malheur ; mais si la vie est un malheur, la mort est donc tout le contraire, et c’est le bonheur, puisque la mort est l’opposé de la vie. Cette conséquence peut paraître rigoureuse. Mais ceux qui tiennent ce langage sont assurément malades ou pauvres ; car s’ils jouissaient d’une bonne santé, s’ils avaient la bourse bien fournie, la gaieté dans le cœur, des Cécile, des Marine, et l’espérance de mieux encore, oh ! certes, ils changeraient d’avis. Je les tiens pour race de pessimistes, qui ne peuvent avoir existé qu’entre des philosophes gueux et des théologiens fripons ou atrabilaires. Si le plaisir existe et qu’on ne puisse en jouir qu’étant en vie, la vie est un bonheur. Il y a des malheurs : j’en sais quelque chose ; mais l’existence de ces malheurs mêmes prouve que la somme de bonheur l’emporte ; or, parce qu’au milieu d’une foule de roses on trouve quelques épines, faut-il méconnaître l’existence de ces belles fleurs ! non ; c’est calomnier la vie que de nier qu’elle est un bien. Quand je suis dans une chambre obscure, je me plais infiniment à voir au travers d’une fenêtre un immense horizon vis-à-vis de moi.

A l’heure du souper, je me rendis chez don Sancio, que je trouvai magnifiquement logé. Sa table était couverte en vaisselle plate, et ses domestiques en grande livrée. Il était seul, mais entrèrent bientôt après Cécile, Marine et Bellino qui, par goût ou par caprice, s’était mis en habit de femme. Les deux jeunes sœurs, bien vêtues, étaient charmantes ; mais Bellino dans son habit de femme les éclipsait tellement que je n’eus plus le moindre doute.

« Êtes-vous persuadé, dis-je à don Sancio, que Bellino n’est pas une fille ?

- Fille ou garçon, que m’importe ? Je le crois un très joli castrat, et j’en ai vu d’aussi jolis que lui.

- Mais en êtes-vous sûr ?

- Valgame Dios ! répondit le grave Castillan, je n’ai nulle envie d’en acquérir la certitude. »

Oh ! que nous pensions différemment ! Mais, respectant en lui la sagesse qui me manquait, je ne me permis plus d’indiscrète question. Cependant à table mes yeux avides ne purent se détacher de cet être ravissant ; ma nature vicieuse me faisait trouver une douce volupté à le croire d’un sexe dont j’avais besoin qu’il fût.

Le souper de don Sancio fut délicieux, et comme de raison supérieur au mien, car sans cela l’orgueil castillan se serait cru humilié. D’ailleurs les hommes en général ne se contentent jamais du bien ; ils veulent le mieux, ou pour mieux dire le plus. Il nous donna des truffes blanches, des coquillages de plusieurs espèces, les meilleurs poissons de l’Adriatique, du champagne non mousseux, du peralta, du xérès et du pedro-ximénès.

Après ce souper de Lucullus, Bellino chanta d’une voix à nous faire perdre le peu de raison qui nous restait et que les excellents vins nous avaient laissée. Ses gestes, l’expression de son regard, ses manières, sa démarche, son port, sa physionomie, sa voix et surtout mon instinct, qui ne pouvait pas me faire éprouver pour un castrat ce que j’éprouvais pour lui, tout me confirmait dans mon espérance : cependant je devais m’en assurer par mes yeux.

Après mille compliments et mille remerciements, nous quittâmes le magnifique Espagnol et passâmes dans ma chambre où le mystère devait enfin se dévoiler. Je sommai Bellino de me tenir parole, ou de me voir partir seul le lendemain au point du jour.

Je prends Bellino par la main et nous nous asseyons ensemble auprès du feu. Je renvoie Cécile et Marine, et je lui dis : « Bellino, il y a un terme à tout ; vous m’avez promis : l’affaire sera bientôt faite. Si vous êtes ce que vous dites, je vous prierai de vous retirer dans votre chambre ; si vous êtes ce que je vous crois et que vous veuillez rester avec moi, demain je vous donnerai cent sequins et nous partirons ensemble.

- Vous partirez seul, et vous pardonnerez à ma faiblesse si je ne puis vous tenir parole. Je suis ce que je vous ai dit, et je ne saurais me résoudre à vous rendre témoin de ma honte, ni m’exposer aux horribles conséquences que cet éclaircissement pourrait avoir.

- Il ne peut en avoir aucune, puisque dès que je me serai assuré que vous avez le malheur d’être ce que je ne vous crois pas, tout sera dit ; et sans qu’il soit jamais plus question de rien, nous partirons demain ensemble et je vous déposerai à Rimini.

- Non, c’est décidé ; je ne puis satisfaire votre curiosité. »

A ces mots, poussé à bout, j’étais prêt à user de violence ; mais, me maîtrisant, je tente d’en venir à bout par la douceur, et d’aller droit où gisait la solution du problème ; mais prêt à y atteindre, sa main m’oppose une vigoureuse résistance. Je redouble d’efforts ; mais, se levant tout à coup, je me trouve démonté. Après un moment de calme, croyant le surprendre, j’allonge la main ; mais, terrifié, je crois le reconnaître homme, et homme méprisable, moins par sa dégradation que par l’insensibilité qu’il me sembla lire sur ses traits. Dégoûté, confus, rougissant presque de moi-même, je le renvoyai.

Ses sœurs viennent me trouver, je les renvoie en les chargeant de dire à leur frère qu’il partirait avec moi, et qu’il n’aurait plus à craindre mes indiscrétions. Cependant, malgré la conviction que je croyais avoir acquise, Bellino, tel que je l’avais cru, occupait ma pensée : je n’y concevais rien.

Le lendemain matin je partis avec lui, déchiré par les pleurs des deux charmantes sœurs, et couvert des bénédictions de la mère qui, le chapelet à la main, marmottait des patenôtres et répétait son refrain ; Dio provvedera (Dieu y pourvoira).

Cette confiance que la plupart de ceux qui vivent de métiers illicites ou défendus par la religion mettent en la Providence n’est ni absurde, ni factice, ni hypocrite ; elle est vraie, réelle et même pieuse, car elle dérive d’une source excellente. Quelles que soient les voies de la Providence, les mortels doivent toujours la reconnaître dans son action, et ceux qui l’invoquent indépendamment de toute considération ne peuvent être, au fond, que de bons esprits, quoique coupables de transgressions.

Pulchra Laverna

Du mihi fallere ; da justo sanctoque videri ;

Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem

(Belle Laverne, donne-moi la faculté de tromper, et de paraître juste et saint ;

couvre de la nuit mes forfaits et mes fraudes d’un nuage.)

C’est ainsi que du temps d’Horace les voleurs parlaient latin à leur déesse, et je me rappelle qu’un jésuite me dit un jour que cet auteur n’aurait pas su sa langue, s’il avait dit : justo sanctoque ; mais il y avait aussi des ignorants parmi les jésuites, et les voleurs se moquent sans doute de la grammaire.

Me voilà donc en route avec Bellino qui, me croyant désabusé, pouvait s’imaginer que je ne serais plus curieux de lui ; mais il ne tarda pas un quart d’heure à voir qu’il se trompait ; car je ne pouvais fixer mes regards sur ses beaux yeux sans me sentir embrasé d’une ardeur que la vue d’un homme n’aurait pu produire sur moi.

Je lui dis que ses yeux comme tous ses traits étaient ceux d’une femme, et qu’il fallait que mes regards s’assurassent du fait, parce que la proéminence que j’avais aperçue pouvait n’être qu’un jeu de la nature. « Si cela était, je n’aurais nulle peine à vous pardonner cette difformité qui, au fond, n’est que ridicule. Bellino, l’effet que vous produisez sur moi, cette sorte de magnétisme, une gorge de Vénus que vous avez livrée à mon avide main, le son de votre voix, toutes vos allures me confirment que vous êtes d’un sexe différent du mien. Laissez-moi m’en assurer, et si je ne me trompe point, comptez sur mon amour ; si je reconnais mon erreur, comptez sur mon amitié. Si vous vous obstinez encore, je suis forcé de croire que vous vous faites une cruelle étude de me tourmenter, et qu’excellent physicien, vous avez appris dans la plus maudite de toutes les écoles que le vrai moyen de rendre impossible à un jeune homme la guérison d’une passion amoureuse à laquelle il est livré, est de l’irriter sans cesse ; mais vous conviendrez que vous ne pouvez exercer cette tyrannie qu’en haïssant la personne sur laquelle elle opère cet effet ; et, la chose étant ainsi, je devrais rappeler ma raison pour vous haïr à mon tour. »

Je continuai longtemps sur ce ton sans qu’il me répondît un mot, mais ayant l’air très ému. A la fin, lui ayant dit que dans l’état où sa résistance me mettait, je serais forcé de le traiter sans ménagement pour obtenir une certitude que je ne pouvais obtenir que par la violence, il me dit avec force : « Songez que vous n’êtes pas mon maître, que je suis entre vos mains sous la foi d’une promesse, et que vous deviendriez coupable d’un assassinat en me faisant violence. Dites au postillon d’arrêter : je descendrai, et je ne m’en plaindrai à personne. »

Cette courte apostrophe fut suivie d’un déluge de larmes, moyen auquel je n’ai jamais su résister. Je me sentis ému jusqu’au fond de l’âme, et je crus presque avoir eu tort. Je dis presque, car si j’en avais été convaincu, je me serais jeté à ses pieds pour lui en demander pardon ; mais, ne me sentant pas en état de me constituer juge de ma cause, je me contentai de me renfermer dans un morne silence, et j’eus la constance de ne pas prononcer un mot jusqu’à ce que nous fûmes à une demi-poste de Sinigaglia, où je voulais souper et coucher. Là enfin, ayant assez combattu avec moi-même :

« Nous aurions pu, lui dis-je, nous reposer à Rimini en bons amis, si vous aviez eu pour moi quelque amitié ; car avec un peu de complaisance, vous auriez pu me guérir de ma passion.

- Vous n’en seriez pas guéri, me répondit Bellino avec courage, mais avec un ton dont la douceur me surprit ; non, vous n’en seriez pas guéri, soit que je sois fille ou garçon, car vous êtes amoureux de moi, indépendamment de mon sexe ; et la certitude que vous auriez acquise vous aurait rendu furieux. Dans cet état, si vous m’aviez trouvé impitoyable, vous vous seriez certainement porté à des excès qui vous auraient fait répandre des larmes inutiles.

- Vous croyez par ce beau raisonnement me faire convenir que votre obstination est raisonnable ; mais vous êtes complètement dans l’erreur, car je sens que je serais parfaitement calme, et que votre complaisance vous vaudrait mon amitié.

- Vous deviendriez furieux, vous dis-je.

- Bellino, ce qui m’a rendu furieux, c’est l’étalage de vos charmes trop réels ou trop décevants, et dont certes vous ne pouviez pas ignorer l’effet. Alors vous n’avez pas craint ma fureur amoureuse ; comment voulez-vous que je croie que vous la craignez maintenant, quand je ne vous demande que de toucher une chose faite pour me dégoûter !

- Ah ! vous dégoûter ! je suis bien sûre du contraire. Écoutez-moi. Si j’étais fille, il ne serait pas en mon pouvoir de ne pas vous aimer, je le sens ; mais, étant garçon, mon devoir est de n’avoir pas la complaisance que vous désirez ; car votre passion, qui n’est maintenant que naturelle, deviendrait monstrueuse. Votre nature ardente l’emporterait sur votre raison, et votre raison même deviendrait aisément l’auxiliaire de vos sens et serait de moitié avec votre nature. Cet éclaircissement incendiaire, si vous l’obteniez, ne vous laisserait plus maître de vous-même. Cherchant ce que vous ne pourriez trouver, vous voudriez vous satisfaire sur ce que vous trouveriez, et le résultat serait sans doute une abomination. Comment, avec votre esprit, pouvez-vous vous flatter que, me trouvant homme, vous puissiez tout à coup cesser de m’aimer ? Les charmes que vous me trouvez cesseront-ils d’exister ? Ils augmenteront peut-être de force, et alors, votre feu devenant brutal, vous adopterez tous les moyens que votre imagination vous offrira pour le satisfaire. Vous parviendrez à vous persuader de pouvoir me métamorphoser en femme, ou pis encore, de le devenir vous-même. Votre passion enfantera mille sophismes pour justifier votre amour que vous décorerez du beau nom d’amitié ; et pour justifier votre conduite, vous ne manquerez pas de m’alléguer mille exemples de pareilles turpitudes. Que sais-je alors si, ne me trouvant pas docile à vos exigences, vous ne me menaceriez pas de la mort, car vous ne me trouveriez assurément jamais docile sur ce point ?

- Rien de tout cela n’arriverait, Bellino, lui répondis-je, un peu accablé par la longueur de son raisonnement ; rien, positivement ; et vous exagérez, J’en suis sûr ; car vos craintes ne peuvent aller jusque-là. Cependant je dois vous dire que lors même que tout cela arriverait, il me semble qu’il y aurait moins de mal à passer à la nature un égarement qui peut n’être considéré à la rigueur que comme un accès de folie, que d’agir de manière à rendre incurable une maladie de l’esprit que la raison ne rendrait que passagère. »

C’est ainsi qu’un pauvre philosophe raisonne, quand il s’avise de raisonner dans des moments où une passion en tumulte égare les facultés de son âme. Pour bien raisonner, il faut n’être ni amoureux ni en colère, car ces deux passions ont cela de commun que, dans leurs excès, elles nous rendent égaux à la brute qui n’agit que par l’instinct qui la domine ; et malheureusement nous ne sommes jamais si portés à raisonner que lorsque nous sommes sous l’influence de l’une ou de l’autre.

Arrivés à Sinigaglia à nuit close, j’allai loger à la meilleure auberge ; et après m’être accommodé d’une bonne chambre, je commandai à souper. Comme il n’y avait qu’un lit dans la pièce, je demandai de l’air le plus calme à Bellino s’il voulait se faire allumer du feu dans une autre chambre ; mais qu’on juge de ma surprise quand il me dit avec douceur qu’il ne ferait aucune difficulté de coucher dans le même lit. J’avais besoin de cette réponse, à laquelle pourtant j’étais loin de m’attendre, pour dissiper la noire humeur qui me troublait. Je vis que je touchais au dénouement de la pièce ; mais je me gardai bien de m’en adresser des félicitations, dans l’incertitude où j’étais s’il serait ou non favorable ; cependant j’éprouvais une véritable satisfaction d’avoir vaincu, certain d’obtenir une pleine victoire sur moi-même si mes sens et mon instinct m’avaient trompé, c’est-à-dire de le respecter s’il était homme. Dans le cas contraire, je croyais pouvoir m’attendre aux plus douces faveurs.

Nous nous mîmes à table face à face, et durant le souper, ses discours, son air, l’expression de ses beaux yeux, son sourire suave et voluptueux, tout me fit présager qu’il était las de jouer un rôle qui avait dû lui être aussi pénible qu’à moi-même.

Soulagé d’un grand poids, je rendis le repas le plus court possible. Dès que nous eûmes quitté la table, mon aimable compagnon fit apporter une lampe de nuit, et s’étant déshabillé, il se coucha. Je ne tardai pas à le suivre, et le lecteur verra quel fut le dénouement tant désiré ; mais, en attendant, je lui souhaite une nuit aussi heureuse que celle qui m’attendait.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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