Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 14

CHAPITRE X

Оглавление

Benoît XIV. - Partie à Tivoli. - Départ de donna Lucrezia. -La marquise G. - Barbe Delacqua. - Mon malheur et mon départ de Rome.

M. Delacqua étant fort malade, ce fut sa fille Barbe qui me donna ma leçon. Dès que nous eûmes fini, elle saisit un moment de me mettre adroitement une lettre dans la poche, et, pour ne pas me laisser le temps de lui refuser cette nouvelle complaisance, elle disparut comme un éclair. Au reste, sa lettre n’était pas de nature à devoir être refusée ; elle m’était personnellement adressée et n’exprimait que des sentiments de la plus pure reconnaissance. Elle me priait seulement de faire savoir à son amant que son père lui parlait et qu’elle espérait qu’à sa guérison il prendrait une autre servante. Sa lettre finissait par les plus fortes assurances qu’elle ne me compromettrait jamais.

Le père ayant été obligé de garder le lit pendant une quinzaine de jours, ce fut toujours Barbaruccia qui me donna mes leçons. Elle m’intéressa par un sentiment nouveau pour moi envers une jeune et jolie fille : c’était un sentiment de pitié, et je me sentais comme flatté d’être son appui et son consolateur. Jamais ses yeux ne s’arrêtaient sur les miens ; jamais sa main ne rencontrait la mienne ; jamais je ne voyais dans sa parure le désir de me paraître agréable. Elle était jolie, et je savais qu’elle était tendre ; mais ces notions ne diminuaient en rien le respect ou les égards qu’il me semblait devoir à l’honneur et à la bonne foi, et je me sentais flatté qu’elle ne me crût pas capable de me prévaloir de la connaissance que j’avais de sa faiblesse.

Aussitôt que son père fut guéri, il chassa sa servante et en prit une autre. Barbe me pria d’en prévenir son ami et de lui dire qu’elle espérait se la rendre propice au moins pour pouvoir lui écrire. Je lui promis de m’acquitter de la commission, et, pour m’en témoigner sa reconnaissance, elle me prit la main qu’elle porta à ses lèvres ; mais, l’ayant retirée à temps pour l’en empêcher, je voulus l’embrasser : elle détourna modestement la tête en rougissant, et cela me fit plaisir.

Barbe ayant réussi à mettre la nouvelle fille dans ses intérêts, je cessai de me mêler de cette intrigue, sentant bien toutes les conséquences fâcheuses que cela pouvait avoir pour moi ; malheureusement le mal était déjà fait.

J’allais rarement chez don Gaspar, car l’étude de la langue française me prenait mes matinées, seul temps où je pouvais le voir ; mais j’allais tous les soirs chez l’abbé Georgi, et, quoique je ne figurasse chez lui qu’en qualité de cher audit abbé, cela me donnait cependant de la réputation. Je n’y parlais pas, mais je n’y éprouvais point de l’ennui. Dans sa réunion, on critiquait sans médire, on parlait politique sans entêtement, littérature sans passion, et je m’instruisais. En sortant de chez ce sage moine, j’allais à la grande réunion du cardinal mon maître, par la raison que je devais y aller. Presque chaque fois la belle marquise, quand elle me voyait à la table où elle jouait, m’adressait quelques paroles obligeantes en français, auxquelles je répondais en italien, ne voulant pas la faire rire en si grande compagnie. C’est un sentiment singulier que j’abandonne à la sagacité du lecteur. Je trouvais cette femme charmante, et je la fuyais : non que je craignisse d’en devenir amoureux, car j’aimais Lucrèce, et il une semblait que cet amour devait me servir d’égide contre tout autre, mais bien de crainte qu’elle ne le devint de moi, ou au moins curieuse de me connaître. Était-ce fatuité ou modestie ? vice ou vertu ? Ce n’était peut-être rien de tout cela.

Un soir elle me fit appeler par l’abbé Gama ; elle était debout auprès du cardinal mon patron, et, dès que je fus auprès d’elle, elle me surprit étrangement par une interrogation en italien à laquelle j’étais loin de m’attendre :

« Vi ha piaciuto molto Frascati (Frascati vous a-t-il beaucoup plu ?).

- Beaucoup, madame ; je n’ai jamais rien vu de si beau.

- Ma la compagnia con la quale eravate era ancor più bella, ed assai galante era il vostro vis-à-vis (Mais la société était plus belle encore, et votre vis-à-vis était très galant) »

Je ne réponds que par une révérence. Une minute après, le cardinal Acquaviva me dit avec bonté :

« Êtes-vous étonné qu’on le sache ?

- Non, monseigneur, mais je le suis qu’on en parle. Je ne croyais pas Rome si petite.

- Plus vous y resterez, me dit Son Éminence, et plus vous la trouverez petite. N’êtes-vous pas encore allé baiser le pied du Saint-Père ?

- Pas encore, monseigneur.

- Vous devez y aller. »

Je répondis par une révérence.

En sortant, l’abbé Gama me dit que je devais aller chez le pape le lendemain ; ensuite il ajouta :

« Vous vous montrez sans doute chez la marquise G. ?

- Non, je n’y ai jamais été.

- Vous m’étonnez. Elle vous fait appeler, elle vous parle !

- J’irai avec vous.

- Je n’y vais jamais.

- Mais elle vous parle aussi.

- Oui, mais… Vous ne connaissez pas Rome. Allez-y seul, vous le devez.

- Elle me recevra donc ?

- Vous badinez, je crois. Il ne s’agit pas de vous faire annoncer. Vous irez la voir quand les deux battants de sa chambre seront ouverts. Vous y verrez tous ceux qui lui font hommage.

- Me verra-t-elle ?

- N’en doutez pas. »

Le lendemain je me rends à Monte-Cavallo, et je vais droit à la chambre où était le pape, dès qu’on m’eut dit que je pouvais entrer. Il était seul, je me prosterne et je baise la sainte croix sur sa très sainte mule. Le Saint-Père me demande qui je suis, je le lui dis, et il me répond qu’il me connaît, me félicitant d’appartenir à un cardinal d’une aussi grande importance. Il me demanda ensuite comment j’avais fait pour entrer chez lui. Je lui contai tout en commençant de mon arrivée à Martorano. Après qu’il eu bien ri de tout ce que je lui dis du pauvre bon évêque, il me dit que, sans me gêner à lui parler toscan, je pouvais lui parler vénitien, de même qu’il me parlait le dialecte de Bologne. Me trouvant à mon aise avec lui, je lui dis tant de choses, je l’amusai si bien, qu’il me dit que je lui ferais plaisir toutes les fois que j’irais le voir. Je lui demandai la permission de lire tous les livres défendus, et il me la donna par une bénédiction, me disant qu’il me la ferait délivrer par écrit ; ce qu’il oublia.

Benoit XIV était savant, fort aimable et aimant le mot pour rire. Je le vis pour la seconde fois à la villa Médicis. Il m’appela, et tout en marchant il me parla de bagatelles. Il était accompagné du cardinal Albani et de l’ambassadeur de Venise. Un homme à l’air modeste s’approche, le pontife lui demande ce qu’il veut, l’homme lui parle bas, et le pape après l’avoir écouté, lui dit : « Vous avez raison, recommandez-vous à Dieu. » En disant ces mots, il lui donne la bénédiction, le pauvre homme s’éloigne tristement et le Saint-Père continue sa promenade.

« Cet homme, dis-je, Très Saint-Père, n’a pas été content de la réponse de Votre Sainteté.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il y a apparence qu’il s’était déjà recommandé à Dieu avant de vous avoir parlé ; quand Votre Sainteté l’y envoie de nouveau, il se trouve renvoyé, comme dit le proverbe, de Hérode à Pilate, »

Le pape éclate de rire ainsi que les deux suivants ; je garde mon sérieux.

« Je ne puis, reprit le pape, faire rien qui vaille sans l’aide de Dieu.

- C’est vrai, Saint-Père ; mais cet homme sait aussi que Votre Sainteté est son premier ministre : il est donc facile de s’imaginer l’embarras où il se trouve actuellement qu’il se voit renvoyé au maître. Il ne lui reste d’autre ressource que d’aller donner de l’argent aux gueux de Rome, qui pour un baïoque qu’il leur donnera prieront tous pour lui. Ils vantent leur crédit ; mais moi qui ne crois qu’à celui de Votre Sainteté, je vous supplie de me délivrer de cette chaleur qui m’enflamme les yeux en me dispensant de faire maigre.

- Mangez gras, mon enfant.

- Très Saint-Père, votre bénédiction. »

Il me la donna en me disant qu’il ne me dispensait pas du jeûne.

Le même soir je trouvai à la réunion du cardinal la nouvelle de tout mon dialogue avec le pape. Tout le monde alors se montra jaloux de vouloir me parler. Cela me flatta ; mais ce qui me flattait bien plus encore, c’était la joie que le cardinal Acquaviva cherchait en vain à dissimuler.

Ne voulant point négliger l’avis de l’abbé Gama, j’eus soin d’aller chez la belle marquise à l’heure où tout le monde avait chez elle un libre accès. Je la vis, je vis le cardinal, et beaucoup d’autres abbés ; mais je crus être invisible, car, Madame ne m’ayant pas honoré d’un regard, personne ne m’adressa le mot. Je partis après avoir pendant une demi-heure joué ce rôle muet. Cinq ou six jours après, la belle me dit d’un air noble et gracieux qu’elle m’avait aperçu dans sa salle de compagnie.

« J’y ai été effectivement, mais je ne soupçonnais pas que j’eusse eu l’honneur d’être vu de Madame.

- Oh ! je vois tout le monde. On m’a dit que vous avez de l’esprit.

- Si ceux qui vous l’ont dit, madame, ne se sont point trompés, vous m’apprenez là une fort bonne nouvelle.

- Oh ! ils s’y connaissent.

- Il faut, madame, que ces personnes m’aient fait l’honneur de me parler ; sans cela, il est probable qu’elles n’auraient jamais pu faire cette remarque.

- C’est certain ; mais laissez vous voir chez moi. »

Nous avions cercle. Son Excellence me dit que, lorsque madame la marquise me parlait français tête à tête, bien ou mal, je devais lui répondre dans la même langue. Le politique Gama, m’ayant pris à part, me dit que mes reparties étaient trop tranchantes, et que je finirais par déplaire à la longue. J’avais fait d’assez rapides progrès dans le français ; je ne prenais plus de leçon, et l’exercice seul m’était nécessaire pour me perfectionner. J’allais chez Lucrèce quelquefois le matin, et le soir j’allais habituellement chez M. l’abbé Georgi qui connaissait ma partie de Frascati et qui ne l’avait pas désapprouvée.

Deux jours après l’espèce d’ordre de la marquise, je me rendis à son audience. Dès qu’elle me vit, elle m’accueillit d’un sourire, que je crus devoir reconnaître par une profonde révérence ; ce fut là tout. Un quart d’heure après, je sortis. La marquise était belle, elle était puissante ; mais je ne pouvais me déterminer à ramper ; les mœurs de Rome sous ce rapport m’excédaient.

Nous étions vers la fin de novembre, lorsqu’un matin le prétendu d’Angélique vint me faire visite avec l’avocat, et il m’invita à vouloir aller passer vingt-quatre heures à Tivoli avec toute la société que j’avais traitée à Frascati. J’acceptai avec plaisir, car depuis la Sainte-Ursule je ne m’étais jamais trouvé seul avec Lucrèce. Je lui promis de me rendre chez donna Cecilia à la pointe du jour dans ma même voiture. Il fallait partir de très bonne heure, parce que Tivoli est à seize milles de Rome, et que la quantité de belles choses qu’il y avait à voir demandaient beaucoup de temps. Devant découcher, j’en demandai la permission au cardinal lui-même, qui, ayant entendu avec qui je ferais cette partie, me dit que je faisais fort bien de saisir l’occasion de voir ce bel endroit en si belle compagnie.

Au point du jour, je me trouvai dans mon vis-à-vis à quatre chevaux à la porte de donna Cecilia, qui, comme les autres fois, fut mon partage. Cette charmante veuve, malgré la pureté de ses mœurs, était ravie que j’aimasse sa fille. Toute la famille était dans un phaéton à six places que don Francesco avait loué.

A sept heures et demie nous fîmes halte dans un endroit où don Francesco nous fit trouver un délicieux déjeuner qui, devant nous tenir lieu de dîner, fut parfaitement fêté par chacun. A Tivoli nous ne pouvions avoir que le temps de souper. Après déjeuner, nous remontâmes en voiture et à dix heures nous arrivâmes chez lui. J’avais au doigt la belle bague que Lucrèce m’avait donnée. J’avais fait faire derrière le chaton un champ d’émail portant un caducée avec un seul serpent. Il était entre les deux lettres grecques alpha et omega. Cette bague fut le sujet du discours tout le long du déjeuner, et l’avocat et don Francesco s’évertuèrent à deviner l’hiéroglyphe, ce qui divertit beaucoup ma Lucrèce qui était à part du secret.

Nous visitâmes d’abord avec attention la demeure du futur d’Angélique, c’était un vrai bijou ; ensuite nous allâmes tous ensemble passer six heures à voir les antiquités de Tivoli. Lucrèce ayant dit quelque chose en secret à don Francesco, je saisis cet instant pour dire à Angélique que lorsqu’elle serait mariée, j’irais passer quelques jours de la belle saison avec elle.

« Monsieur, me dit-elle, je vous préviens que dès que je serai maîtresse ici, la première personne à qui je ferai fermer ma porte, ce sera vous.

- Je vous suis fort obligé, mademoiselle, de m’avoir averti. »

Ce qu’il y a de plaisant en ceci, c’est que je pris cette incartade pour une simple déclaration d’amour. J’étais pétrifié. Lucrèce, s’apercevant de mon état, me tira par le bras en me demandant ce que j’avais. Je le lui dis, et voici ce qu’elle me dit à son tour :

« Mon ami, mon bonheur ne saurait durer longtemps ; je touche au moment cruel où il faudra que je me sépare de toi. Dès que je serai partie, impose-toi la tâche de la réduire à reconnaître son erreur. Elle me plaint, venge-moi. »

J’ai oublie de dire que pendant que nous visitions la maison de don Francesco il m’arriva de louer une petite chambre charmante qui donnait sur l’orangerie. Le galant propriétaire, m’ayant entendu, vint obligeamment me dire que je l’occuperais. Lucrèce ne fit pas semblant de l’entendre, mais ce fut pour elle le fil d’Ariane ; car devant visiter ensemble les beautés de Tivoli, nous ne pouvions pas nous promettre de nous trouver un instant tête à tête pendant la journée.

J’ai dit que nous fûmes six heures à parcourir les beautés de Tivoli, mais je dois avouer ici que pour ma part j’y vis fort peu de choses ; et ce ne fut que vingt huit ans plus tard que je connus ce beau lieu dans tous ses détails.

Nous rentrâmes vers le soir rendus de fatigue et mourant de faim ; mais une heure de repos avant souper, un repas de deux heures, les mets les plus succulents, les vins les plus exquis, surtout l’excellent vin de Tivoli, nous remirent si bien que chacun ne sentit plus que le besoin d’un bon lit pour en jouir selon ses goûts.

Personne ne voulant coucher seul, Lucrèce dit qu’elle coucherait avec Angélique dans la chambre qui donnait sur l’orangerie, que son mari coucherait avec son frère le jeune abbé, et sa mère avec sa petite sœur.

L’arrangement fut trouvé délicieux, et don Francesco prenant une bougie vint me conduire dans ma jolie petite chambre contiguë à celle que devaient occuper les deux sœurs, et après m’avoir indiqué comment je pouvais m’enfermer, il me souhaita une bonne nuit et me laissa seul.

Angélique ignorait que je dusse être son voisin ; mais sans nous être dit un mot, Lucrèce et moi nous nous étions entendus.

L’œil fixé sur le trou de la serrure, je vois entrer les deux aimables sœurs précédées de l’hôte officieux portant un flambeau, et qui, après leur avoir allumé une lampe de nuit, leur souhaita le bonsoir et s’en alla. Alors mes deux belles, après s’être enfermées, s’assirent sur un sopha et procédèrent à leur toilette de nuit, qui dans ce climat heureux est semblable à celle de notre première mère. Lucrèce, sachant que je l’entendais, dit à sa sœur d’aller se coucher du côté de la fenêtre. Alors la vierge, ne croyant pas exposer ses charmes à mon œil profane, traversa la chambre toute nue. Lucrèce éteint la lampe et les bougies et va se mettre à côté de sa chaste sœur.

Moments heureux que je sais ne plus pouvoir espérer, mais dont la seule mort peut me faire perdre le délicieux souvenir ! Je crois que je ne me suis jamais déshabillé plus rapidement que ce soir-là. J’ouvre la porte et je tombe dans les bras de Lucrèce qui dit à sa sœur : « C’est mon ange : tais-toi et dors. »

Quel tableau ravissant j’offrirais ici à mes lecteurs, s’il m’était possible de peindre la volupté dans tout ce qu’elle a d’enchanteur ! Quels transports amoureux dès les premiers instants ! quelles douces extases se succédèrent jusqu’à ce qu’un délicieux épuisement nous fît céder au pouvoir de Morphée !

Les premiers rayons du jour pénétrant à travers les fentes des jalousies vinrent nous arracher à ce sommeil réparateur ; et, semblables à deux guerriers valeureux qui n’ont suspendu leurs coups que pour recommencer le combat avec plus d’ardeur, nous nous livrâmes de nouveau à toute l’activité de la flamme dont nos sens étaient embrasés.

« Oh ! ma Lucrèce, que ton amant est heureux ! mais, tendre amie, prends garde à ta sœur, elle pourrait se tourner et nous voir.

- Ne crains rien, âme de ma vie ; ma sœur est charmante ; elle m’aime, elle me plaint : n’est-ce pas, ma chère Angélique, tu m’aimes ? Oh ! tourne-toi, vois ta sœur heureuse, connais le bonheur qui t’attend quand l’amour t’aura soumise à son doux empire. »

Angélique, jeune vierge de dix-sept ans et qui devait avoir passé une nuit de Tantale, ne demandant pas mieux que d’avoir un prétexte de montrer à sa sœur qu’elle lui avait pardonné, se tourna et, en lui donnant cent baisers, elle lui avoua qu’elle n’avait point fermé l’œil.

« Pardonne aussi, ma tendre Angélique, pardonne à l’objet qui m’aime et que j’adore, » lui dit alors Lucrèce.

Pouvoir incompréhensible du dieu qui soumet tous les êtres !

« Angélique me hait, dis-je ; je n’ose…

- Non, je ne vous hais pas ! me dit cette charmante fille.

- Embrasse-la, mon ami, » me dit Lucrèce en me poussant vers elle, et jouissant de la voir entre mes bras languissante et sans mouvement.

Mais le sentiment plus encore que l’amour me défend de ravir à Lucrèce le témoignage de reconnaissance que je lui devais, et je vole vers elle avec toute l’ardeur d’un premier mouvement, sentant mes feux s’accroître par l’extase dans laquelle je voyais Angélique qui, pour la première fois, fut spectatrice de la lutte la plus amoureuse. Lucrèce mourante me pria de finir, mais me trouvant inexorable, elle trompa mon ardeur et la douce Angélique fit le premier sacrifice à la mère des amours.

C’est ainsi sans doute que lorsque les dieux habitaient le séjour des mortels, la voluptueuse Arcadie, amoureuse du souffle doux et gracieux du vent d’occident, lui ouvrit un jour ses bras et devint féconde. C’était le doux Zéphire.

Lucrèce étonnée et ravie nous couvrait tour à tour de ses baisers. Angélique, heureuse autant que sa sœur, expira délicieusement entre mes bras pour la troisième fois et avec tant de feu et de tendresse que je crus savourer le bonheur pour la première fois.

Le blond Phœbus avait quitté la couche nuptiale, et déjà ses rayons répandaient la lumière sur l’univers ; la clarté qui pénétrait à travers les fentes des jalousies me fit sentir que je devais abandonner la place, et après les plus tendres adieux, je laissai mes deux divinités et me retirai dans mon cabinet. Peu d’instants après la voix joviale du bon avocat se fit entendre chez mes voisines : il reprochait à sa femme et à sa belle-sœur de se livrer trop longtemps au repos ! Il vint ensuite frapper à ma porte, me menaçant de faire entrer ces dames, puis il partit pour m’envoyer un coiffeur.

Après de nombreuses ablutions et une toilette soignée, je trouvai ma figure présentable et je me présentai stoïquement dans le salon. J’y trouvai les deux aimables sœurs au milieu de la société réunie, et le vermeil de leurs joues m’enchanta. Lucrèce était gaie et libre, son visage exprimait le bonheur ; Angélique, fraîche comme la rose du matin, plus radieuse que de coutume, mais mobile et soigneuse de ne pas me regarder une seule fois en face. M’étant aperçu qu’elle souriait de ce que je ne parvenais pas à la voir en face, je dis malicieusement à sa mère qu’il était dommage qu’elle mît du blanc. Dupe de ce stratagème calomnieux, Angélique m’obligea à lui passer un mouchoir sur le visage : alors elle fut bien forcée de me regarder. Je lui fis mes excuses, et don Francesco se montra enchanté que la blancheur de sa future eût obtenu un si beau triomphe.

Après le déjeuner, nous allâmes nous promener dans le jardin, et me trouvant avec ma Lucrèce, je lui fis de tendres reproches.

« Ne me reproche rien, me dit-elle, quand je ne mérite que des éloges. J’ai porté la lumière dans l’âme de ma charmante sœur ; je l’ai initiée aux plus doux des mystères ; et, maintenant au lieu de me plaindre, elle doit m’envier ; elle doit t’aimer au lieu de te haïr ; et, assez malheureuse pour devoir bientôt te quitter, mon ami, je te la laisse ; qu’elle me remplace.

- Ah ! Lucrèce, comment l’aimer ?

- N’est-elle pas charmante ?

- Sans aucun doute ; mais mon amour pour toi me met à l’abri de tout autre amour. D’ailleurs don Francesco doit désormais l’occuper tout entière ; et je ne voudrais pas être la cause d’un refroidissement entre eux, ni troubler la paix de leur ménage. Au reste, je suis sûr que ta sœur est entièrement différente de toi, et je parierais qu’elle se reproche déjà de s’être laissé séduire par son tempérament.

- Tout cela peut être, mon ami, mais ce qui me désole, c’est que mon mari compte obtenir la sentence dans le courant de la semaine, et qu’alors les instants du bonheur sont passés pour moi. »

Cette nouvelle m’attrista, et pour y faire diversion, je m’occupai beaucoup à table du généreux don Francesco, auquel je promis un épithalame pour ses noces qui devaient se faire au mois de janvier.

Nous retournâmes à Rome, et Lucrèce fut pendant trois heures dans mon vis-à-vis sans qu’elle pût s’apercevoir d’aucune altération dans la vivacité de mes sentiments pour elle. A notre arrivée, me sentant fatigué, j’allai descendre à l’hôtel d’Espagne.

Comme Lucrèce me l’avait dit, son mari obtint la sentence trois ou quatre jours après, et il vint m’annoncer son départ pour le surlendemain en me témoignant beaucoup d’amitié. Je passai les deux soirées avec Lucrèce, toujours au milieu de la famille, et le jour du départ, voulant lui causer une surprise agréable, je pris les devants et me rendis pour les attendre à l’endroit où je croyais qu’ils devaient coucher ; mais l’avocat ayant été retenu par divers contretemps et n’ayant pu partir que quatre heures plus tard qu’il ne se l’était proposé, ils n’arrivèrent que le lendemain pour dîner. Après ce repas, nous nous fîmes de pénibles adieux ; ils continuèrent leur chemin et je retournai à Rome.

Après le départ de cette femme rare, je me trouvai dans une sorte de vide assez naturel à un jeune homme dont le cœur n’est point occupé de l’espérance. Je passais les journées entières dans ma chambre à faire des sommaires de lettres françaises du cardinal lui-même, et Son Éminence eut la bonté de me dire qu’il trouvait mes extraits très judicieux, mais qu’il fallait absolument que je travaillasse moins. La belle marquise était présente lorsque je reçus ce compliment flatteur. Depuis la seconde fois que je lui avais fait visite, je ne m’étais plus représenté chez elle ; aussi elle me boudait, et ne voulant pas passer l’occasion de me le faire sentir, elle s’empressa de dire à Son Éminence qu’il fallait bien que je travaillasse pour dissiper l’ennui que devait me causer le départ de Lucrèce.

« Je ne dissimulerai pas, madame, que j’y ai été sensible. Elle était bonne et généreuse ; elle me pardonnait surtout de ne pas l’aller voir souvent. Mon amitié d’ailleurs était innocente.

- Je n’en doute pas, quoique votre ode prouve un poète amoureux.

- Il n’est pas possible, ajouta le bienveillant cardinal, qu’un poète écrive sans faire semblant d’être amoureux.

- Mais, répliqua la marquise, s’il l’est réellement, il n’a pas besoin de feindre un sentiment qu’il possède. »

Tout en disant cela, la marquise tira de sa poche un papier qu’elle présenta à Son Éminence en lui disant : « Voilà cette ode ; elle fait honneur au poète et à l’écrivain, car c’est un petit chef-d’œuvre avoué de tous les beaux esprits de Rome, et que donna Lucrezia sait par cœur. »

Le cardinal la parcourut et la lui rendit en souriant, lui disant qu’il ne goûtait pas la poésie italienne, que pour qu’il la trouvât belle, il fallait qu’elle se donnât le plaisir de la mettre en français.

« Je n’écris le français qu’en prose, dit la marquise, et toute traduction en prose fait perdre aux vers les trois-quarts de leur mérite. Je ne me mêle, ajouta-t-elle en me retardant significativement, que de faire parfois des vers italiens sans prétention.

- Je me croirais heureux, madame, si je pouvais me procurer le bonheur d’en admirer quelques-uns.

- Voici, me dit le cardinal S. C., un sonnet de madame. »

Je le prends respectueusement et j’allais le lire, lorsque l’aimable marquise me dit de le mettre dans ma poche, que je pourrais le rendre le lendemain au cardinal, quoique son sonnet ne valût pas grand’chose. « Si vous sortez le matin, me dit le cardinal, vous pourrez me le rendre en venant dîner chez moi. » Le cardinal Acquaviva prenant la parole, dit : « Dans ce cas, il sortira exprès. »

Après une profonde révérence qui disait tout, je m’éloigne peu à peu et je monte à ma chambre, impatient de lire le sonnet. Cependant, avant de satisfaire cette impatience, je m’avisai de jeter un coup d’œil sur moi-même. Ma situation présente me parut mériter quelque attention après le pas de géant qu’il me paraissait que j’avais fait ce soir-là dans l’assemblée. La marquise de G. qui me déclare de la manière la moins équivoque l’intérêt qu’elle me porte, et qui, se donnant un air de grandeur, ne craint pas de se compromettre en me faisant en public les avances les plus flatteuses ! Mais qui se serait avisé d’y trouver à redire ? Un jeune abbé tel que moi, parfaitement sans conséquence, et pouvant à peine prétendre à sa haute protection ; et elle était faite précisément pour l’accorder à ceux qui, s’en croyant indignes, n’avaient garde de montrer l’intention d’y prétendre. Sur un pareil article, ma modestie sautait aux yeux de tout le monde, et la marquise m’aurait sans doute insulté si elle m’avait cru capable d’oser me figurer qu’elle eût le moindre goût pour moi. Non, assurément une pareille fatuité n’est pas dans ma nature. Tout cela était si vrai, que son cardinal même m’invitait à dîner. L’aurait-il fait s’il eût pu penser qu’il fût possible que je pusse plaire à sa belle marquise ? Non, sans doute ; et il ne m’a invité à dîner avec lui qu’après avoir relevé des paroles mêmes de sa belle que j’étais la personne qu’il leur fallait pour passer quelques heures à causer sans rien risquer, rien absolument.

A d’autres !

Pourquoi me déguiser aux yeux de mes lecteurs ? Qu’ils me croient fat, je le leur pardonne ; mais le fait est que je me sentis sûr d’avoir plu à la marquise. Je me félicitai de ce qu’elle avait fait ce premier pas si important et si difficile. Sans cela jamais non seulement je n’aurais osé l’attaquer par les moyens convenables, mais je n’aurais pas même hasardé de jeter un dévolu sur elle. Je ne la crus enfin faite pour remplacer Lucrèce que de ce soir-là. Elle était belle, jeune, remplie d’esprit et d’instruction ; elle était lettrée et de plus puissante dans Rome ; que fallait-il de plus ? Je crus cependant devoir faire semblant d’ignorer son inclination et de commencer le lendemain à lui donner motif de croire que je l’aimais sans oser rien espérer. Je savais ce moyen infaillible en ménageant son amour-propre. Cette entreprise me parut être de nature à obliger le père Georgi lui-même à faire semblant d’y applaudir. Au reste, j’avais vu avec une vive satisfaction que le cardinal Acquaviva avait témoigné un grand plaisir que le cardinal S. C. m’eût invité ; honneur qu’il ne m’avait jamais fait lui-même. Cela pouvait aller loin.

Je lus le sonnet de l’aimable marquise ; je le trouvai bon, coulant, facile et parfaitement écrit. Elle y faisait l’éloge du roi de Prusse qui venait de s’emparer de la Silésie par une espèce de coup de main. Il me vint dans l’idée en le copiant de personnifier la Silésie et de la faire répondre au sonnet en se plaignant que l’Amour, que je feignais en être l’auteur, osât applaudir celui qui l’avait conquise, puisque ce conquérant était ennemi déclaré de l’amour.

Il est impossible que celui qui est habitué à faire des vers s’en abstienne dès qu’une idée heureuse vient sourire à son imagination charmée. Le feu poétique qui circule alors dans ses veines le consumerait s’il voulait arrêter son essor. Je fis mon sonnet, en observant les mêmes rimes ; et, satisfait de mon Apollon, j’allai me coucher.

Le lendemain matin comme j’achevais de copier mon sonnet, l’abbé Gama vint me demander à déjeuner ; c’était pour me faire compliment de l’honneur que le cardinal S. C. m’avait fait en m’invitant à dîner devant tout le monde « Mais, ajouta-t-il, soyez prudent, car Son Éminence passe pour être jalouse. » Je le remerciai de l’avis amical, ayant soin de lui certifier que je n’avais rien à craindre, car je ne me sentais aucun penchant pour sa belle marquise.

Le cardinal S. C. me reçut avec beaucoup de bonté, mais mêlée d’un certain air de dignité faite pour me faire sentir toute la grâce qu’il me faisait.

« Avez-vous, me dit-il, trouvé le sonnet de la marquise bien fait ?

- Monseigneur, je l’ai trouvé parfait et, qui plus est, charmant : le voilà.

- Elle a beaucoup de talent. Je veux vous faire voir dix stances de sa façon, abbé, mais sous le sceau du plus grand secret.

- Votre Éminence peut en être très sûre. »

Il tira de son secrétaire les stances dont il était le sujet. Je les lus, elles étaient bien faites, mais je n’y trouvai point de feu ; c’était l’œuvre d’un poète : c’était de l’amour dans un style passionné, mais où l’on ne trouvait point de ce sentiment qui en fait si bien discerner la vérité. Le bon cardinal commettait sans doute une grande indiscrétion ; mais l’amour-propre en fait tant commettre ! Je demandai à Son Éminence s’il y avait répondu.

« Non, me dit-il ; mais voudriez-vous, ajouta-t-il en riant, me prêter votre plume, toujours sous la condition d’un inviolable secret ?

- Quant à la condition du secret, monseigneur, j’en réponds sur ma tête ; mais je crains que madame ne remarque la différence du style.

- Elle n’a rien de moi, me dit-il ; d’ailleurs je ne pense pas qu’elle me croie bon poète, et pour cette raison il faut que vos stances soient faites de manière qu’elle ne puisse pas les trouver trop au-dessus de ma capacité.

- Je les ferai, monseigneur, et Votre Éminence en sera le juge ; et si vous ne croyez pas pouvoir les donner comme votre propre ouvrage, vous ne les lui remettrez pas.

- C’est bien dit. Voulez-vous les faire de suite ?

- De suite, monseigneur ? Ce n’est pas de la prose.

- Eh bien ! tâchez de me les donner demain. »

Nous dînâmes tête à tête, et Son Éminence me fit compliment sur mon appétit, en me disant qu’il voyait avec plaisir que je m’en acquittais aussi bien que lui. Je commençais à connaître mon original, et, pour le flatter, je lui dis qu’il me faisait trop d’honneur, que je lui cédais. Ce singulier compliment lui plut, et je vis tout le parti que je pouvais tirer de cette Éminence.

Vers la fin du repas, comme nous discourions, voilà la marquise qui entre, comme de raison, sans se faire annoncer. Son aspect me ravit : je la trouvai beauté parfaite. Sans laisser au cardinal le temps d’aller à sa rencontre, elle vint s’asseoir auprès de lui ; je restai debout : c’était dans l’ordre.

La marquise, sans faire semblant de m’apercevoir, parla avec esprit de différentes choses jusqu’au moment où l’on apporta le café. Alors, m’adressant la parole, elle me dit de m’asseoir, mais comme si elle m’avait fait l’aumône.

« A propos, abbé, dit-elle un instant après, avez-vous lu mon son sonnet ?

- Oui, madame, et j’ai eu l’honneur de le remettre à Monseigneur. Je l’ai trouvé si heureux, que je suis sûr qu’il vous a coûté du temps.

- Du temps ? dit le cardinal, vous ne la connaissez pas.

- Monseigneur, repris je, sans du temps on ne fait rien qui vaille ; et c’est pour cette raison que je n’ai pas osé montrer à Votre Éminence une réponse que j’y ai faite en une demi-heure.

- Voyons-la, abbé, dit la marquise, je veux la lire. »

Réponse de la Silésie à l’Amour. Ce titre lui causa la plus aimable rougeur.

« Il n’est pas question d’amour, s’écria le cardinal.

- Attendez, dit la marquise ; il faut respecter l’idée du poète. »

Elle lut et relut le sonnet, et trouva très justes les reproches que la Silésie adressait à l’Amour. Alors elle expliqua mon idée au cardinal, lui faisant sentir pourquoi la Silésie était offensée que ce fût le roi de Prusse qui eût fait sa conquête.

« Ah ! oui, oui, dit le cardinal tout joyeux ! c’est que la Silésie est une femme…. c’est que le roi de Prusse.. oh ! oh ! la pensée est divine ! »

Et le cardinal de rire à gorge déployée pendant plus d’un quart d’heure.

« Je veux copier ce sonnet, dit-il, je veux absolument l’avoir.

- L’abbé, dit obligeamment la marquise, vous en épargnera la peine. Je vais le lui dicter. »

Je me mets en devoir d’écrire ; mais Son Éminence de s’écrier :

« Marquise, c’est admirable, il l’a fait sur vos mêmes rimes ; l’avez-vous bien remarqué ? »

La belle marquise me donna alors un coup d’œil si expressif, qu’elle acheva de me subjuguer. Je compris qu’elle voulait que je connusse le cardinal comme elle le connaissait et que nous fussions de moitié. Je me sentais parfaitement disposé à la seconder.

Dès que j’eus écrit le sonnet sous la dictée de cette charmante femme, je me préparai à sortir ; mais le cardinal enchanté me dit qu’il m’attendait à dîner le lendemain.

J’avais de la besogne, car les dix stances que j’avais à faire étaient de l’espèce la plus singulière : aussi n’eus-je rien de plus pressé que de me retirer pour aller y réfléchir à mon aise. J’avais besoin de me maintenir en équilibre entre deux selles, et je sentais qu’il me fallait toute l’adresse dont j’étais susceptible. Je devais mettre la marquise en état de faire semblant de croire que le cardinal était l’auteur de ces stances, en même temps qu’elle serait obligée de me les attribuer et de ne pouvoir pas douter que je le savais. Je devais user d’assez de ménagements pour qu’elle ne pût point soupçonner que j’eusse des espérances, et cependant répandre dans mes vers tout le feu du sentiment sous le voile transparent du poète. Quant au cardinal, je savais que plus il trouverait les stances jolies et plus il serait disposé à se les approprier. Il ne s’agissait que de clarté, chose si difficile en poésie ; tandis que l’obscurité aurait passé pour du sublime aux yeux de mon nouveau Midas. Mais, quoiqu’il m’importât beaucoup de lui plaire, l’Éminence n’était ici que l’accessoire, et la belle marquise l’objet principal.

Si la marquise dans ses vers faisait une énumération pompeuse des qualités physiques et morales du cardinal, je ne devais pas négliger de lui rendre la pareille, et d’autant mieux que j’avais beau jeu. Enfin, pénétré de mon sujet, je me mis en besogne, et donnant carrière à mon imagination et au double sentiment qui me possédait, je finis mes dix stances par ces deux beaux vers de l’Arioste :

Le angeliche bellezze nate al cielo

Non si possono celar sotto alcun velo.

(Les beautés angéliques que le ciel a créées

Ne peuvent être cachées sous aucun voile.)

Assez content de mon petit ouvrage, j’allai le lendemain le présenter à l’Éminence, en lui disant que je doutais qu’il voulût se déclarer auteur d’une production aussi médiocre. Il les lut et relut fort mal, et finit par me dire qu’effectivement elles étaient peu de chose, mais que c’était précisément ce qu’il fallait. Il me remercia surtout des deux vers de l’Arioste, en me disant que cela contribuerait à le faire croire auteur des stances en prouvant à celle qui en était l’objet qu’il en avait eu besoin. Enfin, et comme pour me consoler, il me dit qu’en les copiant il aurait soin de fausser quelques vers, ce qui compléterait l’illusion.

Nous dînâmes de meilleure heure que la veille, et j’eus soin de me retirer de suite après le dîner pour lui laisser le temps de faire la copie avant l’arrivée de sa dame.

Le lendemain soir, l’ayant rencontrée à la porte de l’hôtel, je lui donnai le bras pour l’aider à descendre de voiture. Dès qu’elle fut à terre, elle me dit :

« Si l’on parvient dans Rome à connaître vos stances et les miennes, vous pouvez compter sur mon inimitié.

- Madame, j’ignore ce que vous voulez me dire.

- Je m’attendais à cette réponse, reprit la marquise ; mais que cela vous suffise. »

Je la laissai à la porte de la salle, et la croyant réellement fâchée, je me retirai le désespoir dans le cœur.

« Mes stances, me disais-je, ont trop de feu, elles compromettent sa gloire, et son orgueil aura été offensée de me voir si avant dans le secret de son intrigue. Cependant je suis sûr que la crainte qu’elle témoigne de mon indiscrétion n’est de sa part qu’une feinte : c’est un prétexte pour me disgracier. Elle n’a pas compris ma réserve ! qu’aurait-elle donc fait si je l’avais peinte dans la parure de l’âge d’or, libre de tous les voiles que la pudeur impose au sexe ! » J’étais fâché de ne l’avoir pas fait. Je me déshabille et me couche. Je rêvais encore sur mon chevet lorsque l’abbé Gama vint frapper à ma porte. Je tire le cordon, il entre.

« Mon cher, me dit-il, le cardinal demande à vous voir : la belle marquise et le cardinal S. C. désirent que vous descendiez.

- J’en suis fâché, mais je ne le puis : dites-leur la vérité, que je suis couché et malade. »

L’abbé ne revenant pas, je jugeai qu’il s’était bien acquitté de sa commission, et je passai la nuit assez tranquillement. Je n’étais pas encore habillé le lendemain matin que je reçus un billet du cardinal S. C. où il m’invitait à dîner, me disant qu’il s’était fait saigner et qu’il avait besoin de me parler : il finissait par m’inviter à me rendre chez lui de bonne heure quand bien même je serais malade.

C’était pressant ; je ne pouvais rien deviner, mais ce billet ne me paraissait pas annoncer quelque chose de désagréable. Je sors et je vais à la messe, sûr d’être remarqué par le cardinal Acquaviva, ce qui ne manqua pas. Après la messe, monseigneur m’ayant fait signe de m’approcher :

« Êtes-vous vraiment malade ? me dit-il.

- Non, monseigneur, je n’avais qu’envie de dormir.

- J’en suis charmé, mais vous avez tort, car on vous aime. Le cardinal se fait saigner.

- Je le sais, monseigneur, il me l’apprend, par ce billet dans lequel il me prie d’aller dîner chez lui, si Votre Éminence le permet.

- Très volontiers. Mais c’est plaisant ! Je ne croyais pas qu’il eût besoin d’un tiers.

- Y aura-t-il donc un tiers ?

- Je n’en sais rien, et je n’en suis pas curieux. »

Le cardinal me quitta là-dessus, et tout le monde crut que Son Éminence m’avait entretenu d’affaires d’État.

J’allai chez mon nouveau Mécène, que je trouvai dans son lit.

« Je suis obligé de faire diète, me dit-il, vous dînerez seul, mais vous n’y perdrez rien : mon cuisinier n’en est point prévenu. Ce que j’ai à vous dire, c’est que je crains que vos stances ne soient trop jolies, car la marquise en est folle. Si vous me les aviez lues comme elle l’a fait, je ne me serais pas décidé à les admettre.

- Mais elle les croit de Votre Éminence ?

- Certainement.

- Voilà l’essentiel, monseigneur.

- Oui, mais que ferais-je s’il allait lui prendre envie de m’en faire d’autres ?

- Vous lui répondriez par le même moyen, car vous pouvez disposer de moi de jour et de nuit et être parfaitement sûr du plus inviolable secret.

- Je vous prie d’accepter ce petit présent ; c’est du negrillo de la Havane que le cardinal Acquaviva m’a donné. »

Le tabac était bon, mais l’accessoire était meilleur : c’était une superbe tabatière d’or émaillée. Je la reçus avec respect et l’expression d’une tendre reconnaissance.

Si Son Éminence ne savait pas faire des vers, elle savait au moins donner et donner convenablement ; et cette science dans un grand seigneur est infiniment au-dessus de l’autre.

Vers midi, à ma grande surprise, je vois la belle marquise paraître dans le plus élégant déshabillé.

« Si j’avais su, lui dit-elle, que vous aviez bonne compagnie, je ne serais pas venue.

- Je suis sûr, chère marquise, que vous ne trouverez pas de trop notre abbé.

- Non, car je le crois honnête. »

Je me tenais à une distance respectueuse, prêt à partir avec ma belle tabatière au premier lardon qu’elle m’aurait lancé. Le cardinal lui ayant demandé si elle dînerait :

- Oui, dit-elle, mais mal, car je n’aime pas à manger seule.

- Si vous voulez lui faire cet honneur, l’abbé vous tiendra compagnie. »

Elle me regarda alors d’un air gracieux, mais sans ajouter une syllabe.

C’était la première fois que j’avais affaire à une femme du grand ton, et cet air de protection, de quelque air de bienveillance qu’il fût accompagné, me démontait ; car il ne peut avoir rien de commun avec l’amour. Cependant comme elle était en présence du cardinal, je compris qu’il était probablement convenable qu’elle en agit ainsi.

On mit la table auprès du lit du cardinal, et la marquise qui ne mangeait presque rien encourageait mon heureux appétit.

« Je vous ai dit que l’abbé ne me cède pas, dit S. C.

- Je crois, dit la marquise, qu’il s’en faut peu qu’il ne vous égale ; mais ajouta-t-elle flatteusement, vous êtes plus friand.

- Madame la marquise, oserais-je vous prier de me dire en quoi je vous parais gourmand ; car en toutes choses je n’aime que les morceaux fins et exquis.

- Explication en toutes choses, » dit le cardinal.

Me permettant alors de rire, je dis en vers improvisés tout ce qu’il me vint dans la tête d’appeler fin et exquis. La marquise, en m’applaudissant, me dit qu’elle admirait mon courage.

« Mon courage, madame, est votre ouvrage, car je suis timide comme un lapin quand on ne m’encourage pas : vous êtes l’auteur de mon impromptu.

- Je vous admire. Pour moi, quand même celui qui m’encouragerait serait le dieu du Pinde, je ne saurais prononcer quatre vers sans les écrire.

- Osez, madame, vous abandonner à votre génie, et vous direz des choses divines.

- Je le crois aussi, dit le cardinal. Permettez, de grâce, que je montre à l’abbé vos dix stances.

- Elles sont négligées ; mais je le veux bien, pourvu que cela reste entre nous. »

Alors le cardinal me donna les stances de la marquise, et je les lus en leur donnant tout le relief d’une lecture bien faite.

« Comme vous avez lu cela ! dit la marquise ; il ne me semble plus en être l’auteur. Je vous remercie. Mais ayez la bonté de lire sur le même ton celles que Son Éminence m’a faites en réponse. Elles les surpassent de beaucoup.

- Ne croyez pas cela, abbé, dit le cardinal en me les donnant ; cependant tâchez de ne rien leur faire perdre à la lecture. »

Son Éminence n’avait certes pas besoin de me faire une pareille recommandation, car c’étaient mes vers ; il m’aurait été impossible de ne pas les lire de mon mieux, surtout lorsque j’avais sous mes yeux l’objet qui me les avait inspirés et qu’en outre Bacchus réchauffait mon Apollon, autant que les beaux yeux de la marquise augmentaient le feu qui circulait dans tous mes sens.

Je lus ces stances de manière à ravir le cardinal ; mais je fis monter le rouge sur le front de la charmante marquise quand j’en fus à la description de ces beautés qu’il est permis à l’imagination poétique de deviner, mais que je ne pouvais pas avoir vues. Elle m’arracha le papier des mains avec un air de dépit en disant que j’y substituais des vers, ce qui était vrai, mais ce que je me gardai bien d’avouer. J’étais tout de flamme et elle ne brûlait pas moins que moi.

Le cardinal s’étant endormi, elle se leva pour aller s’asseoir sur le belvédère : je l’y suivis. Elle était assise à hauteur d’appui, j’étais en face d’elle de manière que son genou touchait ma montre. Quel poste ! Prenant avec douceur une de ses mains, je lui dis qu’elle avait porté dans mon âme une flamme dévorante, que je l’adorais et que si je ne pouvais pas espérer de la trouver sensible à ma peine, j’étais décidé à la fuir pour jamais.

« Daignez, belle marquise, prononcer ma sentence.

- Je vous crois libertin et inconstant.

- Je ne suis ni l’un ni l’autre. »

En disant ces mots, je la pressai contre mon sein et je déposai sur ses belles lèvres de rose un baiser délicieux qu’elle reçut de la meilleure grâce. Ce baiser, avant-coureur des plus doux plaisirs, ayant donné à mes mains la hardiesse la plus prononcée, j’allais… Mais la marquise, changeant de position, me pria avec tant de douceur de la respecter que, trouvant une nouvelle volupté à lui obéir, je cessai non seulement de poursuivre une victoire possible, mais j’allai même jusqu’à lui demander un pardon qu’il me fut facile de lire dans le regard le plus suave. Elle me parla ensuite de Lucrèce, et elle dut être enchantée de ma discrétion. De là elle fit tomber la conversation sur le cardinal, tâchant de m’induire à croire qu’il n’existait entre elle et lui qu’un lien de pure amitié. Je savais à quoi m’en tenir, mais j’étais intéressé à faire semblant de la croire sans restriction. Nous en vînmes à nous réciter les vers de nos meilleurs poètes, et pendant ce temps elle était assise, et moi debout devant elle, libre de dévorer de mes regards des charmes auxquels je restais insensible en apparence, décidé à ne point chercher ce jour-là une plus belle victoire que celle que j’avais obtenue.

Le cardinal, ayant achevé son long et paisible somme, vint nous rejoindre en bonnet de nuit et nous demanda bénignement si nous ne nous étions pas impatientés à l’attendre. Je restai avec eux jusqu’à la brume ; après quoi je me retirai très content de ma journée, mais déterminé à tenir mon ardeur en bride jusqu’à ce que le moment d’une victoire complète vint s’offrir de lui-même.

Depuis ce jour, la charmante marquise ne cessa de me donner des marques d’une estime particulière, sans affecter la moindre gêne. Je comptais sur le carnaval qui s’approchait, persuadé que plus je ménagerais sa délicatesse, plus elle serait soigneuse à faire naître l’occasion de récompenser ma fidélité et de couronner ma tendresse et ma constance. Mais le sort en avait décidé autrement ; car la fortune vint me tourner le dos au moment même où le pape et mon cardinal pensaient sérieusement à la fixer sur des bases solides.

Le souverain pontife m’avait félicité de la magnifique tabatière que le cardinal S. C. m’avait donnée, mais il avait observé de ne jamais me nommer sa marquise. Le cardinal Acquaviva ne dissimula pas le plaisir qu’il éprouvait que son confrère m’eût fait goûter de son negrillo dans une enveloppe si belle ; et l’abbé Gama, me voyant en si beau chemin, n’osait plus me donner des conseils ; le bon et vertueux abbé Georgi bornait les siens à me dire de m’en tenir à la belle marquise et de me donner bien de garde de faire d’autres connaissances.

Telle était ma position, vraiment brillante, quand le jour de Noël je vis l’amant de Barbe Dalacqua entrer dans ma chambre, fermer la porte, se jeter sur mon canapé en s’écriant que je le voyais pour la dernière fois. »

« Je ne viens vous demander qu’un bon conseil.

- Quel conseil puis-je vous donner ?

- Tenez, lisez ; vous saurez tout. »

C’était une lettre de sa maîtresse ; en voici le contenu.

« Je porte dans mon sein un gage de notre mutuel amour : je ne puis plus en douter, mon cher ami, et je vous préviens que je suis déterminée à partir de Rome toute seule et d’aller mourir où Dieu voudra, si vous n’avez pas soin de moi. Je souffrirai tout plutôt que de me découvrir à mon père. »

« Si vous êtes honnête homme, lui dis je, vous ne pouvez pas l’abandonner. Épousez-la malgré votre père et malgré le sien, et vivez en bons époux ensemble. La Providence éternelle veillera sur vous. »

Il me sembla plus calme après ce conseil, et il partit.

Au commencement de janvier 1744, je le vois paraître de nouveau ayant l’air très content.

« J’ai loué, me dit-il, le haut étage de la maison contiguë à celle de Barbe ; elle le sait, et cette nuit je sortirai par la lucarne du grenier pour m’introduire auprès d’elle, et nous fixerons l’heure où je l’enlèverai. Mon parti est pris ; je suis décidé de la conduire à Naples, et comme la servante, qui couche au grenier, ne pourrait pas ignorer son évasion, je l’emmènerai avec nous.

- Que Dieu vous conduise ! »

Huit jours après, vers les onze heures du soir, je le vois entrer dans ma chambre accompagné d’un abbé.

« Que me voulez-vous à cette heure ?

- Je viens vous présenter ce bel abbé. »

Je le regarde et je vois avec effroi que c’est sa maîtresse.

« Vous a-t-on vus entrer ? lui dis-je.

- Non, et quand même, c’est un abbé. Nous passons ensemble toutes les nuits.

- Je vous en félicite.

- La servante est dans nos intérêts, elle consent à nous suivre ; tous nos arrangements sont pris.

- Je vous souhaite du bonheur, Adieu. Je vous prie de vous en aller. »

A peu de jours de là me promenant avec l’abbé Gama à la villa Medici, il me dit de propos délibéré que dans la nuit il y aurait une exécution dans la place d’Espagne.

« Et quelle exécution ?

- Le bargello ou son lieutenant viendra exécuter quelque ordine santissimo, ou visiter quelque maison suspecte pour enlever quelqu’un qui ne s’y attend pas.

- Comment sait-on cela ?

- Son Éminence doit le savoir, car le pape n’oserait empiéter sur sa juridiction sans lui en demander la permission.

- Il la lui a donc donnée ?

- Oui ; un auditeur du saint-père est venu la lui demander ce matin.

- Mais notre cardinal aurait pu la refuser ?

- Certainement ; mais cela ne se refuse jamais.

- Et si la personne qu’on recherche est sous sa protection, que fait-on ?

- Alors Son Éminence la fait avertir. »

Nous changeâmes d’entretien, mais cette nouvelle me causa de l’inquiétude. Je me figurai que cet ordre pouvait regarder Barbara ou son amant, car la maison de son père était sous la juridiction d’Espagne. Je cherchai vainement le jeune homme, je ne pus le rencontrer ; et je craignis de me compromettre en allant chez lui ou chez sa belle. Il est cependant certain que je ne fus arrêté par cette considération que parce que je n’avais aucune certitude que cela les regardât ; car, si je l’avais su positivement, j’aurais bravé tous les yeux.

Vers minuit, comme j’allais me coucher, ayant ouvert ma porte pour en ôter la clef, je me trouve surpris par un abbé qui se précipite dans ma chambre, hors d’haleine, et qui se jette sur un fauteuil. Reconnaissant Barbara, je devine tout, et prévoyant toutes les conséquences que cela pouvait avoir pour moi, troublé, confondu, je lui reproche de s’être sauvée chez moi, et je la prie de s’en aller de suite.

Malheureux ! sentant que je me perdais avec elle, sans pouvoir la secourir efficacement, j’aurais dû la forcer à sortir et même appeler du monde si elle avait fait résistance. Je n’en eus pas le courage, ou plutôt je cédai involontairement à ma destinée.

Aussitôt que je lui eus signifié de sortir, fondant en pleurs, elle se jette à genoux et me supplie d’avoir pitié d’elle.

Quel est le cœur d’acier que n’amollissent point les pleurs et les prières d’une femme jolie et malheureuse ! Je cédai en la prévenant qu’elle nous perdait tous deux.

« Personne, me dit-elle, ne m’a vue ni entrer dans l’hôtel ni monter chez vous ; j’en suis sûre, et je m’estime heureuse d’être venue ici il y a huit jours, car sans cela je n’aurais jamais su trouver votre chambre.

- Hélas ! il vaudrait mieux que vous n’y fussiez jamais venue. Qu’est devenu le docteur votre amant ?

- Les sbires l’ont enlevé avec la servante ; je vais tout vous conter. Prévenue par mon amant que cette nuit une voiture se trouverait au pied du perron de la Trinité-des-Monts, et qu’il y serait pour m’y attendre, je suis sortie il y a une heure par la lucarne de notre maison pour pénétrer chez lui, où je me suis habillée comme vous voyez, et, précédée par la servante, je suis sortie pour l’aller joindre. La servante était à quelque distance devant moi avec ma pacotille. Au coin de la rue, sentant qu’une boucle de mon soulier s’était défaite, je m’arrête pour l’assujettir, tandis qu’elle continue son chemin, croyant que je la suivais. Étant arrivée auprès de la voiture, elle y est montée, et moi, comme j’en approchais, j’ai aperçu à la lueur d’une lanterne une trentaine de sbires, en même temps que l’un deux prenait la place du cocher : il est aussitôt parti à toute bride, enlevant la servante, qu’ils ont prise pour moi, et mon amant qui, sans doute, y était pour m’attendre. Que pouvais-je faire dans ce terrible moment ? Ne pouvant rentrer chez mon père, j’ai suivi le premier mouvement de mon âme, qui m’a conduite ici. M’y voilà. Vous me dites que par cette démarche je vous perds : si vous le croyez, dites ce que je dois faire, je me sens mourir ; trouvez un expédient, je suis prête à tout, même à périr plutôt que de vous perdre. »

Mais, en prononçant ces mots, ses larmes redoublèrent avec une force incroyable.

Sa situation était si triste que je la jugeai bien plus malheureuse que la mienne, quoique je me visse à la veille de tomber dans le précipice, tout innocent que j’étais.

« Laissez-moi, lui dis-je, vous conduire chez votre père ; je me sens assez fort pour vous obtenir son pardon. »

Mais à cette proposition, son effroi redouble. « Je suis perdue, me dit-elle ; je connais mon père. Ah ! monsieur l’abbé, mettez-moi plutôt dans la rue et abandonnez-y-moi à mon malheureux sort. »

Je l’aurais dû sans doute, si mon intérêt avait pu l’emporter sur la pitié. Mais ses larmes ! Je l’ai dit souvent, et le lecteur qui l’a éprouvé sera de mon avis : rien n’est plus irrésistible que les larmes de deux beaux yeux quand celle qui les répand est belle, honnête et malheureuse. Je me trouvai dans l’impuissance physique de chercher à la contraindre de sortir.

« Ma pauvre fille, lui dis-je enfin, quand le jour viendra, et il ne tardera guère, car il est minuit, que vous proposez-vous de faire ?

- Je sortirai de l’hôtel, dit-elle en sanglotant. Sous cet habit personne ne me reconnaîtra ; je sortirai de Rome, et je marcherai devant moi jusqu’à ce que je tombe morte de fatigue et de douleur. »

En achevant ces mots, elle tomba sur le parquet : elle étouffait : je la votais devenir bleue : j’étais dans le plus affreux embarras.

Après avoir défait son collet et l’avoir délacée, je lui jetai de l’eau sur le visage et je parvins à la rappeler à la vie.

La nuit était des plus froides, je n’avais point de feu, je lui conseillai de se mettre dans mon lit, lui promettant de la respecter. « Hélas ! monsieur l’abbé, le seul sentiment que je puisse exciter, c’est la pitié. »

J’étais effectivement trop ému et en même temps trop tourmenté pour éprouver aucun désir. L’ayant persuadée à se mettre au lit et son extrême faiblesse l’empêchant de s’aider, je la déshabillai et je la couchai, faisant sur moi une nouvelle épreuve que la pitié faisait taire le plus impérieux des besoins, malgré l’aspect de tous les charmes qui peuvent le porter au plus haut degré d’irritation. Je me couchai tout habillé auprès d’elle, et à la première lueur du jour je l’éveillai. Ayant repris des forces, elle s’habilla toute seule et je sortis en lui disant de se tenir tranquille jusqu’à mon retour. Mon intention était de me rendre chez son père et de solliciter son pardon par tous les moyens possibles ; mais, ayant aperçu des gens suspects autour de l’hôtel, je crus devoir changer d’avis, et je me dirigeai vers un café.

Je m’aperçus qu’un mouchard me suivait de loin, mais je ne fis pas semblant de le savoir, et après avoir pris mon chocolat et m’étant muni de quelques biscuits, je rentrai chez moi avec la plus grande tranquillité apparente, toujours suivi du même individu. Je jugeai alors que le bargello ayant manqué sa capture devait bâtir sur des soupçons ; et ce qui me confirma dans cette idée, c’est que, sans que je l’interrogeasse, le portier me dit en rentrant que dans la nuit on avait voulu faire une exécution, mais qu’on l’avait manquée. Au même instant un auditeur du cardinal-vicaire vint demander au portier à quelle heure il pourrait parler à l’abbé Gama. Je vis qu’il n’y avait pas de temps à perdre et je montai dans ma chambre pour prendre un parti.

Je commençai d’abord par obliger cette pauvre fille à manger une couple de biscuits trempés dans du vin des Canaries, ensuite je la menai dans le haut de la maison, dans un lieu peu décent, mais où personne n’allait, et je lui dis de m’y attendre.

Mon laquais étant venu peu après, je lui ordonnai, dès qu’il aurait fait ma chambre, d’en fermer la porte et de m’en apporter la clef chez Gama, où je me rendis. Je trouvai cet abbé en pourparlers avec l’auditeur du cardinal-vicaire. Dès qu’il l’eût renvoyé, il vint à moi et ordonna à son domestique d’apporter du chocolat. Quand nous fûmes seuls, il me rendit compte de son entretien avec l’individu qui venait de sortir. Il s’agissait de prier Son Éminence notre cardinal de faire sortir de son hôtel une personne qui devait s’y être réfugiée vers minuit. « Il faut attendre, ajouta l’abbé, que le cardinal soit visible ; mais il est certain que si quelqu’un s’est introduit ici à son insu, il le fera sortir. » Nous parlâmes ensuite du froid et du chaud jusqu’à ce que mon domestique vint m’apporter ma clef. Jugeant que j’avais au moins une heure devant moi, je pensai à un expédient qui seul pouvait sauver Barbara de l’opprobre.

Certain de n’être vu de personne, je vais trouver la pauvre recluse et je lui fais écrire au crayon et en bon français ce qui suit : « Je suis une honnête fille, monseigneur, mais déguisée en abbé. Je supplie Votre Éminence de me permettre de lui dire mon nom en personne. J’espère dans la grandeur de votre âme que vous sauverez mon honneur. »

Je lui donnai les instructions nécessaires pour faire parvenir ce billet à Son Éminence, l’assurant qu’aussitôt que le cardinal l’aurait lu, il la ferait introduire auprès de lui.

« Dès que vous serez auprès de lui, mettez-vous à genoux, contez-lui votre histoire sans rien déguiser, si ce n’est que vous avez passé la nuit dans ma chambre, chose dont vous ne devez rien dire, car le cardinal doit ignorer absolument que j’aie été instruit de la moindre particularité de votre intrigue. Dites-lui qu’ayant vu votre amant enlevé, vous êtes entrée dans son palais et que vous êtes montée aussi haut que vous l’avez pu, et qu’après avoir passé une nuit douloureuse, vous vous êtes sentie inspirée à lui écrire pour implorer sa pitié. Je suis certain que Son Éminence d’une façon quelconque vous sauvera de l’opprobre. C’est enfin le seul moyen par lequel vous puissiez espérer d’être unie à l’homme que vous chérissez.»

Dès qu’elle m’eut promis de faire exactement tout ce que je lui avais dit, j’allai me faire coiffer, et m’étant habillé, j’allai à la messe, où le cardinal me vit ; puis je sortis pour ne rentrer qu’à l’heure du dîner, pendant lequel on ne fit que parler de cette affaire. Le seul Gama ne disait rien, et j’imitais son silence ; mais je relevai de toutes les jaseries que le cardinal avait pris ma pauvre Barbara sous sa protection. C’était tout ce je désirais, et, pensant n’avoir plus rien à craindre, je jouissais en silence de mon stratagème, qui me semblait un petit chef-d’œuvre. Après dîner, me trouvant seul avec Gama, je lui demandai ce que c’était que cette intrigue, et voici ce qu’il me répondit. :

« Un père de famille, dont je ne sais pas encore le nom, ayant fait instance auprès du cardinal-vicaire pour qu’il empêchât son fils d’enlever une fille avec laquelle il voulait sortir des États du saint-père, et l’enlèvement devant avoir lieu à minuit sur cette place, le vicaire, après avoir obtenu le consentement de notre cardinal, comme je vous le contai hier, a donné ordre au bargello d’aposter des sbires pour prendre les jeunes gens sur le fait et les capturer. L’ordre a été exécuté ; mais les gens de la police, en arrivant chez le bargello, ont reconnu n’avoir fait leur capture qu’à demi, puisque la femme qu’ils ont vue descendre de la voiture avec le jeune homme n’était pas de l’espèce de celles qu’on enlève. Quelques minutes après, le bargello a été informé par un espion qu’au moment même de l’enlèvement, un jeune abbé, courant à toutes jambes, s’était réfugié dans ce palais ; et il en a conçu le soupçon que ce pouvait être la fille manquée sous cet habit emprunté. Le bargello est allé rendre compte au vicaire de l’incident et du rapport de l’espion, et ce cardinal, partageant les soupçons de ces agents de police, a fait prier Son Éminence notre maître d’ordonner qu’on fit sortir la personne en question, fille ou garçon, à moins qu’elle ne soit connue par Son Éminence pour être à l’abri du soupçon. Le cardinal Acquaviva a su tout cela ce matin à neuf heures par l’auditeur du vicaire que vous avez vu chez moi, et il a promis de faire renvoyer ladite personne, à moins qu’elle ne fût de sa maison.

« Notre cardinal, conformément à sa promesse, a effectivement donné l’ordre de faire des perquisitions dans tout le palais ; mais, un quart d’heure après, le maître d’hôtel a reçu l’ordre contraire de cesser ; et il ne peut y avoir d’autre raison que celle-ci.

« Le maître de chambre m’a dit qu’à neuf heures précises un abbé très joli, et qu’il a pris pour une jeune fille déguisée, est venu le prier de remettre un billet à Son Éminence ; que le cardinal, après l’avoir lu, a fait entrer ledit abbé dans son appartement, d’où il n’est plus sorti depuis. Comme l’ordre de suspendre les perquisitions a été donné immédiatement après l’introduction de l’abbé, on peut croire que cet abbé n’est autre que la fille que les sbires ont manquée et qui s’est réfugiée dans l’hôtel, où elle doit avoir passé toute la nuit.

- Son Éminence, lui dis-je, la remettra sans doute aujourd’hui, non pas entre les mains des sbires, mais entre celles du cardinal ?

- Non, pas même entre celles du pape, répondit Gama. Vous n’avez pas encore une juste idée de la protection de notre cardinal ; et cette protection est déjà déclarée, puisque la jeune personne est non seulement dans le palais de monseigneur, mais même dans sa propre chambre et sous sa garde. »

L’histoire étant intéressante, mon attention ne put paraître suspecte à Gama, quelque spéculatif qu’il fût ; et certainement il ne m’aurait rien dit s’il avait pu deviner la part que j’avais à cette affaire et tout l’intérêt que je devais y prendre.

Le lendemain mon abbé Gama entre tout rayonnant dans ma chambre en me disant que le cardinal-vicaire savait que le ravisseur était mon ami, et qu’il supposait que je devais l’être aussi de la fille, puisque le père était mon maître de langue.

« On est sûr, ajouta-t-il, que vous saviez toute l’histoire, et il est naturel qu’on suppose que la pauvre petite a passé la nuit dans votre chambre. J’admire votre prudence dans votre maintien d’hier vis-à-vis de moi. Vous vous tîntes si bien sur vos gardes, que j’aurais juré que vous n’en saviez rien.

- Et c’est la vérité, lui répondis-je d’un air sérieux ; je ne le sais que de ce moment. Je connais la fille, que je n’ai pas vue cependant depuis six semaines que j’ai cessé de prendre des leçons ; je connais beaucoup plus le jeune docteur, qui pourtant ne m’a jamais communiqué son projet. Néanmoins chacun est maître de croire ce qu’il veut. Il est naturel, dites-vous, que cette fille ait passé la nuit dans ma chambre ; mais permettez-moi de rire de ceux qui prennent leurs conjectures pour des réalités.

- C’est, me répliqua l’abbé, le vice des Romains, mon cher ami ; heureux ceux qui peuvent en rire ; mais cette calomnie peut vous faire du tort, même dans l’esprit de notre cardinal. »

Comme ce même soir il y avait relâche à l’Opéra, j’allai à l’assemblée, et je ne remarquai aucun changement à mon égard ni dans le ton du cardinal ni dans celui d’aucune autre personne ; et la marquise se montra pour moi aussi gracieuse et même plus que de coutume.

Le lendemain, après dîner, Gama me dit que le cardinal avait fait passer la jeune fille dans un couvent, où elle serait fort bien traitée aux frais de Son Éminence, et qu’il était sûr qu’elle n’en sortirait que pour devenir l’épouse du jeune docteur.

« J’en serais très content, lui dis-je, car ils sont l’un et l’autre très honnêtes et dignes de l’estime de tout le monde. »

Deux jours après, étant allé voir le bon père Georgi, il me dit d’un air affecté que la nouvelle du jour à Rome était l’enlèvement manqué de la fille de Dalacqua, et qu’on me faisait honneur de toute cette intrigue, ce qui, ajouta-t-il, lui déplaisait fort. Je lui parlai comme j’avais parlé à Gama, et il parut me croire ; mais il m’objecta que Rome ne voulait pas savoir les choses comme elles étaient, mais bien comme il lui plaisait de les faire. « On sait, mon ami, que vous alliez tous les matins chez Dalacqua ; on sait que le jeune homme allait souvent chez vous : cela suffit. On ne veut pas savoir ce qui détruirait la calomnie, mais au contraire ce qui la fortifie ; car on l’aime dans cette sainte cité. Votre innocence n’empêchera pas que cette histoire ne soit mise sur votre compte, si dans quarante ans d’ici, dans un conclave, il était question de vous élire pape. »

Les jours suivants cette fatale histoire commença à m’ennuyer au delà de toute expression, car tout le monde m’en parlait, et je vis bien qu’on ne faisait semblant de croire ce que je disais que parce qu’on n’osait pas faire autrement. La marquise me dit d’un air fin que la demoiselle Dalacqua m’avait des obligations essentielles ; mais ce qui mit le comble à ma peine, ce fut de voir que, dans les derniers jours du carnaval, le cardinal Acquaviva n’avait plus avec moi l’air libre qu’il avait eu jusqu’alors ; quoique personne que moi ne pût s’apercevoir de ce changement.

Ces bruits commençaient à se calmer lorsqu’au commencement du carême le cardinal me fit entrer dans son cabinet et me dit : « L’affaire de la fille Dalacqua est finie, on n’en parle plus ; mais on a décidé que ceux qui ont profité de la maladresse du jeune homme qui voulait l’enlever sont vous et moi. Ce qu’on dit m’importe peu au fond, car en pareil cas je ne me comporterais pas autrement que je l’ai fait ; et je ne me soucie pas de savoir ce que personne ne peut vous obliger à dire et ce que vous devez taire comme honnête homme. Si vous n’en saviez rien d’avance, en chassant la fille de chez vous, supposé qu’elle y ait été, vous auriez commis une action barbare et même lâche, puisque vous l’auriez rendue malheureuse pour le reste de ses jours ; ce qui ne vous aurait pas garanti du soupçon de complicité en vous donnant tous les dehors d’une lâche trahison. Malgré tout cela, vous pouvez vous figurer que, malgré mon mépris pour tous les caquets, je ne puis paraître les braver ouvertement. Je me vois donc contraint de vous prier, non seulement de me quitter, mais même de vous en aller de Rome. Je vous fournirai un prétexte honorable pour vous assurer la continuation de la considération que peuvent vous valoir les marques d’estime que je vous ai données. Je vous promets de confier à l’oreille de qui vous voudrez, et même de dire à tout le monde que vous allez faire un voyage pour une commission importante que je vous ai confiée. Pensez seulement au pays où vous voulez aller : j’ai des amis partout, je vous recommanderai de manière que vous aurez de l’emploi. Mes recommandations seront de ma main, et il ne tiendra qu’à vous que personne ne sache où vous allez. Venez demain me trouver à Villa-Negroni, et vous me direz où vous désirez que s’adressent mes lettres. Vous vous disposerez à partir dans huit jours. Croyez que je suis fâché de vous perdre ; mais c’est un sacrifice que m’impose le plus absurde des préjugés. Allez, et ne me rendez pas témoin de votre affliction. »

Il me dit ces dernières paroles en voyant que mes yeux se remplissaient de larmes, et il ne me donna pas le temps de lui répondre pour ne pas m’en voir répandre davantage. Avant de sortir de son cabinet, j’eus la force de me remettre et de ne montrer que de la gaieté, au point que l’abbé Gama, qui me donna le café chez lui, me fit compliment sur mon air de satisfaction.

« Je suis sûr, me dit-il, que cela vient de la conversation que vous avez eue ce matin avec Son Éminence.

- C’est vrai ; mais vous ignorez l’affliction que j’ai dans le cœur et que je dissimule.

- De l’affliction ?

- J’ai peur d’échouer dans une commission difficile que le cardinal m’a donnée ce matin. Je suis forcé de cacher le peu de confiance que j’ai en moi-même, pour ne point diminuer celle que Son Éminence veut bien me témoigner.

- Si mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose, disposez de moi ; cependant vous faites bien de vous montrer serein et tranquille. Est-ce une commission dans Rome ?

- Non, il s’agit d’un voyage que je dois entreprendre dans huit ou dix jours.

- De quel côté ?

- Au couchant.

- Je n’en suis pas curieux. »

Je sortis seul et j’allai me promener à la villa Borghese, où je passai deux heures dans un sombre désespoir. J’aimais Rome, je m’étais vu sur le grand chemin de la fortune et tout à coup je me voyais précipité dans l’abîme, ne sachant où aller, et déchu des plus belles espérances. J’examinais ma conduite, je me jugeais avec sévérité ; je ne pouvais me trouver coupable que de trop de complaisance ; mais je voyais combien l’honnête abbé Georgi avait eu raison. J’aurais dû, non pas me mêler de l’intrigue des deux amants, mais changer de maître de langue dès que j’en eus connaissance ; mais après la mort, le médecin. D’ailleurs, jeune comme je l’étais, et ne connaissant pas encore assez le malheur, ni surtout la méchanceté du monde, il était difficile que j’eusse cette prudence que donne seul l’usage de la vie.

Où irai-je ? Cette question me paraissait insoluble. J’y pensai toute la nuit et toute la matinée, mais vainement : après Rome, tout me semblait égal.

Le soir, ne me sentant aucune envie de souper, je m’étais retiré dans ma chambre ; l’abbé Gama vint m’y trouver pour me dire que Son Éminence me faisait prévenir de ne m’engager à dîner le lendemain chez personne, car il avait à me parler.

J’allai le trouver le lendemain, selon ses ordres, à Villa-Negroni : il était à se promener avec son secrétaire, qu’il quitta dès qu’il m’aperçut. Dès que je me vis seul, je lui racontai dans les moindres détails toute l’intrigue des deux amants, ensuite je lui peignis avec les plus vives couleurs l’affliction que j’éprouvais de devoir me séparer de lui. « Je me vois, lui dis-je, frustré de toute fortune, puisque je sens que je ne puis la faire qu’au service de Votre Éminence. » Je passai ainsi près d’une heure à lui débiter mon chapelet, en versant d’abondantes larmes, mais sans que je parvinsse à ébranler sa résolution. Il m’encouragea avec bonté, mais d’une manière pressante, à lui dire en quel lieu de l’Europe je voulais aller, et le désespoir autant que le dépit me fit prononcer Constantinople.

« Constantinople ? me dit-il en reculant de deux pas.

- Oui, monseigneur, Constantinople, » répétai-je en essuyant mes larmes.

Ce prélat, rempli d’esprit, mais Espagnol dans l’âme, après quelques instants de silence me dit avec un sourire :

« Je vous remercie de ne m’avoir pas nommé Ispahan, car vous m’auriez embarrassé. Quand voulez-vous partir ?

- D’aujourd’hui en huit, comme Votre Éminence me l’a ordonné.

- Irez-vous vous embarquer à Naples ou à Venise ?

- A Venise.

- Je vous donnerai un ample passeport, car vous trouverez dans la Romagne deux armées en quartier d’hiver. Il me semble que vous pouvez dire à tout le monde que je vous envoie à Constantinople, car personne ne vous croira. »

Cette ruse politique me fit presque rire. Il me dit que je dînerais avec lui et il me quitta pour aller rejoindre son secrétaire.

Dès que je fus rentré à l’hôtel, réfléchissant au choix que j’avais fait, je me dis : « Ou je suis fou, ou je cède à la force d’un génie occulte pour agir dans ce lieu au gré de ma destinée. » La seule chose dont je ne pouvais me rendre compte était que le cardinal y eût consenti sans opposition. « Sans doute, me disais-je, il n’aura pas voulu que je pusse croire qu’il s’est vanté au delà de ses forces en me disant qu’il avait des amis partout. A qui pourra-t-il me recommander à Constantinople, et que ferai-je dans cette ville ? Certes, je n’en sais rien ; mais c’est à Constantinople que je dois aller. »

Je dînai tête à tête avec Son Éminence : elle affecta une bonté toute particulière, et moi beaucoup de satisfaction ; car mon amour-propre plus fort que mon chagrin me défendait de laisser deviner aux spectateurs que je pusse être disgracié. Du reste, mon plus grand chagrin était de quitter la marquise dont j’étais amoureux et dont je n’avais rien obtenu d’essentiel.

Le surlendemain, le cardinal me donna un passeport pour Venise et une lettre cachetée, adressée à Osman Bonneval, pacha de Caramanie, à Constantinople. Je pouvais n’en rien dire à personne ; mais, Son Éminence ne me l’ayant point défendu, je montrai l’adresse de la lettre à toutes mes connaissances.

Le chevalier de Lezze, ambassadeur de Venise, me donna une lettre pour un riche Turc fort aimable qui avait été son ami ; don Gaspar et l’abbé Georgi me prièrent de leur écrire. Mais l’abbé Gama me dit positivement, en riant, qu’il savait que je n’allais pas à Constantinople.

J’allai prendre congé de donna Cecilia, qui venait de recevoir une lettre de Lucrèce dans laquelle elle lui annonçait qu’elle aurait bientôt le bonheur d’être mère. J’allai aussi prendre congé d’Angélique et de don Francesco, qui étaient mariés depuis peu et qui ne m’avaient pas invité à la noce.

Lorsque j’allai prendre les derniers ordres du cardinal Acquaviva, il me remit une bourse contenant cent onces ou quadruples d’or, qui équivalaient à sept cents sequins.

J’en avais trois cents, ce qui me faisait mille : j’en gardai deux cents et je pris une lettre de change pour le reste sur un Raguséen qui avait maison à Ancône, ensuite je m’embarquai dans une berline avec une dame qui allait à Notre-Dame de Lorette pour y remplir un vœu qu’elle avait fait pendant une maladie de sa fille qui se trouvait avec elle. La fille étant laide, je fis un voyage assez ennuyeux.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

Подняться наверх