Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 9

CHAPITRE V

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Nuit fâcheuse. - Je deviens amoureux des deux sœurs et j’oublie Angela. - Bal chez moi : Juliette humiliée. - Mon retour à Pasean. - Lucie malheureuse. - Orage favorable.

Rentré dans le salon, Mme Orio, après m’avoir fait mille remerciements, me dit qu’à l’avenir je devais jouir de tous les droits d’ami de la maison ; ensuite nous passâmes quatre heures à rire et à plaisanter.

L’heure du souper étant venue, je fis des excuses si bien tournées que Mme Orio fut forcée de les admettre.

Marton prit alors la lumière pour aller m’éclairer, mais la tante, croyant Nanette ma favorite, lui donna si impérativement l’ordre de m’accompagner qu’elle dut obéir. Celle-ci descend rapidement l’escalier, ouvre la porte qu’elle referme avec bruit et, éteignant la lumière, elle rentre en me laissant à l’obscurité. Je monte doucement et, arrivé au troisième, j’entre dans la chambre de ces demoiselles, et, me plaçant sur un canapé, j’attends l’heure fortunée du berger.

Je restai là environ une heure dans les plus douces rêveries ; enfin j’entendis ouvrir et refermer la porte de la rue, et quelques minutes après je vois entrer les deux sœurs et mon Angela. Je l’attire auprès de moi, et ne voyant qu’elle, je passe deux heures tout entières à lui parler. Minuit sonne : on me plaint de n’avoir point soupé, mais leur commisération me choque ; je réponds qu’au sein du bonheur je ne pouvais me sentir incommodé d’aucun besoin. On me dit que je suis en prison, que la clef de l’entrée était sous le chevet de la tante qui n’ouvrait la porte que pour aller à la première messe. Je leur montre mon étonnement qu’elles puissent croire que ce soit une mauvaise nouvelle pour moi ; je me réjouis au contraire d’avoir cinq heures devant moi, et d’être sûr que je les passerais avec l’objet de mon adoration. Une heure après, Nanette se mit à rire ; Angela voulut en savoir la raison, et la lui ayant dite à l’oreille, Marton se prit à rire aussi. Intrigué, je veux à mon tour savoir ce qui excite leur hilarité, et Nanette enfin, affectant un air mortifié, me dit qu’elles n’avaient point d’autre chandelle et que dans quelques instants nous serions dans les ténèbres. Cette nouvelle me comble de joie ; mais je la dissimule, et leur dis que j’en étais fâché pour elles. Je leur propose alors d’aller se coucher et de dormir tranquilles, qu’elles pouvaient compter sur mon respect. Cette proposition les fit rire.

« Que ferons-nous à l’obscur ?

- Nous causerons. »

Nous étions quatre ; il y avait trois heures que nous parlions et j’étais le héros de la pièce. L’amour est grand poète : sa matière est inépuisable ; mais, si la fin à laquelle il vise n’arrive jamais, il se lasse et devient muet. Mon Annela écoutait : mais, peu verbeuse, elle répondait rarement, et faisait plutôt parade de bon sens que d’esprit. Pour affaiblir mes arguments, elle se contentait souvent de me lancer un proverbe, comme les Romains lançaient la catapulte. Elle se retirait, ou avec la plus désagréable douceur elle repoussait mes pauvres mains toutes les fois que l’amour les appelait à mon secours. Malgré cela je continuais à parler et à gesticuler sans perdre courage ; mais j’étais au désespoir quand je m’apercevais que mes arguments trop subtils l’étourdissaient au lieu de la persuader, et qu’au lieu d’attendrir son cœur ils ne faisaient que l’ébranler. D’un autre côté, j’étais tout étonné de voir sur la physionomie des deux sœurs l’impression qu’y faisaient les traits que je lançais à Angela. Cette courbe métaphysique me semblait hors de nature : ç’aurait dû être un angle. Malheureusement j’étudiais alors la géométrie. Ma position était telle que, malgré la saison, je suais à grosses gouttes. Enfin, la lumière étant près de s’éteindre, Nanette se leva pour l’emporter.

A la première apparition des ténèbres, mes bras se lèvent naturellement pour se saisir de l’objet nécessaire à la situation de mon âme ; mais, ne trouvant rien, je me mets à rire de ce qu’Angela avait saisi l’instant d’avance pour s’assurer de n’être pas surprise. Je fus une heure à dire tout ce que l’amour pouvait m’inspirer de plus gai, de plus tendre, pour la persuader à venir reprendre sa place. Il me paraissait impossible que ce ne fût pas une plaisanterie.

Enfin, l’impatience commençant à s’en mêler : « Ce badinage, lui dis-je, est trop long : il est contre nature, puisque je ne saurais courir après vous ; et je m’étonne de vous entendre rire, car dans une conduite aussi étrange, je ne puis que supposer que vous vous moquez de moi. Venez donc vous asseoir, et puisque je dois vous parler sans vous voir, que mes mains m’assurent que je ne parle pas à l’air. Si vous vous moquez de moi, vous devez sentir que vous m’insultez, et l’amour ne doit pas, je crois, être mis à l’épreuve de l’insulte.

- Eh bien ! calmez-vous ; je vous écoute sans perdre une seule de vos paroles ; mais vous devez sentir que je ne puis pas me mettre décemment auprès de vous dans cette obscurité.

- Vous voulez donc que je me tienne ici jusqu’à l’aube du jour ?

- Jetez-vous sur le lit et dormez.

- Je vous admire de trouver la chose possible et combinable avec mes feux. Allons, je vais m’imaginer que nous jouons à colin-maillard. »

Alors, m’étant levé, je me mets à chercher en long et en large, mais toujours en vain. Lorsque je saisissais quelqu’un, c’était toujours Nanette ou Marton qui, par amour-propre, se nommaient dans l’instant ; et moi, sot Don Quichotte, dans l’instant je lâchais prise ! L’amour et le préjugé m’empêchaient de sentir combien ce respect était ridicule. Je n’avais pas encore lu les anecdotes de Louis XIII, roi de France ; mais j’avais lu Boccace, Je continuais à chercher en lui reprochant sa dureté et en lui représentant qu’elle devait à la fin se laisser trouver ; mais elle me répondait qu’elle devait avoir la même difficulté de me rencontrer. La chambre n’était pas grande et j’étais enragé de ne pouvoir l’attraper.

Moins las qu’ennuyé, je m’assis et je passai une heure à raconter l’histoire de Roger lorsque Angélique disparut au moyen de la bague enchantée que trop bonnement l’amoureux chevalier lui avait remise :

Cosi dicendo, intorno à la fortuna

Brancolando n’andava come cieco.

O quante volte abbraccio l’aria vana

Sperando la donzella abbracciar seco.

(Tout en parlant ainsi, il allait autour de la fortune en chancelant comme un aveugle.

Oh ! combien de fois il embrassa l’air espérant embrasser la belle)

Angela ne connaissait pas l’Arioste, mais Nanette l’avait lu plusieurs fois. Elle se mit à défendre Angélique, accusant la bonhomie de Roger qui, s’il avait été sage, n’aurait jamais dû confier la bague à la coquette. Nanette m’enchanta ; mais j’étais encore trop neuf pour faire les réflexions convenables à un retour sur moi-même.

Je n’avais plus qu’une seule heure devant moi, et il ne fallait pas attendre le jour, car Mme Orio serait plutôt morte que tentée de manquer la messe. Je passai donc cette dernière heure à parler seul à Angela pour la persuader et puis la convaincre qu’elle devait venir s’asseoir auprès de moi. Mon âme passa par toutes les gradations du creuset, et le lecteur ne saurait s’en faire une idée claire, à moins qu’il ne se soit trouvé dans le même cas. Après avoir épuisé les raisons les plus persuasives, je passai à la prière et enfin aux larmes ; mais, voyant que tout était inutile, le sentiment qui s’empara de moi fut cette noble indignation qui ennoblit la colère. Je serais parvenu à battre le fier monstre qui avait pu me tenir cinq heures entières dans la plus cruelle des détresses, si je ne me fusse trouvé dans l’obscurité. Je lui dis toutes les injures qu’un amour méprisé peut suggérer à un esprit irrité. Je l’accablai de malédictions fanatiques ; je lui jurai que tout mon amour s’était changé en haine, et je finis par la prévenir de se garder de moi, car je la tuerais dès qu’elle s’offrirait à mes yeux.

Mes invectives finirent avec les ténèbres. A l’apparition des premiers rayons de l’aurore, et au bruit que firent la grosse clef et le verrou lorsque Mme Orio ouvrit la porte pour aller mettre son âme dans le repos quotidien qui lui était nécessaire, je me disposai à partir, prenant mon manteau et mon chapeau. Mais comment peindre la consternation de mon âme quand, glissant le regard sur ces trois jeunes personnes, je les vis fondant en larmes ! Honteux, désespéré, je me sentis un instant l’envie de me détruire ; et, m’asseyant de nouveau, je réfléchis à ma brutalité, me reprochant d’avoir mis en pleurs ces trois charmantes personnes. Il me fut impossible de proférer une parole ; le sentiment me suffoquait ; les larmes vinrent à mon secours et je m’y livrai avec volupté. Nanette étant venue me dire que sa tante ne tarderait pas à rentrer, j’essuyai mes yeux, et sans chercher à les regarder je m’enfuis sans leur rien dire, et j’allai me mettre au lit, mais sans pouvoir dormir.

A midi M. de Malipiero, me voyant extrêmement changé, m’en demanda la raison, et ayant besoin de soulager mon cœur, je lui dis tout. Le sage vieillard ne rit pas, mais par des réflexions sensées il me mit du baume dans l’âme. Il se voyait dans mon cas avec sa cruelle Thérèse. Cependant à table il fut forcé de rire quand il me vit dévorer les morceaux. Je n’avais pas soupé ; il me félicita sur mon heureuse constitution.

Déterminé à ne plus aller chez Mme Orio, je soutins ces jours-là une thèse de métaphysique où je disais que tout être dont on ne pouvait avoir qu’une idée abstraite ne pouvait exister qu’arbitrairement ; et j’avais raison ; mais il ne fut pas difficile de présenter ma thèse sous une lueur d’impiété, et on me condamna à chanter la palinodie. Peu de jours après je me rendis à Padoue, où je fus promu au doctorat utroque jure.

De retour à Venise, je reçus de M. Rosa un billet où il me priait de la part de Mme Orio d’aller la voir. Sûr de n’y point trouver Angela, j’y allai dès le soir même, et les deux aimables sœurs dissipèrent par leur gaieté la honte que j’avais de reparaître devant elles au bout de deux mois. Ma thèse et mon doctorat firent valoir mes excuses auprès de Mme Orio, qui n’avait d’autre plainte à me faire, sinon que je n’allais plus chez elle.

A mon départ, Nanette me remit une lettre qui contenait un billet d’Angela ; le voici : « Si vous avez le courage de passer encore une nuit avec moi, vous n’aurez pas à vous plaindre, car je vous aime ; et je désire savoir de votre bouche même si vous auriez continué à m’aimer, si j’avais consenti à me rendre méprisable. »

Voici la lettre de Nanette, qui seule avait de l’esprit :

« M. Rosa s’étant engagé à vous faire revenir chez nous, je prépare cette lettre pour vous faire savoir qu’Angela est au désespoir de vous avoir perdu. La nuit que vous avez passée avec nous fut cruelle, j’en conviens, mais il me semble qu’elle ne devait pas vous faire prendre le parti de ne plus venir voir au moins Mme Orio. Je vous conseille, si vous aimez encore Angela, de courir encore le risque d’une nuit. Elle se justifiera peut-être, et vous en sortirez content. Venez donc. Adieu !»

Ces deux lettres me firent plaisir, car je voyais le plaisir de me venger d’Angela par le plus froid mépris. Je me rendis donc chez ces dames le premier jour de fête, ayant dans mes poches deux bouteilles de vin de Chypre et une langue fumée ; mais je fus bien surpris de ne pas y trouver ma cruelle. Nanette, faisant tomber le discours sur son compte, me dit que le matin à l’église elle lui avait dit qu’elle ne pourrait venir qu’à l’heure du souper. Comptant là-dessus, je n’acceptai pas l’invitation que me fit Mme Orio, et avant qu’ils se missent à table, je sortis comme la première fois, et j’allai me mettre à l’endroit concerté. Il me tardait de jouer le rôle que j’avais médité, car j’étais sûr que, quand bien même Angela se serait décidée à changer de système, elle ne m’aurait accordé que de légères faveurs, et je n’en voulais plus : je ne me sentais plus dominé que par un violent désir de vengeance.

Trois quarts d’heure après, j’entends fermer la porte de la rue, et bientôt je vois paraître devant moi Nanette et Marton.

« Où est donc Angela ? dis-je à Nanette.

- Il faut qu’elle n’ait pu ni venir ni nous le faire dire ; cependant elle doit être sûre que vous êtes ici.

- Elle croit m’avoir attrapé ; et effectivement je ne m’y attendais pas. Au reste, vous la connaissez maintenant. Elle se moque de moi ; elle triomphe. Elle s’est servie de vous pour me faire donner dans le panneau et elle y a gagné : car, si elle était venue, c’est moi qui me serais moqué d’elle.

- Oh ! pour cela, permettez que j’en doute.

- N’en doutez pas, belle Nanette, et vous en serez convaincue par l’agréable nuit que nous passerons sans elle.

- C’est-à-dire qu’en homme d’esprit vous saurez vous adapter à un pis-aller ; mais vous vous coucherez ici, et nous irons coucher sur le canapé dans l’autre chambre.

- Je ne vous en empêcherai pas, mais vous me joueriez le plus mauvais tour : d’ailleurs, je ne me coucherai pas.

- Quoi ! vous auriez la force de passer sept heures tête à tête avec nous ? Je suis sûre que, lorsque vous ne saurez plus que dire, vous vous endormirez.

- Nous verrons. En attendant voici des provisions. Aurez-vous la cruauté de me laisser manger seul ? Avez-vous du pain ?

- Oui, et nous ne serons pas cruelles ; nous souperons une seconde fois.

- C’est de vous que je devrais être amoureux. Dites-moi, belle Nanette, si j’étais épris de vous comme je l’étais d’Angela, me rendriez-vous malheureux comme elle ?

- Vous semble-t-il que pareille question puisse être faite ? Elle est d’un fat. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’en sais rien. »

Elles mirent vite trois couverts, apportèrent du pain, du fromage de Parme et de l’eau, en riant de tout cela, et puis nous nous mîmes en besogne. Le chypre, auquel elles n’étaient point accoutumées, leur monta à la tête, et leur gaieté devint délicieuse. J’étais étonné, en les considérant, de n’avoir pas plus tôt reconnu leur mérite.

Après notre petit souper qui fut délicieux, assis entre elles deux et leur prenant la main que je portai à mes lèvres, je leur demandai si elles étaient mes vraies amies, et si elles approuvaient la manière indigne dont Angela m’avait traité. Elles me répondirent ensemble que je leur avais fait verser des larmes.

« Laissez donc, repris je, que j’aie pour vous la tendresse d’un frère, et partagez-la comme si vous étiez mes sœurs : donnons-nous-en des gages dans l’innocence de nos cœurs et jurons-nous une fidélité éternelle. »

Le premier baiser que je leur donnai ne fut ni le produit d’un sentiment amoureux ni le désir de les séduire, et de leur côté elles m’assurèrent quelques jours après qu’elles ne me le rendirent que pour m’assurer qu’elles partageaient mes honnêtes sentiments de fraternité ; mais ces baisers innocents ne tardèrent pas à devenir de flamme et à porter en nous un incendie dont nous dûmes être fort surpris, car nous les suspendîmes quelques instants après en nous entre regardant tout étonnés et fort sérieux. S’étant levées l’une et l’autre sans affectation, je me trouvai seul dans la réflexion. Il n’était pas étonnant que le feu que ces baisers avaient allumé dans mon âme et qui circulait dans mes veines m’eût rendu tout à coup éperdument amoureux de ces aimables personnes. Elles étaient l’une et l’autre plus jolies qu’Angela, et Nanette par l’esprit comme Marton par le caractère doux et naïf lui étaient infiniment supérieures. J’étais tout surpris de n’avoir pas plus tôt reconnu leur mérite ; mais ces demoiselles étant nobles et fort honnêtes, le hasard qui les avait mises entre mes mains ne devait pas leur devenir fatal. Je n’avais pas la fatuité de croire qu’elles m’aimaient, mais je pouvais supposer que mes baisers avaient fait sur elles le même effet que les leurs avaient fait sur moi ; et dans ce raisonnement je voyais avec évidence qu’en employant la ruse et ces tournures dont elles ne devaient pas connaître la force il ne me serait pas difficile, dans le courant de la longue nuit que je devais passer avec elles, de les faire consentir à des complaisances dont les suites pouvaient devenir très décisives. Cette pensée me fit horreur, et je m’imposai la loi sévère de les respecter, ne doutant pas que je n’eusse la force nécessaire pour l’observer.

Dès qu’elles reparurent, je vis sur leurs traits le caractère de la sécurité et du contentement, et je me donnai bien vite le même vernis, bien déterminé à ne plus m’exposer à l’ardeur de leurs baisers.

Nous passâmes une heure à parler d’Angela, et je leur dis que je me sentais déterminé à ne la plus voir, persuadé que j’étais qu’elle ne m’aimait pas.

« Elle vous aime, me dit la naïve Marton, et j’en suis sûre : mais, si vous ne pensez pas à l’épouser, vous ferez bien de rompre entièrement avec elle, car elle est décidée à ne pas même vous accorder un seul baiser tant que vous ne serez pas son amoureux : il faut donc vous décider à la quitter ou vous attendre à ne la trouver complaisante en rien.

- Vous raisonnez comme un ange : mais comment pouvez-vous être sûre qu’elle m’aime ?

- J’en suis très-sûre, et, dans l’amitié fraternelle que nous nous sommes promise, je puis vous dire comment. Lorsque Angela couche avec nous, elle m’embrasse tendrement en m’appelant son cher abbé. »

A ces mots, Nanette, éclatant de rire, lui mit la main sur la bouche ; mais cette naïveté me mit tellement en émoi, que j’eus bien de la peine à me contenir.

Marton dit à Nanette qu’ayant beaucoup d’esprit, il était impossible que j’ignorasse ce qui se passait entre de jeunes filles qui couchaient ensemble.

« Sans doute, m’empressai-je de dire, personne n’ignore ces bagatelles, et je ne crois pas, ma chère Nanette, que vous avez trouvé dans cette confidence amicale votre sœur trop indiscrète.

- C’est une affaire faite ; mais ce sont des choses qui ne se disent pas. Si Angela le savait !…

- Elle serait au désespoir ; mais Marton m’a donné une telle marque d’amitié que je lui en serai reconnaissant jusqu’à la mort. Au reste, c’en est fait : je déteste Angela et je ne lui parlerai plus. C’est une personne fausse ; elle ne vise qu’à ma perte.

- Mais, si elle vous aime, elle n’a pas tort de vous vouloir pour époux.

- D’accord ; mais elle ne pense qu’à elle ; car, sachant ce que je souffre, si elle m’aimait pour moi, pourrait-elle en agir ainsi ? En attendant son imagination lui fournit les moyens d’apaiser ses désirs avec cette charmante Marton qui veut bien lui servir de mari. »

A ces mots les éclats de rire de Nanette redoublèrent ; mais moi je tins mon sérieux et continuai à parler à sa sœur sur le même ton, faisant le plus grand éloge de sa sincérité. Je lui dis enfin que sans doute, par droit de réciprocité, Angela à son tour devait lui servir de mari ; mais elle me dit en riant qu’elle n’était mari que de Nanette, et Nanette dut en convenir.

« Mais comment, repris je alors, Nanette dans ses transports nomme-t-elle son mari ?

- Personne n’en sait rien.

- Vous aimez donc quelqu’un, Nanette ?

- C’est vrai, mais personne ne saura mon secret. »

Cette retenue me suggéra que je pourrais bien être dans ce secret et que Nanette était la rivale d’Angela. Une conversation aussi attrayante me fit peu à peu perdre l’envie de passer une nuit oisive avec ces deux charmantes filles faites pour l’amour.

« Je suis bien heureux, leur dis-je, de n’avoir pour vous que des sentiments d’amitié, car sans cela je me trouverais fort embarrassé de passer la nuit avec vous, sans être tenté de vous donner des preuves de ma tendresse, et d’en recevoir ; car vous êtes l’une et l’autre jolies à ravir et faites pour faire tourner la tête à tout homme que vous mettrez à même de vous connaître à fond. »

En continuant de parler ainsi, je fis semblant d’avoir envie de dormir. Nanette, s’en apercevant la première, me dit :

« Ne faites point de façons ; mettez-vous au lit : nous irons dans l’autre chambre nous coucher sur le canapé.

- Je me croirais, leur dis-je, le plus lâche des hommes, si je faisais cela. Causons ; l’envie de dormir me passera. Je ne suis en peine que pour vous. Allez vous coucher, et moi, mes charmantes amies, je passerai dans l’autre chambre. Si vous me craignez, enfermez-vous ; mais vous auriez tort, car je ne vous aime qu’avec des entrailles de frère.

- Nous ne ferons jamais cela, me dit Nanette ; mais laissez-vous persuader ; couchez-vous ici.

- Habillé, je ne puis dormir.

- Déshabillez-vous ; nous ne vous regarderons pas.

- Je ne crains pas cela ; mais je ne pourrais jamais n’endormir en vous voyant obligées à veiller à cause de moi.

- Nous nous coucherons aussi, me dit Marton, mais sans nous déshabiller.

- C’est une méfiance qui offense ma probité. Dites-moi. Nanette, si vous me croyez honnête homme ?

- Oui, certainement.

- Fort bien, mais vous devez m’en convaincre ; et pour cela couchez-vous à mes côtés, toutes déshabillées, et comptez sur la parole d’honneur que je vous donne de ne point vous toucher. Au reste, vous êtes deux contre un : que pouvez-vous craindre ? Ne serez-vous pas maîtresses de sortir du lit, si je cesse d’être sage ? Bref, si vous ne consentez pas à me donner cette marque de confiance, au moins quand vous me verrez endormi, je ne me coucherai pas. »

Alors, cessant de parler, je fis semblant de m’endormir. S’étant entretenues un moment entre elles à voix basse, Marton me dit d’aller me coucher, qu’elles me suivraient dès qu’elles me verraient endormi. Nanette m’ayant confirmé la promesse, je leur tournai le dos, me déshabillai et, leur ayant souhaité le bonsoir, je me couchai. Dès que je fus au lit, je fis semblant de dormir ; mais bientôt le sommeil s’empara de moi tout de bon, et je ne me réveillai que lorsqu’elles vinrent se coucher. Alors, m’étant retourné comme pour me rendormir, je restai tranquille jusqu’à ce que je fusse le maître de les croire endormies, et si elles ne l’étaient pas, il ne tenait qu’à elles d’en faire le semblant. Elles m’avaient tourné le dos, et la lumière était éteinte : j’agissais donc au hasard, et j’adressai mes premiers hommages à celle qui était à ma droite, ignorant si c’était Nanette ou Marton. Je la trouvai accroupie et enveloppée dans le seul vêtement qu’elle eût conservé. Ne brusquant rien et ménageant sa pudeur, je la mis par degrés dans le cas de s’avouer vaincue et persuadée que le meilleur parti qu’elle eût à prendre était de continuer à faire semblant de dormir et à me laisser faire. Bientôt, la nature en elle agissant de concert avec moi, j’atteignis au but, et mes efforts couronnés d’un plein succès ne me laissèrent aucun doute sur l’obtention des prémices auxquelles le préjugé peut-être nous fait ajouter tant de prix. Ravi d’avoir savouré une jouissance que je venais de goûter complètement pour la première fois, je quitte doucement ma belle pour aller porter à l’autre un nouveau tribut de mon ardeur. Je la trouvai immobile, couchée sur le dos, dans l’état d’une personne qui dort d’un sommeil profond et tranquille. Ménageant les approches, comme si j’avais craint de l’éveiller, je commençai par flatter ses sens, m’assurant qu’elle était aussi novice que sa sœur ; et dès qu’un mouvement naturel m’eut fait sentir que l’amour agréait l’offrande, je me mis en devoir de consommer le sacrifice. Alors, cédant tout à coup à la vivacité du sentiment qui l’agitait, et comme fatiguée du rôle simulé qu’elle avait adopté, elle me serra étroitement dans ses bras à l’instant de la crise, me couvrit de baisers, me rendant transports pour transports, et l’amour confondit nos âmes dans une égale volupté.

A ces signes, je crus reconnaître Nanette ; je le lui dis.

« Oui, c’est moi, dit-elle, et je me déclare heureuse ainsi que ma sœur, si vous êtes honnête et constant.

- Jusqu’à la mort, mes anges ; et comme tout ce que nous avons fait est l’œuvre de l’amour, qu’il ne soit plus entre nous question d’Angela. »

Je la priai ensuite de se lever pour aller allumer des bougies ; mais Marton, pleine de complaisance, se leva à l’instant et nous laissa ensemble. Quand je vis Nanette entre mes bras animée du feu de l’amour, et Marton près de nous, une bougie à la main, et qui semblait par ses regards nous accuser d’ingratitude de ce que nous ne lui disions rien, tandis qu’ayant été la première à se rendre à mes caresses, elle avait encouragé sa sœur à l’imiter, je sentis tout mon bonheur.

« Levons-nous, mes amies, leur dis je, et jurons-nous une amitié éternelle. »

Dès que nous fûmes levés, nous fîmes ensemble des ablutions qui les firent beaucoup rire, et qui renouvelèrent nos ardeurs ; ensuite, dans le costume de l’âge d’or, nous achevâmes ce que nous avions laissé à notre souper. Après nous être dit cent choses que, dans l’ivresse des sens, il n’est permis qu’à l’amour d’interpréter, nous nous recouchâmes, et la plus délicieuse des nuits se passa dans les témoignages réciproques de notre ardeur. Ce fut Nanette qui reçut la dernière les preuves de ma tendresse ; car Mme Orio étant sortie pour aller à la messe, je fus obligé de hâter mon départ en les assurant qu’elles avaient éteint dans mon cœur tous mes sentiments pour Angela. Arrivé chez moi, je me couchai et dormis du sommeil le plus doux jusqu’à l’heure du dîner.

M. de Malipiero me trouva l’air joyeux et les yeux fatigués ; mais, discret, je lui laissai croire tout ce qu’il voulut sans lui rien dire. Le surlendemain je fis une visite à Mme Orio, et comme Angela n’y était pas, je restai à souper, et je me retirai en même temps que M. Rosa. Nanette pendant ma visite trouva le moment de me remettre une lettre et un petit paquet. Le paquet, contenait un morceau de cire sur lequel était l’empreinte d’une clef, et le billet me disait de faire faire la clef et de m’en servir pour aller passer les nuits avec elles quand j’en aurais envie. Elle m’informait en outre qu’Angela avait été passer avec elles la nuit du lendemain, et que dans les habitudes où elles étaient elle avait deviné tout ce qui s’était passé ; qu’elles en étaient convenues en lui reprochant qu’elle en avait été la cause ; que là-dessus elle leur avait dit les plus fortes injures, promettant qu’elle ne remettrait plus les pieds chez elles, mais que cela leur était fort égal.

Quelques jours après la fortune nous délivra d’Angela ; son père, ayant été appelé à Vicence pour une couple d’années afin d’y peindre à fresco des appartements, l’emmena avec lui. Je me trouvai par son absence tranquille possesseur de ces deux charmantes filles, avec lesquelles je passai au moins deux nuits par semaine, m’introduisant facilement chez elles au moyen de la clef que j’avais eu soin de faire faire.

Nous étions vers la fin du carnaval, lorsqu’un jour M. Manzoni me dit que la célèbre Juliette désirait me parler, et qu’elle avait été très fâchée de ne plus me voir. Curieux de savoir ce qu’elle avait à me dire, je me rendis chez elle avec lui. Après m’avoir fait une réception assez polie, elle me dit qu’elle savait que j’avais chez moi une belle salle et qu’elle désirait que je lui donnasse un bal, dont elle ferait tous les frais. J’y consentis. Elle me remit vingt-quatre sequins et envoya chez moi ses gens pour garnir ma salle et mes chambres de lustres, n’ayant pour ma part à m’occuper que de l’orchestre et du souper.

M. de Sanvitali était déjà parti, et le gouvernement de Parme lui avait donné un économe. J’ai vu ce seigneur à Versailles dix ans après ; il était décoré des ordres du roi en qualité de grand écuyer de la fille aînée de Louis XV, duchesse de Parme, qui, comme toutes les princesses de France, ne pouvait pas s’accoutumer au séjour de l’Italie.

Mon bal eut lieu et tout y alla bien. Les convives étaient tous de la coterie de Juliette, à l’exception de Mme Orio, de ses nièces et du procureur Rosa, qui se trouvaient dans la chambre à côté et qu’on m’avait permis d’amener comme personnes sans conséquence.

Après le souper et tandis qu’on dansait des menuets, la belle me prit a part et me dit :

« Menez-moi dans votre chambre ; il m’est venu une idée plaisante : nous rirons. »

Ma chambre était au troisième : je l’y menai. Dès que nous y fûmes, je lui vis fermer le verrou : je ne savais que penser.

« Je veux, me dit-elle, que vous m’habilliez complètement en abbé avec un de vos habits, et je vous habillerai en femme avec ma robe. Nous descendrons ainsi déguisés et nous danserons ensemble. Vite, mon cher ami, commençons par nous coiffer. »

Sûr d’une bonne fortune, et charmé de la rareté de l’aventure, je lui arrange vite ses longs cheveux en rond, et je me laisse coiffer à mon tour. Elle me met du rouge, des mouches ; je me prête à tout, et lui en montrant mon contentement, elle m’accorde un doux baiser de très bonne grâce, à condition que je n’en demanderais pas davantage.

« Tout, lui dis-je, ne peut dépendre que de vous, belle Juliette : mais je vous préviens que je vous adore. »

Je mets sur mon lit une chemise, un petit collet, des caleçons, des bas noirs, enfin un habit complet. Elle s’en approche et, en laissant tomber sa jupe, elle passe adroitement les caleçons qu’elle trouve bien ; mais, quand elle en fut à la culotte, il y eut obstacle, la ceinture est trop étroite, et le seul remède est de découdre par derrière, ou de couper, s’il le faut. Je me charge de tout, et, m’asseyant sur le pied du lit, elle se met devant moi en me tournant le dos. Je travaille, mais il lui semble que je veux trop voir, que je m’y prends mal et que je touche où il n’est pas nécessaire : elle s’impatiente, me laisse, déchire et s’arrange comme elle peut. Je l’aide ensuite à se chausser et je lui passe la chemise ; mais en arrangeant le jabot et le petit collet elle trouve mes mains trop curieuses, car sa poitrine n’était pas bien fournie. Elle me dit mille injures, m’appelle malhonnête : je la laisse dire. Je tenais à ne pas lui paraître dupe ; et d’ailleurs je pensais qu’une femme qu’on avait payée cent mille ducats valait bien la peine d’être observée. Enfin, sa toilette achevée, voilà mon tour. J’ôte vite ma culotte, malgré son opposition, et elle doit me mettre une chemise, puis une jupe, et m’habiller enfin. Mais tout à coup, devenue coquette, elle se fâche de ce que je ne cache point l’effet très apparent de ses charmes, et elle se refuse à m’accorder la faveur qui, dans un instant, m’aurait rendu le calme. Je veux lui donner un baiser ; elle s’y refuse ; je m’impatiente et malgré elle je la rendis témoin du terme de mon irritation. A cette vue, elle me dit des injures, je lui démontre son tort ; mais tout est inutile. Quoique fâchée, elle fut pourtant obligée de finir ma toilette.

Il est évident qu’une honnête femme qui se serait exposée à une semblable aventure aurait eu de tendres intentions, et qu’elle ne se serait point démentie au moment où elle les aurait vues partagées ; mais les femmes de l’espèce de Juliette sont dominées par un esprit de contradiction qui les rend ennemies d’elles-mêmes. Au reste, Juliette se trouva attrapée quand elle vit que je n’étais pas timide, et ma facilité lui parut un manque de respect. Elle aurait bien voulu que je lui dérobasse quelques faveurs légères qu’elle m’aurait accordées sans conséquence ; mais j’aurais trop flatté son amour-propre.

Notre déguisement étant achevé, nous descendîmes ensemble dans la salle où des applaudissements réitérés nous mirent bientôt en bonne humeur. Tout le monde me supposait une bonne fortune que je n’avais pas eue ; mais j’étais bien aise de la laisser croire ; et je me mis à danser avec mon faux abbé que j’étais fort fâché de trouver charmant. Juliette me traita si bien toute la nuit que, prenant ses nouvelles manières pour une sorte de repentir, je fus au moment de m’en vouloir de mes procédés envers elle : ce fut un mouvement de faiblesse dont je fus puni.

Après la contredanse, tous les cavaliers s’étant crus en droit de prendre des libertés avec le feint abbé, je m’émancipai à mon tour avec les jeunes filles qui auraient craint de se rendre ridicules, si elles s’étaient opposées à mes caresses.

M. Querini fut assez sot pour venir me demander si j’avais gardé ma culotte ; et comme je lui répondis que j’avais été obligé de la donner à Juliette, il alla tristement s’asseoir dans un coin de la salle et ne voulut plus danser.

Bientôt toute la compagnie ayant remarqué que j’avais une chemise de femme, personne ne douta plus que le sacrifice n’eût été consommé, Marton et Nanette exceptées, qui n’imaginèrent point que je pusse leur faire une infidélité. Juliette s’aperçut qu’elle avait fait une grande étourderie : mais le mal était fait ; il n’y avait plus de remède.

Quelque temps après, étant retournés dans ma chambre et la croyant repentie, me sentant d’ailleurs quelques velléités pour elle, je crus pouvoir l’embrasser et lui prendre la main pour lui prouver que j’étais prêt à lui donner satisfaction ; mais, au même instant elle me donna un si violent soufflet que, dans mon indignation, peu s’en fallut que je ne le lui rendisse. Je me déshabille à la hâte et sans la regarder ; elle en fait autant, et nous redescendons ; mais, malgré l’eau fraîche dont j’avais fait de copieuses ablutions, chacun put voir sur ma figure la marque de la grosse main qui s’y était reposée.

Avant de s’en aller, me prenant à part, elle me dit du ton le plus ferme et le plus décidé que, si j’avais envie de me faire jeter par la fenêtre, je n’avais qu’à paraître chez elle, et qu’elle me ferait assassiner, si ce qui était arrivé devenait public. Je me gardai bien de lui fournir les motifs de faire l’un ou l’autre ; mais je ne pus empêcher qu’on sût que nous avions troqué nos chemises. Personne ne m’ayant plus vu chez elle, tout le monde crut qu’elle avait été obligée de donner cette satisfaction à M. Querini. Le lecteur verra comment six ans après cette singulière fille dut faire semblant d’avoir oublié cette histoire.

Je passai le carême, partie avec mes deux anges et toujours plus heureux, partie à étudier la physique expérimentale au couvent de la Salute, et mes soirées chez M. de Malipiero avec l’assemblée qui s’y réunissait. Mais à Pâques, voulant tenir parole à la comtesse de Mont-Réal, impatient de revoir ma chère Lucie, je me rendis à Pasean. J’y trouvai une réunion tout à fait différente de celle qui y était l’automne passée. Le comte Daniel, l’aîné de la famille, avait épousé une comtesse Gozzi, et un jeune et riche fermier, qui avait épousé une filleule de la vieille comtesse, y était admis avec sa femme et sa belle-sœur. Le souper me parut fort long. On m’avait logé dans la même chambre, et il me tardait de voir Lucie que je me proposais alors de ne plus traiter comme un enfant. Ne l’ayant pas vue avant de me coucher, je l’attendais sans faute le lendemain à mon réveil ; mais au lieu d’elle, qui vois-je paraître ? une grosse vilaine servante. Je lui demande des nouvelles de la famille, mais elle ne me répond qu’en patois, et je n’apprends rien.

Inquiet, je me demande ce qu’est devenue Lucie. Aurait-on découvert notre intimité ? Serait-elle malade ? morte ? Je me tais, je m’habille et je me promets bien de la chercher. « Si on lui a défendu de me voir, me dis-je, je me vengerai ; car d’une façon ou d’autre je trouverai le moyen de lui parler, et par esprit de vengeance je ferai avec elle ce que l’honneur malgré l’amour m’a empêché de faire. » Mais voilà le concierge qui entre d’un air triste. Je lui demande d’abord comment se porte sa femme, sa fille : mais à ce nom ses yeux se remplissent de larmes.

« Est-elle morte ?

- Plût à Dieu qu’elle le fût !

- Qu’a-t-elle fait ?

- Elle s’en est allée avec le coureur de M. le comte Daniel, et nous ne savons pas où elle peut être. »

Sa femme arrive, et, en entendant ce discours, sa douleur se renouvelle ; elle s’évanouit. Le concierge, me voyant sincèrement associé à son affliction, me dit qu’il n’y avait que huit jours que ce malheur lui était arrivé.

« Je connais l’Aigle, lui-dis-je ; c’est un coquin : vous l’a-t-il demandée en mariage ?

- Non, car il était sûr que nous ne la lui aurions pas accordée.

- Je m’étonne de Lucie.

- Il l’a séduite, et ce ne fut qu’après sa fuite que nous soupçonnâmes la vérité ; elle était devenue très grosse.

- Il y avait donc longtemps qu’ils se voyaient ?

- Elle l’a connu environ un mois après votre départ. Il faut qu’il l’ait ensorcelée, car Lucie était une colombe, et vous pouvez, je crois, en rendre bon témoignage.

- Et personne ne sait où ils sont ?

- Personne, et Dieu sait ce que ce malheureux fera d’elle. »

Aussi affligé que ces honnêtes gens, je sortis et j’allai m’enfoncer dans le bois pour digérer ma tristesse. J’y passai deux heures en réflexions de bon et de mauvais aloi qui commençaient toutes par des si. Si j’étais arrivé comme je l’aurais pu, il y a huit jours, la tendre Lucie m’aurait tout confié, et j’aurais empêché ce meurtre. Si j’en avais agi avec elle comme avec Nanette et Marton, elle ne se serait pas trouvée à mon départ dans un état d’irritation qui a dû être la principale cause de sa faute, et elle ne serait pas devenue la proie de ce scélérat. Si elle ne m’avait pas connu avant le coureur, son âme encore pure ne l’aurait pas écouté. J’étais au désespoir d’être forcé de me reconnaître l’agent de l’infâme séducteur. J’avais travaillé pour lui.

El fior che sol potea pormi fra dei,

Quel fior che intatto io mi venia serbando

Per non turbar, ohimé ! l’animo casto,

Ohimé ! il bel fior colui m’ha colto, e guasto

(Et la fleur qui seule pouvait me placer parmi les dieux,

Cette fleur que je venais cueillir intacte,

Pour ne point troubler hélas ! l’âme chaste, Hélas ! il l’a cueillie et gâtée.)

Il est certain que, si j’avais su où la trouver, je serais parti sur-le-champ pour l’aller chercher ; mais on n’avait pas les moindres indices sur le lieu où elle pouvait être.

Avant que le malheur de Lucie me fût connu, j’étais vain, orgueilleux même d’avoir eu assez d’empire sur moi pour la laisser intacte ; mais alors j’étais honteux et repentant de ma retenue, et je me promis bien à l’avenir une conduite plus sage sur cet article. Ce qui me désolait, c’était de voir en perspective cette malheureuse fille dans la misère et peut-être dans l’opprobre, détester mon souvenir et me haïr comme première cause de son malheur. Ce fatal événement me fit adopter un nouveau système que, dans la suite, je poussai souvent trop loin.

J’allai rejoindre dans le jardin la bruyante compagnie, qui me reçut si bien et me mit en si belle humeur, que je fis à dîner les délices de la table. Mon affliction était si grande que je devais ou la sauter à pieds joints, ou partir. Ce qui me donna un puissant élan fut la figure, et encore plus le caractère tout à fait nouveau pour moi de la nouvelle mariée. Sa sœur était plus jolie, mais une novice commençait à m’alarmer ; j’y voyais trop de besogne.

Cette nouvelle mariée, âgée de dix-neuf à vingt ans, attirait l’attention de toute la compagnie par ses manières empruntées. Parleuse, la mémoire farcie de maximes, souvent à perte de vue, et dont elle croyait devoir faire parade, dévote et amoureuse de son mari jusqu’à ne point cacher la peine qu’elle éprouvait à table lorsque assis en face de sa sœur, il s’en montrait enchanté, elle prêtait beaucoup au comique. Son mari était un étourdi qui peut-être aimait beaucoup sa femme, mais qui, par bon ton, croyait devoir se montrer indifférent, et qui, par vanité, trouvait plaisir à lui donner des motifs de jalousie. A son tour, elle avait peur de passer pour sotte en ne les relevant pas. La bonne compagnie la gênait précisément parce qu’elle voulait y paraître faite. Quand je débitais des sornettes, elle m’écoutait attentivement, et, voulant ne pas paraître bornée, elle riait hors de propos. Sa singularité, ses gaucheries et sa prétention me donnèrent envie de mieux la connaître, et je me mis à lui faire ma cour.

Mes soins grands et petits, mes attentions, mes singeries mêmes, tout fit bientôt connaître à chacun que j’avais jeté un dévolu sur elle. On en avertit publiquement le mari qui, faisant l’intrépide, avait l’air de plaisanter quand on lui disait que j’étais redoutable. De mon côté, je contrefaisais le modeste et parfois l’insouciant. Quant à lui, conséquent dans son rôle, il m’excitait à cajoler sa femme qui, à son tour, jouait fort mal la disinvolta (alerte, sans gêne, sans embarras).

Il y avait cinq ou six jours que je lui faisais assidûment ma cour, quand, me promenant avec elle dans le jardin, elle eut l’imprudence de me dire les raisons de ses inquiétudes et le tort que son mari avait de lui en donner des motifs. Je lui dis avec le ton de l’amitié que le moyen le plus propre à le corriger était de ne point paraître s’apercevoir des préférences de son mari pour sa sœur, et de faire semblant d’être amoureuse de moi ; et pour mieux l’engager à suivre mes conseils, je lui dis que ce que je lui proposais était difficile, et qu’il fallait avoir beaucoup d’esprit pour jouer un rôle aussi faux. J’avais touché le point sensible, car elle m’assura qu’elle le jouerait à merveille : malgré son assurance, elle s’en acquitta si mal que tout le monde s’aperçut que le projet était de mon cru.

Quand je me trouvais seul avec elle dans les allées du jardin, sûr que nous n’étions vus de personne, et que je voulais la mettre tout de bon à son rôle, elle employait le dangereux moyen de s’enfuir, me laissant seul, et allait rejoindre ainsi la société ; de sorte que, quand je reparaissais, on ne manquait pas de m’appeler mauvais chasseur. Je ne manquais pas de lui reprocher sa fuite dès que j’en trouvais l’occasion, et de lui représenter le triomphe qu’elle préparait par là à son mari. Je louais son esprit, je déplorais son éducation ; je lui disais que le ton et les manières que je prenais avec elle étaient ceux de la bonne compagnie, et qu’elles prouvaient tout le cas que je faisais de son esprit ; mais, au milieu de mes beaux discours, le onze ou le douzième jour elle me déconcerta en me disant qu’étant prêtre je devais savoir que toute liaison amoureuse était un péché mortel, que Dieu voyait tout, et qu’elle ne voulait ni se damner, ni s’exposer à dire à un confesseur qu’elle s’était oubliée au point de pécher avec un prêtre. Je lui objectai que je n’étais point prêtre, mais je fus terrassé lorsqu’elle me demanda si ce que je voulais entreprendre était au nombre des péchés ; car, n’ayant pas eu le courage de le nier, je sentis que je devais en finir.

La réflexion m’ayant facilement rendu calme, ma nouvelle conduite fut remarquée à table, et le vieux comte, d’un caractère plaisant, disait hautement que cela annonçait une affaire faite. Je crus la chose favorable, je dis à ma cruelle dévote que le monde en jugeait ainsi ; mais j’y perdais mon latin : le hasard me servit mieux, et voici ce qui amena le dénouement de cette intrigue.

Le jour de l’Ascension nous allâmes tous faire une visite à Mme Bergali, célèbre dans le Parnasse italien. Devant retourner à Pasean le soir même, ma jolie fermière voulait se placer dans une voiture à quatre places dans laquelle était monté son mari, ainsi que sa sœur, tandis que j’étais seul dans une jolie calèche à deux roues. Je fis du bruit ; je me récriai sur cette marque de défiance, et la compagnie lui remontra qu’elle ne pouvait pas me faire cet affront. Elle vint, et ayant dit au postillon que je voulais aller par le plus court, il se sépara des autres voitures, prenant le chemin du bois de Cequini. Le ciel était beau quand nous partîmes, mais en moins d’une demi-heure il s’éleva un orage de l’espèce de ceux qu’on voit fréquemment dans le Midi, qui ont l’air de vouloir bouleverser la terre et les éléments, et qui finissent en rien, le ciel redevenant serein, l’air étant rafraîchi ; de sorte qu’ils font beaucoup plus de bien que de mal.

« Ah ! ciel ! s’écria ma fermière, nous allons essuyer un orage.

- Oui, lui dis-je, et quoique la calèche soit couverte, la pluie abîmera votre bel habit ; j’en suis fâché.

- Patience quant à l’habit, mais je crains le tonnerre.

- Bouchez-vous les oreilles.

- Et la foudre ?

- Postillon, allons quelque part nous mettre à couvert.

- Il n’y a des maisons, monsieur, qu’à une demi-lieue d’ici ; et avant que nous puissions les atteindre, l’orage sera passé. »

Il poursuit tranquillement son chemin, et voilà les éclairs qui se succèdent, la foudre qui gronde, et ma fermière qui tremble. La pluie commence à tomber à verses : j’ôte mon manteau pour nous couvrir par devant, et au même instant, éblouis par un éclair, nous voyons tomber la foudre à cent pas de nous. Les chevaux se cabrent et ma pauvre compagne est saisie de convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serre étroitement. Je me baisse pour relever le manteau qui était tombé, et profitant de la circonstance, je la découvre. Elle fait un mouvement pour rabaisser sa robe, mais au même instant un nouveau coup de tonnerre éclate et lui ôte la force de se mouvoir. Cherchant à la couvrir de mon manteau, je l’attire à moi, et le mouvement de la voiture secondant ce mouvement, elle tombe sur moi dans la position la plus heureuse. Je ne perds pas de temps, et faisant semblant d’arranger ma montre dans mon gousset, je me prépare à l’assaut. De son côté, sentant que, si elle ne m’empêchait pas bien vite, il ne lui resterait aucun moyen de m’échapper, elle fait un effort ; mais, la retenant, je lui dis que, si elle ne faisait pas semblant d’être évanouie, le postillon verrait tout en se tournant ; et lui laissant le plaisir de m’appeler impie, mauvais sujet et tout ce qu’elle voulut, je remportai la victoire la plus complète qu’athlète ait jamais remportée.

La pluie continuait à tomber par torrents, le vent qui était très-fort nous venait en face, et réduite à rester dans sa position, elle me dit que je la perdais d’honneur, puisque le postillon pouvait tout voir.

« Je le vois, lui répondis-je, il ne pense pas à se retourner ; et quand bien même, le manteau nous met à l’abri de ses regards : soyez sage et tenez-vous comme évanouie, car je ne vous lâche point. »

Elle semble se résigner et me demande comment je pouvais délier la foudre.

« Elle est d’accord avec moi, lui dis-je. » Et presque tentée de croire que je dis vrai, sa frayeur s’évanouit et, sentant mon extase, me demande si j’ai fini. Je souris et lui dis que non, puisque je voulais son consentement jusqu’à la fin de l’orage.

« Consentez, ou je laisse tomber le manteau.

- Homme affreux qui m’avez rendue malheureuse pour le reste de mes jours, êtes-vous content, à présent ?

- Non.

- Que voulez-vous encore ?

- Un déluge de baisers.

- Que je suis malheureuse ! Eh bien ! tenez.

- Dites que vous me pardonnez, et convenez que vous avez partagé mes plaisirs.

- Vous le savez bien : oui, je vous pardonne. »

Alors, lui rendant la liberté et usant à son égard de certaines complaisances, je la priai d’en avoir pour moi de pareilles ; ce qu’elle fit avec le sourire sur les lèvres.

« Dites-moi que vous m’aimez, lui dis-je.

- Non, car vous êtes un athée et l’enfer vous attend. »

Le beau temps étant revenu et l’ordre rétabli, je lui dis en lui baisant les mains qu’elle pouvait être sûre que le postillon n’avait rien vu, et que j’étais certain de l’avoir guérie de la peur du tonnerre, et qu’elle ne révélerait à personne le secret qui avait opéré sa guérison. Elle me répondit que pour le moins elle était bien sûre que jamais femme n’avait été guérie par un pareil remède.

« Cela, repris-je, doit être arrivé en mille ans un million de fois. Je vous dirai même que j’y ai compté en montant dans la calèche, car je ne voyais pas d’autre moyen de parvenir à vous posséder. Consolez-vous, et croyez qu’il n’y a pas de femme peureuse qui, dans votre cas, eût pu résister.

- Je le crois, mais à l’avenir je ne voyagerai plus qu’avec mon mari.

- Vous ferez mal, car votre mari n’aurait pas eu l’esprit de vous consoler comme je l’ai fait.

- C’est encore vrai. On gagne avec vous de singulières connaissances : mais nous ne voyagerons plus tête à tête. »

Tout en causant de la sorte, nous arrivâmes à Pasean une heure avant les autres. Nous descendîmes, et ma belle courut s’enfermer dans sa chambre, tandis que je cherchais dans ma bourse un écu pour le postillon. Je vis qu’il riait.

« De quoi ris-tu ? lui dis-je.

- Vous le savez bien.

- Tiens, voilà un ducat, et surtout sois discret. »

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