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3 Janvier 1915

Table des matières

MATINÉE LITTÉRAIRE DE L’AIDE MORALE

(Salles des fêtes du Ministère de l’Intérieur)

MESDAMES, MESSIEURS,

En ma qualité de Maire du VIIIme arrondissement, j’ai été aimablement invité par la Direction de l’Aide Morale à prendre la parole dans cette réunion.

Je ne me suis pas senti la force de résister au désir de Mme Moll-Weiss dont la nature, pleine de tendresse et de dévouement, s’ingénie à rechercher ceux qui souffrent pour les consoler, les réconforter et leur rendre l’espérance, s’ils ont eu la douleur de la perdre.

Combien, en ces jours de détresse, elle a su remplir la mission de bienfaisance qu’elle a adoptée pour la règle de sa vie, nous le savons tous, et tous nous nous inclinons devant cette âme d’élite.

Elle a groupé autour de son œuvre les personnages les plus respectés, au nombre desquels je reconnais plus d’un ami bien cher.

Ces précieuses approbations témoignent de l’utilité et même de la grandeur des efforts accomplis.

S’il est pénible, en effet, de lutter pour soi et pour les siens contre les privations matérielles, je ne sais pas s’il n’est pas plus pénible encore de résister à l’angoisse morale, au désarroi de l’esprit, à l’isolement, au désespoir.

Où sont-ils maintenant ceux que nous aimons? Sur quels champs de batailles meurtriers exposent-ils leur vie? Sont-ils vivants ou morts? Reviendront-ils au milieu de nous ou bien resteront-ils pour toujours aux lieux où ils sont tombés?

Oh! que ces tristes pensées rendent plus longues encore les longues soirées d’hiver, et comme les nuits sont traversées de rêves tragiques!

Certes, nous savons bien pour quelle grande cause, pour quelle cause sublime ceux qui nous sont si chers combattent là-bas un ennemi puissant et impitoyable. Nous savons bien que leur résolution ne faiblira jamais, que leur courage ira jusqu’au bout du sacrifice.

Mais ils sont en droit de compter aussi que, de notre côté, nous nous montrerons dignes de leur grandeur d’âme, que nous nous maintiendrons au même niveau jusqu’où ils se sont élevés eux-mêmes, que nous aurons, en un mot, le courage moral plus difficile et plus méritoire que le courage devant le danger et devant la mort, car il n’est pas soutenu par l’ardeur de la lutte. Quand seul, hélas! dans le silence de sa pensée, on se représente la fournaise où se débat un mari, un fiancé, un fils ou un frère, quand on se dit qu’en ce moment peut-être il tombe sous les balles ou sous les éclats d’obus, il faut, pour ne point faiblir, s’élever à une telle hauteur de pensée que la plupart y succombent.

Et cependant, écoutez: Un jour dans l’ancienne Grèce, la flotte athénienne subit un désastre inouï, un désastre tel que pas un n’échappa à la mort. Un voile funèbre était comme répandu sur la ville, car toute la belle et brillante jeunesse avait péri; toutes les familles étaient dans la stupeur et dans le deuil.

L’illustre Périclès, chef de la démocratie athénienne, frappé lui-même dans ses plus chères affections, prit la parole sur la place publique.

«O hommes et femmes d’Athènes, s’écria-t-il, l’année a perdu son printemps, car la jeunesse est vraiment le printemps de la vie, comme elle est le printemps d’une cité. Mais ces vaillants sont tombés pour le salut et la grandeur de la Patrie; ils sont tombés face à l’ennemi, et, du fond de la mer qui leur sert de tombeau, je les entends qui nous défendent de les pleurer.

«Nous conserverons d’eux, dans notre cœur, un souvenir impérissable; nous graverons sur le marbre leurs noms glorieux qui seront la parure de nos familles. Je vous engage donc à ne porter aucun signe de deuil et à continuer le cours de votre vie, comme s’il ne s’était rien passé de fâcheux.»

Et les pères, et les mères, et les frères, et les sœurs, et les fils, et les filles, et les amis reprirent immédiatement leur promenade et leurs conversations au point même où ils les avaient laissées à l’annonce de la fatale nouvelle; ils ne décommandèrent point les invitations; ils accoururent dans les théâtres et même, dans leur intimité, n’ouvrirent point la bouche pour parler de cette catastrophe.

Je n’irai point jusque-là, mes chers compatriotes, bien que les Athéniens fussent doués-d’une aussi vive et aussi profonde sensibilité que la nôtre.

J’ai voulu cependant vous rappeler cet incident historique pour vous montrer quelle est la grandeur morale où peut atteindre un peuple tout entier.

L’âme française en sera capable aujourd’hui, comme hier, comme toujours.

A quelque distance que nous nous reculions dans le temps, nous nous enorgueillissons de la valeur morale de nos ancêtres. César lui-même leur rendait cet hommage cinquante ans avant l’ère chrétienne. Mais les Gaulois avaient déjà, depuis plusieurs siècles, reçu de ceux qui les avaient précédés sur leur sol natal l’héritage des plus belles vertus morales. Cet héritage sacré, ils nous l’ont transmis d’âges en âges, et nous l’avons conservé, et nous l’avons augmenté, et nous le confierons, nous aussi, à nos petits-neveux, comme les coureurs antiques se transmettaient de main en main, sans l’éteindre, le flambeau tout allumé.

La race germaine, au contraire, qui ne naquit à la civilisation que 800 ans après le Christ et grâce aux conquêtes de Charlemagne, vécut pendant de longs siècles dans ses montagnes et dans ses forêts sauvages où, loin de tout autre contact de l’humanité, elle acquit le culte de la brutalité, de la violence, le mépris du droit et de la délicatesse, tout ce qui est le propre du Barbare, tout ce qui est l’opposé de la civilisation.

Les Germains voulurent imposer leur domination par la contrainte physique; les Latins ne veulent la faire aimer que par la liberté morale, par la diffusion des pensées les plus hautes, des sentiments les plus généreux. Par les premiers, le monde ne sera plus que le vaste camp d’une humanité tremblante et esclave; par les seconds, il sera un ensemble de peuples unis pour le triomphe de la Justice et de la Vérité.

Avec la Grèce et avec Rome, la France a rempli au milieu des nations cette place éminente. Par notre épée, par notre littérature, par nos sciences, par nos arts, par le travail des plus grands comme des plus humbles, par notre immortelle Révolution, par la conscience que nous avons tous de la mission que les destins nous ont confiée, nous avons nourri en nous un Idéal suprême de Beauté et de Bonté, qui fait de l’âme française une âme vrai ment universelle.

Je sais bien que toute chose humaine a ses imperfections et que, par nos discordes, nous avons ébranlé plus d’une fois notre édifice français; mais les fondements en sont trop assurés pour que nous courions le danger de le détruire. Il n’est pas, dans notre histoire, une circonstance où l’union entre tous les citoyens ne se soit intimement resserrée devant un péril national. Aujourd’hui surtout cette union sacrée fait l’admiration de tous, comme elle fait notre joie.

L’armée qui soutient une si longue et si rude campagne n’est pas une armée de métier, c’est le peuple lui-même, le peuple des villes et des campagnes, c’est le riche et le pauvre, c’est l’oisif et le travailleur, c’est le patron et l’employé, l’ouvrier et le paysan, c’est vous, c’est nous, c’est la patrie, c’est la France, sans distinction d’opinions et de partis. Ils luttent et ils meurent pour nous préserver des horreurs épouvantables dont nous avons lu, ces jours derniers, le terrifiant récit.

Mais nous sommes avec eux là-bas; nous y sommes par la pensée et par le cœur; notre aide matérielle ne leur fera jamais défaut. Cependant l’homme ne se nourrit pas uniquement de pain; il a besoin de sentir son âme réconfortée par la sympathie et par l’amour; il a besoin de savoir aussi que les siens ne sont pas abandonnés, qu’ils ne vivent pas dans l’isolement, qu’ils sont entourés d’affection; il a besoin de savoir enfin que le pays tout entier a transporté son âme tout entière dans les brouillards du Nord, dans les tranchées boueuses, dans l’Argonne, dans la Woëvre, dans les Vosges et dans l’Alsace et que tous les cœurs ne battent plus que d’un seul mouvement, de la Flandre à la Provence et de la Bretagne à la Lorraine.

En ce qui vous concerne, Mesdames et Messieurs, vous vous êtes ingéniés à répandre avec une infinie délicatesse le baume sauveur par excellence: la bonté, la consolation, la fraternité que les hommes oublient trop souvent dans leurs rapports mutuels.

Ce à quoi vous tendez par le développement de votre œuvre, c’est à attirer vers vous ceux qui sont près de verser dans le désespoir, de se noyer dans les larmes. Vous voulez leur apporter une aide fraternelle et les preuves d’une véritable affection. Nous nous appuierons les uns sur les autres, puisque, si tous les nôtres ne meurent pas, tous du moins courent le risque d’être frappés.

Venez donc ici, frères et sœurs de douleur, pour y puiser un peu de force, pour y trouver non un remède, mais un adoucissement à vos peines.

Et puis, disons-nous bien que, si nous sommes, nous aussi, des victimes de cette guerre, nous devons souffrir nos maux avec patience, avec résignation, avec fierté, car de même que ceux qui tombent, nous sommes blessés au cœur pour le salut de notre chère patrie, pour le salut du monde.

Un arrondissement de Paris pendant la guerre

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