Читать книгу Un arrondissement de Paris pendant la guerre - Philippe Marechal - Страница 16
VOYAGE AU FRONT BELGE
ОглавлениеLe comité National d’Aide et de Prévoyance en faveur des soldats m’ayant chargé, ainsi que mes collègues M. Viet, maire du XIe arrondissement, et M. Fléchelle, maire-adjoint du XVIe, de porter à nos troupes qui combattent dans les Flandres, le Noël et les étrennes des Parisiens, nous partîmes le 12 janvier pour nous rendre à Furnes où nous fûmes accueillis avec la plus grande cordialité par la mission militaire française accréditée en Belgique.
Nous conduisions un wagon entier qui contenait 42 caisses volumineuses. La Compagnie du Nord avait bien voulu prendre toutes les mesures nécessaires à un transport rapide; nous lui en adressons nos meilleurs remerciements.
Ces caisses contenaient du chocolat, des biscuits, du vin, du Champagne, des liqueurs, de l’épicerie, du tabac, des conserves, de la papeterie, de la parfumerie, du sucre, bien d’autres choses encore utiles ou agréables.
Bien que notre mission ne nous appelât point sur le front de l’armée belge, nous eûmes l’occasion de nous rendre en des lieux désormais historiques, sur l’un des points où la lutte fut le plus acharnée, le plus sanglante, le plus sauvage.
Entre Furnes et Pervyse, le regard s’étend sur un paysage de désolation. Partout de l’eau et de la boue! On y enfonce jusqu’aux genoux; dans maints endroits, on y serait enseveli. La terre est sale, le ciel est bas et sale, la pluie, une pluie glaciale, tombe sans presque discontinuer, le vent souffle avec violence sur des plaines qui paraissent ne pas avoir de bornes.
Il me semble que je suis transporté aux premiers temps où la terre sortit du chaos, et cette impression est d’autant plus intense que je vois tout autour de moi des êtres qui vivent dans des tranchées faites de boue, dans des abris que les troglodytes eux-mêmes eussent trouvés inconfortables.
Je me dis que je rêve sans doute, que je fais un cauchemar affreux; que mes frères, mes amis, mes compatriotes ne vivent pas depuis plusieurs mois de cette vie que l’imagination d’Edgar Poë n’eût pas eu la puissance d’évoquer.
Et cependant c’est vrai! c’est bien vrai, car soudain surgissent à mes yeux des formes humaines qui, insoucieuses, en apparence, du drame qui se passe devant elles, s’agitent et continuent le travail habituel dans une ferme isolée.
Un de mes aimables compagnons de route, ancien sous-préfet, attaché à notre mission militaire, m’apprend à ce propos qu’une race agricole a été complètement détruite par le feu de l’ennemi. Sont-ce des moutons, des bœufs ou des chevaux? Je ne sais plus, mais je pense que le génie destructeur de l’homme est terrible, qui détruit en quelques jours le génie créateur de la nature.
Enfin voici Pervyse, ou plus exactement ce qui fut Pervyse, car ce lieu n’a plus de nom puisqu’il n’a plus d’existence. Des tas de pierres amoncelées, çà et là quelque chose de branlant qui a dû être un mur, une église qui était un chef-d’œuvre de grâce, de sveltesse et de beauté, des ossements humains dispersés que l’obus alla chercher jusque dans la paix du tombeau, voilà tout ce qui subsiste de la bourgade.
A deux ou trois cents mètres de là, s’allonge la ligne du chemin de fer qui sauva de l’invasion le reste de la Belgique. Bâtie sur un remblai (aujourd’hui une digue) bien peu élevé, mais qui, dans cette immense uniformité de la plaine, nous fait l’effet presque d’une montagne, elle a suffi pour arrêter l’élan furieux d’une multitude d’ennemis. Tout le long de son flanc occidental, elle protège des huttes bien abritées qui s’étendent à perte de vue. Au delà, c’est un lac aux eaux limoneuses qui s’étale jusqu’au cours de l’Yser, en face de cette boucle fameuse qui fut le théâtre de tant de luttes héroïques. L’œil toutefois rencontre sur ce marécage une levée qui le traverse de l’ouest à l’est et qui porte sur sa mince largeur un petit poste dont on relève les hommes chaque jour. Ce sont des Belges qui à une portée de fusil ont eu l’audace de s’installer sur un point si dangereux. Plus loin campent les Allemands dont les batteries ne cessent de tonner contre les positions de nos alliés.
A une faible distance des tranchées, s’élève une petite maison en ruines exposée depuis plusieurs mois à un bombardement presque incessant. A mesure que les obus pratiquent des trous dans ce qui reste des murs, on y applique des planches; la pluie y pénètre, le vent y souffle et l’on se demande comment tout cela tient encore à peu près debout. C’est un poste de premier secours. Là vivent trois admirables femmes, trois Anglaises des plus nobles familles de la Grande-Bretagne. Elles donnent aux blessés jour et nuit les soins les plus éclairés. A les voir si calmes au milieu du tumulte des armes, on demeure stupéfait. L’une d’elles surtout, toute jeune, évoque par sa grâce touchante, par son charme exquis, par sa beauté, un être de légende très ancienne; la blondeur de ses cheveux, la sérénité de son visage, le sourire de ses yeux sont célèbres là-bas. On m’a dit, faut-il le croire? que l’on aspire à être blessé pour avoir le bonheur d’être soigné par elle! Ah! ces militaires, ils seront toujours galants: c’est dans la tradition, du reste, et je n’ai nulle envie de les en blâmer. Je ne saurais d’ailleurs le faire, car je n’ai, à mon très grand regret, pas même aperçu l’ombre de la divine jeune fille. Mais je m’en rapporte au goût très affiné de ceux qui m’en parlèrent; avec eux je ne plains plus les blessés de Pervyse.
Le major Ledoseray, des chasseurs à pied, me conduit à travers le campement belge; il avait combattu à Ypres et il m’exprimait toute son admiration pour le sang-froid et la bravoure de nos soldats. Entre autres exemples, il me citait cette anecdote: — «Au milieu d’un groupe vint à tomber un obus qui écrasa l’un d’eux et en blessa plusieurs autres. Sans s’émouvoir, un zouave cria au mort: «Mon vieux, ne manque pas de dire à Saint Pierre qu’on va s’amener tout à l’heure, nous aussi.»
Ces mots, prononcés avec l’accent inimitable du gavroche parisien, ont une saveur extraordinaire. Avec des gaillards de cette trempe, on peut garder toute espérance.
Ce même commandant me quitta en ajoutant d’un air farouche: «Nous seront bientôt les maîtres de ces bandits: il n’en sortira pas un de la Belgique qui sera leur tombeau.»
Le lendemain, nous partons de Furnes pour Ostdunkerque avec mes deux collègues pour apporter à nos soldats les dons généreux des Parisiens. Nous sommes reçus très cordialement par le général de Mitry. Le général est de taille moyenne, nerveux, actif, plein d’ardeur et d’entrain, la physionomie pétillante d’intelligence, en un mot, un chef digne d’être à la tète d’une armée de héros. Il nous charge de remercier Paris tout entier d’avoir comblé de présents nos soldats. Je fais avec joie la commission et je transmets à tous les donateurs l’assurance que ce jour-là fut un jour de bonheur dans les tranchées, où l’on but, l’on mangea, l’on fuma, l’on croqua du chocolat et l’on se lava avec du savon, «ce qui fait rudement du bien», disait l’un d’eux.
Mais les plaisirs de l’estomac sont hélas! éphémères et, comme les roses, n’ont qu’un court destin.
Il est aussi des choses substantielles qu’ils apprécient pardessus tout. A quoi rêvent donc les soldats? Oh! bien sûr pas à quoi rêvent les jeunes filles.
Il est amusant d’assister au spectacle de la distribution à un groupe de cent hommes.
— Qui veut un tricot? s’écrie l’officier.
25 à 30 mains seulement se lèvent.
— Qui veut un passe-montagne?
50 mains.
— Qui veut un caleçon?
80 mains.
— Qui veut des chaussettes? — Moi, moi, moi.
100 mains se lèvent.
— Qui veut un mouchoir? — Moi, moi, moi.
100 mains se lèvent.
— Qui veut du savon? — Moi, moi, moi.
100 mains se lèvent.
O chaussettes reprisées par les femmes, vous voilà réhabilitées à jamais! Bizarre conséquence de la guerre, en vérité !
Ah! c’est que les pieds sont sensibles au froid! Des chaussettes, envoyez des chaussettes, encore des chaussettes, toujours des chaussettes, avec des mouchoirs dedans et du savon aussi, ou encore des bas de laine: il eh existe tant en France, m’a t-on dit.
Ils ne se déshabillent jamais nos soldats, ou rarement. A Pervyse, sous mes yeux, par un froid glacial, un Belge excita mon admiration: le torse complètement nu, il se lavait et se frottait énergiquement au bord d’un ruisseau; il avait, en même temps qu’une triple couche d’airain autour du cœur, une triple couche de crasse autour du corps...
Là-bas, un homme a parfois l’air d’un tas de boue qui marche. Quelle endurance et quel courage! et quelle reconnaissance nous devons à ces héros dont la résistance nous épargne les horreurs d’une invasion totale!
Nous quittons ces lieux enchanteurs pour revenir à Fumes et nous diriger de là sur Rousbrugge. Nous y sommes reçus par le général d’Urbal, un homme superbe qui respire la force, la santé physique et morale, un de ces chefs qui inspirent aux troupes une confiance illimitée; on le suivrait jusque dans les entrailles de la terre et dans les feux de l’enfer.
— Recommandez surtout la patience à nos compatriotes, nous dit-il; toute opération de grande envergure est rendue impossible par l’état de l’atmosphère, comme par l’état du pays. Nous vivons dans la boue. A plusieurs reprises des hommes ont dû être retirés au moyen de cordes. Des zouaves, enlisés, auraient péri, s’ils n’étaient parvenus à se débarrasser de leurs culottes. Nos zouaves revinrent en pans de chemises, ce qui, d’ailleurs, ne leur enlevait rien de leur aspect guerrier: au contraire!...»
A Poperinghe, où se trouve un hôpital, le médecin-chef me raconte qu’il n’a jamais entendu sortir de la bouche d’un blessé une plainte contre la guerre; dans la pensée de tous, leurs blessures ont été reçues pour un devoir sacré.
C’est l’impression que mes collègues et moi nous éprouvons devant ces nobles victimes dans la force de la jeunesse, où se comptent intimement unis les représentants de toutes les professions.
Nous avons tenu à distribuer nous-mêmes à ces blessés quelques-uns des cadeaux que nous avions apportés; nous avons ouvert devant eux un grand nombre de colis individuels, c’est-à-dire de colis envoyés expressément pour un seul destinataire.
Le contenu en est très varié ; il y a un peu de tout là-dedans, un tas de bonnes choses qui font venir l’eau à la bouche. Si j’étais blessé moi-même, je prendrais, en les recevant, un plaisir extrême. Nous causâmes assez longuement avec tous; chaque mot sorti de nos lèvres leur semblait un souffle venu du ciel de la patrie.
Ce fut pour eux un remède, et non peut-être le moins efficace.
J’ai oublié de dire qu’à notre arrivée à Furnes, le 13 janvier, nous fûmes salués par un bombardement intense, nos colis furent couvert d’éclats d’obus, recevant, eux aussi, comme nous, le baptême du feu. Les projectiles sont lancés par des canons que les ennemis amènent sur des rails à des distances favorables. Ces canons tirent de 20 à 40 coups et disparaissent pendant 2 ou 3 jours pour reparaître inopinément sur d’autres points.
La canonnade, du reste, ne cesse guère de part et d’autre; nos 75, nos 120 et autres gros canons prennent part au concert avec une infatigable ardeur. La terre et le ciel en tremblent jour et nuit. On dirait un grondement prolongé du tonnerre.
A Furnes, en face même de la mission française, est établi un hôpital dirigé par le docteur Bazy, fils de l’éminent chirurgien des hôpitaux, membre de l’Académie de médecine, avec le concours de Mlles d’Haussonville, Ansart, Kessisoglu, de Madame Panas, veuve du regretté professeur de la Faculté de Paris, et de la princesse Murat.
Toutes et tous prodiguent les soins les plus éclairés et les plus affectueux aux blessés qui leurs sont confiés; tous méritent notre admiration, car ils vivent au milieu de perpétuels dangers. Un obus tomba, il y a quelques jours, sur l’hôpital où une religieuse eut une jambe emportée.
La mission militaire française a organisé à Furnes un terrain où sont inhumés environ 300 Français. Une croix est élevée sur chaque tombe et porte une plaque avec un nom; une plaque semblable a été fixée sur le cercueil et permettra d’identifier ceux qui ont succombé. Nos représentants à l’étranger ont accompli là avec leurs cœurs une œuvre pour laquelle toutes les familles leur garderont une reconnaissance éternelle.
Comme, avant mon départ, je demandais à un grand chef son opinion sur l’issue de la guerre, il me répondit: «C’est couru! le succès est certain.»
Je terminerai par les mêmes mots de confiance, en ajoutant ceux que l’on prête au général Joffre: Long, dur, sûr.
Je regarde comme un devoir d’exprimer nos plus vifs remerciements pour l’amabilité, la cordialité, l’empressement avec lesquels nous avons été reçus par la mission militaire française à la tête de laquelle se trouve le lieutenant-colonel Génie. Nous avons été, de la part de chacun de ses membres, l’objet des attentions les plus délicates et les plus flatteuses et nous conserverons de notre séjour auprès d’eux un souvenir inoubliable.