Читать книгу Un arrondissement de Paris pendant la guerre - Philippe Marechal - Страница 17
ОглавлениеASSEMBLÉE GÉNÉRALE DU COMITÉ DE PATRONAGE DES APPRENTIS.
MESDAMES, MESSIEURS,
C’est avec un sentiment très vif de satisfaction et de gratitude que je constate l’empressement que vous avez mis à répondre à notre appel, à reprendre la tâche douloureusement interrompue de notre Comité, dont se tient aujourd’hui la troisième Assemblée générale. La précédente, vous vous en souvenez, avait eu l’éclat d’une fête; celle-ci a toute la simplicité d’une réunion privée, intime et discrète, comme il convient à l’instant où nous sommes, à l’heure où l’on se rejoint pour faire œuvre utile et non pour se réjouir.
Un retard de près de trois mois sur la date anniversaire de notre Assemblée de 1913 se justifie par l’arrêt de nos travaux, un moment délaissés sous l’empire des événements tragiques de l’année 1914. La désorganisation de la vie nationale, soudainement suspendue pour tout ce qui n’était pas la défense immédiate du sol menacé, puis envahi; le devoir pour ceux qui restaient, de rassurer tous ces pères, ces maris, ces fils, ces frères, en leur promettant de veiller sur leurs foyers, de prendre soin des femmes et des tout petits; l’incessant et affectueux souci d’atténuer, dans la mesure du possible, les misères morales et matérielles de la séparation; tant de souffrances, tant de détresses qu’il fallait promptement soulager, ont fait négliger jusqu’à l’oubli les préoccupations d’un avenir auquel on n’osait même pas penser, dans l’incertitude angoissante du présent.
Mais cet abandon apparent allait bientôt sembler une défaillance. Malgré bien des deuils et bien des larmes, les jours apportaient l’espoir, nous fortifiant dans l’idée de plus en plus nette d’une juste et prochaine réparation; et, petit à petit, en suivant à travers les lignes des communiqués concis et loyaux la prodigieuse épopée dont chacun de nos régiments écrit un chapitre, sans même s’en douter, on sentait renaître en soi la confiance, la sécurité, la foi et comme un besoin de reprendre le travail, de préparer des temps meilleurs.
Aujourd’hui la certitude de l’heureuse fin de tant de tourments s’est imposée; nos vaillantes troupes, vibrantes d’un enthousiasme sans cesse plus ardent, assurent leur ascendant définitif sur le monstrueux agresseur. Et nous pouvons redire avec notre immortel Hugo:
Nous avons l’offensive et presque la victoire.
C’est le moment de penser à l’autre, à celle qui continuera et consolidera le triomphe des armes, celle que j’appellerai la victoire pacifique, gagnée sur les champs de bataille du Commerce et de l’Industrie. C’est ce que vous avez compris, Mesdames et Messieurs, en nous apportant le concours précieux de vos efforts et de votre expérience. C’est le moment de bâtir ou plutôt de reprendre les travaux dont nous n’avons encore produit que le gros œuvre; de nous remettre à l’étude agissante du problème qui nous intéresse tant et dont la solution, pour si simple qu’elle paraisse, exige une volonté tenace.
Cette volonté, vous la possédez, mais il faut qu’à leur tour les Pouvoirs publics, les assemblées politiques et communales s’imprègnent de l’idée que l’apprentissage est une nécessité fondamentale de la richesse industrielle du pays.
L’apprenti épèle pour ainsi dire son métier et ce n’est qu’en lui imposant un assez long stage dans l’atelier qu’il est possible de le dégrossir, de solliciter les ressources de son intelligence, le développement de ses facultés professionnelles.
Pour que ce résultat s’obtienne, il ne suffit pas de l’enthousiasme de quelques-uns. Pour si productive que soit leur propagande, elle reste une entreprise privée dont les adhérents sont des volontaires, par conséquent une minorité. C’est l’immense masse des écoliers qu’il faut diriger et retenir dans un apprentissage obligatoire.
Seul l’État peut imposer l’enseignement professionnel post-scolaire. Ce n’est pas tout d’avoir édicté la loi de 1892, il est indispensable d’en assurer les effets par la création d’écoles nationales d’apprentissage, des écoles où l’on ferait des artistes accomplis et d’où l’on ne sortirait qu’après avoir réalisé le chef-d’œuvre qu’imposaient judicieusement à leurs apprentis les Maîtres des Corporations du Moyen-Age.
Là, l’enseignement logique du travail, la mise en mains méthodique d’un métier donneraient à l’art manuel la vigueur, la plénitude, l’expansion par lesquelles il triompherait de l’indifférence, voire de l’hostilité, par quoi des esprits mal avisés sont trop prompts à s’éloigner d’un filon essentiel de notre richesse. nationale. C’est surtout et avant tout, en effet, à son industrie et à son commerce qu’un pays doit sa prospérité.
C’est par là qu’il établit sa suprématie véritable; l’univers est devenu un vaste marché où les nations ne sont que des maisons de commerce se livrant une concurrence acharnée. Avons-nous fait en France tout ce qu’il fallait pour conquérir cette suprématie, la maintenir, la fortifier? Hélas! la réponse n’est pas celle qu’un patriote puisse souhaiter. Nous avons été distancés.
L’on a toujours mauvaise grâce, je ne l’ignore pas, à se citer soi-même, et pourtant je ne puis résister à la tentation de vous rappeler les paroles que je prononçais, au cours de l’Assemblée générale, en décembre 1913. Elles soulevèrent, je le sais, quelques critiques: c’est peut-être une raison de plus pour, aujourd’hui, relire ces quelques lignes.
«De l’autre côté du Rhin, vous disais-je, s’est formée, il y a un peu plus de quarante ans, une nation nouvelle, divisée pendant plusieurs siècles contre elle-même, morcelée en une infinité d’états minuscules, dont la plupart, besogneux, étaient à vendre au plus offrant et dernier enchérisseur, une nation où nos lettres, nos sciences, notre langue, notre civilisation furent prédominantes au XVIIe et au XVIIIe siècle, une nation qui reçut de nouveaux statuts de Napoléon 1er lorsqu’il fonda la Confédération de l’Allemagne du Nord et le royaume de Westphalie, lorsqu’il donna le titre de rois aux souverains de la Saxe, de la Bavière et du Wurtemberg, une nation où des villes comme Hambourg, Brême et Lubeck, aujourd’hui capitales d’État, étaient des chefs-lieux de préfectures françaises, une nation qui, il y a vingt-cinq ans, n’avait pour ainsi dire pas de marine et dont l’industrie et le commerce comptaient à peine dans l’histoire du monde. Maintenant elle est au premier rang, elle va dépasser l’Angleterre par son expansion mondiale. Mais elle est couverte, elle est inondée d’écoles de toutes sortes, elle dépense des dizaines de millions pour former des ouvriers et des ouvrières, au point de compter plus de 300.000 apprentis des deux sexes qui apprennent leur métier pendant trois et quatre ans et qui l’apprennent obligatoirement.
«Aussi, en peu d’années, l’Allemagne est devenue la première nation industrielle et commerçante du monde, elle produit sans relâche, elle vend sans relâche, et les sommes fantastiques qu’elle gagne sont replacées immédiatement dans l’industrie. Ses représentants se répandent partout, en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique; ils font des offres presque toujours acceptées, car ils savent se plier aux usages de chaque pays, en accordant des délais de paiement qui vont jusqu’à 12, 15, 20 et 24 mois. Ils sont soutenus, encouragés, guidés par leurs ambassadeurs et par leurs consuls, mais par des consuls actifs, diligents, empressés, qui savent la langue des peuples au milieu desquels ils exercent leurs fonctions. Appuyés sur une armée formidable et une puissante marine, ils parlent haut et ferme, et il est pénible d’avoir à reconnaître qu’un homme qui, à l’étranger, s’écrie: je suis sujet allemand, se fait plus respecter qu’un autre qui dira: je suis citoyen français.
«Il m’en coûte beaucoup de faire de pareilles constatations, à moi qui aime tant mon pays, à moi qui voudrais tant le voir en pleine prospérité, mais je pense que nous pouvons puiser, dans le tableau que je viens de tracer, plus d’une leçon utile.
«A quoi les Allemands sont-ils redevables de leur prospérité inouïe acquise en si peu de temps qu’on ne pourrait pas en citer un seul autre exemple? En grande partie, certes, à l’action gouvernementale, mais encore plus, encore bien plus, à une admirable compréhension des nécessités modernes. Ils ont commencé par le commencement, en formant des apprentis, pépinière des ouvriers habiles, et des ouvriers, entendez-le bien, qui travaillent avec ardeur, avec acharnement, avec une sorte de rage pour assurer à leur pays la prééminence, pour prouver que l’Allemagne est le premier peuple du monde dans toutes les manifestations de l’activité humaine. Deutschland ueber alles, l’Allemagne par-dessus tout!
«Ils sont devenus si nombreux que l’immense étendue de leur territoire ne leur suffit plus; ils aspirent à conquérir des colonies. En attendant, ils se répandent chez nous.
«A Paris, il y a près de 140.000 Allemands; à Berlin, il n’y a pas 1.500 Français. Dans toute la France, il y a environ 600.000 Allemands, dans toute l’Allemagne, il y a à peine 15.000 Français. Ils s’installent chez nous, ils achètent des terrains, des mines, des forêts, ils acquièrent de nombreuses maisons d’industrie et de commerce, ils les exploitent à l’aide de leurs compatriotes.
«Ils nous envahiront de plus en plus, car ils sont de ceux qui, si on leur laisse prendre un pied chez soi, y ont bientôt mis les quatre.
«Encore une fois, à quoi le doivent-ils? A l’enseignement logique du travail, à l’apprentissage.»
Grâce à ce système intensif, alimenté par de prodigieux capitaux, l’Allemagne était donc devenue une immense entreprise commerciale et industrielle, un vaste champ producteur qui menaçait de soumettre et de s’approprier les marchés du monde entier.
Mais heureusement cela, c’est déjà le passé ; l’édifice menace ruine. Méprisée par les neutres, rejetée avec horreur par ses ennemis, flétrie à tout jamais devant l’Histoire, l’Allemagne n’est plus et ne sera plus «au-dessus de tout».
Certes, elle se débattra, et il ne sera pas prudent de s’endormir sur les lauriers des premiers jours de paix sans songer aux lendemains lointains et sournois de la lutte économique qui suivra la victoire; il faudra que nous soyons bien armés et prêts à lutter immédiatement et sans défaillance sur le terrain industriel et commercial, si nous voulons prendre sans retard la place que notre pays est en droit d’occuper, pour la reprendre, devrais-je dire, car nous ne l’avons perdue que par trop d’insouciance, d’indifférence, d’abandon, d’incompréhension volontaire des nécessités modernes.
Telle est notre mission actuelle, Mesdames et Messieurs, telle est notre tâche: préparer par l’apprentissage, avec circonspection, avec ténacité, avec enthousiasme, pour la grande bataille économique de demain, une nouvelle génération. Il s’agit, aujourd’hui plus que jamais, de grouper tous les efforts, toutes les bonnes volontés. C’est la préoccupation suprême, qui, à cette heure, s’impose à tous les bons citoyens, à tous les bons Français, à tous ceux qui, comme vous, Mesdames et Messieurs, ont à cœur de lutter, eux aussi, jusqu’au bout, jusqu’à la victoire finale.