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DISTRIBUTION DES PRIX. AUX ÉLÈVES DES ÉCOLES COMMUNALES DU VIe ARRONDISSEMENT

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(Mairie du Luxembourg)

NÉCESSITÉ DE LA DISCIPLINE

MES CHERS PETITS CAMARADES,

Il y a huit ans, je prenais la parole à cette même place, à l’occasion de la même cérémonie.

Invité alors à présider la distribution des prix aux élèves de vos écoles, j’en acceptai l’offre avec empressement, avec joie. Vous allez en comprendre la raison.

C’est que j’ai été moi-même, pendant plusieurs années, élève de l’école de la rue de Vaugirard.

Aujourd’hui, mon cher et excellent collègue, M. Félix Herbet, maire du VIe arrondissement, m’invite à occuper à nouveau le fauteuil de la présidence. Je crois bien qu’il n’a pas été sans deviner mon secret désir; aussi je le remercie très vivement de l’avoir exaucé avec tant de délicatesse et de courtoisie.

Du reste, je ne m’en montre pas surpris, car, depuis que le Gouvernement de la République m’a appelé aux fonctions municipales dans le VIIIe arrondissement, il m’a été donné de nouer avec M. Herbet des relations d’une grande intimité. Plus je l’ai connu, plus je l’ai aimé et apprécié : ses qualités éminentes lui ont permis de parcourir une très brillante carrière au Palais de Justice, et ses talents d’administrateur ont fait de lui l’un des maires les plus estimés de la capitale.

Je lui sais donc un gré infini de m’avoir renouvelé une proposition qu’il savait devoir m’être si agréable, et j’ai accepté avec le même empressement et la même joie qu’il y a huit ans déjà passés.

Je ne puis en effet jamais revenir dans ce quartier sans éprouver au cœur une émotion vraiment poignante.

Cette impression, loin de s’affaiblir, ne cesse au contraire de s’accroître avec le temps.

Ah! mes amis, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir encore quelle est la puissance des souvenirs qui nous attachent aux lieux où vécut notre enfance! Je ne suis pas né à Paris, mais j’y suis venu de très bonne heure; j’ai habité ici, j’ai respiré ici, j’ai été élevé ici.

Ici, j’ai vu de près les horreurs du siège; ici, j’ai assisté à la guerre civile.

C’était en 1870. Un jour, en sortant de classe, nous apprenons que la guerre avec la Prusse venait d’être déclarée. Je revois encore sur les murs de l’Odéon la proclamation de l’Empereur au moment de son départ pour la frontière. Je me rappelle toujours ces mots: «La guerre qui commence sera longue et pénible.»

J’ai relu plus tard cette proclamation. «De nos succès, disait Napoléon III, dépend le sort de la liberté et de la civilisation», et, ironie des choses! de la défaite même des armées impériales la République naquit pour assurer le règne de la liberté et donner un nouvel essor à la civilisation et au progrès.

Puis, c’est la victoire de Sarrebrück. Pauvres écoliers! nous enviions le sort, nous admirions la conduite du Prince impérial ramassant des balles sur le champ de bataille!

Puis les nouvelles affreuses arrivent de la frontière: Wissembourg, Reichshoffen! notre maître est sombre et préoccupé : pour la première fois de sa vie, peut-être, sa discipline se relâche.

La place de l’Odéon est convertie en un véritable campement; des troupes bivouaquent jusque dans la rue de Vaugirard, et les soldats nous laissent... chiper, en faisant semblant de ne pas nous voir, quelques-uns de ces affreux biscuits durs qu’on entassait sous les arcades du théâtre et destinés aux provisions de campagne.

Le 11 août, on apprend que les Prussiens sont à Nancy; Paris est bientôt menacé.

Ma famille décide de me faire partir pour ma province. J’allai faire mes adieux à mon cher directeur, un soir après la classe. Je n’oublierai jamais cette scène: mon pauvre maître, laissant tomber des larmes, me prit et me serra dans ses bras. «Quel malheur! répétait-il, quel affreux malheur!» Et je vis alors toute la bonté de cet homme, toute la noblesse de ce cœur de patriote, qui pleurait sur son pays livré aux horreurs de l’invasion.

Paris se trouva bloqué et mon départ, trop retardé, devint impossible. Je pus suivre les péripéties du siège et de la Commune; mes oreilles d’enfant furent assourdies par l’explosion des obus qui n’épargnèrent pas notre VIe arrondissement.

Puis vinrent les privations dues à la rareté des vivres. Ensuite ce fut la capitulation, le deuxième et terrible siège: la Commune. Dans l’arrondissement, partout les barricades s’élèvent. Un soir, une immense lueur éclaire notre quartier de reflets sinistres: c’est le carrefour de la Croix Rouge qui flambe; puis c’est la lutte dans les rues, lutte fratricide, atroce, acharnée. J’entends encore le tocsin tombant des vieilles tours de Saint-Sulpice et mêlant le son des cloches au sifflement des balles. Rue du Four, d’une fenêtre au rideau timidement et imprudemment soulevé, je suis dans tous leurs détails les péripéties de la bataille: le drapeau rouge de la Commune vaincue, arraché de la formidable barricade du carrefour de Buci, cède la place au drapeau tricolore..... La fusillade s’est éteinte, et je me vois encore errant autour du marché Saint-Germain, ramassant, moi aussi, des balles, comme le Prince impérial, et examinant avec plus d’étonnement que de terreur, les cadavres sanglants et affreusement mutilés.

J’ai encore sous les yeux l’affreuse vision de ces jours tragiques où notre patrie faillit s’effondrer sous des désastres inouïs, et, à l’heure même où des ambitions criminelles ont projeté de plonger l’Europe tout entière dans un bain de sang, je ne peux m’abstenir de me reporter à plus de quarante ans en arrière et je sens revivre en moi toutes les angoisses de cette lointaine époque.

Mais ici également j’ai passé les heures insoucieuses de l’enfance. Chaque rue, chaque maison, j’allais dire presque chaque pavé m’étaient familiers. J’avouerai même que les constructions nouvelles, qui transforment toute cette région parisienne, me seraient odieuses, si je ne faisais appel à ma raison. Je ne retrouve plus tout ce qui avait jadis frappé mes yeux, tout ce dont ils sont encore restés remplis. Oh! ces maisons étaient bien vieilles, je le sais, elles avaient grand besoin d’être réparées, et même, surtout, remplacées par quelque chose de plus solide et de plus commode. Mais ces vieilles choses, je les aimais, moi; car les vieilles choses sont comme les vieilles aïeules qui, en dépit des ruines de l’âge, ont gardé du temps passé une grâce encore pleine d’attraits et un sourire encore plein de charme.

N’oubliez pas cela, mes chers amis, enfouissez au plus profond de votre âme, pour qu’il n’en sorte jamais, le souvenir des jours que vous avez passés en ces lieux. Plus tard, quand vous aurez goûté aux amertumes de la vie, quand vous chercherez en vain autour de vous, sans les retrouver, tous ceux que l’absence aura dispersés et tous ceux que la mort vous aura enlevés, votre pensée se reportera avec une grande mélancolie et une grande douceur vers ces bancs où je vois s’agiter vos têtes blondes ou brunes, vers ces maîtres et ces maîtresses respectés qui auront formé votre esprit, vers ces parents chéris qui vous enveloppent de leurs soins, de leur affection, de leur tendresse toujours en éveil.

Et peut-être vous vous direz: Que ne suis-je encore à cet âge béni où je n’avais qu’à me laisser vivre pour être heureux!

Pour le moment, je ne suis pas éloigné de croire que vous avez hâte de grandir et d’être déjà des hommes et des femmes. Oh! vous savez, vous avez bien le temps!

Mais je prêcherais peut-être dans le désert si vous étiez les maîtres de vos destinées, car vous auriez beaucoup de peine à discipliner votre nature inquiète.

Il y avait une fois, aux Indes, une fée qui se présenta devant un nouveau-né. Ah! ce n’était pas un nouveau-né ordinaire: il était fort intelligent et il agissait comme une grande personne. (C’est ainsi que ça se passe dans les contes.)

Elle lui dit:

— Enfant, voici un peloton de fil auquel est attachée une paire de ciseaux. La longueur de ce fil représente la longueur de ta vie: il y en a exactement pour 60 ans; la durée de chaque jour y est marquée par une trace. Tu as toute liberté pour en faire ce que tu voudras, soit que tu laisses tes jours s’écouler en toute tranquillité, soit que tu tires sur la ficelle pour arriver plus vite aux dates que tu désireras atteindre.

L’enfant, las d’être emprisonné dans ses maillots, n’attendit pas cinq minutes pour dérouler le fil jusqu’à l’âge d’un an; il prit les ciseaux et coupa. Mais il ne marchait pas encore et ne balbutiait que des mots inintelligibles.

— C’est bien ennuyeux, se dit-il, de ne pouvoir courir à droite et à gauche, et de ne pouvoir parler comme tout le monde.

Vlan! un coup de ciseau; il a 8 ans.

A cet âge, on lui donna un professeur.

— Dieu! quel supplice d’assister tous les jours à ces leçons, et de faire des devoirs, et de copier des punitions, et d’être mis au pain sec! Attends un peu, mon maître, je vais te jouer un bon tour.

Le peloton était là dans sa poche, avec les ciseaux de la fée.

Il tira, tira, tira,... dix années de fil.

— Ah! me voici maintenant un jeune homme. J’ai 18 ans, mais mes parents ne sont pas très généreux; ils me mesurent trop chichement l’argent nécessaire à mes plaisirs. Voyons! quel âge me faut-il? 20, 22, 24, 25 ans! va pour 25! et v’lan, un large coup de ciseau.

Il y avait un quart d’heure que l’enfant était né.

Or, à ce moment, un riche seigneur avait une fort belle jeune fille à marier, mais il ne voulait la donner qu’à un homme de 30 ans, estimant que l’on n’est bien sérieux que vers cet âge-là.

— N’est-ce que cela? s’écria notre héros. Le mal est bien facile à réparer. Et v’lan! un autre coup de ciseau. Le mariage eut lieu.

Dans les premiers temps, tout alla bien. Mais le beau-père exigea que son gendre embrassât la profession des armes sous peine de le déshériter.

Hélas! tout jeune officier, à trente ans, se voir obligé d’obéir à je ne sais combien de chefs, plus sévères et plus rigides les uns que les autres!

— Je n’ai qu’un moyen de me sauver de là, pensa-t-il. C’est de me faire général. Combien d’années? vingt ans au moins. Et v’lan! un coup de ciseau. Il a 50 ans.

Alors ce sont les rhumatismes qui le font beaucoup souffrir.

— Il faut au moins cinq ans pour vous guérir, lui dit un savant médecin, je veux dire un fameux médecin de ces temps fabuleux.

— Ce n’est pas vivre que de souffrir ainsi, dit le général.

Et v’lan! il coupa cinq ans de fil.

Il ne lui restait plus que cinq autres années à vivre. Triste et honteux du peu de courage qu’il avait montré, il ne tarda pas à dévider le peloton tout entier, et, donnant le dernier coup de ciseau qui provoquait son dernier soupir, il mourut en disant:

— Je n’ai été qu’un sot, ou, pour parler plus justement, je n’ai été qu’un lâche.

Le peloton de fil n’avait pas duré un an.

Tel est le malheur qui arrive à ceux qui gaspillent leur vie entière pour n’avoir point appris à se contraindre, à se discipliner.

La discipline, mes enfants, est la science de la direction de soi-même. Je la comparerais volontiers à un gouvernail auquel le navire obéit immédiatement. S’il n’en était pas ainsi, il irait bientôt se briser contre les dangereux écueils qui parsèment sa route.

Vous récriminez sans doute plus d’une fois contre la règle qui vous est imposée de marcher avec ordre, de garder le silence, de faire des devoirs, d’apprendre des leçons, de vous soumettre sans murmurer.

Avez-vous donc pensé que, plus tard, vous aurez toute liberté d’agir à votre guise?

Avez-vous pensé qu’une fois sortis de l’école, vous serez délivrés de toute contrainte et que vous aurez le droit de vous livrer à tous vos caprices?

Oh non! la vie est chose trop sérieuse et trop grave, pour qu’il vous soit permis de l’envisager sous cet aspect; la vie n’est, au contraire, qu’une série ininterrompue d’une multitude de devoirs petits et grands. On ne s’y prépare jamais de trop bonne heure.

Aujourd’hui la discipline dans les écoles se fait douce et maternelle. Je ne dis pas que c’est un mal, mais je ne sais si c’est un bien.

Autrefois, dans cette même école de la rue de Vaugirard, dont les murs ont gardé le meilleur de mon âme et de mon cœur d’enfant, nous étions menés à la baguette, accablés de devoirs et de leçons, soumis à une discipline de fer aussi dure que la discipline des casernes de ce temps-là. Toute résistance était immédiatement brisée.

Si nous avions eu à notre disposition le peloton de fil de notre vie, nous l’aurions sans doute prestement et imprudemment déroulé, et l’école eût été, en un instant, vidée de tous les élèves qu’elle contenait.

Les châtiments corporels étaient de tous les jours, et ce n’étaient pas des châtiments pour rire.

Nos maîtres étaient pourtant très bons, mais ils avaient conscience de remplir un devoir sacré en forgeant vigoureusement notre nature, en domptant nos mauvais instincts, en nous pliant à une règle implacable, impitoyable, en faisant entrer de force en nous cette idée maîtresse, que la discipline est la loi de tous les âges, de toutes les conditions.

Et, loin de m’en plaindre, je m’en suis félicité bien souvent, je m’en félicite encore aujourd’hui, et j’ai conservé de mon maître un souvenir vénéré, et je reviens avec émotion et avec respect dans l’école chérie où j’ai reçu non seulement une solide instruction primaire, mais où j’ai appris aussi, ce qui vaut mieux encore, la science de me conduire moi-même avec le sentiment profond du devoir à accomplir.

Si j’ai eu quelques succès plus tard, c’est à cette forte éducation que je le dois.

De ma modeste école primaire je sortis pour entrer au lycée Saint-Louis, fréquenté par des élèves qui me regardaient du haut de leur grandeur. Eh quoi! il vient d’une école primaire, celui-là ! il n’est point des nôtres; nous sommes plus aristocrates, nous, et ce contact nous déplaît fort.

Pendant plusieurs jours, je ne sus quelle contenance prendre; il me semblait être passé brusquement dans un monde étranger, comme si ces beaux et dédaigneux Messieurs n’avaient pas été, comme moi, des enfants de la même patrie.

Mais à la première composition, qui était une narration française, j’obtins la première place, à ma grande stupéfaction et à la stupéfaction non moins grande de mes nouveaux condisciples.

Tiens! tiens! mais à l’école primaire on n’était donc pas si bête qu’ils l’avaient d’abord pensé ! on apprenait donc le français là aussi, et mieux que dans ce grand lycée!

Du coup je fus réhabilité, d’autant plus que dans tout le cours de mes études à Saint-Louis, personne ne put me supplanter, que je remportai même lé prix d’honneur de rhétorique et passai d’emblée le baccalauréat ès lettres et le baccalauréat ès sciences.

A qui et à quoi devais-je donc ces succès auxquels je ne m’attendais certes pas? Je les devais, mes chers amis, à la sévérité du directeur de mon école, je les devais à la rude discipline qu’il m’avait imposée et qu’il avait si bien inculquée en moi, qu’elle était devenue partie intégrante de ma propre nature.

Ah! j’aurais bien pu désormais avoir dans ma poche mon peloton de fil; je n’y aurais pas touché, pas plus alors que maintenant. Je devins docteur en médecine à 24 ans, adjoint au maire, et enfin maire du VIIIe arrondissement, l’arrondissement de l’Elysée. Encore une fois, à quelle cause le dois-je? A la discipline qui m’a dompté, qui m’a réglé, à cette surveillance continuelle que je n’ai cessé d’exercer sur moi-même.

Aussi, que la mémoire de mon bon maître, M. Corcier, soit bénie!

Si j’ai parlé de moi si longtemps, mes chers petits camarades (et je m’en excuse), c’est que j’ai voulu vous donner un exemple frappant et que je connais bien, d’un enfant sorti d’une école primaire, formé par cette école, fier d’y avoir été élevé, heureux de s’en souvenir et de le proclamer bien haut.

J’ai voulu aussi vous prouver que, grâce au travail et à la persévérance, vous êtes en mesure de vous créer une situation honorable, quelle que soit la modestie de votre condition présente.

Vous commettriez donc une grave erreur, mes chers amis, si vous aviez cette pensée qu’une sévère discipline tend à faire de vous des esclaves tremblants et à supprimer toute initiative de votre part, en courbant vos esprits et vos corps sous un joug despotique.

Elle vise à plus haut, à bien plus haut que cela, car elle vous apprend à régler volontairement et énergiquement tous les actes de votre vie, à prendre dès le jeune âge de bonnes habitudes d’ordre et d’exactitude, à faire à l’heure ce qui doit être fait à l’heure, c’est-à-dire qu’elle vous apprend à exercer sur vous cette discipline morale qui étouffe les mauvais instincts, qui fortifie en nous la patience et la persévérance, cette discipline morale qui est le fondement assuré de tous nos devoirs.

Mes amis, c’est dans une démocratie surtout que l’usage d’une liberté plus grande exige une plus grande discipline, une discipline volontairement acceptée, un ordre volontairement établi, car nous ne sommes pas les esclaves d’un despote, nous sommes les citoyens libres d’une République libre. Notre honneur et notre dignité consistent à nous soumettre paisiblement, non à des lois que nous impose un tyran, mais à des lois que nous votons nous-mêmes, par l’organe des représentants du pays.

Ah! si vous aviez vécu autrefois, au XVIe ou au XVIIe ou au XVIIIe siècle, quelle figure vous auriez faite devant la terrible discipline qui sévissait alors!

Les princes eux-mêmes, les futurs rois, Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIV connurent dans leur enfance des jours difficiles. Les maîtres portaient à leur ceinture, comme un attribut inséparable de leurs fonctions, un martinet à neuf lanières cinglantes qu’ils maniaient avec une dextérité et avec une vigueur peu communes. Ceux qui firent, plus tard, trembler les autres, tremblèrent aussi pour eux-mêmes: fût-on Louis XIV, et reçût-on, comme lui, de vigoureuses fessées avec une dignité et une fierté toutes royales, ce n’en était pas moins douloureux et humiliant.

Mais vers la fin du XVIIe siècle, les mœurs changèrent quelque peu, vous allez voir comment.

Le neveu du grand roi, Philippe d’Orléans, celui-là même qui fut régent sous la minorité de Louis XV, était fort brave, mais il était également fort douillet: il craignait les coups plus qu’aucun prince du monde. Une idée lui vint, une idée lumineuse, une idée spirituelle au possible.

On lui avait donné pour répétiteur un affreux gamin de 17 ou 18 ans, du nom de Dubois. Philippe obtint de sa mère, une Allemande grande comme un cuirassier et forte comme un cheval, que ce serait non, lui, Philippe, mais lui, Dubois, qui recevrait les coups, lorsque, lui, Philippe, aurait commis une faute, ce qui lui arrivait bien une douzaine de fois par jour.

Dubois, qui était un pauvre diable, eut, du prince, la promesse d’en être récompensé plus tard. Philippe, qui était malicieux, accumula les fautes; Dubois accumula les coups, aux grands éclats de rire de Philippe qui lui criait, durant la fessée: «Pauvre garçon! pauvre garçon!»

Sous la Régence, Philippe paya Dubois en le faisant évêque, archevêque, cardinal et premier ministre.

Ce fut, vous le voyez, des coups qui rapportèrent de gros intérêts à celui que l’histoire connaît sous le nom infamant de: Cardinal Dubois.

La discipline, considérée à ce point de vue, ne manque pas d’un certain comique et elle trouverait sans doute plus d’un partisan, non parmi les éducateurs, mais parmi les élèves. L’usage, cependant, s’en répandit durant tout le cours du XVIIIe siècle, dans les familles de grande ou de petite noblesse; ce fut même une des réformes que réalisa la Révolution française: à chacun son dû, c’est justice.

Toute la conduite de notre vie est basée sur nos devoirs envers nous-mêmes, parce que tout dépend du sentiment que nous avons de notre dignité personnelle, tout dépend de l’estime que nous devons acquérir à nos propres yeux avant de l’inspirer aux autres, tout dépend de l’idée que nous nous faisons de la responsabilité de nos actes, tout dépend aussi de la patience avec laquelle nous supportons les épreuves et de la modération avec laquelle nous usons de la prospérité ; tout dépend enfin de la domination que nous exerçons sur les défauts inhérents à la nature humaine.

Mais jamais vous ne saurez rien, jamais vous ne profiterez de rien, si vous ne faites pas de votre temps un usage judicieux et c’est pourquoi je vous ai raconté l’histoire du peloton de fil.

Aucun succès ne s’obtient sans effort; il serait vraiment trop facile de vivre si nous attendions la fortune dans notre lit.

Soixante ans de vie! mais c’est une fortune.

En une existence beaucoup moins longue, des hommes et des femmes ont accompli des merveilles incomparables. Jeanne d’Arc est morte à 19 ans; à moins de 30 ans, Bonaparte avait gagné la bataille de Rivoli; au même âge, Corneille, Racine et Molière avaient écrit des chefs-d’œuvre; des savants immortels ont, dans une courte vie, créé des inventions qui ont transformé la surface de la terre. Mais, pour arriver à ce but, ils se sont imposé une loi inflexible, une discipline de l’esprit et du corps, sans laquelle ils eussent gaspillé leur temps et leur génie.

Tous, nous sommes astreints à cette règle; ceux dont vous enviez la situation travaillent douze à quinze heures par jour, inspirés qu’ils sont par la noble passion de faire toujours plus et mieux.

Aussi, le peloton de fil de la légende hindoue, nous devons le ménager; loin de le dévider avec impatience, nous devrions le resserrer, le tasser sur lui-même, nous montrer avares de la plus petite de ses parties, car c’est de lui que notre vie est faite.

Mes enfants, plus j’y pense, plus j’estime que le judicieux emploi du temps est l’indispensable condition du bonheur humain, pourvu, naturellement, qu’il soit consacré aux œuvres belles, bonnes ou utiles. Mais, pour y arriver, il faut s’imposer une rigoureuse discipline et ne jamais s’y soustraire.

L’un des plus célèbres généraux du premier Empire, Antoine Drouot, était le fils d’un pauvre boulanger de Nancy qui avait douze enfants. Les boulangers de l’époque qui précéda la Révolution n’étaient pas bien riches; aussi le jeune Antoine travaillait au four, nettoyait, balayait, faisait des courses, mais il était enflammé de l’ardeur de s’instruire. Aussi, après avoir contribué de toutes ses forces à fabriquer le pain du corps, il trouvait encore assez de courage en lui pour s’assurer le pain de l’esprit. Et cet enfant de dix ou douze ans s’installait le soir près de la bouche du four, et lisait et écrivait à la lueur incertaine de la flamme qui s’éteignait. Son front ruisselait de sueur, mais il domptait sa volonté, il la contraignait à lui obéir, presque jusqu’à l’épuisement, si bien que plus d’une fois, on le trouva profondément endormi dans une atmosphère asphyxiante. La famille Drouot, mes enfants, n’était pas assez riche pour se payer le luxe de brûler l’huile jusqu’à minuit.

Le jeune homme put cependant, vers sa dix-septième année, prendre quelques rares leçons payées sur ses faibles économies. C’était pendant la Révolution; à cette époque toutes les carrières étaient ouvertes aux bonnes volontés, tandis qu’autrefois, vous le savez bien, elles n’étaient accessibles qu’à la noblesse prouvée et enregistrée. Drouot, en 1792, avait dix-huit ans. Il apprit qu’un examen pour l’admission à l’École d’artillerie devait avoir lieu à Châlons-sur-Marne; c’était un examen semblable à ceux qu’on établit plus tard pour l’École polytechnique, c’est-à-dire qu’il exigeait des connaissances scientifiques extrêmement étendues et difficiles, qui ne s’acquièrent d’habitude que dans des cours spéciaux.

Qu’importe? Drouot part pour Châlons; il fait à pied le voyage, naturellement.

Ah! il ne payait pas de mine, le candidat à l’École d’artillerie. Il portait un vêtement de gros drap gris coupé par des mains peu expertes; il avait un chapeau de paysan, des souliers ferrés à glace, ou plutôt ferrés comme pour un cheval, et dont les clous résonnaient sur la route et surtout sur les parquets, comme autant de coups de marteau sur une enclume. Il avait aussi dans sa poche un écu de six francs, et à la main un bâton de voyage.

C’est dans cet accoutrement qu’il se présenta dans la salle où se passaient les examens. Une foule de jeunes gens pimpants et élégants papillonnaient dans la pièce.

L’illustre savant Laplace, qui présidait le jury, lui adressa la parole:

— Eh! l’ami, vous vous trompez de salle.

— Mais, Monsieur, je suis venu pour passer les examens de l’École d’artillerie.

Alors ce furent de retentissants éclats de rire, que l’on aurait pu comparer aux éclats de rire des dieux de l’Olympe, au dire d’Homère.

— Vous connaissez les matières du programme?

— Je les ai étudiées, Monsieur.

— C’est bien, allez vous asseoir; je vous interrogerai tout à l’heure.

Et le pauvre garçon, en tâchant d’assourdir (ce qui n’était pas facile) le bruit des clous de ses souliers, alla s’asseoir sous les regards moqueurs et narquois de ses concurrents.

Laplace lui posa d’abord des questions simples, puis des questions de plus en plus difficiles; il sortit même des limites du programme. L’admiration et la stupéfaction remplacèrent les moqueries et les observations désobligeantes; ses concurrents lui firent une magnifique ovation, l’acclamèrent, le portèrent en triomphe. Il fut reçu le premier sur 180 candidats.

Il était capitaine à 22 ans, il devint général à 30 ans, comte de l’Empire, aide de camp de l’Empereur, et pendant toute sa vie qui fut longue, car il vécut soixante-quinze ans, il resta le plus grand honnête homme, le plus simple, le meilleur, le plus attaché à ses devoirs, que l’on ait connu. Les maréchaux de France l’appelaient «Le Sage de la Grande Armée».

On lui a élevé des statues à Nancy et à Versailles, et une rue de Paris porte son nom dans le IXe arrondissement.

C’est l’un des plus remarquables exemples de la discipline exercée sur soi-même que l’on puisse citer, et je l’ai fait avec un grand plaisir, car Drouot sortait des entrailles mêmes du peuple et il nous donne à tous, à nous comme à vous, mes enfants, une leçon que nous ne devons pas oublier.

C’est à l’école que nous apprendrons à régler notre volonté, car l’école est une petite République dont le Directeur est le président et dont les maîtres sont les ministres; c’est une petite société où se manifestent et se développent toutes les qualités et tous les défauts de la société plus grande où vous jouerez plus tard votre rôle.

Dans l’une comme dans l’autre, l’ordre doit régner, la soumission doit être complète: ordre et soumission à l’atelier, au bureau; ordre et soumission dans la rue; ordre et soumission dans l’armée qui, au cas contraire, ne serait qu’une cohue, qu’un vil troupeau, à la merci d’une petite troupe disciplinée.

Je m’aperçois, mes chers enfants, que, pour écouter un si long discours, vous avez mis en pratique cette vertu de la discipline dont je viens de vous entretenir. Cela est très bien et je vous en fais tous mes compliments.

Ce sujet m’a ramené une fois de plus vers les souvenirs d’autrefois: il me semble, même encore au moment où je parle, que je suis redevenu un petit écolier de la rue de Vaugirard, assis au milieu de vous, et qu’il y a aussi sur l’estrade un monsieur qui n’est pas moi et que j’écoute avec attention, avec une grande attention, je vous l’assure, et je me promets de m’appliquer à moi-même les si bons conseils que je viens d’entendre. Tenez, je vais m’y mettre tout de suite. Faites comme moi, mes petits camarades.

MESDEMOISELLES,

Ce que je viens de dire s’applique à vous-mêmes aussi bien qu’à vos petits camarades; — et cependant, je pense que vous avez des devoirs plus grands encore.

Emile Zola; dans un de ses plus heureux romans, fait d’une de ses héroïnes, Denise, le modèle de la perfection féminine.

«Elle possédait, dit-il, tout ce qu’on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité, la douceur...»

Les femmes sont douées, dans leur ménage, d’une endurance surprenante. Elles aiment, elles consolent et réconfortent toute la famille, dans les moments difficiles et dans les mauvais jours.

La douceur est une délicieuse vertu qui fait de la femme une créature digne de toutes les affections. Si, à la douceur, elle joint la gaieté et la simplicité, elle est vraiment le rayon de soleil du foyer.

Du courage, oh! oui, femmes françaises, vous en avez! Pour défendre les vôtres, vous vous jetteriez au-devant des pires dangers, au milieu des balles, au milieu des flèches, comme ces Sabines qui, au début de l’histoire de Rome, se précipitèrent avec leurs enfants dans les bras, entre deux armées où combattaient d’un côté leurs pères et leurs frères, et de l’autre côté leurs époux; — comme chacune de ces femmes héroïques qui, sous la Révolution, au moment où notre territoire était envahi, conduisaient elles-mêmes leurs fils à l’autel de la patrie, et qui, comprimant les battements de leur cœur, s’écriaient: «Va, mon fils, va combattre et mourir pour la France.»

Ces jours derniers, à l’heure où nous pensions qu’une guerre atroce allait se déchaîner sur l’Europe, j’ai entendu une femme très âgée dire à ses deux fils qui avaient été exemptés du service militaire pour infirmités physiques: «Si la guerre est déclarée, je vous ordonne de partir quand même!»

Et cela est beau comme le plus beau mot de l’antiquité.

Vous aussi, Mesdemoiselles, vous garderez l’âme haute, si l’heure grave vient à sonner. Vous serez les premières à dire aux vôtres: «Partez, partez à la frontière!» Et comme de braves petites Françaises que vous êtes, les larmes aux yeux, mais le courage au cœur, vous leur planterez gaillardement au képi la cocarde tricolore.

Au moment même où nous prononcions les derniers mois de notre discours, le Secrétaire-Chef des bureaux vint annoncer à M. Simon-Juquin, maire-adjoint, qui représentait la Municipalité du VIe arrondissement, que l’ordre de mobilisation générale venait d’être notifié officiellement.

M. Simon-Juquin, en proie à une vive émotion, se leva et informa l’assemblée de cette grave nouvelle.

En quelques mots d’une éloquence très élevée, M. Simon-Juquin montra la grandeur de cette guerre qui allait s’engager et qu’il appela justement la Guerre sainte.

Alors tous, parents, maîtres et maîtresses, élèves et nous-même, nous entonnâmes la Marseillaise. Et les pleurs que nous versions et les sanglots qui étreignaient notre gorge étaient à la fois des pleurs et des sanglots d’angoisse et d’enthousiasme sacrés.

Les prix furent distribués en toute hâte, de la main à la main, sans félicitations, sans embrassements.

Quel contraste dans cette cérémonie!

Les jeunes filles habillées de rose et de blanc, les garçons tout fringants, les délicieux tout petits regardaient avec de grands yeux la dorure des livres de prix, lorsque subitement leurs cris de joie furent interrompus par les cris de guerre.

La fête se terminait tragiquement, comme si l’on entendait déjà au loin les coups de canon...

Un arrondissement de Paris pendant la guerre

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