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ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE LA CAISSE DES ÉCOLES
ОглавлениеMESDAMES, MESSIEURS,
L’Assemblée générale de la Caisse des Écoles se réunit cette année à l’une des périodes les plus tragiques que l’histoire du monde ait jamais traversées. L’Europe presque tout entière est en feu, depuis les vastes espaces glacés des régions polaires jusques aux rives ensoleillées de la mer Ionienne et de la mer Égée. La voix grave et prolongée du canon se fait entendre, annonçant d’une façon continue et retentissante qu’un monde vient de finir, qu’un monde nouveau est sur le point de naître.
Il semblerait qu’en de telles circonstances nous ne dussions plus avoir d’autres pensées que la guerre, que toutes les fibres de nos cœurs ne dussent être tendues que vers le but suprême à atteindre; il semblerait que devant nos provinces envahies, pillées, incendiées, ruinées, que devant tant de deuils, tant de mutilations, devant tant d’angoisses passées et d’angoisses à venir, nous dussions renoncer à toute autre préoccupation et renvoyer à plus tard tout ce qui n’est pas le souci de l’heure présente.
Et pourtant nous sommes ici, comme nous y étions les années précédentes, et pendant que l’on se tue un peu plus loin, au point que lorsque nous prêtons l’oreille nous pourrions presque entendre la mêlée tumultueuse des champs de bataille, nous, pendant ce temps-là, nous attachons notre intérêt à la Caisse des Ecoles.
Nous y prenons même un intérêt plus vif que par le passé, car plus que jamais nous avons le devoir sacré de réparer les pertes du présent en préparant les réserves de l’avenir.
La Nature, Mesdames et Messieurs, contient en soi une telle grandeur de puissance qu’après les plus terribles désastres, après les effroyables tremblements de terre, après la destruction de cités entières, les plantes nées des graines que transportent les vents, poussent sur les décombres, et les fleurs les plus gracieuses étalent leurs fraîches et charmantes corolles sur la terre des ruines.
De même, lorsque les invasions des Barbares répandirent leur écume sur l’immense empire romain, on put croire que la dernière heure de l’Humanité avait sonné au cadran de l’Univers; on put croire qu’il ne resterait rien, rien, ni des hommes, ni des villes, ni des campagnes, ni de l’herbe même foulée par les pieds du cheval de l’Attila des Huns, et que les ruines elles-même périraient et que la terre continuerait à rouler dans les cieux, veuve de tout ce qui faisait sa parure et sa beauté.
Cela dura plus d’un siècle; mais la Nature se rit des vaines entreprises des violents; elle répare les désastres en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut aux hommes pour les accumuler. Les champs se mirent à reverdir, les fleurs se mirent à embaumer, les maisons se mirent à se relever, les cités se mirent à sortir du sol, les hommes se mirent à renaître, la vie, enfin, reprit toute sa force, toute sa vigueur, toute son activité, toute sa fécondité inépuisable. Que dis-je? elle fut plus belle encore: de même qu’une âme bien née se trempe à de très dures épreuves et qu’elle se replie sur elle-même et qu’elle réfléchit et qu’elle s’améliore et se perfectionne au contact du malheur, de même les peuples, qui sont des collections d’âmes, accomplissent un considérable progrès en un seul bond, après avoir subi tout ce qu’on est capable de supporter sans mourir.
La Belgique tout entière, la Pologne, la France sur son territoire le plus riche ne présentent plus que l’aspect de la plus terrifiante dévastation. L’esprit épouvanté se demande, sans pouvoir se répondre, comment il peut se faire que des hommes aient eu le triste courage de massacrer avec un tel sang-froid des enfants, des femmes, des vieillards inoffensifs; il se demande, sans pouvoir se répondre, comment il peut se faire que ces mêmes hommes aient détruit avec acharnement et sans motifs de guerre des cathédrales, des hôtels de ville, des beffrois, chefs-d’œuvre incomparables, dignes d’une éternelle admiration, Reims, Louvain, Malines, Ypres, Arras, Soissons, Bruxelles peut-être bientôt, comme ils se préparent (ils l’ont dit eux-mêmes) à ravager l’Italie, terre d’art et de beauté, à bombarder Venise, Florence, Pise, Sienne et Rome elle-même, l’illustre Rome devant laquelle Alaric lui-même s’arrêta et qui n’arrêterait pas l’Attila des Germains.
Mais les portes de la Mort ne prévaudront pas contre les œuvres de Vie. Cette guerre aura été moralisatrice; elle aura réalisé entre nous tous une union dont on peut espérer que les fruits seront merveilleux, car aucune autre cause au monde n’aurait pu faire que les diverses classes de la société se fussent rapprochées, mêlées, confondues aussi intimement qu’elles le sont dans les tranchées. Le danger couru en commun pendant un si long temps, le dévouement mutuel du riche pour le pauvre, du pauvre pour le riche, au nom de l’existence même de la patrie et du salut de la civilisation, feront tomber bien des préjugés.
Que d’amitiés vont se nouer pour jamais! Que de haines vont s’évanouir! la Justice sociale ou plutôt la Justice tout court, la belle vertu de la Tolérance trop violée de part et d’autre, la fondation, sans doute, des États-Unis d’Europe sous la protection de l’arbitrage, tant d’autres progrès encore qui surgiront spontanément de tous les côtés, la Paix enfin, la Paix mondiale, l’amour encore plus vivace de la Patrie, de la Patrie qui, pour employer une expression de Victor Hugo, restera notre espoir suprême et notre suprême pensée, tels seront quelques-uns des résultats de cette guerre.
Oh! les sacrifices seront sanglants, ils broieront pour la vie le cœur de beaucoup d’entre nous, ils nous rempliront de détresse, mais nous éléverons notre âme au-dessus des pires malheurs et nous offrirons notre deuil à la France, notre mère.
Je puis être atteint dans mon fils unique, un interne des hôpitaux, nommé récemment médecin aide-major et nouvellement marié. Mon sacrifice est fait à l’avance, le sien aussi, celui de sa jeune femme également.
Aussi je comprends la douleur que peut causer la perte d’un être qui tient à nos entrailles mêmes et je sais y prendre part.
Entre tant de deuils qui ont déjà frappé nos dévoués collaborateurs, qu’il me soit permis de citer ceux de deux de nos collègues, M. le conseiller Chassaigne-Goyon, ancien président du Conseil municipal de Paris, et M. le professeur Pinard, membre de l’Académie de médecine, qui ont chacun perdu leur fils. Je leur assure au nom de tous que nous prenons une part sincère, je puis même dire une part presque personnelle au malheur qui les atteint dans leurs plus chères affections, et j’adresse notre hommage d’admiration aux deux très nobles et très distingués jeunes hommes que la tombe a ensevelis très prématurément, mais aussi très glorieusement.
Mais nous devons dominer notre émotion, si profonde qu’elle soit.
Le devoir envers la patrie réclame toute notre activité : voilà pourquoi nous sommes ici aujourd’hui, tristes, mais songeant à la grandeur de notre tâche.
On voit des laboureurs ensemencer les sillons à 300 mètres de l’ennemi; insoucieux de la mitraille qui tombe autour d’eux, ils continuent le geste auguste du semeur, comme si de rien n’était.
Nous aussi, nous continuons notre geste; nous ensemençons sans interruption le terrain de l’école, nous réparons dès maintenant les brèches faites à notre vie nationale.
Ah! certes, nos dépenses ont augmenté et augmenteront dans des proportions considérables, et nos recettes ont fléchi et fléchiront dans une mesure qui pourrait paraître inquiétante, mais qui n’est que momentanée. Cependant nous avons donné et nous continuerons de donner à pleines mains.
Ira-t-on nous en faire un reproche? Eh quoi! Ces enfants, nos garçons et nos fillettes, n’ont-ils pas sur le front de nos armées tous ceux qui étaient leurs soutiens naturels? Leurs pères, leurs frères, leurs oncles combattent pour nous là-bas, ils souffrent pour nous là-bas, ils sont blessés pour nous là-bas, ils sont mutilés pour nous là-bas, ils meurent pour nous là-bas. Ils tombent pour nous épargner les horreurs d’une invasion dont les conséquences seraient terribles et irréparables! Ils tombent, et vous hésiteriez, vous, femmes, à prendre sous votre protection maternelle, et vous hésiteriez, vous, hommes, à prendre sous votre protection paternelle les enfants, les orphelins de ceux qui nous ont sauvés, de ceux à qui nous devons chaque jour le salut, de ceux à qui Paris doit de ne pas être une ruine fumante, de ceux à qui nous devons la vie des nôtres et l’honneur même de nos femmes et de nos filles!
Allons donc! mais si nous ne l’avions pas fait, si nous ne le faisions pas, si nous cessions de le faire, vous seriez en droit de nous crier que nous avons failli à notre devoir. Oh non! nos chers enfants, dont nous sommes les tuteurs, ces orphelins, ces mères éplorées qui depuis dix mois vivent dans les angoisses et dans les privations, tous ceux-là sauront que nous ferons des efforts inouïs, des efforts surhumains, non pas pour les secourir (le mot et la chose seraient odieux), mais pour les entourer de notre affection, de notre amour fidèle, de notre reconnaissance, de notre action incessante pour leur rendre un peu de ce qu’ils nous auront donné au centuple.
Nous serons aidés en cela par les instituteurs et les institutrices dont la mission ira grandissante et superbe. Nos éducateurs ont désormais devant eux à remplir une tâche et si grande et si haute et si belle que je ne sais s’ils ne seront pas les premiers des citoyens.
Plusieurs des maîtres de notre arrondissement sont aux armées: nous les saluons, je les salue en votre nom et au mien avec émotion.
Plus d’un reviendra à sa classe ou blessé, ou mutilé, ou intact, ou portant sur sa noble poitrine les éclatants insignes de la croix de guerre, de la médaille militaire ou de la croix d’honneur dus à sa vaillance!
Oh! combien belles seront les leçons de morale et d’histoire sortant d’une telle bouche! Avec quel profond respect les enfants les plus turbulents écouteront sa parole! Les paresseux, les indolents rougiront de leur inaction, et les pires natures s’épureront au contact de cette grandeur simple et familière!
L’école va renaître; la guerre la transformera, que dis-je? elle l’a transformée déjà, et ce serait à en éclater de joie, si nous n’avions la douleur de payer si cher le bonheur des générations qui s’élèvent sous nos yeux!
Les institutrices ont également rempli leur difficile mission avec tout ce que la nature a mis de bon, de tendre, de délicat en la généreuse âme de la femme.
D’autres, par milliers, ont enveloppé des soins les plus touchants nos glorieux blessés; elles les accompagnent en les encourageant de leur charmant sourire ou de leurs douces paroles, en les soutenant même souvent d’un bras qui semble, au premier abord, être bien faible, mais que le dévouement rend fort et solide comme du bronze: on dirait de jeunes mamans qui auraient eu, toutes petites, des enfants grands aujourd’hui.
Nos éducatrices ont eu une autre tâche aussi délicate et aussi difficile.
Représentez-vous une classe où des fillettes en grand nombre songent à leurs papas ou à leurs grands frères exposés à toute heure du jour aux plus terribles dangers! Les unes sont déjà orphelines; les autres ont perdu et leurs pères et leurs frères, car il est des familles entières qui ont été fauchées; j’en connais qui, sur cinq ou six hommes, n’en reverront plus jamais un seul. D’autres n’ont revu qu’affreusement mutilés des jambes ou des bras ceux qui étaient partis solides et bien bâtis. Et de ce que peut être leur douleur, je renonce à le dire, car les larmes m’en viennent aux yeux.
Voilà les enfants que maîtres et maîtresses ont la lourde charge de consoler et de guider! Que peut bien être une leçon sur ces pauvres petits êtres dont l’âme est noyée de tristesse et dont le cœur crève de douleur!
L’étude cependant est une grande consolatrice, car elle peut donner une trêve aux plus sombres pensées. Du reste, toutes les élèves des écoles communales emploient une partie de leur temps à confectionner des chaussettes, des chandails et autres menus objets que nos soldats sont si heureux de recevoir; et de travailler pour ceux qui se battent, cela leur donne un courage extraordinaire, et de lire d’un combattant inconnu une gentille lettre de remerciements, cela leur est d’une douceur infinie.
Il y a là une belle leçon de choses, la plus belle de toutes, et pour le moment je préfère une leçon de chaussettes à une leçon d’arithmétique.
Il en est de même dans nos cours d’enseignement ménager où les secrets de la cuisine s’allient aux secrets du tricot. Les effets confectionnés sont portés soit à la mairie, soit directement aux soldats sans familles, soit aux officiers chargés de les distribuer à leurs troupes. C’est dommage que nos jeunes filles ne puissent également adresser aux prisonniers les mets qu’elles s’appliquent si bien à réussir, mais Messieurs les Allemands auraient tôt fait de déguster cette bonne cuisine française, et vous avouerez tout de même que ce serait dur de préparer de si bons plats pour de si vilains gosiers.
Notre excellent trésorier, M. Delpy, toujours attentif à écrire pour nous ses substantiels et remarquables rapports annuels, nous a dit que les cours d’anglais sont suivis avec une grande assiduité et que notre innovation de bourses pour l’étranger stimule les bonnes volontés.
Quant à la langue allemande, n’en parlons pas, le cours a dû être fermé faute d’élèves; comme dans Corneille, le combat avait fini faute de combattants.
Malgré les sombres événements qui se préparaient à la fin du mois de juillet 1914, je n’ai pas voulu priver nos enfants de leurs vacances ordinaires à Flers et à Condé.
J’ai bien balancé un peu, d’autant plus que les mères hésitaient à se séparer de leurs enfants, au moment même où leurs maris et leurs grands fils allaient partir pour une terrible guerre. Mais n’était-il pas bien mieux d’éloigner du foyer désolé des enfants éperdus d’émotion? Un séjour à la campagne, en plein air, au milieu d’une nature saine et fraiche, était de beaucoup préférable à l’atmosphère agitée de la maison familiale. Certes, nos chers enfants s’inquiétaient des leurs et attendaient des nouvelles avec anxiété, mais ils ont été entourés de tant de soins et de tant de prévenances que je me suis félicité de ma décision. Du reste, M. Léonce Boutin, notre cher et dévoué Secrétaire général, toujours attentif à tout ce qui intéresse notre œuvre dans les questions les plus importantes comme dans les menus détails, tenait la main à ce que, selon mes instructions pressantes et réitérées, lettres et télégrammes nous fussent envoyés tous les jours par M. et Mme Langlet, à qui j’adresse mes meilleurs vœux pour le rétablissement de leur fils blessé trois fois, et par Mlle Perriard dont je veux vous signaler le dévouêment qui est au-dessus de tous les éloges.
Nous pouvons être fiers du personnel d’élite des écoles de notre arrondissement. Sous la haute autorité et sous la direction à la fois ferme, juste et paternelle de notre très cher inspecteur, M. Lacabe-Plasteig, chacun rivalise avec l’autre de zèle et d’action bienveillante et bienfaisante.
MESDAMES, MESSIEURS,
L’heure ne paraît pas être propice à de longs discours et pourtant je me suis peut-être laissé entraîner par le flux des idées qui m’assiègent, mais l’avenir de nos écoles a pour vous comme pour moi une importance si haute que j’ai cru devoir parler de notre œuvre avec autant de soin et d’intérêt que je le faisais les années précédentes.
La vie nationale ne doit pas être interrompue, comme je vous le disais tout à l’heure; elle doit se poursuivre au contraire avec une ardeur plus vive encore. Vous l’avez compris, puisque vous avez répondu à notre convocation: je vous en félicite et je vous en remercie de tout mon cœur.