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CHAPITRE VI.
ОглавлениеDES TRAVAUX PRATIQUÉS SUR LES BORDS DES RIVAGES PAR LES PROPRIÉTAIRES.
93. — La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements (art. 544 du Code civil).
Ainsi le riverain peut pratiquer tels ouvrages qui lui conviendront pour empêcher les eaux de fouiller dans ses rivages, et toutes les fois que ces ouvrages n’auront pas d’autre objet, il n’y aura là qu’un acte de bon ménager et de bon père de famille.
94. — Mais si, au contraire, les mêmes ouvrages étaient pratiqués pour agrandir la propriété, il y aurait alors acte offensif contre les propriétés de la rive opposée.
Il est facile sur la nature des ouvrages de reconnaître l’intention du maître. S’il les dispose d’une certaine élévation et sur une diagonale qui, prolongée à vue d’œil du côté d’aval, finirait par aboutir sur l’autre rive, il y a acte offensif, malgré que les ouvrages soient placés sur son propre fonds.
Il y a acte offensif dans ce sens que, dans les hautes eaux, le courant est rejeté, par la conformation des ouvrages, vers la rive opposée où il porte toute son action.
Cette manière de procéder, étant vicieuse, donnerait lieu à une action tendant à la destruction des ouvrages, avec dommages et intérêts pour le riverain qui en aurait déjà souffert.
95. — Cela ne doit pas paraître trop sévère, l’équité le veut ainsi; on peut d’ailleurs s’appuyer sur l’art. 1382 du Code civil, dont les dispositions s’harmonisent si bien avec la maxime divine: «Fais à autrui ce que tu voudrais qui te fut fait.»
Cet article porte: «Tout fait quelconque de l’homme qui
» cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il
» est arrivé à le réparer.»
«Si l’énonciation de l’art. 1382, dit Toullier, n’était pas limitée, elle serait fausse par trop de généralité ; car il y a des faits de l’homme qui, quoique nuisibles à autrui, n’obligent point celui qui les a commis à réparer les dommages qu’ils peuvent avoir causés; mais les premières expressions de cet article, trop générales en apparence, sont sagement limitées par la disposition finale qui n’oblige à réparer le dommage que celui par la faute duquel il est arrivé.»
En effet, les dommages ne sont dûs que tout autant qu’il y a faute, et l’on ne commet de faute qu’en faisant une chose qu’on n’avait pas le droit de faire.
96. — Ce n’est pas l’intention qu’il faut consulter, il y aurait trop d’incertitude, les faits matériels doivent seuls être appréciés, car l’ignorance n’excuse pas.
97. — Lorsqu’on fait une chose qu’on a le droit de faire, on n’est tenu à aucun dommage, malgré qu’elle soit nuisible à autrui.
Toullier en donne plusieurs exemples. Je prends le plus simple:
«En creusant, dit-il, un puits dans mon fonds, je détourne la source qui alimentait le puits inférieur de mon voisin. C’est un dommage qu’il éprouve, et qu’il éprouve par mon fait; mais je ne suis point tenu de le réparer, parce que je n’ai fait qu’user de mon droit, sans commettre aucune faute.»
Cet exemple est seul suffisant pour faire ressortir la différence entre un fait permis et un fait qui ne l’est pas.
98. — Dans l’espèce, celui contre qui on réclamerait ne pourrait se justifier, lorsqu’il y aurait réellement faute de sa part, en disant que le riverain qui se plaint n’a qu’à faire comme lui, se défendre par de pareils ouvrages contre l’action des eaux.
99. — On doit se défendre contre l’action naturelle des eaux, et l’on ne peut se plaindre vis-à-vis de personne des dommages qui sont une suite de votre propre négligence ou de l’irrésistible courant; mais se défendre contre le fait d’autrui, c’est accuser, et indiquer par là qu’il y a faute de la part de l’auteur du fait, et conséquemment obligation à sa charge de rétablir les choses dans leur état primitif et de payer les dommages soufferts.
100. — S’il en était autrement, le plus actif, le plus puissant en moyens pécuniaires, aurait tout l’avantage. Ce serait en sa faveur une espèce de privilège.
101. — Tous les riverains, étant sous la loi commune, ne doivent avoir d’autres vues que d’empêcher les dommages de force majeure; et si, pour y parvenir, ils se livrent à des travaux quelconques, ils doivent les établir dans cet unique but; sans cela ils porteraient atteinte à cette espèce de communauté de profits ou de pertes qui doit les lier réciproquement.
102. — La question de savoir si les ouvrages faits sont défensifs ou offensifs, peut souvent embarrasser; car il faut convenir qu’entre la faculté et la prohibition de faire, il y a dans la matière un intervalle quelquefois difficile à saisir.
En me renfermant dans l’expérience acquise dans ma localité, et je crois qu’il en est ainsi sur les autres cours d’eau, tout ouvrage sur le fonds riverain, en ligne parallèle au cours d’eau, doit être considéré comme purement défensif.
103. — Ce n’est pas que toute espèce d’ouvrage ne puisse, dans un certain sens, porter quelque dommage sur l’autre rive: dans les grandes crues, par exemple, le courant, qui ne peut déborder sur une rive, gonfle plus ou moins son volume sur toute la longueur des ouvrages, et porte une action plus puissante sur la rive opposée; d’où il résulte, ou un plus grand débordement, ou une plus vive attaque sur les fonds riverains. Mais telle est la condition de ces fonds, d’être considérés comme propriétés flottantes, quant à leur produit et à leur accroissement ou décroissement. Faut-il toujours qu’il y ait de justes limites dans les droits respectifs des propriétaires des deux rives, et que chacun puisse, tout dol et fraude cessant, veiller à la conservation de sa propriété.
104. — Cette faculté de consolider les rivages s’accorde très-bien avec l’intérêt de la navigation. Un système contraire pourrait engendrer de graves inconvénients; les lits des cours d’eau deviendraient, sur un grand nombre de fleuves et de rivières navigables ou flottables, d’une étendue qui ne serait pas en rapport avec le volume des eaux ordinaires nécessaires à la navigation. Il s’établirait des cananx, des atterrissements, et sur certains points il ne resterait plus une seule voie d’eau navigable. Difficulté d’autant plus sérieuse qu’elle ne pourrait disparaître que par des dépenses annuelles considérables, à la charge de l’administration publique.
105. — Il serait donc à désirer que les riverains des cours d’eau s’occupassent annuellement d’ouvrages propres à consolider les bords des deux rives. Ce serait pour eux un avantage, et la navigation y trouverait le sien. Les courants seraient renfermés dans de justes limites, et les entraves, bien loin de se multiplier, disparaîtraient insensiblement pour laisser une voie pleinement navigable même dans les basses eaux.
106. — J’ai parcouru la Loire dans le mois de mai 1844, depuis Orléans jusqu’à Nantes. J’y ai vu des dragueurs sur plusieurs points, et je me suis aperçu que si le fleuve était à peine navigable, cela provenait de l’énorme étendue de son lit, résultat, ou de la négligence des riverains, ou de la défense de l’administration publique d’empiéter sur le lit du fleuve.
107. — Il est bien vrai que, d’après la rigueur des principes, il n’est nullement permis aux riverains d’empiéter sur le lit des cours d’eau navigables ou flottables; cependant, cette règle ne devrait pas être invoquée indifféremment. Toutes les fois que l’administration publique s’apercevrait d’empiétements, dont les suites devraient tourner en faveur de la navigation, bien loin de s’y opposer, elle devrait au contraire encourager les riverains. Il faudrait seulement éviter qu’il y eût entre eux opposition d’intérêts. Règle générale, elle n’existerait pas si les travaux s’exécutaient simultanément sur les deux rives. Dans beaucoup d’autres cas, elle n’existerait pas non plus, lors même qu’on n’opérerait que sur une seule rive.
108. — Si, au lieu d’avoir pour unique but la conservation du rivage dans l’état actuel, le riverain faisait les travaux pour reconquérir les fractions qui en auraient été déjà enlevées par les eaux, pourrait-il prétendre qu’il a ce droit?
Ce nouveau cas doit être décidé par les mêmes principes, ceux développés au n° 93 et suivants. En effet, le point de décider consiste toujours à savoir s’il y a faute, c’est-à-dire si les ouvrages sont pratiqués contre les intérêts des autres riverains, et conséquemment en dehors des règles d’une légitime défense.
Reconquérir n’est pas le mot. Il n’est pas exact de prétendre qu’on est dépouillé par l’action des eaux. Ce qu’elles ont détruit ne peut vous être rendu, et si votre rivage accroît, ce ne peut être que par alluvion; mais il ne vous est pas permis d’en favoriser la formation par aucune espèce d’ouvrage. Telle est l’opinion, sans aucun tempérament, de MM. Chardon et Proudhon, cités par M. Daviel, n° 127.
109. — Mais ce dernier auteur cite encore M. Dubreuil qui, dans son traité de la législation sur les eaux, émet une opinion contraire: «Il est permis aux riverains de se procurer des alluvions pourvu qu’ils ne détournent pas les eaux sur la rive opposée.»
M. Daviel embrasse cette dernière opinion.
110. — Il me semble qu’il serait facile de réunir ces auteurs dans le même sentiment. Lorsqu’un fait, quel qu’il soit, n’est nuisible à personne, sur quel motif s’élever contre? Sans intérêt, point d’action.
La condition mise par M. Dubreuil rapproche tellement les deux opionions que je ne trouve entre elles qu’une divergence dans les mots et nullement quant au fonds.
111. — Mais, ajoute M. Daviel, la difficulté est grande dans la détermination du fait. Oui sans doute, toute la difficulté est là , et je conçois qu’elle sera souvent de nature à sérieuse contestation.
Posons quelques exemples:
112. — 1° Les ouvrages sont placés à l’extrême bord du rivage sur une ligne parallèle au cours d’eau.
Les propriétaires de la rive opposée sont sans intérêt de se plaindre. Il n’y a que l’administration publique qui, prétendant que les ouvrages sont placés dans le lit du cours d’eau, peut en demander la suppression.
Il serait rare en effet de pratiquer de pareils ouvrages sans anticiper sur le lit du cours d’eau, d’autant que l’on doit se rappeler que l’opinion la plus accréditée en porte l’étendue jusqu’à la ligne baignée par les hautes eaux .
113. — 2° La ligne occupée par les ouvrages décrit une diagonale, l’extrémité d’aval avançant vers le cours d’eau sans y prendre pied.
Dans ce cas, le courant étant dirigé vers la rive opposée, il y a faute de la part de l’auteur des ouvrages, et conséquemment obligation à sa charge de les détruire, avec dommages-intérêts à l’égard du riverain lésé.
114. — 3° Un troisième cas, qui me paraît d’une solution facile, c’est lorsqu’un rivage, détruit dans sa partie d’aval jusqu’à une certaine profondeur en rentrant dans les terres, a conservé intacte sa partie d’amont, laquelle avance sur le cours d’eau comparativement à l’autre partie submergée depuis sa destruction, ajoutant que les propriétés d’autrui en amont avancent tout autant que la partie non détruite, avec laquelle il y a contiguïté.
Les ouvrages ont été pratiqués sur une ligne parallèle au cours d’eau, appuyée sur la limite extérieure de la partie non détruite du rivage.
Par ce moyen, il y aura dans peu de temps une alluvion sur l’emplacement submergé, d’autant que la surface n’en a été détruite que par le retour ou le remous des eaux dans ce court espace, et qu’en pareille circonstance il est assez facile d’arrêter leur action.
Le retour des eaux est chose assez rare: cela arrive quelquefois surtout en aval des barrages, écluses, pertuis et usines, et même en aval des lieux où le lit du cours d’eau est resserré par l’élévation des berges sur les deux rives.
Les ouvrages, dans ce troisième cas, ont eu un double motif: conserver la partie restante du rivage et se procurer des alluvions.
Mais qui pourrait se plaindre d’un pareil procédé ? Personne. Ici nulle provocation contre les propriétaires de l’une ni de l’autre rive, les eaux n’étant nullement détournées de leur cours naturel.
L’administration publique applaudira; elle y trouvera son avantage, en ce sens que le rivage sera uni, une fois que l’excavation sera remplie par des alluvions: d’où résultera une plus grande facilité pour la navigation.
L’opinion de M. Dubreuil s’applique parfaitement à ce cas, et je suis bien loin de penser qu’elle puisse trouver des contradicteurs.
115. — L’administration publique peut tolérer les actes qui tendent à anticiper sur le lit des cours d’eau. Elle est sans intérêt à s’y opposer, pourvu toutefois qu’il n’en résulte pas des entraves pour la navigation, les courants se font place. Elle doit seulement veiller à la conservation des îles, îlots et atterrissements qui sont dans son domaine privé, et ce n’est que dans les lieux où ils existent qu’elle doit s’opposer à tout empiètement sur le lit du cours d’eau. On conçoit que, sans cette précaution, la partie usurpée est remplacée par la destruction, en totalité ou en partie, des îles, îlots et atterrissements résultat forcé du retrécissement du lit du cours d’eau.
J’ai été entraîné à émettre mon sentiment sur ce point, d’abord parce que je l’ai cru conforme aux règles d’intérêt général, et ensuite parce qu’il m’a toujours paru que l’administration publique l’avait jugé de même, ma mémoire et la jurisprudence ne me fournissant aucun exemple contraire, malgré les empiétements plus ou moins sensibles que l’on remarque sur les différents lits de cours d’eau. Si elle a formé opposition, ce n’a jamais été que lorsque les actes qu’elle attaquait étaient purement offensifs, c’est-à-dire de nature à porter atteinte au libre exercice de la navigation ou à son domaine privé.
116. — La tolérance de l’administration publique ne peut empêcher l’action des tiers. Leur intérêt est d’une nature différente. Le rétrécissement du lit du cours d’eau doit être généralement considéré comme acte offensif à l’égard de la rive opposée. C’est donc un mal, mais un mal relatif. J’ai dit plus haut qu’il en résulterait un bien pour la navigation, si on opérait simultanément et par un égal procédé sur les deux rives, surtout dans les lieux où le lit est d’une largeur trop forte, comparativement au volume d’eau. Je maintiens cet avis; j’ai seulement intérêt qu’on ne confonde pas les deux cas, puisque la solution de l’un est opposée à la solution de l’autre.