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CHAPITRE XI.

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DE LA PROPRIÉTÉ DU LIT DES RIVIÈRES NON NAVIGABLES NI FLOTTABLES.

175. — J’entreprends une question qui vient d’être jugée par la cour de cassation et qui, malgré cela, mérite encore le plus sérieux examen, un grand nombre de légistes et de publicistes modernes ayant fourni dans l’espace de plusieurs années des documents pleins d’érudition et de science, les uns pour, les autres contre.

Il s’agit de savoir si un pareil cours d’eau et son lit sont la propriété des riverains.

La cour de cassation a adopté la négative par arrêt du 10 juin 1846, rapporté par Sirey, tome XLVI, 1, p. 433.

A la suite de cet arrêt, M. de Villeneuve pose des observations remarquables, et renvoie le lecteur, pour un plus sérieux examen, aux auteurs qu’il a désignés dans sa nouvelle collection, vol. IX, 2, 339, ajoutant qu’au moment où l’arrêta été rendu, il apparaît un ouvrage de M. Championnière, savant jurisconsulte, ayant pour objet d’établir la thèse contraire à celle que vient de consacrer la cour suprême.

Malgré toutes les difficultés que présente cette importante question, j’ai cru devoir y apporter mon tribut d’examen, en me bornant à des considérations puisées dans l’ordre primitif de la propriété foncière que j’envisage comme fait historique, à la différence de M. Daviel, qui qualifie de roman ce qu’en a dit M. Proudhon lorsqu’il a voulu prouver la même thèse que la cour suprême.

Il y aurait de la témérité, à moi, d’entrer en lice avec MM. Toullier, Pardessus, Duranton, Troplong, Cormenin, Isambert, Cappeau, Dupin jeune, Hennequin, Garnier et Romagnosi; auteurs cités par M. Daviel, malgré que je pusse m’appuyer sur MM. Merlin, Henrion de Pensey, Dalloz et Proudhon; la cour de cassation pourrait aussi alimenter mon courage.

Mais on a tant dit de part et d’autre en se fondant réciproquement sur le même texte des lois du droit positif, qu’il me serait trop difficile de faire autre chose que de répéter les arguments produits.

176. — La propriété territoriale, dans les premiers temps et dans les différentes parties composant aujourd’hui la France, était généralement abandonnée. Les hommes divisés en peuplades nomades vivaient en barbares, ne connaissant que l’art de la guerre dont ils faisaient leur principale occupation. Sans patrie, sans lois, ils n’avaient pour règle de leur conduite que leurs brutales inspirations et les besoins sans cesse renaissants des premières nécessités de la vie.

C’est ainsi que plusieurs siècles ont devancé l’époque d’une civilisation naissante. Alors les Gaulois et les Francs se sont constitués en corps de nation, et le guerrier est devenu laboureur.

Lors du partage des terres qui s’ensuivit, les cours d’eau sillonnaient, comme aujourd’hui, la surface de la terre. La masse des eaux ne se multiplie pas, elle est maintenant telle qu’elle était dans l’origine. Elle est invariable comme les lois de la nature; et si parfois des fractions effrayantes par leur volume en apparaissent dans certaines contrées, ce n’est que par des phénomènes qui ne peuvent altérer l’ordre primitif. Ce qui est en plus ici accidentellement est en moins ailleurs aussi accidentellement.

Les premiers possesseurs, en nombre insuffisant pour la culture des terres n’eurent que l’embarras du choix. Plus tard, les conquêtes subirent un partage de convention entre ceux qui les avaient faites. Dans l’un comme dans l’autre cas, il est difficile de supposer que les cours d’eau et le lit des fleuves et des rivières fussent envisagés comme propriétés privées. Il suffisait aux riverains d’avoir droit sur l’eau courante pour leurs besoins de ménage, pour l’irrigation et la pêche.

Parmi les cours d’eau, certains offrirent des moyens de facile transport, de faciles communications. De là, ils furent distingués tout naturellement en cours d’eau navigables et en cours d’eau non navigables.

En avançant dans la civilisation, les populations se rapprochèrent à mesure de leurs besoins respectifs, et le pouvoir dut porter principalement ses soins sur les cours d’eau navigables. Il le fallait ainsi sous peine de voir s’arrêter dans son berceau la prospérité commune. Il resta presque totalement étranger à l’égard des autres: c’est que leur usage, quelle qu’en fût l’extension, pouvait être livré sans inconvénient aux riverains, même aux premiers occupants. Mais s’ensuit-il que, par là, le pouvoir ait abdiqué son droit de propriété ? Non sans doute.

Toutes choses étant entières aujourd’hui, telles qu’elles l’étaient dans l’origine, il s’agit seulement de savoir si ces cours d’eau et leur lit peuvent subir l’empreinte du domaine de la propriété privée; ou si, au contraire, ils ne peuvent être considérés que comme propriété publique.

177. — En adoptant l’affirmative dans le premier cas, l’usage ordinaire et permanent qu’en ont pu faire les riverains serait pour eux un titre irréfragable, comme s’il s’agissait d’un champ dont l’exploitation annuelle désigne sans nulle difficulté le véritable propriétaire.

178. — En adoptant le système contraire, il est évident que, lors même que l’aliénation résulterait de titres, tels que chartes, lettres patentes, ordonnances et transactions, il faudrait avouer qu’il y aurait vice dans la transmission, et conséquemment nullité du titre; les choses communes à tous sont inaliénables comme n’étant pas dans le commerce. C’est de tous les temps.

Pour établir que la propriété de ces cours d’eau et leur lit sont propriétés communes, il faut dire sans crainte d’être contredit:

1° Qu’ils sont des voies de communication comme les chemins, si ce n’est dans toute leur longueur, c’est par distances entrecoupées: ils le sont surtout par rapport [aux deux rives par les moyens artificiels de la traverse;

2° Que leur indispensable utilité pour le développement de l’industrie publique et l’avantage de la mécanique est incontestable;

3° Que cette utilité embrasse encore le droit qu’a tout citoyen du flottage à bûches perdues;

4° Que, si les riverains ont sur ces cours d’eau certains priviléges, pure émanation de la situation de leurs héritages, il ne reste pas moins constant qu’ils sont à cet égard dans une position précaire, puisque dans le cas où un cours d’eau devient navigable ou flottable naturellement ou par les soins du gouvernement, il est classé dans cette catégorie, sans autre indemnité aux riverains que celle relative au chemin de halage ou au simple marchepied. Telles sont les dispositions formelles des art. 2 et 3 du décret du 22 janvier 1808. — Les partisans de l’opinion contraire à celle que j’ai cru devoir embrasser réfuteront difficilement l’argument qui s’évince de ce décret. De deux choses l’une: ou il faut l’accuser de contenir des dispositions spoliatrices, ou il faut convenir que le gouvernement a toujours conservé la propriété du tréfonds et le droit de reprise sur ces cours d’eau dont les riverains n’ont jamais eu qu’un usage précaire;

5° Que l’art. 103 de la loi du 3 frimaire an 7, sur la répartition et l’assiette de la contribution foncière dispose: que les rues, les places publiques servant aux foires et marchés, les grandes routes, les chemins publics, vicinaux et les rivières ne sont point cotisables.

179. — Cette loi, qui a précédé le décret cité, en est la justification la plus complète; elle a placé les rivières, sans exception, hors de la classe des propriétés foncières en les assimilant aux rues et grandes routes qui n’appartiennent qu’au domaine public. Il y aurait donc contradiction entre la loi et le décret, si le domaine avait été déclaré, par le décret, débiteur en faveur des riverains d’une indemnité applicable au cours d’eau et au tréfonds.

180. En plate terre, on reconnaît la propriété immobilière privée à certains signes particuliers qui tombent sous les sens: c’est la culture, l’exploitation des récoltes, l’eau stagnante formant des réservoirs, des bassins; l’exploitation des mines, des carrières. D’autres signes qui ne tombent pas sous les sens résultent des actes de mutation par ventes, échanges, donations et legs; des successions, des stipulations pour cause d’affectation d’hypothèque et de baux à ferme, des matrices cadastrales et de l’assujettissement à l’impôt foncier.

181. — Un cours d’eau formé par une source est aussi une propriété privée jusqu’à l’extrémité du champ où elle naît. Le maître peut en disposer arbitrairement: c’est la disposition expresse de la loi civile.

182. — Il n’en est pas entièrement de même à l’égard des ruisseaux; mais leur tréfonds est foncier et conséquemment assujetti à l’impôt.

Argumenter de la propriété du tréfonds des ruisseaux, pour démontrer que les tréfonds des cours d’eau des rivières non navigables ni flottables est la propriété des riverains, c’est trop forcer les règles de l’analogie. Ce moyen peut être tolérable au barreau, mais je le crois plus qu’inutile dans un ouvrage destiné au développement de la science. Il n’est pas raisonnable d’exiger, dans ces immenses et sérieux travaux du législateur, une corrélation entière, parfaite: les forces humaines n’y tiendraient pas. Il y a tant de nuances respectives dans les choses, même dans celles qui sont liées ensemble par une essence commune, que nous devons souvent admettre dans le raisonnement ces modifications qu’une sage et prudente tolérance inspire à tout homme d’érudition et de goût; d’ailleurs on le sait, la loi pose un principe, et la doctrine qui le développe ne s’arrête pas aux arguties de la dialectique.

183. — Il suffit au riverain de l’usage journalier et perpétuel des cours d’eau (tenant la condition précaire dont j’ai parlé). La nature ne lui a pas donné assez de puissance pour retenir dans son patrimoine la propriété du cours d’eau d’une rivière quelconque et du lit qui le supporte, les proportions manquent .

Du reste, je tiens que la preuve la plus éclatante que les choses à cet égard sont maintenant telles que la nature les a placées, résulte de cette polémique existant encore parmi les plus savants publicistes. Malgré que chacun s’appuie sur le même texte des lois de la matière, l’on ne peut parvenir à s’entendre.

184. — Une considération qu’il n’est pas inutile de rapporter, c’est que l’on ne doit pas tirer avantage contre l’administration publique de ce qu’elle ne s’est nullement occupée des cours d’eau des rivières non navigables ni flottables, ni de leur lit, les ayant laissés, pour ainsi dire, sous l’empire de la volonté des riverains, sauf quelque mesure de police générale.

185. — Il ne faut pas non plus argumenter contre elle de ce que le curage est à la charge des riverains.

D’abord, l’administration, bien loin de multiplier les dépenses, doit au contraire chercher à les diminuer, c’est une partie essentielle de ses fonctions. Sans nécessité employer les fonds publics, c’est encourir le blâme général; et, tant que ces cours d’eau ne recevront pas la destination des cours d’eau navigables ou flottables, la nécessité dort.

D’un autre côté, le riverain qui en tire tous les fruits, si je puis m’exprimer ainsi, trouverait fort étrange que tout autre que lui fût chargé d’entretenir les berges et d’opérer le curage. Il doit, à lui seul, les soins d’un bon père de famille dans l’intérêt deson rivage; et, d’ailleurs, c’est comme un dépôt qui lui a été confié et qu’il doit rendre, s’il y échet, entier dans sa substance, entier dans son état d’entretien.

186. — Au moment de livrer mon ouvrage à l’impression, j’ai visé un arrêt de la cour de Douai, du 18 décembre 1846, recueil de Sirey, tome XLVII, 2, p. 11, et je me suis empressé de le noter ici. On y trouve des considérants remarquables; il serait trop long de les rapporter tous, je me borne aux plus saillants.

«Attendu que la propriété est le droit de jouir et de disposer

» des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en

» fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements

» (art. 544 du Code civil); que le propriétaire a non seulement

» le droit d’user exclusivement, mais encore celui d’abuser de sa

» chose, en la dénaturant et même en la détruisant entièrement;

» — attendu que l’eau courante, aqua profluens, c’est-à-dire

» celle qui, surgissant spontanément du sein de la terre, coule

» naturellement et d’une manière continue dans le lit qu’elle s’est

» creusé, ne peut tomber sous l’application d’un droit aussi absolu;

» — que, par sa nature, l’eau courante est en dehors de

» toute appropriation privée, et qu’il en est de même du lit qui la

» contient et qui en est un accessoire nécessaire, indépendant des

» fonds qui viennent y aboutir; — que les cours d’eau ainsi formés

» sont, au contraire, sinon une chose commune, dans la

» signification la plus étendue de ce mot, du moins une chose du

» domaine public et dont l’usage appartient à tous, sauf, en ce

» qui touche cet usage, les modifications résultant de la loi ou

» des règlements émanés de l’autorité publique compétente; —

» que c’est par application de ces principes que les fleuves et les

» rivères navigables et flottables sont placés, par l’art. 538 du

» Code civil, au rang des choses qui dépendent du domaine public,

» et qu’il n’en peut être autrement des rivières non navigables

» dont la nature est la même et qui ne diffèrent de ces grands

» cours d’eau que parce que leur volume est moins considérable;

» — que ces rivières ne sont donc pas et ne peuvent même pas

» être la propriété des riverains; — attendu qu’à supposer qu’il

» soit au pouvoir du législateur de distraire du domaine public,

» pour les faire passer dans le domaine des particuliers, des choses

» que leur propre nature soustrait à l’empire de ce dernier

» domaine, rien ne justifie que la loi française ait jamais attribué

» aux riverains la propriété des rivières non navigables; — attendu,

» etc.»

Cet arrêt est intervenu entre, d’une part, les sieurs Laurette et Bombart, et d’autre part, le sieur Dupas. Celui-ci prétendait que ceux-là n’avaient pas le droit de se servir de la rivière pour faire monter et descendre deux embarcations, au moyen desquelles ils faisaient une espèce de cabotage, le motif pris de ce que le sieur Dupas avait la propriété de la rivière en face de ses rivages, et qu’il n’avait concédé aucune faculté aux sieurs Laurette et Bombart.

Traité des cours d'eau navigables ou flottables

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