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CHAPITRE VIII.
ОглавлениеDE L’INDEMNITÉ DUE AUX RIVERAINS POUR LA DESTRUCTION DES BATIMENTS, CLOTURES, HAIES ET PLANTATIONS LE LONG DU CHEMIN DE HALAGE, ET DE CELLE A L’ÉGARD DE CE CHEMIN.
120. — On ne peut se dissimuler que l’assiette du chemin de halage ne doive être forcément considérée mouvante, tant dans la pensée de l’administration publique que dans celle des riverains.
Malgré cela, on ne doit pas en tirer la conséquence que, dans tous les cas, les riverains soient sans droit pour réclamer une indemnité. Ce serait violer ouvertement les règles d’équité et consacrer le principe d’une espèce de pénalité sans griefs; les bâtiments, clôtures, haies et plantations existant seraient sans valeur; et, pour l’avenir, quel qu’en fût le besoin, nul ne saurait se déterminer à faire de pareils ouvrages sur les terres riveraines du cours d’eau du domaine.
Les deux principes doivent donc se combiner ensemble, et marcher d’un pas égal vers un seul et unique but: celui contre lequel on ne peut articuler aucun blâme.
L’indemnité est ou non due selon les circonstances.
121. — Elle n’est point due si, par l’effet des affouillements des eaux du fleuve ou de la rivière, le chemin de halage est détruit en totalité ou en partie, le riverain étant alors tenu de fournir une nouvelle assiette, ou de compléter la partie restante de la précédente, sans indemnité.
C’est un cas de force majeure dont la responsabilité ne peut peser sur personne.
Nous l’avons dit d’ailleurs dans le cours de l’ouvrage: la possibilité ou la probabilité des alluvions est pour le riverain une juste compensation des dommages soufferts ou à souffrir, et, malgré cette éventualité de gain ou de perte, aucune réclamation de sa part n’est permise contre l’administration publique qui, n’ayant aucune chance de gain, ne peut être exposée à aucune chance contraire.
122. — Mais, que doit-il en être, en pareil cas, de la destruction des bâtiments, clôtures, haies et plantations dont l’existence légale ne pouvait être révoquée en doute?
Il n’y a pas analogie parfaite entre cette question et celle du n° précédent; l’analogie s’affaiblit bien plus encore, si nous voulons mettre la même question en parallèle à celle où il s’agit de déterminer le droit du riverain à l’égard de la destruction des ouvrages demandée par l’administration publique.
Dans le n° précédent, il s’agit seulement de la destruction par force majeure du chemin de halage, et de l’obligation à la charge du riverain de fournir sans indemnité une nouvelle assiette.
Ici il faut joindre, à la perte du terrain où s’exerçait la servitude du halage, la perte des bâtiments, clôtures, haies et plantations établies en vertu de l’alignement donné dans les formes légales par l’autorité compétente, en convenant toutefois que, s’il y avait lieu à indemnité, elle ne devrait s’étendre que sur ces derniers objets.
Cet alignement serait-il un titre à l’appui de la demande du riverain?
Il est nécessaire de distinguer:
123. — Si les agents de l’administration font erreur dans l’alignement donné, constaté par un procès-verbal régulier, et que plus tard le riverain soit tenu à la destruction des ouvrages par nouvel alignement provoqué par l’administration, toutes choses étant d’ailleurs dans le même état que ci-devant, l’indemnité est due sur le motif que l’erreur commise n’est imputable qu’à l’administration, le riverain n’étant nullement tenu de surveiller l’opération de l’alignement, ni de le faire rectifier, s’il n’est pas conforme aux règles tracées par la loi. Il a sans doute ce droit lorsqu’on attaque arbitrairement sa propriété ; sauf cela, il est sans intérêt et conséquemment sans action pour se plaindre.
Cette décision s’évince des plus simples règles du droit positif; chacun est tenu de répondre de ses faits personnels.
124. — Mais, en nous renfermant dans l’espèce proposée, si, au lieu d’un alignement erroné, il en a été donné un régulier, pour soumettre l’administration à la garantie des ouvrages détruits par la force majeure, il faudrait aller jusqu’à dire que le procès-verbal d’alignement équivaut à un titre formel de garantie, sur le fondement qu’en le donnant l’administration s’est de plein droit imposée l’obligation de veiller elle-même à la consolidation de la berge pour empêcher les affouillements, et par voie de suite la destruction des ouvrages établis par le riverain.
Cette prétention érigée en droit serait trop dure; aussi est-elle rejetée, non-seulement par les principes généraux, mais encore par ceux qui régissent la matière.
Par les principes généraux, on est garant de sa propre obligation et de celle des personnes dont on répond. On peut le devenir par voie de cautionnement à l’égard des tiers qui s’obligent.
Ainsi la garantie comme obligation accessoire pèse de plein droit sur la tête de tout débiteur y compris la caution. Elle est une condition inhérente à la matière de l’obligation principale dont elle ne peut être séparée que par convention expresse.
L’administration, donnant l’alignement sur la demande ou la sommation du riverain, ne peut être comprise dans cette catégorie. Le fait de l’alignement est isolé. Il doit être considéré comme emportant libération définitive.
Il n’y a pas de rapprochement possible entre l’administration d’une part, et d’autre part, le vendeur, le donateur, le dépositaire, ou tout autre débiteur. Les principes du droit, d’accord avec la raison, s’y opposent.
Ceux qui régissent spécialement la matière sont pour le fonds du droit, consignés dans l’art. 7, titre 28 de l’ordonnance de 1669, et dans l’art. 650 du Code civil, et pour les mesures de précaution, dans l’intérêt de la navigation et du tirage des trains, dans les lois et décrets relatifs à l’alignement des grandes routes.
La servitude du chemin de halage est établie sur le fonds riverain comme servitude légale, et l’obligation par le propriétaire d’obtenir l’alignement, avant d’établir aucun ouvrage permanent le long du chemin de halage, est dans l’ordre des mesures de sûreté.
On ne trouve rien dans ces différentes dispositions législatives qui puisse indiquer à la charge de l’administration une garantie quelconque en dehors des termes du droit commun.
Je viens de le dire: l’administration n’est garante que de la régularité de l’alignement, et c’est seulement sous ce point de vue qu’elle peut être assimilée au vendeur ou à tout autre débiteur. Le vendeur a pour objet principal de son obligation d’empêcher tout trouble et éviction contre son acheteur, et pour objet secondaire et de plein droit, l’obligation de garantie. L’administration a pour objet principal de son obligation la régularité de l’alignement, et pour objet secondaire aussi de plein droit, l’obligation de garantir le riverain du vice de l’alignement.
Ce rapprochement est le seul admissible.
125. — Du reste, l’administration n’a nul intérêt personnel à la consolidation des berges, la loi vient à son secours pour le remplacement sans indemnité d’un chemin de halage détruit par l’action des eaux ou par tout autre moyen de force majeure.
126. — C’est donc au riverain qu’incombe l’obligation de prendre des mesures de précaution pour éviter la destruction de ses propres ouvrages. S’il n’y parvient, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Sans compter qu’il est généralement facile de consolider les berges, l’alignement donné n’est obligatoire que par rapport à la ligne extérieure tirant vers le chemin de halage. Le riverain n’a pas moins la faculté d’établir les ouvrages dans l’intérieur de son champ et sur tel point que sa prudence pourra lui désigner.
127. — Le chemin de halage, appelé par l’ordonnance chemin royal, est soumis aux mêmes règles de police et de conservation que la grande voirie, et c’est sur ce motif que le riverain, qui veut établir des constructions ou des clôtures le long du chemin de halage, est assujetti à requérir un alignement comme les riverains des routes royales et sous les mêmes peines.
128. — Si le chemin de halage et les ouvrages établis par le riverain sur l’alignement donné sont détruits par la force majeure, et que l’administration ne soit tenue à aucun dommage, ayant même le droit d’exiger, sans indemnité, une nouvelle assiette pour l’exercice de la servitude en la portant sur le fonds restant, on doit décider le contraire lorsqu’il s’agit de la destruction des ouvrages sur la demande de l’administration.
Il y a entre les deux hypothèses une nuance tranchante: la force majeure d’un côté, la volonté de l’administration de l’autre. Cette différence dans les deux cas ne peut permettre l’application du même principe.
M. Proudhon, Traité du Domaine public, seconde édition, n° 790, s’exprime en ces termes: «Déjà nous avons dit qu’il ne peut être dû d’indemnité pour l’envahissement du sol, attendu qu’il n’est que le résultat de la force majeure; mais en ce qui concerne les plantations et constructions qu’il serait nécessaire de détruire pour rétablir le chemin, nous croyons qu’on doit faire ici l’application des règles que nous expliquerons plus bas, relativement à la suppression des usines, et dire que, comme il est dû une indemnité pour la suppression de celles qui avaient été établies par suite de concession de l’autorité compétente, de même il en doit être dû une pour la suppression des plantations ou des bâtiments qui n’auraient été établis que par l’autorisation du pouvoir administratif, parce que le même titre doit comporter la même garantie de la part de celui qui l’accorde, et que, dans la question qui nous occupe, il serait difficile de supposer que l’administration publique n’eût pas quelque faute de négligence à s’imputer pour avoir omis de munir le rivage du fleuve.»
Le raisonnement de M. Proudhon manque de clarté, même de justesse.
Il valait la peine de discuter la question de savoir si l’administration est tenue de veiller à la consolidation des berges, et de faire à ces fins les ouvrages nécessaires dans l’intérêt des riverains, surtout s’il s’agit de la conservation des bâtiments ou plantations établis sur un alignement régulier. Il ne suffit pas de dire qu’il serait difficile de supposer que l’administration publique n’eût pas quelque faute de négligence à s’imputer pour avoir omis de munir le rivage du fleuve.
Cette question préliminaire serait d’autant plus importante, dans le système de M. Proudhon, qu’elle serait entièrement liée à la question de l’indemnité.
D’un autre côté, s’agit-il de constructions ou plantations détruites, ou de celles à détruire, ou des unes et des autres ensemble?
On ne comprend pas trop l’opinion de M. Proudhon. A-t-il pensé que l’indemnité est due dans les deux cas?
Elle serait due incontestablement dans le premier cas, si l’administration avait à sa charge la consolidation de la berge, et qu’il fût reconnu que c’est par sa négligence que le chemin de halage, les bâtiments et plantations, ont été enlevés par l’action des eaux.
M. Daviel critique l’opinion de M. Proudhon .
«Mais, dit-il, une indemnité n’est-elle pas due au riverain dont des plantations importantes ou des constructions, établies d’abord à la distance légale du bord de la rivière, doivent être sacrifiées pour reporter plus loin le marchepied?
» M. Proudhon professe l’affirmative par le double motif que, d’une part, l’administration, en autorisant par un alignement la plantation ou la construction, en a garanti l’existence, et que, comme pour une usine dûment autorisée sur une rivière, elle n’en peut ordonner la destruction sans indemnité, et que d’autre part, il est difficile de supposer que l’administration n’a pas quelque négligence à s’imputer pour avoir omis de munir le rivage du fleuve.
» Mais, ajoute M. Daviel, outre que la suppression d’un établissement autorisé ne donne pas, dans tous les cas, lieu à indemnité, l’analogie établie entre une concession et une indication d’alignement ne nous paraît nullement admissible; et quant au devoir de munir les rives, aucune loi ne l’impose à l’administration. Ce soin de prudence incombe au riverain: s’il l’a négligé il doit en supporter la conséquence. La servitude qui l’astreint à fournir le marchepied, en quelque état que les eaux soient, dérive de la situation naturelle de son héritage, et, si la berge est détruite par les eaux, c’est une force majeure dont l’Etat ne lui doit pas garantie.»
La critique de M. Daviel est bonne, je l’adopte; mais j’estime que son raisonnement ne donne pas la mesure exacte de son opinion sur la question de l’indemnité qu’il aurait dû traiter en embrassant les deux hypothèses; ses lecteurs auraient trouvé quelque enseignement dans la discussion.
On connaît déjà la mienne sur l’une et sur l’autre. J’ai donné mes motifs à l’égard de la première. Il me reste à donner ceux se rapportant à la seconde, celle du présent numéro.
La force majeure libère tout débiteur loyal. Tel est le principe du droit naturel, sanctionné par le droit positif (art. 1148 du Code civil).
Il y aurait en effet une criante injustice d’imputer à un pareil débiteur un fait qu’il n’a pu prévoir ni empêcher.
Ainsi l’administration serait-elle tenue de munir les berges, qu’elle ne pourrait être déclarée responsable, ni de la destruction des bâtiments, ni de celle des plantations par l’effet de la force majeure, pourvu toutefois qu’on ne pût lui imputer faute de négligence (art. 1137 du Code civil).
Mais lorsque c’est seulement le chemin de halage qui a été rongé, l’administration demandant, sans offrir indemnité, la destruction des bâtiments et plantations pour une nouvelle assiette de la servitude, il faut convenir que ce cas ne peut recevoir l’application des mêmes principes que le précédent.
A la demande de l’administration, le riverain possesseur à juste titre, les bâtiments et plantations étant sur pied, opposera le droit inviolable de sa propriété ; il ajoutera que l’administration n’a qu’à rétablir le chemin de halage sur le tréfonds qui ne peut disparaître. La circonstance qu’il se rencontre à ce rétablissement des obstacles qui occasionneraient une forte dépense importe peu au riverain. Ce n’est pas une considération propre à affaiblir son droit.
Si la servitude ne cesse d’être due sans indemnité en vertu de l’ordonnance, il est sous-entendu que cette règle n’a son application que tout autant qu’il ne se rencontre pas, sur le nouveau tracé, des bâtiments, plantations, clôtures ou haies, établis sur l’alignement donné par l’autorité compétente et exécuté ponctuellement. S’il en était autrement, on aboutirait à cette lourde injustice de rendre le riverain garant des cas de force majeure. (Personne ne doit y être assujetti.) S’il fournit jusqu’à l’infini un emplacement libre pour l’exercice de la servitude, sans recevoir une indemnité pécuniaire, on a vu qu’il en est indemnisé par les alluvions présentes ou futures. C’est une espèce d’échange qui s’opère en cela. Or, si les bâtiments et autres ouvrages doivent être détruits sur la demande de l’administration, faut-il du moins balancer leur valeur avec une pareille fournie au riverain ainsi dépouillé.
Ce dernier raisonnement signale l’application de la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique légalement constatée, et je ne pense pas qu’on puisse en invoquer d’autre.
L’opinion de M. Proudhon, quant à l’indemnité à l’égard des ouvrages à détruire, est pour le fonds conforme à la mienne. Il y a seulement à remarquer qu’il n’y a aucune liaison entre ses motifs et les miens.
On a lieu de penser que M. Daviel refuse l’indemnité dans les deux hypothèses; car il ajoute à sa critique: «Il paraît pourtant que, par une jurisprudence d’équité adoptée par l’administration des ponts-et-chaussées, une indemnité est accordée au riverain qui peut justifier que les plantations et bâtiments, dont la destruction est ordonnée pour rendre au marchepied sa largeur, avaient été originairement établis à la distance légale de la berge, et que c’est l’action des eaux qui a détruit le terrain intermédiaire. »
M. Daviel, comme M. Proudhon, cite trois décisions conformes du directeur général des ponts-et-chaussées, sous les dates des 29 octobre 1811, 19 mai 1818 et 27 juillet 1823.
Si ce fonctionnaire a cru que l’administration n’était nullement tenue, par les principes de la matière, d’indemniser le riverain, il a été mu par un heureux instinct. L’équité est la suprême loi, et on doit se féliciter de la voir mettre en pratique par les premiers fonctionnaires de l’Etat, par préférence à l’application des lois dont le texte pousserait à l’injustice.
J’ajoute que, dans une nation policée, on ne doit point rencontrer de loi spoliatrice, et voilà pourquoi l’art. 57 de la charte a aboli la peine de la confiscation. Il y aurait réellement spoliation au préjudice du riverain, si l’administration s’emparait, sans payer indemnité, des ouvrages établis par lui légalement, le long du chemin de halage. Ce motif serait seul suffisant pour justifier mon opinion.