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MAGNIFIQUES DÉBUTS DU JEUNE FO- HI
Ce jour arriva plus vite qu’on n’était en droit de l’espérer. Le jeune Fo-hi eut du bonheur; un choléra bienfaisant lui enleva en quelques semaines deux aspirants, trois surnuméraires, et, ce qu’il y eut de plus agréable, un titulaire, un vrai titulaire, qui mourut, comme un simple mortel, après avoir eu la colique. Sa place fut demandée par cent dix-sept candidats, dont quatre ou cinq y avaient des droits. Le ministre était très vivement sollicité en faveur de deux concurrents par deux personnages également considérables, et à qui il craignait également de déplaire. Pour ne mécontenter aucun des deux, il en prit un troisième au hasard, et ce fut le jeune Fo-hi, qui fut convaincu ce jour-là qu’en Chine la faveur ne pouvait rien contre le mérite. Il entra en fonction le1er avril7961. Il était jeune, ardent, il voulait avancer; il déploya un zèle extraordinaire. On le voyait toujours debout avant l’heure fixée par les règlements, pressant ses ouvriers, comptant ses cailloux, et disposant ses tas avec un soin et dans un ordre dont se souviennent encore avec admiration les habitants de Pi-ho. Il passait ses nuits à rédiger les rapports que’chaque jaugeur doit écrire tous les soirs sur les événements de la journée. Il les remettait aux mains de son contrôleur, qui les adressait sans les avoir lus au vérificateur, qui les renvoyait à l’inspecteur, qui les faisait passer à l’administrateur en chef, qui les expédiait au ministre, qui les déposait discrètement dans un carton, où les lettrés peuvent encore aller les lire, trente-huitième salle des archives, cent dix-septième colonne, sous l’étiquette douze cent quatre-vingt-quinze mille.
Le jeune Fo-hi était fort surpris qu’on ne lui eût jamais fait de compliments sur ces rapports, où il mettait toute son âme, et qu’il relevait à propos de quelques citations sanscrites. Il n’en continuait pas moins de les écrire du même style. Il se donnait tant de mal pour bien faire sa besogne, qu’il commença d’être mal vu de ses collègues. Les plus sensés l’excusaient, disant que c’était la fougue du jeune âge, que cela se passeraitt; mais la plupart le traitaient tout bas d’intrigant, qui prétendait se distinguer, au détriment de ses camarades, par des innovations dangereuses de zèle. On lui faisait mauvais visage, on le regardait avec des yeux méfiants. Il s’en consolait en songeant qu’il avait pour lui le témoignage de sa conscience et l’estime de ses chefs.
Il écrivit à son père une longue lettre, où il contait ses exploits. On la lut en famille, et elle y apporta la joie la plus vive. Le vieux Li-joulin fut le seul qui ne partagea point la satisfaction générale.
–Tout cela ne me plaît point, dit-il, en branlant la tête. Il n’est pas bon pour un jeune homme de se montrer trop capable d’un emploi subalterne. On l’y laisse volontiers. Le sage Confucius avait l’habitude de dire: «Pas de zèle, pas de zèle.»
–Pas de zèle! s’écria M. Fo-hi père. Je voudrais bien voir qu’un de mes commis ne travaillât pas dur: je vous l’aurais bien vite mis à la porte. Vous voyez en revanche où arrivent ceux qui ont du cœur à l’ouvrage.
Et il serra la main de son gendre.
–Vous n’êtes pas le gouvernement, et l’empire n’est point une boutique d’épicerie. Vous n’avez que le nombre juste d’employés qu’il vous faut; vous exigez qu’ils fassent votre besogne vous, et les payez en conséquence, s’ils la font bien.
–Et mieux ils la font, mieux je les paye.
–Et vous avez raison. Le gouvernement fait précisément le contraire, et il a raison encore. Voyez, je vous prie, quel désordre votre fils doit jeter, avec sa belle ferveur de néophyte, dans les rouages de l’administration. Il rend d’un même coup tous ses supérieurs inutiles: car à quoi sert un contrôleur qui n’a rien à contrôler, ou un vérificateur qui n’a plus de vérifications à faire? Croyez-vous que ces messieurs sachent gré à votre jeune homme d’apprendre au public qu’on pourrait se passer d’eux? Soyez sûr qu’au fond ils lui en veulent au moins autant que ses collègues. C’est un jeune imprudent qui vient troublér la paix de la cité de Dieu. Y a t-il rien au contraire de plus beau et de plus merveilleusement ordonné qu’une administration où chacun cède une part de sa besogne au voisin, par un esprit bien entendu de charité publique? Le jaugeur ne jauge qu’imparfaitement, pour ne pas désobliger le contrôleur, qui ne contrôle que médiocrement, par respect pour le vérificateur, qui ne vérifie que superficiellement, pour être agréable à l’inspecteur, qui se garde bien de rien surveiller, afin de pas couper l’herbe sous le pied de l’administrateur en chef, qui dort sur ses deux oreilles en songeant au ministre. C’est un aimable échange de bons procédés, qui entretient l’harmonie dans tout l’empire, et l’ouvrage se fait ainsi lentement et pour ainsi dire tout seul, par le progrès naturel des choses, sans que personne le pousse avec un empressement fâcheux et de mauvais goût.
–Ah! vous croyez que le travail se fait ainsi tout seul, vous!
–Il ne se fait encore que trop!
–Comment cela? dit le gendre de M. Fo-hi. qui paraissait fort intrigué.
–Eh! sans doute, reprit le vieux lettré. Car s’il ne se faisait point, l’empereur ne manquerait pas, pour remédier au mal, de créer une nouvelle escouade de jaugeurs de pierres, laquelle nécessiterait la nomination de deux ou trois contrôleurs, qui exigeraient la présence d’un vérificateur. Que de places nouvelles, et que d’heureux à faire! Votre fils est un trouble-fête, qui passe, comme une gelée blanche, sur cette multiplication des fonctionnaires. Il lui arrivera malheur; écrivez-le-lui de ma part.
Le bonhomme écrivit; mais sa lettre tomba dans un mauvais moment, le dernier jour du premier trimestre. Le jeune Fo-hi venait d’émarger. Ceux qui ont eu l’inexprimable bonheur d’être fonctionnaires savent tout ce qu’il y a de joie et d’enivrement dans ce petit mot, qui brille comme une pièce d’or neuve. Il faisait sauter dans le creux de sa main ces beaux taëls où l’image de l’empereur reluisait au soleil. Le premier argent qu’on gagne de son travail a toujours je ne sais quoi de capiteux. Le jeune homme serra gaiement dans sa poche les sages remontrances de son père sans y réfléchir une minute; il mit quatorze fois son paraphe sur les quatorze feuilles d’émargement que lui présenta le caissier: il eût donné deux cents signatures si on les lui eût demandées. On lui retint cinq pour cent sur chaque mois de traitetement, plus douze pour cent sur le premier mois; c’était, lui dit-on, une attention délicate du gouvernement qui voulait lui constituer un fonds de retraite, et lui assurer du pain pour l’âge où il n’aurait plus de dents. Il trouva cela le mieux imaginé du monde, invita ses collègues à dîner, les grisa tous, se grisa lui-même comme un bonze, dépensa en une nuit le trimestre qu’il avait touché le matin, et s’éveilla le lendemain soir avec un grand mal de tête et sans un sou.