Читать книгу Les misères d'un fonctionnaire chinois - Francisque Sarcey - Страница 9
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LE JEUNE FO-HI PASSE FONCTIONNAIRE
–Et quelle place? demanda-t-on après la première explosion de joie.
La place n’avait rien de bien brillant; elle n’était assurément pas digne des hautes facultés du jeune Fo-hi, mais il faut bien commencer par quelque chose.
On sait que les Chinois entretiennent leurs routes, comme nous faisons, en les couvrant d’une couche de cailloux, qu’ils écrasent sous la pression d’un rouleau. Ils ont inventé le macadam, comme ils ont inventé la boussole et la poudre à canon. Des ouvriers spéciaux sont échelonnés de distance en distance, le long du chemin; ils n’ont d’autre occupation que de casser de gros blocs de pierre et de les débiter en menus morceaux qu’ils ramassent en tas et disposent sur le bord de la route. La forme et la dimension de ces tas ont été réglées, de temps immémorial, par le fondateur de la vingt-deuxième dynastie, en qui Dieu avait mis son esprit de sagesse. Deux ou trois mille ans après, l’incomparable Se-ï-ho se couvrit de gloire en déterminant le nombre des morceaux dont se devaient composer ces tas de cailloux. Il le fixa à3,333, parce que trois est un nombre sacré, et qu’en l’additionnant trois fois avec lui-même ont obtient le nombre neuf, qui est celui des sphères célestes et des vertus du Tout-Puissant. Ce règlement dura sept siècles et demi, jusqu’au règne du sage Fisch-tonkan, dont le nom est si célèbre par toute la terre. Ce grand monarque prit un nouvel arrêté par lequel, tout en rendant justice aux vues élevées et droites de son prédécesseur, il déclarait que le règlement fait par lui témoignait d’une superstition grossière, et n’était plus en rapport avec les idées de la Chine. Il prenait un juste milieu entre les aveugles partisans de la routine, qui voulaient qu’on s’en tînt au chiffre consacré, et les novateurs téméraires qui demandaient qu’on l’abaissât à trois mille, et l’arrêtait à3,300. Il se flattait que cette réforme si désirée, si nécessaire, serait définitive. Cent cinquante ans plus tard, l’élève de Confucius, l’immortel Ka-o-li, fit une nouvelle révolution dans les tas de cailloux; il décida que le nombre des morceaux ne devait jamais passer trois mille, et que ce nombre seul pouvait faire le bonheur de la Chine. Quelques esprits mécontents grondèrent tout bas, mais la nation reconnaissante décerna tout d’une voix à Ka-o-li le surnom, qu’il avait si bien mérité, de Père de la patrie.
Je ne parle que pour mémoire d’une infinité de règlements qui prescrivaient, les uns, que les cailloux fussent ronds, pour ne pas blesser les chevaux, les autres, qu’ils fussent aiguisés par le bout, pour donner plus de prise au rouleau. On peut consulter aux archives impériales cet ensemble d’arrêtés, qui ne forme pas moins de dix-huit volumes, et qui restera comme un des plus beaux monuments de la sagesse chinoise.
On comprend que l’entretien des routes doive mettre en mouvement une armée d’ouvriers et de fonctionnaires. Outre le casseur de pierres, qui est au dernier degré de cette échelle hiérarchique, mais qui n’est regardé que comme un manœuvre, et parfaitement méprisé comme tel, il y a le maître jaugeur, qui dispose les tas de cailloux dans la forme voulue, le contrôleur, qui les examine et qui les compte, le vérificateur, qui les recompte, l’inspecteur, qui surveille ces divers agents, et l’administrateur en chef, qui dirige tout, après avoir pris les ordres du ministre, qui en réfère à l’empereur. Les tas de pierres sont l’ornement de la Chine et font son orgueil, mais ils lui coûtent bon, comme dit Panurge dans un livre de piété écrit par un bonze célèbre. Le casseur de pierres travaille tout le jour et gagne à peine de quoi mangerr; le maître jaugeur fait un peu moins et gagne un peu plus, et cela va toujours ainsi jusqu’à l’administrateur en chef, qui reçoit d’assez gros appointements pour se croiser les bras.
De si bonnes places sont fort courues, comme on le pense bien. L’empereur en a multiplié le nombre sans pouvoir encore satisfaire les désirs de ses sujets. Il y a presque autant de maîtres jaugeurs en Chine que de tas de cailloux, mais les candidats sont plus nombreux que les étoiles du ciel. Le gouvernement a voulu faire quelque chose pour eux, il a créé des places de surnuméraires. Les surnuméraires sont des gens à qui l’on dit: «Prenez patience, la première place vacante sera pour vous, attendez»; et qui serrent en attendant la boucle de leur robe. Et comme cela ne suffisait point encore, on a décidé qu’il y aurait des aspirants au surnumérariat. Le jeune et incomparable Fo-hi était nommé ASPIRANT SURNUMÉRAIRE MAITRE JAUGEUR DES TAS DE CAILLOUX au petit village de Pi-ho; toute la famille chercha l’endroit sur la carte, et reconnut qu’il était à l’autre bout de l’empire. Madame Fo-hi soupira en songeant qu’elle n’embrasserait peut-être plus son fils. Mais le jeune homme ne se sentait pas de joie, il allait voir du pays.
Il eut, par faveur spéciale, quelques jours avant son départ, une audience du ministre des travaux publics. Il tremblait fort, en entrant chez ce grand personnage; il craignait qu’on ne le reçût avec hauteur et avec morgue. Il trouva un homme simple, aisé, poli, qui l’accueillit avec autant de bienveillance que de dignité. Il causa familièrement avec lui pendant cinq minutes, lui donna de bonnes paroles, et termina en lui disant qu’un bel avenir s’ouvrait devant lui, et qu’avec l’éducation qu’il avait reçue il ne manquerait pas d’avancer rapidement dans la carrière qu’il avait choisie.
Le jeune homme ne comprenait pas fort bien à quoi le sanscrit pouvait lui être bon pour jauger des cailloux; il n’en sortit pas moins enchanté de son audience, et se fit sur-le-champ faire un superbe habit bleu, brodé d’argent; c’était l’uniforme de ses fonctions. M. Fo-hi père dut payer l’habit; il paya le voyage, il promit de payer encore les premiers frais d’installation; mais il ne regretta point cet argent: le jour n’était pas loin où il allait recueillir le prix de tant de sacrifices.