Читать книгу Les misères d'un fonctionnaire chinois - Francisque Sarcey - Страница 12
IX
ILLUSIONS PERDUES ET RETROUVÉES
ОглавлениеLe jeune Fo-hi sortit de là plus étourdi, plus hébété que l’homme qui vient de recevoir une forte tuile sur la tête. Ses yeux ne voyaient plus, et les oreilles lui tintaient d’une étrange manière. On eût dit, à son air absorbé, qu’il était ivre. Il trouva, en rentrant chez lui, une lettre de son père.
«Mon cher fils, lui disait l’épicier, tout va bien ici. Tes deux sœurs m’ont rendu grand-père le même jour et presque à la même heure. Tu possèdes deux nièces qui sont gentilles à croquer et me ressemblent étonnamment. J’avoue que pour moi un garçon eût mieux fait mon affaire; tu l’aurais pris tout naturellement sous ta protection, tu l’aurais conduit par la main aux postes les plus éminents. Je voyais déjà sa fortune faite. Mais rien n’est perdu pour attendre; je vais te commander un petit-neveu; tes sœurs ne me paraissent point femmes à bouder sur l’ouvrage.
» Ton beau-frère Pé-ka-o fait d’excellentes affaires; ses récoltes ont été magnifiques, et il vient d’acheter un fameux lopin de terre qu’il guignait depuis longtemps. Ce gaillard-là s’arrondit joliment; il deviendra, s’il plaît à Dieu, l’un des plus riches laboureurs de la contrée.
» Je suis toujours très content de ton autre beau-frère Chi-kan-go. Ce garçon n’est pas si sot que je l’avais imaginé, il a l’esprit du commerce. C’est un esprit dont tu ne fais pas grand cas, toi qui en as tant d’autres, mais il est utile dans l’épicerie. Le chiffre de nos affaires a presque doublé en six mois. Tu ne reconnaîtrais plus la boutique de ton père; c’est un fort beau magasin, tout étincelant de glaces où se mirent les passants. Nos voisins en crèvent de jalousie, et cela me fait plaisir.
» Je suis heureux, mon cher fils, autant qu’un homme peut l’être ici-bas. Mais c’est encore toi qui es ma plus grande joie et mon premier orgueil. Tu illustres ta famille. C’est grâce à toi que le nom des Fo-hi pénétrera dans le palais des ministres, et frappera les oreilles sacrées de l’empereur. Nous brillerons tous de l’éclat que tu répandras sur nous. Mais permets ce conseil à ton vieux père: Ne te laisse pas éblouir par la prospérité; ne dissipe pas en folies l’argent que tu gagnes. Envoie-le-moi plutôt; je te le placerai dans notre maison de commerce, il te rapportera huit et dix pour cent. C’est un joli dernier, comme tu vois.
» Adieu, mon cher fils; nous t’embrassons tous avec la plus vive affection, et nous souhaitons que la fortune te soit toujours fidèle.
» Ton père, FO-HI.»
Le jeune homme froissa la lettre avec un geste de dépit.
–De l’argent! s’écria-t-il; de l’argent à placer! Les pères ont d’étranges idées vraiment! Croit-il donc que je vis de coquilles de noix? Je n’ai pas même de quoi dîner ce soir.
Il eût aisément trouvé des fournisseurs pour lui faire crédit, ou des collègues pour lui avancer quelques menues sommes. Mais, je l’ai déjà dit, il avait l’âme plus haute que l’esprit étendu; il était fier, ne voulait rien devoir à personne. Il aima mieux emprunter sur gages.
Il y avait dans la ville voisine un établissement philanthropique qui faisait aux pauvres diables la faveur de leur prêter à douze pour cent, sur bonnes nippes. Il s’enflait lentement de la dépouille des misérables, mais on ne pouvait lui en savoir mauvais gré. Il versait chaque année le trop-plein de ses bénéfices dans la caisse des hospices de l’endroit. Il réduisait les gens à l’hôpital pour le plaisir de les y soigner. C’est par esprit de charité qu’il faisait l’usure.
Notre héros eut recours à ce prêteur obligeant. Il était fort embarrassé, la première fois qu’il vint dans cette maison. Il entra, baissant la tête, tout rouge, et regardant à la dérobée si on ne le voyait pas. Mais il reconnut aux mains d’un employé la montre et les breloques de son inspecteur; ces breloques lui rendirent son courage. «Je ne suis donc pas le seul,» pensa-t-il. Il engagea successivement tous les effets dont il n’avait pas un besoin immédiat. Son habit même, son bel habit bleu, brodé d’argent, passa de l’armoire, où il dormait précieusement entre deux serviettes, dans les magasins de l’usure. Il fut accroché, comme la plus vulgaire des friperies, à un ignoble clou, entre le singe empaillé d’un saltimbanque et le scapulaire gras d’un fakir. Ce que c’est que de nous pourtant!
Le dernier jour du mois, le jour même où il finissait sa peine, le jeune Fo-hi reçut une invitation à passer la soirée chez son inspecteur. Il ne put s’y rendre, faute d’habit. Cette absence fut remarquée; l’inspecteur en écrivit au vérificateur, qui transmit la plainte au contrôleur, qui fit venir le jeune Fo-hi.
–Monsieur, lui dit-il sévèrement, il faut croire que vous êtes incorrigible. Vous semblez prendre plaisir à mécontenter vos chefs. Je suis chargé, par M. l’inspecteur, de vous demander des explications sur un fait grave. Pourquoi avez-vous affecté de ne point paraître au bal où votre supérieur administratif vous avait fait l’insigne honneur de vous inviter?
Il y eut un moment de silence; le jeune Fo-hi regardait avec ardeur les dessins que formait le carreau de la salle. Il se fût laisser tuer sur place plutôt que d’avouer la triste vérité. M. le contrôleur reprit avec force:
–Vous ne répondez point! Ehh! que répondriez-vous? quelle excuse pourriez-vous bien avoir pour un acte aussi étrange et qui témoigne si hautement de votre esprit d’indiscipline et d’insubordination. Ce n’est pas certes, que M. l’inspecteur attendit après votre présence pour donner plus d’éclat à sa fête. Non, monsieur; la soirée d’un supérieur est toujours une belle soirée, alors même qu’il n’y viendrait personne. Le bal d’un supérieur peut aisément se passer de tout; celui de M. l’inspecteur n’avait ni orchestre, ni rafraîchissements; en était-il moins beau, je vous prie? J’y suis allé, monsieur; je m’y suis amusé, monsieur; c’était l’ordre. Votre devoir était de vous amuser aussi. Vous avez manqué à tous vos devoirs. Et pourquoi? par mépris, sans doute?
–Mais, monsieur, balbutia le pauvre Fo-hi.
–Vous répondez, je crois, vous répondez! il ne manquait plus que cela?
–Mais vous m’interrogez, s’écria Fo-hi exaspéré.
–Sortez, monsieur, sortez à l’instant même. Je rendrai compte à qui de droit de votre inqualifiable conduite.
Un rapport foudroyant fut tout aussitôt adressé au ministère, à Pékin. On y demandait en termes exprès la destitution du jeune Fo-hi. Le chef de bureau qui le reçut y mit négligemment une note approbative en marge, et le renvoya, avec quelques autres également annotés de sa main, à l’expéditionnaire chargé de faire les réponses. Le hasard fit que l’expéditionnaire était fort pressé de besogne, il confondit deux lettres qu’il avait à écrire; il mit sur celle qui était destinée à Fo-hi le nom d’un pauvre diable pour qui l’on avait demandé de l’avancement, et mit en revanche le nom de Fo-hi sur l’autre. Le chef de bureau signa sans lire; le ministre contresigna, et deux mois après, l’administrateur en chef des chemins de Pi-ho reçut la réponse à son rapport. Il se frotta d’abord les yeux aux premiers mots qu’il lut; puis il se gratta l’oreille, et tomba dans de profondes réflexions.
–Qui l’aurait cru? se dit-il. Ce petit Fo-hi est le filleul d’un arrière-petit-cousin d’un conseiller de l’empereur. On lui fait des compliments; on le nomme contrôleur de première classe. Il faut que son protecteur ait bien du crédit. J’ai fait un pas de clerc.
Il prit vivement sa canne, et s’en fut comme un trait chez le jeune Fo-hi. Il monta lestement les six étages, entra sans frapper:
–Eh! bonjour, mon cher ami, lui dit-il en lui serrant les mains. J’ai voulu moi-même vous apporter de bonnes nouvelles. J’avais depuis longtemps reconnu et apprécié votre mérite, mais je n’avais pu vous témoigner jusqu’à présent qu’une bonne volonté inutile: vous étiez un peu jeune, monsieur. Le ministre vient enfin, sur mes instantes prières, de récompenser vos services. Vous êtes nommé contrôleur de première classe dans une des villes importantes du Midi, à Song-Koug-Chou. Vous partirez dans deux jours. Peut-être n’êtes-vous pas en argent; voici une indemnité de cent taëls, que je vous donne sur les fonds disponibles de mon administration. Vous irez demain la toucher à la caisse; on vous payera à vue. Recevez mes félicitations bien sincères, mon jeune ami, et n’oubliez pas que je serai toujours ravi d’apprendre ce qui vous arrivera d’heureux. C’est moi qui vous ai mis dans le bon chemin, soyez sûr que j’y suivrai vos progrès avec sollicitude. Adieu, mon ami, et bon courage!
Telle était la stupeur du jeune Fo-hi, qu’il ne put articuler une parole.
–Ce gaillard-là est très fort! pensa l’administrateur, qui prit son silence pour de la réserve. Il ira loin, il ira loin!
Dès ce moment le jeune Fo-hi ne vit plus autour de lui que des visages pleins de bienveillance et des regards souriants. Ses collègues l’embrassaient avec effusion, ses supérieurs lui faisaient la cour, et semblaient lui demander grâce. Il alla dégager son bel habit bleu brodé d’argent, paya toutes ses dettes et dormit comme un homme dont aucun créancier ne trouble plus les rêves.
Le jour de son départ, il s’en fut prendre congé de son administrateur en chef.
–Ma foi! lui dit-il avec un sourire, je puis vous dire cela maintenant! mais si je ne suis point allé au bal où vous m’aviez si gracieusement invité, c’est tout uniment que mon habit était en gage!
–A! si j’avais su cela! s’écria l’administrateur avec un geste de regret.
Et il donna une longue poignée de main à son jeune protégé. Il daigna l’accompagner lui-même jusqu’à la voiture, et le proposer, comme un exemple, à tous ses collègues qui étaient venus aussi lui faire leurs adieux. Le jeune Fo-hi partit le cœur gonflé de joie.
–Mon pauvre père sera-t-il heureux! s’écria-t-il.
Vous voyez que c’était un bon garçon, et que si les grandeurs lui troublaient la cervelle, elles ne pouvaient corrompre son cœur.
Le lendemain de ce jour mémorable, tous les jaugeurs de pierre, contrôleurs et vérificateurs reçurent l’ordre de se rendre chez l’inspecteur, où ce fonctionnaire leur lut d’une voix humble et ferme une circulaire de M. l’administrateur en chef.
«J’ai appris, disait la circulaire, que certains employés de mon administration ne craignaient pas de compromettre leur uniforme en le mettant en gage. C’est un abus grave. Il est indécent qu’un costume que les yeux du peuple sont habitués à respecter comme une émanation même de Sa Majesté impériale, soit accroché pêle-mêle avec les haillons de la misère. Je vous engage, monsieur l’inspecteur, à prévenir tous les fonctionnaires qui sont sous vos ordres, que si j’entends parler d’un scandale pareil, je serai forcé d’appeler sur la tête du coupable toutes les rigueurs de l’administration.»
L’inspecteur plia respectueusement le papier, après cette lecture, et il ajouta de son cru, en guise de commentaire:
–J’espère, messieurs, que vous vous conformerez aux intentions de M. l’administrateur en chef. Elles sont loyales et paternelles. Je dis qu’elles sont loyales; car elles portent, comme tout ce que fait M. l’administrateur en chef, le cachet de la loyauté. Mais j’ajoute aussi qu’elles sont paternelles; car M. l’administrateur en chef désire– je le tiens de sa bouche même, et je suis heureux autant que fier de vous répéter ses propres paroles –oui, M. l’administrateur en chef a daigné me dire lui-même, de sa propre bouche, qu’il désirait que ses subordonnés n’eussent jamais l’ennui d’être privés d’un costume qui était l’ornement de leurs attributions respectives, et l’honneur du corps dont ils ont celui d’être membres. Je suis en outre chargé par M. l’administrateur en chef d’écouter et de transmettre vos observations, si vous en aviez par hasard à faire. J’ai répondu pour vous d’avance à M. l’administrateur en chef, qu’il était impossible qu’on opposât rien à un ordre aussi sensé, aussi formel.
–Pardon, monsieur l’inspecteur, interrompit un tout jeune homme; mais quand nous mettons nos habits en gage, ce n’est pas apparemment pour notre plaisir!
–Non, monsieur, c’est pour violer les règlements, et cela n’est point un plaisir; ou plutôt, je me trompe, c’est un plaisir pour les esprits indisciplinés. Mais l’administration à l’œil sur eux; et elle saura déployer, le jour où il en sera besoin, une juste sévérité, qu’ils y prennent garde! Messieurs la séance est levée!
Et cependant le jeune Fo-hi courait en poste sur la route de Song-Koug-Chou. On a le cœur léger quand on a la bourse pleine. Son voyage était délicieux. Il se livrait sans arrière-pensée au plaisir de voir passer devant ses yeux de nouveaux pays; et le soir venu, il se reposait de sa fatigue, en dînant copieusement dans une bonne auberge. Il badinait après boire avec la servante. Les digestions faciles font les heureux caractères. Un jour qu’il s’était arrêté pour se rafraîchir, il vit entrer un homme vieux, chauve, pâle, dont l’aspect singulièrement digne et râpé le frappa. Il s’approcha de lui, et comme cela se pratique entre voyageurs, il lui demanda d’où il venait:
–De Song-Koug-Chou, dit le vieillard.
–Tiens! mais j’y vais moi-même, s’écria Fo-hi! J’y suis nommé contrôleur de première classe dans l’administration des routes.
Le vieillard parut à son tour fort surpris, et regarda si douloureusement notre héros, que le jeune homme, touché de compassion, lui demanda s’il avait quelque grand chagrin.