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PREMIÈRE SECTION.
DÉPENSES CONCERNANT LA NOURRITURE.
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Classification des aliments en7articles principaux.
Il est difficile, dans l’état actuel de la science, d’établir une classification méthodique parmi les substances que les ouvriers européens emploient pour leur nourriture. Les personnes qui font de l’hygiène une étude spéciale ne paraissent pas avoir, sur cette question, des idées arrêtées, même pour une région circonscrite: d’un autre côté, les ouvrages spéciaux n’ont pas encore accordé à cette matière l’importance qui lui est due. Pour obvier à cette absence d’indications scientifiques, on s’est attaché, en premier lieu, à déterminer, par l’observation, les aliments qui semblent se suppléer l’un l’autre dans le même lieu, on dans les diverses contrées, afin de les grouper dans la même classe. En second lieu, on s’est appliqué à discerner les groupes de substances qui jouent, dans l’alimentation humaine, des rôles différents, et qui, dans les cas les plus ordinaires, sont au moins représentés par un de leurs équivalents. En subordonnant, d’ailleurs, ces distinctions aux conditions de simplicité qui devaient être observées dans un exposé de ce genre, on a été conduit à grouper les objets alimentaires en sept articles principaux: les céréales, les corps gras, les laitages et les œufs, les viandes et les poissons, les légumes et les fruits, les condiments et les stimulants, les boissons fermentées.
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Art. 1ER. CÉRÉALES.–Blés des diverses régions; grains mondés, gruaux et farines; pains, bouillies, nouilles, etc.
Dans le système de l’Europe, les céréales doivent être placées, en raison de leur importance, au premier rang des substances alimentaires. Elles l’emportent en poids sur les autres catégories d’aliments. Quand une impérieuse nécessité oblige de simplifier le régime alimentaire, les céréales y deviennent tellement prédominantes, qu’elles absorbent plus des deux tiers de la dépense relative à la nourriture [XIII, XXXIII], ou la moitié de la dépense totale de la famille [XXXIII]. A mesure que l’aisance et le bien-être augmentent, les autres aliments, et surtout les corps gras, les viandes et les boissons fermentées, jouent, dans l’alimentation, un rôle plus considérable: et c’est ainsi que, dans certains cas, le rapport de la dépense en céréales à la dépense totale de la famille se trouve réduit au huitième [IX, XXIV, XXV], parfois même au douzième [XVIII, XXII].
La nature du grain ou du mélange de grains qui forme ce premier fondement de l’alimentation humaine est un des détails les plus importants de la vie domestique des ouvriers et de l’industrie agricole de chaque région. Pour la désigner, il existe dans toutes les langues de l’Europe un terme distinct du nom spécial donné à chaque sorte de grains. Le mot Bléest, dans la langue française, le meilleur équivalent de tous ces termes; il convient donc de l’employer pour désigner, selon les localités, le froment, le seigle, l’orge, l’avoine, le riz, le sarrasin, le maïs, ou le mélange de ces grains employés comme aliment journalier.
La nature du blé varie selon les contrées, par un ensemble de causes au premier rang desquelles figurent le climat, le sol, les produits agricoles et le degré d’aisance de la classe la plus nombreuse. Sous ce rapport, on distingue en Europe trois zones parallèles qui s’étendent dans la direction du sud-ouest au nord-est, depuis l’Atlantique jusqu’aux monts Ourals. La zone septentrionale a pour blé l’avoine (Avena sativa, L.); elle comprend les îles de l’océan Glacial, l’Ecosse et ses îles, le Jutland, la Norwége et la majeure partie de la Suède, la Finlande, le nord de la Russie et des monts Ourals jusqu’au59e degré. La zone méridionale a pour blé le maïs (Zea Mays, L.), et, dans une moindre proportion, le froment (Triticum sativum, L.D.); elle embrasse les deux péninsules, la France méridionale, la Carniole, la Grèce, les plaines de la Turquie, des Principautés du Danube et de la Hongrie, la Russie méridionale et la Crimée. Enfin, la zone centrale ou intermédiaire est surtout caractérisée par le seigle (Secale cereale, L.), l’orge (Hordenm vulgare, L.) et le froment, cultives ensemble ou séparément, et associés ça et là, vers le nord, a l’avoine, vers le sud, au maïs. A ces espèces principales se joignent quelques grains qui constituent des blés importants dans d’autres parties du monde, mais qui ne s emploient en Europe qu’accidentellement, et dans un nombre assez restreint de localités, tels sont: le riz (Oriza sativa, L.), le millet (Panicum miliaceum, L.) et le sarrasin (Polygonum fagopyrum, L.).
Le mode suivi pour la préparation et la cuisson des céréales mérite une attention particulière: les populations conservent, en général, ce détail de moeurs avec une opiniâtreté remarquable; on y trouvera parfois un moyen indirect d’apprécier le niveau de la civilisation, ou de constater, entre deux peuples, une différence ou une communauté d’origine.
Rarement, en Europe, le blé est soumis à la cuisson à l’état de grain monde; souvent, il est préalablement concassé en petits fragments qui reçoivent le nom de gruau; dans beaucoup de régions il est converti en une poudre fine nommée farine. Il est rare de voir la décortication, le concassage ou la mouture du grain former, comme cela a lieu fréquemment en Afrique et en Asie, une industrie domestique [III (E)]. La force mécanique de l’air et de l’eau, devenue, pour cet usage, d’un emploi général en Europe, exempte les populations ouvrières de cette région d’un immense travail. La farine, telle qu’elle est livrée par la mouture, ou après avoir été débarrassée du son, est élaborée suivant trois modes principaux.
Dans le premier mode, la farine, malaxée avec de l’eau et divers ingrédients, est abandonnée pendant quelque temps à une fermentation spontanée, qui, en développant des gaz, communique à la masse un certain degré de porosité. Ainsi préparée, la pâte est soumise à la cuisson dans un milieu porté à une haute température; on l’y maintient jusqu’à ce qu’elle ait perdu la majeure partie de l’eau mélangée, et ait acquis une consistance toujours solide, parfois très-dure. Les produits de cette manipulation ont été désignés, dans l’Atlas, sous le nom de pain, bien qu’ils puissent différer beaucoup de ceux auxquels les Français appliquent cette dénomination [VII, S9]. Ce mode de cuisson est le plus usité en France, le pays du monde où le pain proprement dit entre pour la plus grande part dans l’alimentation. Il est également fort commun en Angleterre et dans la basse Écosse, en Espagne, dans l’Allemagne septentrionale et en Scandinavie. Le pain lui-même y est consommé, tantôt à l’état solide, assaisonné par divers aliments, tantôt détrempé dans divers liquides, à l’état de soupe. La fabrication du pain, comme la préparation des autres aliments, est ordinairement à la charge de la mère de famille, lorsque celle-ci consacre tout son temps aux travaux domestiques: c’est l’une des premières occupations qu’elle abandonne, aussitôt qu’adoptant les habitudes de l’Occident, elle consacre régulièrement une partie de son temps au travail extérieur. Chez les populations agglomérées, le haut prix du combustible rend la cuisson du pain très-dispendieuse, lorsqu’elle n’est pas pratiquée sur une grande échelle, et, d’un autre côté, la rareté de l’emplacement ne permet pas d’annexer un four à chaque habitation: dans ce cas, la fabrication du pain est confiée à des artisans spéciaux, ou elle est exercée à l’aide de diverses combinaisons participant plus ou moins d’un régime de corporation.
Le second mode consiste à former, avec de la farine, de l’eau et parfois divers ingrédients, un mélange que l’on partage en fragments de formes et de grosseurs diverses, pour les soumettre à la cuisson dans de l’eau pure ou diversement assaisonnée. De là résulte une pâte demi-solide, cédant facilement à une faible pression. On consomme cet aliment, comme le pain à l’état de soupe, ou assaisonné au moyen de divers ingrédients; souvent on le soumet, dans un corps gras, à une seconde cuisson. Plusieurs de ces préparations sont usuelles dans l’est de la France, ou elles paraissent avoir été importées, par l’Allemagne méridionale, des provinces slaves de l’Autriche. On les y désigne, selon la forme des fragments, sous les noms de nouilles et de knotes, dérivés de deux mots allemands. Les nouilles (nom qui sera donné, pour simplifier, à toutes les préparations de cette nature) sont d’un usage habituel chez les populations slaves [VIII, XII]; parfois même elles sont employées a l’exclusion de toute autre préparation. La conversion de la farine en nouilles est une occupation toute domestique, qui ne peut, comme la boulangerie, constituer un art spécial; elle n’exige pas, à chaque fois, comme la fabrication du pain, une dépense considérable de temps et de combustible; mais, comme elle se répète chaque jour, souvent à deux repas, et comme, d’un autre côté, la préparation de la soupe aux nouilles est moins expéditive que la préparation de la soupe au pain, cette manière d’employer les céréales est en définitive peu avantageuse partout où la mère de famille trouve pour son temps un emploi lucratif. On prépare depuis longtemps en Italie, sous le nom de vermicelli et l’on commence à fabriquer usuellement dans plusieurs contrées de l’Occident des pâtes séchées et divisées, dont la cuisson absorbe moins de temps que les préparations de nouilles; mais cet aliment, toujours d’un prix élevé et d’un usage moins économique que le pain, est rarement employé par les ouvriers.
La troisième manière de préparer les farines de céréales consiste à les délayer avec le lait ou l’eau diversement assaisonnée, et à les soumettre immédiatement à la cuisson en agitant continuellement la masse jusqua ce que celle-ci acquière la consistance d’une bouillie plus ou moins claire, plus ou moins compacte Tantôt on accélère la cuisson de la bouillie en la coulant en couche mince sur l surface d’une plaque métallique fortement chauffée et enduite d’un corps gras: tantôt, au contraire, après avoir soumis la bouillie à une cuisson préparatoire, qui l’amène à l’état de pâte épaisse, on achève la préparation, comme pour les nouilles, en coupant la pâte par fragments et la cuisant de nouveau dans un corps gras. Dans une grande partie de l’Europe, les bouillies sont l’aliment principal des enfants du premier âge: elles forment la base de la nourriture chez quelques races de l’Occident, particulièrement chez les Bretons français et chez les Basques espagnols. C’est, en général, le mode de préparation que préfèrent les peuples qui se nourrissent surtout de maïs et de sarrasin: certains ouvriers d’Italie, notamment les forgerons bergamasques [XII (B)], en font un usage presque exclusif.
Divers modes de préparation et de cuisson des céréales sont fondés sur l’emploi du grain, concassé on simplement soumis à la décortication par des manipulations ingénieuses: ils sont, en général, plus économiques que ceux qui exigent la conversion préalable en farine. Le riz mondé et les gruaux d’orge, de millet, etc., sont d’un fréquent usage dans l’Europe méridionale, et surtout dans les régions contiguës de l’Afrique et de l’Asie. On n’a point eu occasion, dans le cours des études que résume le présent ouvrage, d’observer des populations vivant exclusivement de riz; mais il est vraisemblable que l’emploi d’un grain qui ne réclame pas les travaux pénibles de la meunerie et de la boulangerie, et dont la cuisson est presque instantanée, doit, toutes autres conditions égales, améliorer singulièrement la situation des populations ouvrières, en réduisant le temps réclamé pour les préparations d’aliments.
Ces considérations prouvent qu’il est utile de joindre à l’indication de la dépense en céréales une annotation constatant que les céréales se consomment à l’état de pain, de nouilles, de bouillies, de gruaux ou de grains mondés. Les investigations à faire pour cet objet se lieront d’ailleurs naturellement à celles qu’il convient d’entreprendre à l’occasion de la3e section du budget des recettes, pour apprécier le temps consacré par la mère de famille à la préparation de la nourriture (14).
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Art. 2. CORPS GRAS.–Beurres et fromages, graisses d’animaux terrestres; huiles de poissons et de végétaux.
Les corps gras, et surtout les graisses animales, paraissent être l’assaisonnement le plus indispensable des céréales. C’est, du moins, le seul produit qu’on voie employer concurremment avec ces dernières, d’une manière permanente, quand tous les autres aliments font défaut.
Dans la zone septentrionale, près des rivages de la mer Glaciale, on fait principalement usage des graisses de poissons, d’oiseaux aquatiques, et de quelques animaux terrestres. Le beurre, extrait du lait de vache, ne commence à être employé d’une manière usuelle que vers le60e degré de latitude nord: il domine toujours dans les plaines de la zone centrale, mais il est souvent remplacé, dans les montagnes, par le beurre de brebis. Aux beurres, s’associent, dans cette même zone, les graisses des animaux qui y prennent leur développement le plus complet; tels sont particulièrement le bœuf, le mouton, le porc, les volailles et diverses sortesdoiseaux. Dans la zone méridionale, la haute température s’oppose, pendant la majeure partie de l’année, à la conservation et au transport du beurre: le pays, d’ailleurs, manquant de pâturages, est souvent impropre à la production du lait pendant une grande partie de l’année; on y supplée par les fromages de ( vache, de chèvre et de brebis, qu’on peut considérer comme des préparations de ( beurre rendues consistantes par la fermentation, par la dessiccation, et par un mélange de matière caséeuse. Cest ainsi que les populations du nord de l’Italie trouvent une nourriture a la fois simple et succulente dans l’association du fromage et de la farine de maïs consommés à l’état de bouillie. E11outre, dans cette même zone, on remplace souvent le beurre par les graisses animales employées dans la zone centrale, et spécialement par le saindoux ou graisse de porc. l
Les huiles végétales ont, dans l’alimentation, un caractère mixte, en ce sens qu’elles servent d’équivalent à des subsistances assez différentes, sans y suppléer d d’une manière complète; cependant leur principale destination est de remplacer d les corps gras animaux. C’est ainsi qu’on les emploie dans la région qui confine à la Méditerranée: l’huile d’olive, en particulier, y doit être considérée comme ti un aliment de premier ordre. Cependant on n’y a point observé de populations po vivant exclusivement de céréales et d’huile; tandis qu’il en existe beaucoup da le centre et clans le nord de l’Europe qui ne joignent aux céréales aucun corps gras autre que le beurre [XXIX, XXXII, XXXIII] Dans tous les cas qui ont été observés, l’usage de lhuile d’olive, le plus substantiel de tous les corps gras végétaux, est complété, même chez les ouvriers les plus sobres, par la consommation d’une certaine quantité de graisse animale [XXI], L’huile d’olive ne concourt guère à l’alimentation des ouvriers que dans la région de l’olivier: on y supplée ailleurs par les huiles extraites des produits fournis par l’agriculture ou par les forêts: dans l’Europe centrale, par les huiles extraites des graines de crucifères, des fruits du hêtre, du noyer, etc.; dans le Nord et dans l’Orient, par les huiles de sésame, de lin, de chènevis, de pavot, etc.
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Art. 3. LAITAGES ET OEUFS. (Équivalents partiels des corps gras.)
Le lait avec ses dérivés et les oeufs ont été classés, à raison de leur importance, comme une des principales subdivisions du régime alimentaire; néanmoins ils doivent être considérés, à beaucoup d’égards, comme l’équivalent des corps gras. Dans la majeure partie de la zone centrale, en effet, le lait remplace à peu près complétement les corps gras, particulièrement pour les ouvriers qui n’ont point à exercer de grands efforts [XXVII, XXIX]; mais la conversion préalable de cet aliment en beurre et en fromage paraît être une condition nécessaire d’hygiène pour les ouvriers, les forgerons et les fondeurs, par exemple, qui, ayant à faire un grand développement de forces, doivent y prendre exclusivement les principes animaux de leur alimentation.
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Art. 4. VIANDES ET POISSONS.–Viandes de boucherie et de porc, gibiers, volailles, poissons et crustacés.
Tous les physiologistes s’accordent pour signaler l’heureuse influence que l’usage de la viande exerce sur la constitution physique des populations. L’observation prouve, cependant, que cet aliment fait complétement défaut à des catégories entières d’ouvriers douées de vigueur et d’énergie, tandis que, jusqu’à ce jour, on n’a point constaté qu’il soit possible de renoncer, d’une manière permanente, à l’usage des corps gras ou du lait. Dans beaucoup de cas ou elle entre régulièrement, et à faibles doses, dans l’alimentation, la viande agit principalement par la graisse qu’elle renferme. Dans plusieurs districts agricoles de France, d’Italie et d’Espagne, les populations ne mangent de la viande qu’une fois l’an, le jour de la fête patronale [XXVII, XXVIII]. Ce régime n’est pas toujours imposé par un état habituel de pénurie; on le voit se maintenir même parmi des ouvriers qui jouissent d’une certaine aisance [XXI].
La viande de bœuf ne joue un rôle capital dans la nourriture des ouvriers qu’en Russie [I à V], en Scandinavie [VI, VII], en Hongrie [IX, X], en Angleterre et dans la basse Écosse [XXII à XXV]; dans les autres parties des Iles Britanniques et du Continent, la grosse viande n’entre dans l’alimentation qu’à titre exceptionnel, par exemple lorsqu’un animal est tué par accident [I, XXXI]. La viande de veau est, au contraire, fort en usage dans toutes les parties de la zone centrale du Continent, où l’on exploite la vache en vue de la production du lait. Les viandes consommées le plus usuellement par les ouvriers européens sont le mouton, la chèvre et surtout le porc, sous les nombreuses préparations qu’on lui fait subir. Le gibier, dans les régions boisées du Nord et de l’Orient, forme un élément essentiel de la nourriture des ouvriers [I à VII]; il en est de même des volailles, particulièrement en Hongrie [IX], dans le Béarn [XXVI], etc.
Les poissons et les crustacés ne paraissent pas remplir, dans l’alimentation, un rôle aussi utile que les viandes; l’usage en est moins général encore. Dans certaines zones on en consomme des quantités considérables, non pas que les populations les recherchent avec empressement, mais parce qu’ils constituent une nourriture très-économique. L’abondance ou la rareté du poisson est une des circonstances qui, dans des conditions d’ailleurs identiques, influe quelquefois d’une manière prépondérante sur le prix de la main-d’œuvre et sur le bien-être des classes laborieuses. Sous ce rapport, plusieurs zones littorales de l’Angleterre, comparées à la zone centrale, offrent des différences extrêmement remarquables. Les poissons de mer, sur tous les rivages maritimes de l’Europe; le saumon, dans les rivières des Iles Britanniques, de l’Allemagne du Nord, du Danemark et surtout de la Scandinavie [VI et VII]; les esturgeons, dans les grands fleuves de la Russie, offrent aux populations riveraines des ressources d’une importance incalculable. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, l’Europe est une des régions les plus heureusement douées; sa configuration physique, qui présente presque partout un contact intime entre les terres et les mers, lui assure à peu de frais dimmenses moyensdalimentation. Un observateur qui étudierait méthodiquement les rivages maritimes de ce Continent y recueillerait, à ce point de vue, les matériaux dun ouvrage intéressant; il y trouverait de précieuses indications sur les moyens que pourraient employer les principales nations maritimes pour accroître la masse des produits animaux servant à la nourriture des ouvriers.
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Art. 5. LÉGUMES ET FRUITS.–Tubercules, légumes farineux, légumes verts à cuire, légumes racines, légumes épices, salades, champignons, cucurbitacées, fruits farineux à pepin et à noyau, baies.
Les légumes, considérés relativement à leur abondance et à leur emploi dans la nourriture de l’homme, peuvent être classés en huit groupes principaux, représentés presque toujours dans chaque centre de population par quelque produit spécial, ce sont: les tubercules, les légumes farineux secs, les légumes verts pour la cuisson, les légumes racines, les légumes épices, les salades, les champignons et les cucurbitacées qui forment la transition des légumes aux fruits.
La pomme de terre, le principal des tubercules cultivés en Europe, est devenue, en plusieurs régions, un des éléments principaux de la nourriture. Les opinions les plus opposées ont été émises sur les résultats de l’introduction de ce légume, qui ne date guère que du commencement de ce siècle. Des physiologistes éminents considèrent comme une erreur d’hygiène et comme une sorte de calamité publique la substitution de la pomme de terre aux céréales lorsqu’elle est adoptée dans une proportion considérable par des populations mal pourvues d’ailleurs de nourriture animale. L’observation semble indiquer, en effet, que cette substitution entraîne une diminution de force musculaire et d’énergie physique. Aucun ouvrier dont la nourriture a pour base principale la pomme de terre n’exécute des travaux comparables à ceux qui sont accomplis par le forgeron bergamasque nourri principalement de maïs; nulle part, au reste, la pomme de terre ne paraît avoir été complétement substituée aux céréales. L’Angleterre et la basse Ecosse semblent être les contrées où l’on fait de la pomme de terre l’emploi le plus intelligent [XX à XXV]. Les ouvriers y obtiennent un régime fortifiant, en associant, à une masse dominante de ce légume, une proportion notable de viandes et de boissons fermentées.
Les légumes farineux secs, les pois de toute espèce, les haricots, les fèves, les lentilles, sont spécialement cultivés dans le midi de l’Europe et dans la région adjacente de la zone centrale. Les observations recueillies en France, en Italie, en Portugal et en Espagne, où l’on en fait un grand usage, donnent lieu de penser qu’ils peuvent remplacer sans inconvénient un certain équivalent de céréales: leur culture, d’ailleurs, se marie avantageusement à celle des grains, en sorte qu’elle peut à la fois accroître et varier les ressources alimentaires d’un pays. Les ouvriers aisés de la zone septentrionale recherchent souvent comme un mets de choix [VI] les légumes farineux importés des régions situées plus au sud. En résumé, ces légumes, de même que la pomme de terre, employés en proportion modérée, introduisent dans la nourriture une variété utile au point de vue hygiénique, et réduisent, sans dommage pour la population, la consommation des céréales; ils ne sauraient, toutefois, remplacer complétement ces dernières. Les céréales, au contraire, employées indépendamment de ces deux légumes, ne paraissent laisser dans l’alimentation aucune lacune essentielle.
On n’a point eu occasion d’observer en Europe un seul régime alimentaire où manquent complétement les légumes verts, consommés après la cuisson. Les observations faites à l’occasion de longues navigations ou de séjours prolongés dans les régions polaires prouvent qu’une privation trop prolongée de ces produits exerce une fâcheuse influence sur la santé; peut-être est-il vrai de dire qu’ils constituent un besoin plus impérieux que la viande. Les choux forment en Europe la subdivision principale de ce groupe; ils sont, par excellence, le légume européen. Ils réussissent parfaitement jusqu’à une latitude fort élevée, par exemple, dans les districts de mines situés dans l’Oural, au delà du58e degré; c’est à peu près le dernier produit que le sol y livre au moyen de la culture à la nourriture de l’homme [I à VII]; aussi sa récolte donne-t-elle lieu à l’une des fêtes les plus populaires de ces contrées [IV §11]. Les procédés employés pour la conservation des choux, dans l’Allemagne du Nord, en Danemark, en Scandinavie, dans le nord de la Russie, c’est-à-dire dans les régions où règnent de longs hivers, forment un des détails les plus importants de l’économie domestique [XVII (c)]. Après les choux, on peut citer, comme se rattachant à la même catégorie, les légumes farineux mangés verts, avec ou sans cosses, les épinards, et la plupart des légumes du groupe des salades, qui ont, sous cette forme, un second emploi.
Les légumes racines, les carottes, les navets, les scorsonères, les betteraves, n’ont la saveur délicate qui les fait rechercher que dans la région chaude ou tempérée de l’Europe. Leur rôle paraît surtout consister à étendre le volume de la nourriture, et à favoriser la digestion sans trop exciter l’estomac; ils contribuent aussi à assaisonner les mets d’une manière agréable. Lusage en est recherché, surtout par les enfants et par les femmes [II §9], alors même que le climat ne comporte qu’un développement incomplet de ces végétaux [I à V],
Les légumes épices figurent, au moins par une de leurs variétés, dans tous les régimes alimentaires de l’Europe. On les emploie à la fois comme assaisonnement et comme excitant: le piment, l’oignon et l’ail, s’y trouvent au premier rang; ils acquièrent même, dans plusieurs contrées appartenant à la région chaude, une importance de premier ordre. Les diverses sortes de radis, de raves et de raiforts, sont presque partout, et jusque dans les régions froides de l’Europe, un aliment recherché. A ce même groupe se rattachent encore les oseilles, une grande variété d’herbes aromatiques, et surtout les feuilles d’ombellifères (fenouil, persil, cerfeuil, etc.).
Les salades, végétaux a organes foliacés et tendres qui se mangent a l’état cru, occupent, dans l’alimentation, une place dont l’importance augmente a mesure qu’on se rapproche des limites méridionales de l’Europe; cependant, même dans la région la plus septentrionale, les populations recherchent avec empressement tous les végétaux qui ont la consistance assez délicate et la saveur assez douce pour être employés sans cuisson. Il est, en outre, digne de remarque que plusieurs végétaux appartenant aux autres groupes de légumes se mangent aussi à l’état cru, en proportion d’autant plus grande que le climat est plus chaud: les légumes épices sont particulièrement dans ce cas.
Dans quelques districts du Centre et du Midi, les champignons sont à peu près inconnus des populations ouvrières; souvent même ils sont redoutés comme substances vénéneuses. Il n’existe guère, en Europe, de grandes régions où ils ne jouent un certain rôle dans la nourriture; mais ce n’est que dans la région septentrionale qu’ils peuvent être considérés comme un aliment de premier ordre. On les recherche surtout à raison de leur légèreté et de leur parfum savoureux: ils s’associent avec succès à toutes les viandes et à la plupart des mets. Les populations du nord de la Russie, qui les trouvent avec une prodigieuse abondance dans leurs forêts, en font, comme pour les choux, des conserves qui rendent de grands services pendant les longs hivers de ce pays [IV, V],
Le dernier groupe, formant la transition des légumes aux fruits, est représenté en Europe par une demi-douzaine d’espèces et beaucoup de variétés dont le nombre augmente avec la chaleur du climat; la plus précieuse de toutes les espèces est le concombre ordinaire (cucumis sativus L.), qui, par une exception assez rare, se développe au voisinage de la région polaire comme dans la zone méridionale. Dans toute l’Europe, et surtout dans le Nord, on en fait, au moyen du sel et du vinaigre, des conserves qui jouent un rôle important dans l’alimentation. Le potiron (cucurbita maxima L.) est un aliment fort utile dans la zone centrale; les autres espèces, le melon (cucumis melo L.), le pépon (cucurbita pepo D.), la pastèque (cucurbita anguria D.), ne font partie de l’alimentation des classes ouvrières que dans la région méridionale. Des quantités considérables de ces cucurbitacées croissent presque sans culture et se consomment pendant deux mois environ en quantités considérables, spécialement dans la vallée du Don et dans la Russie méridionale, en Hongrie [IX], dans la Turquie d’Europe [VIII], en Grèce, en Italie, dans la France méridionale, et dans la péninsule ibérique.
Les fruits n’ont pas dans l’alimentation de l’homme la même importance que les légumes; pris en quantité modérée, ils sont précieux pour l’hygiène, mais, dans la plupart des cas, ils sont des objets de luxe plutôt qu’un article indispensable de la nourriture. Beaucoup de fruits proviennent d’arbres, d’arbrisseaux et de végétaux sous-ligneux croissant presque sans culture; souvent, pour les obtenir, il suffit d’un faible effort de la volonté et de la prévoyance. On éprouve donc toujours un sentiment pénible à voir, dans les plus beaux climats de l’Europe, des populations entières dépourvues de ces fruits savoureux qui pourraient être obtenus avec le moindre effort de la culture. Sous ce rapport, il est vrai de dire quune abondante production de fruits est chez les peuples méridionaux une excellente mesure de l’intelligence, des habitudes laborieuses et de la recherche du comfort.
Les fruits européens se divisent en deux groupes qui sont caractéristiques pour chacune des zones extrêmes du Midi et du Nord, en ce sens que la proportion des fruits de chaque zone diminue en général à mesure que l’on se rapproche plus de la zone opposée.
Les fruits du premier groupe proviennent d’arbres ou d’arbrisseaux qui, a raison de leur degré d’importance, peuvent être classés à peu près dans l’ordre suivant: la vigne, l’olivier, le châtaignier, les pommiers, les poiriers, les pruniers, le noyer, l’oranger et le citronnier, les cerisiers, les pêchers, les abricotiers, les amandiers, le figuier, le dattier, les sorbiers, les alisiers, les néfliers, le noisetier, les chênes et les pins à fruit doux, etc. Les uns, comme l’olivier, l’oranger et le citronnier, le dattier, les chênes à fruit doux, etc., sont spéciaux à la région la plus chaude de l’Europe; d’autres, comme la vigne, le châtaignier, le noyer, les pêchers, les abricotiers, les amandiers, le figuier, etc., pénètrent plus ou moins loin dans la région tempérée sans perdre de leurs qualités; plusieurs, tels que les pommiers, les poiriers, les pruniers, les cerisiers, etc., ne prennent que dans cette dernière région leur plus complet développement. Ces fruits disparaissent peu à peu aux approches de la zone septentrionale: le noisetier, l’un de ceux qui persistent le plus loin, ne donne guère de fruits au delà du 55e degré; le pin cembro seul (pinus cembra L.) donne des fruits très-recherchés par les populations, dans les forêts du Nord, au delà du60e degré [IV. V].
Quelques-uns de ces fruits ont toute leur qualité à l’état sauvage; la plupart n’arrivent a la perfection qu’au moyen de la greffe ou de la culture; en général. leur production implique beaucoup moins de main-d’oeuvre que celle des lég et des céréales. Eu égard au rôle qu’ils jouent dans l’alimentation, ils se subdi en deux catégories principales: les fruits farineux (châtaignes, amandes noi settes, glands, etc.) et les fruits à pepin et à noyau. Les premiers et noiles châtaignes, sont un aliment de premier ordre dans la région méridionale: des populations entières de la France, de l’Espagne, du Piémont et de la Corse, s’en nourrissent presque exclusivement, pendant une moitié de l’année en Les associants en les associant à un corps gras. Les châtaignes paraissent être le seul produit qui, dans le systè européen, se substitue temporairement, d’une manière complète, aux céréales
Les fruits du second groupe ou de la région septentrionale croissent spont nément, sans aucune intervention de l’homme, avec une abondance dont pourrait se former une idée exacte, lorsqu’on n’a pas parcouru ces contrées dant les mois de juin et de juillet. Ils se composent essentiellement de baies, pro venant, soit de végétaux herbacés ou sous-ligneux, soit de petits arbrisseau croissant sur les terrains tourbeux, dans les clairières des forêts et même sur l surfaces où la végétation forestière est très-développée. Ceux de ces végétaux qui contribuent le plus à la nourriture des populations ou qui servent de pâture i une multitude d’animaux sauvages appartiennent aux genres ronce (rubus L.) fraisier (fragaria L.), airelle (vaccinium L.), etc., et comprennent au moins une dizaine d’espèces principales. Cette récolte, qui n’a d’autres limites que la quantité de bras qu’on y peut employer, est d’une véritable importance pour les ouvri pour les ouvriers métallurgistes, pour les chasseurs et les pêcheurs du nord de la Russie, de la Finlande et de la Scandinavie. Ces fruits se mangent soit dans leur état naturel on mêlés au lait, soit cuits et assaisonnés de diverses manières. En les associant au miel, au sucre, aux spiritueux, on en fait des conserves qui, pendant les longs hivers de ces climats, introduisent dans la nourriture une agréable variété
Plusieurs causes contribuent à restreindre rapidement, dans la direction du nord au sud, la production spontanée des baies. En premier lieu, plusieurs espèces sont propres à la région polaire, et ne peuvent croître dans la région tempérée; tel est le cas, pour l’une des plus savoureuses baies du Nord, le rubus arcticus L qu’on ne rencontre guère, en Russie et en Scandinavie, qu’au nord du59e degré En second lieu, les terrains tourbeux et les abris d’arbres résineux nécessaires à leur développement spontané disparaissent peu à peu, par suite de la chaleur du climat ou en raison du progrès des cultures; enfin les espèces telles que le fraisier (fragaria vesca L.), le framboisier (rubus idœus L.), le myrtille (vaccinium myrtillus L.), qui trouvent, sous des latitudes plus méridionales, le sol et le climat convenables, y sont presque toujours étouffés par la puissante végétation des arbres feuillus, contre laquelle elles n’ont point à lutter dans les forêts du Nord.
En raison même de cette extrême abondance, on ne cultive point les fruits baies près des limites de la région septentrionale: à mesure qu’on avance vers le Sud, les premiers fruits qu’on trouve dans les jardins unis aux cultures des légumes, sont les trois espèces de groseilles (ribes grossularia, rubrum, nigrum L.) et la framboise; les baies provenant de plantes herbacées et dont la culture exige plus de temps, sont rarement cultivées parles ouvriers, du moins pour leur propre usage.
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Art. 6. CONDIMENTS ET STIMULANTS.–Sel, épices, vinaigres, matières sucrées, boissons aromatiques.
Sous la dénomination de condiments et stimulants, on a réuni un groupe de produits qui ne se rattache a aucune des catégories précédentes, et qui comprend lui-même cinq subdivisions principales: le sel, les épices, les vinaigres, les matières sucrées, les boissons et les aliments aromatiques.
Le sel marin est au nombre des matières presque indispensables à l’alimentation humaine. Les faits observes en Europe prouvent que la privation en devient très-pénible pour un adulte quand la consommation annuelle tombe au-dessous de4kilogrammes. Lorsque le prix du sel n’est pas très-élevé, la consommation s’élève en moyenne beaucoup au-dessus de cette limite, particulièrement lorsque les familles ont lhabitude de préparer des conserves salées de viandes, de poissons, de légumes, de champignons, etc. [IV à IX, XV, etc.].
Les vinaigres forment un condiment moins indispensable sans doute que le sel, mais qui fait cependant partie de l’alimentation de tous les peuples européens. On les obtient par des procédés extrêmement variés, par la fermentation des spiritueux, des matières sucrées ou des céréales et de leurs dérivés: presque partout cette fabrication constitue un détail original et curieux de l’économie domestique [XXIV, §9]. Le vinaigre a pour destination principale l’assaisonnement des salades: il est également fort employé pour la préparation des diverses sortes de conserves, pour la confection de certains mets de viandes et de légumes, etc.
Les épices, et en première ligne le poivre, forment, dans les pays chauds surtout, un des stimulants les plus généralement employés: elles sont ordinairement réputées indispensables, et il est assez rare qu’elles puissent être complétement remplacées par les végétaux à saveur forte, que l’on a décrits précédemment sous le nom de légumes épices. Ce sont à peu près les seules substances tirées d’un pays lointain (10) qui entrent usuellement dans l’alimentation des ouvriers européens; mais, comme elles ne sont employées qu’à faible dose, elles ne chargent jamais le budget que d’une dépense insignifiante.
Les matières sucrées n’entrent que pour une proportion peu importante dans la nourriture des ouvriers: l’usage en est encore inconnu chez beaucoup de populations rurales. Les districts manufacturiers de l’Angleterre, de la basse Écosse, du nord de la France, de la Belgique et de l’Allemagne du Nord, les grandes villes de l’Europe et les districts ruraux adjacents à ces principaux centres de population, sont les seules localités dans lesquelles les matières sucrées puissent être considérées comme intervenant d’une manière régulière dans l’alimentation. Les sucres bruts et la mélasse sont particulièrement employés dans les régions centrales et occidentales [XI, XVIII, XIX, XXII à XXV]. Dans quelques cantons de la zone méridionale, et surtout dans le Nord, on fait principalement usage de miel [I à V]: la culture des abeilles réussit, en effet, aussi bien dans les grandes forêts d’arbres résineux de la Russie [III §1er] et de la Scandinavie que dans les steppes et les coteaux riches en fleurs qui confinent aux rivages de la mer d’Azof, de la mer Noire et de la Méditerranée.
L’usage des boissons aromatiques se lie ordinairement, d’une manière intime, à celui des matières sucrées: les boissons les plus usuelles sont préparées avec le thé et le café. Le thé, employé seul ou concurremment avec le café, est aujourd’hui un aliment usuel pour les catégories d’ouvriers qui consomment de grandes quantités de sucre, en Grande-Bretagne [XXII à XXV] et en Hollande; les ouvriers russes en font aussi un usage habituel dans plusieurs villes [III (1)], et même dans quelques districts ruraux. Sauf dans les localités qu’on vient de citer, le café est la principale boisson aromatique du Continent, particulièrement dans le nord de la France, en Belgique, dans le nord de l’Allemagne, dans la plupart des villes du Centre et de l’Occident et dans quelques districts de la Turquie. On a eu souvent occasion de constater que l’usage de ces deux boissons, qui ne s’est introduit que depuis une époque récente dans l’économie européenne, s’y propage suivant une progression assez rapide: cette remarque s’applique surtout au café, qui forme aujourd’hui un élément essentiel de la nourriture de plusieurs catégories d’ouvriers des Flandres et de l’Allemagne du Nord [XVII]. Consommé d’abord comme objet de curiosité, ou à titre de récréation, dans les villes, dans les marchés, dans les foires et autres lieux de réunion, le café devient peu à peu un aliment ordinaire, même pour les populations rurales. On a quelquefois cité la consommation du café comme une mesure du degré d’aisance auquel sont parvenues les populations ouvrières. En comparant, sous le rapport du régime alimentaire, d’une part, l’une des familles de l’Occident qui consomment le plus de café [XVII], de l’autre, plusieurs familles de l’Orient et du Nord chez lesquelles l’usage des boissons aromatiques est tout à fait inconnu [II, IV, V, VIII, etc.], on constatera aisément que ce mode d’appréciation est loin d’être infaillible. D’habiles observateurs pensent même que la substitution des boissons aromatiques à des aliments plus substantiels et moins excitants est, au point de vue de l’hygiène, un fait regrettable. Cette remarque s’applique surtout aux ouvriers des deux sexes et de tout âge employés dans les manufactures de fils et de tissus de soie, de laine et de coton; car c’est ordinairement par les travailleurs de cette catégorie [XVII] et par ceux des industries urbaines [XI, XVIII et XIX, §9], que se propage l’emploi des boissons aromatiques. Souvent, on substitue au thé, et surtout au café, des équivalents d’origine locale, la fleur de tilleul, la chicorée et la carotte torréfiées, etc. Il y a même lieu de penser que l’usage de plusieurs infusions de plantes indigènes était habituel dans plusieurs localités, à l’époque où le thé et le café commencèrent à se répandre en Europe.
25.
Art. 7. BOISSONS FERMENTÉES.–Eaux-de-vie, vins, bières, boissons diverses.
Les boissons fermentées sont moins indispensables à l’alimentation que les produits des groupes précédents, ou du moins que l’un des produits de chacun de ces groupes: il existe en Europe beaucoup d’ouvriers qui ne consomment jamais de boissons fermentées, ou qui n’en font usage que d’une manière accidentelle, particulièrement à titre de récréation. Des personnes appartenant à toutes les classes de la société, affiliées aux sociétés dites de tempérance, s’interdisent systématiquement, par une obligation religieuse, l’usage, même modéré, de toute liqueur fermentée. Il n’est pas rare de rencontrer chez les peuples protestants du Nord, particulièrement en Grande-Bretagne et en Norwége [VII (B)], des catégories entières d’ouvriers qui se soumettent à cette obligation. L’influence que les boissons fermentées exercent sur l’hygiène et la constitution physique de l’homme donne lieu a beaucoup de controverses. Les propagateurs des sociétés de tempérance ne se fondent pas seulement sur ce que l’interdiction absolue est l’unique moyen pratique de couper court aux maux résultant de l’usage immodéré des liqueurs fermentées; ils professent que ces boissons, alors même qu’elles sont légères et prises a faibles doses, attaquent, à la longue, l’estomac et les organes de l’intelligence: opposant la brièveté actuelle de la vie humaine à la longévité primitive, dont témoignent les livres religieux, ils attribuent surtout à la propagation de l’emploi des spiritueux la décadence de la constitution physique des races humaines. La comparaison des populations qui s’abstiennent complétement de spiritueux [XXVII] et de celles qui en font habituellement usage, au risque d’en abuser quelquefois [I à V], ne confirme point cette doctrine. Beaucoup d’observations semblent indiquer, au contraire, qu’une certaine dose de boissons fermentées est indispensable aux ouvriers dont la profession implique un déploiement considérable de force musculaire; les ouvriers métallurgistes, qui ont à exercer de grands efforts sous le rayonnement d’une chaleur intense, rentrent particulièrement dans cette catégorie. Au reste, l’expérience universelle, qui, pour l’hygiène, aussi bien que pour l’ensemble des habitudes sociales, est un des plus sûrs moyens d’appréciation, semble indiquer qu’une proportion de boissons fermentées, toujours modérée, mais croissant en chaque lieu avec la rudesse des travaux, d’un lieu à l’autre, en proportion de l’âpreté et de l’humidité du climat, exerce sur la constitution physique une salutaire influence. D’un autre côté, les populations ouvrières ne peuvent se procurer les boissons fermentées qu’après avoir pourvu aux besoins plus impérieux; il en résulte que l’usage habituel ou la privation de ce groupe d’aliments est un des plus sûrs indices auxquels on puisse recourir pour apprécier l’état de bien-être ou de pénurie d’une famille, surtout chez les populations rurales [XXVI et XXVII]. D’un autre côté, l’emploi exclusif des spiritueux comme aliment régulier, ou les excès commis en dehors de la consommation régulière du ménage, sont également un moyen sûr de constater le niveau intellectuel et moral auquel les populations sont parvenues.
Dans les régions chaudes et tempérées de l’Europe, les boissons alcooliques s’extraient pour la plupart de certains fruits: les plus importantes s’obtiennent par la fermentation spontanée du jus de raisin, de pommes et de poires; de ces mêmes boissons on obtient, en outre, par distillation, des spiritueux riches en alcool, que, nonobstant la diversité d’origine, on désigne sous le nom générique d’eaux-de-vie.
Dans la région septentrionale, on fabrique rarement des boissons avec le jus des baies qui y croissent en si grande abondance; mais, après y avoir développé la fermentation alcoolique, on en extrait quelquefois une eau-de-vie par distillation. Les boissons fermentées se fabriquent principalement, dans toute l’étendue de cette région, au moyen des céréales; les méthodes fort diverses qu’on y emploie [V (E) consistent, en général, à délayer ou à dissoudre dans l’eau les principes les plus nourrissants du grain brut ou préalablement torréfié, concassé ou converti en farine, parfois même amené à l’état de pain; le liquide suffisamment chargé est ensuite abandonné à la fermentation alcoolique. Les boissons ainsi obtenues offrent une multitude de nuances provenant de la nature de la matière première, du degré de concentration, et surtout des substances qu’on y ajoute, afin de leur donner une saveur caractéristique. Bien qu’elles diffèrent souvent beaucoup des boissons connues en France sous ce nom, on a groupé, dans les tableaux de l’atlas sous le nom générique de bières, toutes les boissons fabriquées d’après cette formule générale. Les bières sont un aliment précieux, dont les qualités nutritives et les propriétés stimulantes peuvent être portées à un plus haut degré que celles des vins ordinaires; aussi la consommation s’en augmente-t-elle chaque jour, même clans les pays vignobles. Elles jouent un rôle essentiel dans l’alimentation des ouvriers et spécialement des fondeurs et des forgerons, en Grande-Bretagne, clans l’Allemagne du Nord, en Scandinavie et en Russie [II à VII, XIV, XVI, XXII à XXV].
Dans ces mêmes contrées du Nord où le climat ne permet pas d’extraire une boisson du jus des fruits, on prépare concurremment avec les bières une troisième catégorie de boissons fermentées au moyen cle matières sucrées, d’épices et d’aromates (poivre, cannelle, citron, menthe, etc.). Les hydromels (boissons préparées avec le miel) sont d’un usage très-répandu dans plusieurs districts cle l’empire russe; il en est cle même en Grande-Bretagne des boissons préparées avec le sucre de canne, et qui, selon l’état de la matière sucrée et la nature de l’aromate, sont connues des ouvriers sous les noms de pop, tricklebeer, etc. [XXIII, XXIV].
Enfin les peuples pasteurs de l’Orient préparent, avec le lait de divers animaux, des boissons fermentées qui jouissent cle qualités remarquables: parmi celles cle ces boissons qui appartiennent au sud-est de l’Europe, on peut citer l’airhan, et surtout le khoumouis préparé avec le lait de jument [I (L)].
26.
Mention des aliments préparés et consommés en dehors du ménage.
Les ouvriers chefs de ménage sont souvent obligés, par la nature même de leur profession, de s’éloigner de l’habitation au point cle ne pouvoir toujours y prendre leurs repas; parfois même ils doivent entreprendre de véritables émigrations temporaires [XXI, XXX. La nourriture qu’ils consomment pendant ces absences momentanées donne lieu ordinairement a des combinaisons économiques toutes spéciales, qu’il est utile cle distinguer de celles qui se rapportent à la consommation normale du ménage. Tantôt, comme le font les ouvriers agriculteurs cle la Dalécarlie employés momentanément clans les fonderies de cuivre de Fahlun, ils emportent avec eux une provision de céréales, produit de la culture domestique; tantôt, au contraire, ils doivent consacrer une partie du salaire à l’achat de tous les articles de nourriture; ailleurs, enfin, ils reçoivent, en tout ou en partie, a titre de subvention, leurs principaux aliments. Toutes ces circonstances doivent être soigneusement spécifiées, car elles se rattachent a des détails de moeurs caractéristiques [II, XII, XXVIII]. En conséquence, la première section du budget des dépenses est subdivisée en deux articles dont le second comprend, lorsqu il y a lieu, la désignation des aliments consommés en dehors du ménage par les divers membres de la famille.