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CHAPITRE IV.
BALANCE DES DEUX BUDGETS; DÉFICIT OU EXCÉDANT; ÉPARGNE ANNUELLE.
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Résultats à déduire de la comparaison des deux budgets.
Le résultat le plus important qui puisse se déduire de la comparaison des deux budgets des recettes et des dépenses est de constater s’ils se balancent par un déficit ou par un excédant. En disposant ces budgets d’après les bases indiquées dans les deux chapitres précédents, on s’est proposé surtout de mettre en relief cette conséquence qui, mieux que toute autre, caractérise la condition physique de chaque famille, et surtout le niveau moral auquel elle s’est élevée. A ce sujet on doit apprécier une multitude de circonstances, dont il importe d’offrir le résumé dans chaque +monographie.
Le budget d’une famille appartenant à la classe ouvrière ne peut se résumer régulièrement en un déficit que dans des circonstances exceptionnelles; un déficit permanent ne peut en effet se produire qu’aux dépens d’un capital antérieurement accumulé. Ce cas ne se présente donc guère que pour les ouvriers propriétaires exploitant sans discernement un capital acquis par héritage, ou cédant inconsidérément au désir d’étendre leurs entreprises au delà du cercle tracé par leurs ressources pécuniaires ou par leur aptitude.
Il existe dans l’occident de l’Europe plusieurs districts où les populations ouvrières, devenues surabondantes, n’ont point su remédier à cet encombrement par un système régulier d’émigration: les ouvriers de certaines professions n’y peuvent subvenir régulièrement aux besoins essentiels de l’existence. Ce cas a lieu surtout lorsque la population a augmenté en présence d’industries qui sont restées stationnaires [XXVII §12], ou lorsqu’une modification brusque dans les procédés de l’industrie a considérablement réduit les moyens de travail ou la rétribution qui y était précédemment accordée [XXXIII §13]. Le déficit permanent du budget est alors en partie masqué par les privations imposées à la famille, en partie comblé par la charité publique.
Le cas où le budget se balance chaque année par un excédant ou par une épargne est encore peu fréquent dans l’état actuel de la civilisation européenne; il s’en faut de beaucoup cependant qu’il se présente, ainsi que cela a lieu pour le cas de déficit, avec un caractère exceptionnel. Ainsi qu’on l’a plusieurs fois indiqué dans le cours de cet ouvrage (9), on peut observer en Europe des districts considérables où la population tout entière subordonne ses actes à la nécessité profondément sentie de maintenir ses dépenses au-dessous de ses recettes, et se livre à l’épargne avec une résolution passionnée. On a indiqué, en plusieurs occasions (27, 28, 31), les institutions, les moeurs et les mobiles d’un ordre plus individuel, qui concourent à développer chez les populations ouvrières la disposition qu’on peut justement appeler la vertu de l’épargne, car elle est le point de départ de leur émancipation progressive. En outre, en décrivant dans l’Atlas les ouvriers qui se rattachent à cette catégorie [V, XV, XX, XXX, etc.], on a joint à la mention explicite de l’épargne annuelle, au moyen de laquelle s’établit la balance des deux budgets, une indication sommaire des tendances qui animent, sous ce rapport, la famille, et de l’emploi qu’elle fait des sommes épargnées. Aucun détail n’est plus propre à caractériser ces individualités d’élite, qui forment, dans tout état de civilisation, la transition de la classe ouvrière aux classes moyennes.
Pour la majeure partie des ouvriers européens, souvent même pour des populations entières du Centre, du Nord et de l’Orient, la tendance à l’épargne ne se manifeste avec quelque régularité que chez les jeunes gens des deux sexes dans la période où, disposant de la plénitude de leurs forces et exempts de toute charge de famille, ils éprouvent le désir de s’établir comme chefs de ménage [XI §3]. Le produit des épargnes est ordinairement consacré à l’acquisition du mobilier, des vêtements, des animaux domestiques, des instruments de travail, et, en général, de tous les objets qui, dans les habitudes de la localité, sont jugés indispensables à l’établissement d’une famille. Mais la direction des idées change aussitôt que ce but est atteint: les familles, une fois constituées, cèdent, dans toutes leurs actions, à une préoccupation exclusive: elles ne songent plus qu’à s’attribuer toutes les jouissances physiques, plus rarement les délassements moraux et intellectuels compatibles avec leurs recettes. Presque toujours même elles s’efforcent d’anticiper sur l’avenir, et cette tendance n’a d’autres bornes que le crédit dont elles peuvent disposer. Ce détail de moeurs est tellement caractéristique pour certaines populations, qu’on y mesure souvent le degré de considération dont jouit une famille par le montant de la dette qu’elle peut contracter chez divers fournisseurs. Cette disposition générale se manifeste fréquemment dans les monographies de l’Atlas, bien qu’on y ait admis les ouvriers prévoyants dans une proportion moyenne beaucoup plus forte que celle qui peut être observée dans l’ensemble des États européens. Sur la plupart des tableaux, en mentionnant, pour ordre, l’épargne à la suite des budgets des dépenses, on a presque toujours eu à constater l’entraînement irrésistible qui porte les familles à élever constamment leurs dépenses au niveau de leurs recettes [I, II, IX, etc.].
L’un des détails les plus essentiels de la méthode exposée dans ce livre consiste à indiquer, pour les familles soumises à l’observation, les particularités qu’on vient de signaler, en regard de la mention de l’épargne annuelle, consignée invariablement à la suite du budget des dépenses. Ces indications fournissent, en effet, le plus sûr moyen d’apprécier les nuances morales, déjà atténuées en quelques localités, fort prononcées dans la plupart des autres, qui établissent surtout la distinction entre les classes supérieures de la société et les diverses catégories d’ouvriers.