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CHAPITRE II.
ANALYSE DES MOYENS D’EXISTENCE DES OUVRIERS; ÉTABLISSEMENT DU BUDGET DES RECETTES D’UNE FAMILLE.
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Définition des quatre sources de recettes des ouvriers: propriétés, subventions, travaux spéciaux, industries domestiques.
Les personnes qui n’ont observé que clans les grandes villes de l’Occident la condition des populations ouvrières, ne se font guère une idée de la multiplicité des ressources que les ouvriers européens, considérés dans leur ensemble, sont parvenus à se créer, et, par suite, de l’extension que doit comporter, dans une méthode générale d’observation, le cadre du budget des recettes d’une famille. La variété des recettes s’explique, en premier lieu; par le nombre presque infini cle combinaisons à l’aide desquelles on rétribue les travaux manuels, tantôt en proportion des besoins de la famille, tantôt en proportion du travail accompli. Elle tient, en second lieu, à ce que, selon la définition précédemment donnée (5), les ouvriers joignent plus ou moins à leur qualité propre celles de propriétaires et de chefs d’industrie, d’où il résulte qu’ils cumulent ordinairement, avec la rétribution accordée au travail manuel, diverses sortes de revenus et de bénéfices.
Les ouvriers-domestiques (5) forment la seule catégorie pour laquelle le budget des recettes se réduise habituellement à des éléments peu nombreux. Dans la plupart des cas, en effet, surtout en Occident, on n’a guère à considérer que des allocations annuelles d’objets en nature, faites a un célibataire, concernant la nourriture, le logement et le vêtement, complétées ordinairement par une rétribution annuelle en argent, au moyen de laquelle l’ouvrier pourvoit a ses récréations et aux autres nécessités accessoires de l’existence. Cependant, dans ces conditions mêmes, l’étude d’un système de rétribution proportionnel aux besoins ne laisse pas que de donner lieu à une certaine complication. D’ailleurs, quelques circonstances particulières, intimement liées a la tradition locale, et qui, par cela même, offrent de l’intérêt à l’économiste et à l’homme d’Etat, introduisent parfois une certaine variété dans le budget des célibataires domestiques. Ainsi le Pen-ty, ou journalier agriculteur de la basse Bretagne, placé, dans la première période de son existence, en qualité de domestique chez un propriétaire ou un fermier [XXIX S12], est autorisé par la coutume locale a posséder deux bêtes à cornes, qu’il élève et exploite à son profit, et que le patron doit nourrir à titre gratuit avec les autres bêtes de son troupeau. Les produits et les bénéfices obtenus par l’élevage et la vente de ces deux animaux fournissent toujours un article important au budget des recettes de cette catégorie d’ouvriers. Ces circonstances exceptionnelles ne se présentent point pour le charbonnier carinthien [XII], et le tableau qui le concerne caractérise assez bien la simplicité d’existence de la majeure partie des domestiques célibataires du Centre et de l’Occident. Dans le Nord et dans l’Orient, au contraire, et, en général, dans les contrées où l’ancienne organisation économique s’est conservée avec les anciennes mœurs, les ouvriers-domestiques ont une existence plus complexe, soit parce qu’ils sont admis au mariage dans la maison même du patron, soit parce qu’ils se rattachent plus ou moins, par leurs occupations accessoires, à la catégorie des tenanciers ou des chefs de métier. Il arrive souvent, par exemple, que les ouvriers-domestiques de la Scandinavie, de la Russie et de la Turquie, sont autorisés a entreprendre, à leur propre compte, au moyen d’instruments de travail fournis par les patrons, de petites cultures, des élevages d’animaux, des fabrications d’étoffes et de vêtements, et diverses industries ayant pour objet ou pour moyen la chasse et la pêche: on y voit même des ouvriers-domestiques entreprendre des opérations de transport, d’échange et de spéculation. Cependant, comme, dans tout état de choses, les ouvriers-domestiques doivent consacrer au service de leur patron la majeure partie de leur temps, ils ne peuvent jamais donner une grande importance à ces entreprises, quelque variées qu’elles puissent être. Cette nécessité imprime donc à leurs recettes un caractère de simplicité que la méthode met en évidence et qui distingue tout d’abord ces ouvriers des six autres types. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur les divers tableaux de l’atlas, pour apprécier la différence qui existe, sous ce rapport, entre l’ouvrier-domestique déjà cité [XII] et les salariés ordinaires [VII, VIII, etc.]: la différence est encore plus tranchée lorsqu on prend pour l’autre terme de comparaison les ouvriers-tenanciers, chefs de métier ou propriétaires [II, XX, XXXIV].
Le cas le plus simple qui puisse se présenter pour les ouvriers chefs de ménage (5) serait celui ou la famille tout entière vivrait exclusivement du salaire accordé a son chef, pour une seule sorte de travail, en proportion des journées fournies. Le budget des recettes ne comprendrait qu’un seul article: pour l’établir, il suffirait de connaître, d’une part, la quantité de travail, c’est-à-dire le nombre de journées livrées par l’ouvrier; de l’autre, la rétribution accordée pour chaque unité servant de mesure au travail. Un tel exemple serait celui d’un salarié réduit à ses conditions les plus simples. Plusieurs écrivains, qui ont traité la question des salaires, semblent avoir admis implicitement que ce type était ordinaire en Europe; s’il existe en effet dans quelques districts manufacturiers de l’Occident, on est fondé à affirmer qu’il doit y être fort rare, et c’est à peine si on l’a rencontré dans le cours des études qui ont servi de point de départ au présent ouvrage.
Ordinairement les autres membres de la famille, la femme, les enfants, les parents faisant partie du ménage, se livrent eux-mêmes au travail, et en tirent des rétributions qui concourent au bien-être commun. En outre les membres les plus actifs, le père et la mère de famille, entreprennent habituellement, en dehors de leur profession spéciale, plusieurs sortes de travaux: ainsi, par exemple, pour certaines familles décrites dans l’atlas [II, III, VIII, etc.], le nombre de ces travaux s’élève à dix ou douze. On comprend que l’analyse détaillée de ces travaux et du salaire attribué à chacun d’eux introduise dans le budget des recettes une certaine complication.
D’un autre côté, on n’a guère eu occasion d’observer, en Europe, des familles vivant exclusivement du salaire attribué à leurs divers membres; et l’on peut même regarder comme exceptionnels les cas dans lesquels la famille ne cumule pas, avec les salaires, des ressources dérivant des trois autres sortes de recettes qu’il a paru nécessaire de distinguer dans le budget des ouvriers européens, savoir: les produits des subventions, les bénéfices d’industrie, et les revenus des propriétés. Ces dernières recettes deviennent souvent la principale source du bien-être de la famille, et il existe même beaucoup de populations ouvrières dont la langue usuelle ne peut exprimer par aucun équivalent le genre de rétribution que le mot salaire exprime dans l’Occident.
Le salaire, c’est-à-dire la rétribution proportionnelle au travail accompli, ne peut exister en effet, et par conséquent le mot ne peut avoir une signification précise, que dans le système des engagements momentanés ou du travail sans engagements (5). Dans les trois autres organisations sociales, où l’ouvrier et le patron sont liés indissolublement l’un à l’autre, ce dernier est forcément conduit à régler la rétribution due au travail, non sur le service qui lui est rendu, mais bien sur les besoins de l’ouvrier et sur ceux de sa famille. Tant que cette loi est respectée, la solidarité des deux classes de la société se maintient avec une fermeté qui a semblé souvent inexplicable aux personnes étrangères à l’esprit et aux moeurs des anciennes constitutions économiques de l’Europe; mais l’ordre public est compromis dès que cette impérieuse nécessité cesse d’être satisfaite, lorsque, d’ailleurs, les populations ne sont pas assez élevées en intelligence et en moralité pour se suffire à elles-mêmes (9). Toutes les langues de l’Orient, et précisément celles où le mot salaire fait défaut, ont, pour exprimer la rétribution proportionnelle aux besoins de la famille, une expression spéciale, qui, par contre, manque à la langue française moderne.
La coutume fixe, dune manière invariable, dans chaque groupe agricole ou industriel, les objets composant la rétribution régulière d’une famille: les besoins de l’homme étant permanents, on comprend, en effet, que ce genre de rétribution ne varie pas, ainsi que cela arrive en Occident pour le salaire. Dans l’impossibilité de désigner, par une expression propre, toutes les rétributions accordées d’après ce principe, on emploiera le mot subvention, qui, parmi ses diverses acceptions, comprend, en effet, le sens particulier qu’on lui attribue dans cet ouvrage. On désignera donc, dorénavant, sous le nom de subvention, toutes les rétributions qui, ne se mesurant point à la quantité de travail accompli, ne peuvent être considérées comme un salaire (5). La subvention est ordinairement établie en raison des besoins de la famille; elle est accordée, soit invariablement chaque année, soit seulement lorsque des besoins spéciaux se manifestent; elle ne prend pas fin, en général, quand le travail est suspendu ou ralenti par des crises commerciales, par la maladie, par les infirmités précoces de l’ouvrier, ou par toute autre cause indépendante de la volonté de ce dernier. Souvent même le bienfait des subventions continue à s’étendre sur la femme, les enfants et les vieux parents, en cas de mauvaise volonté ou d’inconduite notoire du chef de famille.
Les salariés, chefs de ménage, des diverses catégories (5), ceux surtout qui, par leur application au travail et leur tempérance, commencent à se rattacher à la classe des propriétaires, bornent rarement leur activité aux travaux qu’ils accomplissent pour le compte d’un chet d’industrie: ordinairement ils entreprennent, pour leur propre compte, les divers genres d’industrie qu’on vient de signaler comme une ressource exceptionnelle pour les ouvriers-domestiques. Ces industries sont presque toujours exercées avec le concours de tous les membres de la famille, et leur importance dans la constitution économique du pays consiste précisément en ce quelles créent des moyens de travail pour la femme, les enfants et les vieux parents. Parfois même ces industries accessoires sont exclusivement exercées par ces derniers, lorsque louvrier chef de famille est excité par son propre intérêt, ou obligé, par d’autres convenances, à consacrer tout son temps aux travaux de sa profession spéciale. Les industries que les familles entreprennent dans ces conditions offrent une variété dont on n’aurait pu se rendre compte avant d’avoir étudié, dans les moindres détails de leur existence, des ouvriers appartenant aux principales régions agricoles et industrielles de l’Europe: le lecteur en prendra aisément une idée en parcourant rapidement les énumérations consignées dans les monographies de latlas, a la4e section du budget des recettes. L’exercice des industries absorbe souvent un temps considérable, surtout pour les catégories supérieures d’ouvriers; il donne toujours lieu, même pour les types inférieurs, à des revirements nombreux d’argent et de matières: le budget prendrait une forme très-compliquée, si l’on devait faire figurer dans le cadre même du budget toutes les recettes et toutes les dépenses qui se rattachent à ces industries. On a évité cet écueil (10) en mentionnant uniquement, en regard de la désignation de chaque industrie, le bénéfice net que la famille en obtient. On a, d’ailleurs, conservé à la méthode toute la rigueur qu’on en doit attendre, en renvoyant aux pièces à l’appui tous les détails du calcul de ce bénéfice.
Les chefs de ménage appartenant aux types des salariés ne joignent pas seulement à leur caractère d’ouvrier celui de chef d’industrie; ils participent, en outre, plus ou moins, de la condition de propriétaire (5); c’est-à-dire qu’ils tirent de la possession d’une propriété immobilière un revenu [voir II, IX, XV, etc., ] qu on ne peut confondre avec les trois autres sortes de recettes précédemment définies. D’autres ouvriers, non encore pourvus d’immeubles, possèdent des sommes d’argent [XXIV, XXXI], ou d’autres valeurs mobilières [XX] qui, après avoir fructifié quelque temps encore, doivent servir à des acquisitions de ce genre. D’autres, enfin, qui, à raison de leur imperfection morale, des habitudes locales, ou de toute autre cause, ne doivent point s’élever à la condition de propriétaire, possèdent des objets mobiliers autres que ceux qui s’adaptent aux besoins spéciaux des personnes, et dont la famille tire un revenu, soit en les louant, soit en les employant pour l’exécution des travaux et pour l’exercice des industries. Parmi les valeurs mobilières de ce genre que possède ordinairement la classe ouvrière, il faut surtout citer les animaux domestiques, les outils, et, en général, le matériel spécial des travaux et industries [II, XXII, etc.]. La possession de ces objets, comme celle des immeubles, par cela même qu’elle assure un revenu indépendant du travail manuel, a une grande importance au point de vue social, car elle rattache, par une transition insensible, les types inférieurs de la classe ouvrière, aux moeurs et aux habitudes des classes supérieures de la société. Il y avait donc convenance à assigner, dans le budget des recettes, une4e subdivision aux revenus dérivant des propriétés de toute nature.
Il n’importe pas seulement d’attribuer, dans le budget, quatre sections distinctes à ces catégories de recettes; il y a encore une certaine utilité à les grouper dans l’ordre qui met le mieux en relief les faits les plus essentiels. Or, si l’on ne considérait que la valeur numérique des quatre sortes de recettes, il conviendrait de les consigner sur le budget, dans l’ordre même où bon vient de les définir; mais il en doit être autrement dans une méthode où bon se propose surtout d’apprécier les conditions de moralité, de sécurité et de développement progressif, que chaque organisation sociale assure aux divers types d’ouvriers. Pour satisfaire à cette nécessité, tout en respectant l’enchaînement naturel des faits et des idées, on a été conduit à consacrer aux revenus des propriétés la première section du budget, puis à énumérer successivement les produits des subventions, les salaires et les bénéfices d’industrie. Au reste, les considérations présentées dans les paragraphes suivants, touchant chaque groupe de recettes, en compléteront la définition et achèveront de démontrer l’avantage de l’ordre adopté.
12.
Considérations sur les trois catégories de propriétés et sur les revenus qui en proviennent.
La tente des nomades [I §10] et la hutte mobile de quelques ouvriers appartenant à la civilisation des sédentaires | XII §io] sont des objets mobiliers de peu de valeur: les familles qui en jouissent les possèdent ordinairement en toute propriété, au même titre que leurs vêtements. Il en est autrement des habitations fixes dont lemplacement, les matériaux et la construction, exigent une mise de fonds considérable. Pour que l’ouvrier s’élève à ce genre de propriété, ou pour qu’il la conserve lorsqu’elle lui a été transmise par héritage, il faut qu’il ait déjà atteint un assez haut degré de moralité et de prévoyance. L’observation prouve néanmoins, que la propriété de l’habitation est celle que les ouvriers européens recherchent avec le plus d’ardeur; et bon voit des familles pourvues d’une dose médiocre de moralité et de tempérance se soumettre, pour l’acquérir, à des privations qu’elles ne s’imposeraient pour aucun autre motif. C’est ordinairement par ce genre d’acquisition que débutent les ouvriers chez lesquels se développe le goût de la propriété [XXX §12]; partout où la conservation des anciennes habitudes de solidarité conseille aux patrons d’alléger leurs charges et de diminuer leur responsabilité, en développant chez leurs ouvriers les sentiments moraux et l’amour de la propriété, on a tiré les plus heureux résultats de cette tendance qui se lie aux sentiments les plus spontanés et les plus énergiques de l’humanité.
Les immeubles ruraux ont aussi un grand attrait pour les populations ouvrières: parmi ceux qui se trouvent le plus habituellement en leur possession, il faut citer d’abord les jardins propres a la culture des légumes, et, lorsque le climat le permet, les vergers plantés d’arbres fruitiers; souvent ces petites cultures sont considérées comme des annexes nécessaires de l’habitation. Beaucoupdouvriers possèdent, en outre, a une certaine distance de leur demeure, des champs consacrés à la culture des pommes de terre, du maïs, quelquefois des autres céréales; une prairie produisant le foin nécessaire à la nourriture des animaux domestiques; des terrains destinés a des cultures spéciales, telles que la vigne, le chanvre, le houblon, les melons, les courges, les concombres et autres cucurbitacées; enfin divers bâtiments ou appentis servant de grange, d’étable ou d’écurie.
Chaque constitution sociale se résume en grande partie dans les lois qui règlent la possession et l’usage des propriétés immobilières: le nom de propriétaire, donné à tous les possesseurs d’immeubles, n’implique donc pas, dans toutes les régions de l’Europe, la jouissance des mêmes droits. L’organisation même des nomades implique l’absence de toute propriété immobilière: les pâturages, alors même qu’ils sont exploités à titre exclusif par un groupe de familles, ne sont jamais subdivisés entre les divers chefs de ménage qui en jouissent tous à titre indivis, à peu près comme les communautés des peuples sédentaires jouissent ordinairement des biens dits communaux. Chez les paysans russes, les chefs de famille jouissent, en général, de tous les droits de propriété qu’ils peuvent exercer avec utilité pour eux-mêmes: à cet égard, les limites sont surtout établies par les droits des communautés dépendant d’un même seigneur, plus encore que par le droit de ce dernier; ordinairement l’appropriation du sol n’est fixée que pour un intervalle moyen de quinze ans, après lequel la totalité de la terre est soumise à un nouveau partage [I et II §6]. Chez les communautés adonnées à d’autres professions, et spécialement chez les exploitants de mines de l’Oural [IV et V], la propriété des prairies se transmet de génération en génération dans la même famille; nulle part le paysan n’est autorisé à donner hypothèque sur sa propriété, ni à la vendre à des personnes étrangères à la communauté dont il fait partie. Chez les Turcs, la propriété de la terre n’appartient qu’à Dieu; l’usufruit appartient à ceux qui, étant en possession, savent faire fructifier le sol et acquittent régulièrement les contributions dues à l’État et aux mosquées [VIII (A)]. Dans plusieurs parties de l’Europe centrale, en Hongrie [IX §6] et dans d’autres provinces de l’empire autrichien, les droits de propriété des classes ouvrières étaient encore, il y a quelques années, plus ou moins limités par le régime féodal. Dans l’Occident, en France, par exemple, les restrictions apportées au droit de propriété sont établies à un tout autre point de vue que dans les États du Centre et de l’Orient: elles n’ont plus pour objet la sécurité de la classe ouvrière ou la conservation des traditions sous l’influence de certaines classes de la société: les unes, de droit commun chez tous les peuples, comme l’expropriation exercée par l’État, se fondent sur certaines considérations d’utilité publique; les autres, et entre autres l’interdiction du droit de tester, sont surtout maintenues par les moeurs et par des préoccupations politiques.
Les animaux domestiques jouent un rôle essentiel dans l’existence des ouvriers européens: presque partout ce genre de possession est un indice assurédaisance et de bien-être; c’est aussi l’un des premiers symptômes du développement de la prévoyance et de l’aptitude pour l’épargne. L’acquisition des animaux est en effet plus facile que celle de l’habitation pour les ouvriers des types inférieurs; c’est-a dire pour ceux que les classes supérieures ont surtout mission d’initier aux sentiments que fait naître la propriété: elle peut avoir lieu par degrés et n’exige que des épargnes peu considérables. Une convenance sociale universellement reconnue a fait naître en Europe, depuis un temps immémorial, une multitude de combinaisons ayant pour objet d’assurer aux populations ce genre de propriété, et dont la description méthodique fournirait seule la matière d’un livre intéressant. Souvent les patrons, ou, à leur défaut, des fournisseurs spéciaux, livrent à crédit de jeunes animaux que les familles élèvent jusqu’au moment où elles peuvent en tirer parti et s’acquitter de l’avance qui leur a été faite; en outre, dans plusieurs cas, le patron met à la disposition de l’ouvrier des moyens d’élevage, le pâturage, la glandée, la litière, etc., a la condition de partager, après un délai déterminé, les produits obtenus ou les animaux eux-mêmes [XXVI, §6]. Tantôt l’ouvrier qui a pu acquérir des animaux avec le produit de ses épargnes, mais qui n’a point encore les moyens de les nourrir, les place momentanément à cheptel chez un voisin pourvu de pâturages ou de fourrages: celui-ci, après en avoir fait usage, les rend à l’époque convenue au propriétaire, qui trouve son bénéfice dans la plus-value qu’ils ont acquise [XX, §6]. Tantôt, au contraire, conservant la disposition de ses animaux, l’ouvrier est autorisé par la coutume à en nourrir aux frais du patron un nombre déterminé [XXIX, §12]. Dans beaucoup de contrées, des institutions positives, ou des moeurs ayant presque force de loi, permettent, aux ouvriers dépourvus de ressources de nourrir leurs animaux domestiques sur des pâturages indivis [I, II, VIII, XX, XXVIII (B), etc.], ou au moyen d’allocations d’herbes, de feuilles, de fruits provenant de forêts ou de diverses propriétés appartenant au domaine de l’État [XVII, §7]. Ailleurs, enfin, et surtout dans les contrées où le système des engagements momentanés prive les types inférieurs d’ouvriers du bienfait de ces institutions protectrices, l’esprit de charité des propriétaires, stimulé souvent par les derniers vestiges de la tradition, y supplée en accordant le droit de parcours pour quelques animaux indispensables à la subsistance des familles nécessiteuses [XXVII, XXVIII, §7].
Dans presque toute l’Europe, sauf dans la lisière méridionale qui confine au bassin de la Méditerranée, les vaches, les brebis et les chèvres; dans la région sud-est, les juments; les femelles de rennes, dans la région arctique, fournissent à la population le lait, l’un de ses principaux moyens d’existence. Il y a même des localités où l’établissement d’un jeune ménage est subordonné à l’acquisition préalable d’un de ces animaux [VI, VIII, XXIX, XXX]. Partout, en outre, les ouvriers obtiennent de l’exploitation des animaux domestiques des aliments d’une grande importance pour la consommation du ménage; souvent ils tirent parti de la force de ces animaux pour exercer l’industrie des transports [II, XX, etc.]. Parmi les genres ou les espèces entretenues pour ces diverses destinations, on peut citer, a peu près selon l’ordre d’importance, les gallinacés et les palmipèdes, les porcs, les moutons, les bœufs, les chevaux, les lapins, les pigeons, les abeilles, les vers à soie. En général, on peut considérer comme vivant dans un état habituel de bien-être les ouvriers qui peuvent conserver toute l’année et faire reproduire pour leurs propres besoins une ou plusieurs de ces espèces; l’impossibilité où sont beaucoup de familles de les entretenir au delà de la saison où abondent les moyens de nourriture doit être regardée, au contraire, comme un symptôme de pénurie ou d’imprévoyance. Cette distinction essentielle a toujours été établie dans le cadre du budget des recettes.
Les animaux domestiques, et en première ligne les vaches laitières, rendent des services si importants et si soutenus, qu’ils font souvent naître chez tous les membres de la famille des sentiments qu’on pourrait assimiler à la reconnaissance et à l’affection. Les vaches sont toujours l’objet de soins assidus; dans toutes les contrées de l’Europe, leur étable est placée à proximité de la pièce où se tient habituellement la mère de famille; en certains cas, elles sont admises en quelque sorte dans les communautés domestiques [XXIX, §10]. Aux époques de pénurie, il n’est pas rare de voir la famille s’imposer des privations pour ne rien retrancher à l’alimentation des animaux. Sous ce rapport, la possession des animaux domestiques élargit avec grande utilité, pour le développement moral des individus, le cercle de prévoyance et de sollicitude créé par l’institution du mariage et la constitution de la famille; elle est, pour les ouvriers des types inférieurs, l’occasion d’une véritable gymnastique morale; elle contribue en partie à établir la supériorité sociale qu’ont incontestablement les ouvriers ruraux sur ceux des villes, et à classer les premiers, aux yeux de l’économiste et de l’homme d’État, comme la véritable souche de la race, comme l’élément principal de la nationalité.
Le matériel des travaux et des industries est encore un genre de propriété qu’il convient de faire figurer dans le budget des recettes, puisqu’il concourt à la production aussi efficacement que les immeubles et les animaux. On comprend sous cette dénomination générale les ateliers et boutiques, les métiers et établis, les outils, les instruments, le mobilier industriel, les ustensiles, les armes et engins employés pour la chasse et la pêche.
Le fonds de roulement des travaux et industries doit y figurer au même titre. Ce fonds est rarement formé par une somme d’argent préalablement épargnée, puis employée a acquérir les semences, les jeunes animaux, les matières textiles et les autres matières élaborées par la famille. Ces objets, dus pour la plupart à l’accumulation progressive des produits de l’industrie domestique, constituent rarement une valeur réalisable de quelque importance; pour simplifier, on s’est ordinairement dispensé d’en tenir compte pour l’évaluation des propriétés et pour l’établissement du budget des recettes. Dans la plupart des cas, cette omission est d’autant plus convenable, que la valeur du fonds de roulement est à peu près balancée par les dettes que la famille a dû contracter pour l’acquisition des objets nécessaires a l’exercice des industries. On na porté en compte le capital du fonds de roulement et le revenu qui y doit être attribué que lorsqu’il est représenté par une valeur réalisable [XXXV].
La possession d’une somme d’argent ne figure guère parmi les propriétés des populations ouvrières que dans les contrées où règnent les habitudes de thésaurisation: ces dernières, elles-mêmes, fort communes encore chez certains peuples asiatiques, n’existent plus, comme fait général, que dans quelques districts de l’Europe orientale, par exemple, en Russie [III (J)]; en Turquie [VIII, §6|, où le prêt à intérêt est défendu par la loi, etc. Abandonnés à leur inspiration naturelle, les ouvriers, dans l’état actuel de la civilisation européenne, ne sont plus enclins a thésauriser, et ne sont point encore disposés à accumuler de l’argent pour en tirer un revenu en le plaçant a intérêt. Ainsi qu’on l’a fait remarquer précédemment, ils consentent à s’imposer la contrainte qu’implique la création des premières épargnes, en vue d’acquérir des animaux domestiques, une habitation, des immeubles ruraux, et en général les objets matériels dont la possession est pour eux la source d’avantages journaliers; ils sont moins touchés des avantages plus éloignés, non moins réels cependant, qui résulteraient du placement, à intérêt composé, de leurs épargnes annuelles.
Pour réagir contre cette tendance, et pour exciter les ouvriers à s’assurer les avantages inhérents à l’accumulation de sommes d’argent placées à intérêt composé, des personnes bienfaisantes et des Gouvernements ont fondé diverses institutions qui ont pris déjà un certain développement dans les districts manufacturiers où règne le régime des engagements momentanés, et qui sont généralement considérés comme de puissants moyens de moralisation et d’émancipation. Ces établissements, tels que les caisses d’épargne, les caisses de retraite, etc., sont pour la plupart très-connus; quelques établissements d’une nature plus spéciale, tels que les Land Societies d’Angleterre, sont signalés dans l’Atlas [XXIV (B)]; on croit donc inutile d’en reproduire ici la description.
Indépendamment des caisses où l’épargne s’accumule à intérêt composé, il existe dans l’occident de l’Europe une multitude d’institutions désignées généralement sous le nom de sociétés de prévoyance ou de secours mutuels [XXIII (A)]. Ces sociétés obligent les ouvriers qui s’y affilient à épargner des sommes dont la quotité est déterminée par les statuts et qui sont régulièrement prélevées sur le salaire. Les sommes ainsi réunies ne sont point laissées à la disposition des souscripteurs; elles ne leur sont acquises en tout ou en partie que dans des éventualités prévues, et qui peuvent ne pas se réaliser pour un souscripteur déterminé. Les sociétés de prévoyance se lient par une foule de nuances aux caisses d’épargne; elles en diffèrent, en général, en ce que le principe de la possession individuelle y est subordonné plus ou moins au principe de la mutualité ou de la communauté.
Le principe des sociétés de secours mutuels est si ancien dans l’économie industrielle de l’Europe, qu’on ne pourrait en trouver l’origine; il se trouve lié d’une manière plus ou moins intime à une multitude d’institutions collectives, qui florissaient au moyen âge; cependant il n’a jamais reçu un développement considérable tant que l’organisation des sociétés a reposé essentiellement sur la solidarité des maîtres et des ouvriers. Aujourd’hui même, les sociétés de secours mutuels sont peu connues dans les États du Nord, de l’Orient et du Centre, où cette solidarité s’est maintenue, et elles n’ont pris réellement un développement considérable que dans la région manufacturière de l’Occident, où les institutions, les moeurs et les nécessités dérivant de l’organisation même de l’industrie, tendent incessamment à assurer l’indépendance mutuelle du maître et de l’ouvrier.
Les sociétés de secours mutuels n’offrent pas, comme les caisses d’épargne, une mesure naturelle de la prévoyance: elles n’indiquent guère que les premiers germes de ce sentiment, et témoignent jusqu’à un certain point de l’impuissance où sont les associés, pris individuellement, de se suffire à eux-mêmes. Beaucoup de sociétés de ce genre doivent leur origine à la bienveillante initiative des patrons ou de réunions de personnes appartenant aux classes éminemment prévoyantes. Les dernières instructions, promulguées en Francepour favoriser le développement de ces institutions, ont parfaitement apprécié la haute portée de l’intervention des propriétaires et des chefs d’industrie. Les sociétés, établies en dehors de toute intervention des patrons, ont souvent échoué; celles qui ont réussi dans ces conditions ont dû s’adresser à des catégories d’ouvriers élevées au-dessus de la masse par leur intelligence et leur moralité; parfois elles n’ont pu faire naître les sentiments de solidarité entre les associés, qu’en excitant chez eux le point d’honneur et quelquefois un esprit d’hostilité contre les chefs d’industrie: il en est ainsi surtout des sociétés organisées en Suisse et en Angleterre pour conjurer les chances du chômage [XVIII, §13, XXIII (B)]. Ce fâcheux caractère d’antagonisme ne se trouve pas dans les sociétés organisées avec le patronage de membres honoraires, qui contribuent aux charges communes sans réclamer aucun avantage personnel, et qui d’ailleurs se rendent utiles par une intervention propre, et notamment par une participation dévouée à l’administration de la société. L’expérience prouve que cette intervention n’a rien d’humiliant pour ceux au profit desquels elle s’exerce, et qu’elle contribue efficacement à rétablir, jusqua un certain point, la solidarité des sentiments entre les ouvriers et les classes supérieures.
Les sociétés de secours mutuels se divisent en deux catégories principales. Les unes visent surtout à accumuler une somme, faisant retour a la famille dans une éventualité qui est ordinairement assez éloignée. Elles attribuent à la famille, dans les cas spécifiés par les statuts, des avantages dont la valeur actuelle peut se calculer d’après le montant des versements effectués et d’après les chances propres à ce genre d’éventualités; quelquefois aussi, cette valeur est directement indiquée par les sommes que chaque récipiendaire doit payer pour entrer immédiatement en jouissance des avantages assurés aux sociétaires. La caisse reste ordinairement engagée envers le souscripteur pendant un délai considérable, et aussi longtemps qu’elle n’a point été libérée par la réalisation de toutes les éventualités prévues. Le fait de l’affiliation à cette espèce d’associations équivaut donc, pour le souscripteur, à la possession d’un certain capital, dont le montant doit être considéré comme un genre spécial de propriété. Parmi les sociétés d’assurance fondées sur ce principe, on peut citer en première ligne celles qui allouent une pension ou une somme une fois payée à une ou plusieurs personnes après la mort du souscripteur; celles qui assurent une pension ou une somme au souscripteur lui-même devenu vieux ou infirme; celles qui se chargent des frais de sépulture, etc.
Les sociétés de la seconde catégorie sont organisées en vue de pourvoir à des éventualités qui doivent se réaliser dans un court délai: le mécanisme de chaque société consiste à répartir immédiatement, sur les individus frappés par les éventualités qu’on veut conjurer, la majeure partie des sommes versées par tous les souscripteurs, en sorte que les engagements mutuels de ces derniers et de la société peuvent se liquider pour ainsi dire à chaque instant. La qualité de souscripteur ne peut donc guère impliquer, pour ce dernier, la possession d’un capital. Les sociétés de ce genre les plus répandues sont celles qui assurent, en cas de maladies ou de blessures accidentelles, les secours de la médecine et de la chirurgie, et surtout un subside en argent tenant lieu du salaire; celles qui allouent des subsides dans les cas de chômage dus au manque de travail [XXIII (B)]; celles enfin qui conjurent une multitude d’éventualités telles que les incendies, les inondations, la grêle, les épizooties, les disettes, etc.
En résumé, les propriétés possédées par la classe ouvrière, et qui sont pour elle une source de revenus, forment trois subdivisions, qui sont représentées dans le budget des recettes par un pareil nombre de paragraphes, savoir:
Les propriétés immobilières, possédées à titre individuel par la famille, sauf les restrictions imposées à ce genre de possession par la constitution sociale;
Les valeurs mobilières, dont la location ou l’emploi assurent un certain revenu et qui sont ordinairement possédées à titre individuel et sans restriction, même dans le régime des engagements forcés;
Enfin, les droits aux allocations de sociétés de secours mutuels, possédés à titre indivis, et qui, se rapprochant sous ce rapport de plusieurs catégories importantes de subventions, forment une transition naturelle à la2e section du budget des recettes.
Il est souvent difficile de dresser l’inventaire complet des propriétés d’une famille; diverses considérations, parfois un sentiment peu réfléchi, conseillent aux ouvriers de dissimuler, sous ce rapport, une partie de leurs ressources: c’est du moins pour ce genre de faits qu’ils se prêtent le moins volontiers aux recherches qui les concernent. Il est, au contraire, assez facile d’évaluer les revenus qui dérivent des propriétés, une fois que la nature et l’importance de cette source de recettes ont été convenablement spécifiées. On constate les revenus d’une manière directe, lorsqu’il s’agit de propriétés données en location, et surtout de sommes d’argent placées à intérêt; il en est de même encore lorsque la valeur locative peut être établie par comparaison avec celle d’autres propriétés placées dans des conditions analogues. Cependant les ouvriers ne se déterminent guère à acquérir des propriétés qu’en vue d’en appliquer les produits à leurs propres besoins ou pour en faire l’objet d’une industrie; en conséquence, dans la plupart des cas, la valeur des produits, résultant de l’exploitation de la propriété, représente à la fois le revenu que celle-ci devrait donner à un propriétaire qui l’aurait affermée, le salaire afférant au travail des divers membres de la famille, toutes les autres dépenses de l’exploitation, et enfin le bénéfice que la famille doit retirer de son industrie. On détermine le premier élément, le seul qu’il convienne de faire figurer dans la première section du budget, en prenant pour base le taux moyen du revenu que produisent dans la localité les valeurs mobilières ou immobilières engagées dans les opérations de l’agriculture et de l’industrie; on contrôle cependant cette évaluation, en s’assurant qu’elle concorde avec celles qui entrent dans les balances établies pour chaque industrie dans les notes annexées aux deux budgets. Presque toutes les monographies de l’Atlas offrent, dans les notes consignées à la suite des budgets, plusieurs exemples de ces déterminatio de revenus et des vérifications qui s’y rapportent; l’étude spéciale de ces notes complétera, au besoin, les indications qu’on vient de présenter.
Un examen rapide de la première section des budgets de recettes compléter également les considérations exposées dans ce paragraphe, et pourra contribuer à les arrêter dans la pensée du lecteur, avec la précision et la netteté qui résultent de la vue des faits. On appréciera ainsi, sans effort de l’esprit, la diversité des propriétés dont jouissent habituellement les ouvriers européens, et le rôle important qu’elles jouent parmi leurs moyens d’existence.
13.
Considérations sur les trois catégories de subventions et sur leurs produits.
Les rétributions qui se règlent d’après le besoin des familles plutôt qu’en pro portion du travail accompli, en d’autres termes, celles qui dérivent de cette source de recettes que l’on désigne dans cet ouvrage sous le nom de subventions (11) l’emportent sur les propriétés, dans le système économique de l’Europe, à la fois par leur variété et par leur importance. Une impérieuse nécessité sociale, celle qui oblige les classes supérieures à assurer des moyens d’existence aux populations imprévoyantes qui ne peuvent se suffire à elles-mêmes, a suggéré, depuis un temps immémorial, la plupart des combinaisons que comportent, en chaque localité, le climat, le sol, les industries et surtout l’état intellectuel et moral des ouvriers. Il n’est peut-être pas de question sur laquelle la pensée humaine se soit portée d’une manière plus fréquente et plus assidue; il n’en est vraisemblablement aucune pour laquelle les solutions soient plus multipliées.
Etudiées d’une manière méthodique, les subventions dont jouissent les ouvriers européens se subdivisent d’abord en trois catégories principales qui forment autant d’articles spéciaux dans la seconde section du budget des recettes: les propriétés reçues en usufruit, les droits d’usage sur les propriétés, les allocations d’objets et de services.
Les propriétés reçues en usufruit par la majeure partie des ouvriers sont précisément de même nature que celles qui ne sont acquises en propre jusqua ce jour qu’à une faible minorité, et dont l’énumération a été faite au paragraphe précédent. L’habitation est la subvention la plus habituelle; viennent ensuite, selon l’ordre d’importance pour l’économie des familles, les immeubles ruraux, les animaux domestiques, puis, à un moindre degré, le matériel et le fonds de roulement des travaux et industries, enfin les sommes d’argent reçues en prêt, sans intérêt ou à intérêt réduit.
Les subventions de la deuxième catégorie, les droits d’usage sur les propriétés, sont au fond de même nature que les usufruits de propriétés; elles diffèrent de ces derniers, en ce qu’elles ne comprennent jamais l’usage exclusif de la propriété ni des produits qui en proviennent. Ces droits ont été, pendant les derniers siècles, et ils restent encore aujourdhui, pour une moitié de l’Europe, l’une des principales bases de l’économie sociale.
Plusieurs droits d’usage sont établis sur des propriétés dont les ouvriers jouissent a titre indivis, comme membres d’une communauté ou d’une corporation. Parmi celles-ci, on peut citer les ateliers industriels, et, en général, les instruments de travail exploités par des communautés de travailleurs; on y peut rattacher encore les fours a pain, les moulins à céréales, les étaux de boucherie, les pressoirs à vin, a cidre et a huile, etc., possédés à titre indivis par les habitants d’un même village. Dautres droits d’usage ont pour objet des produits accessoires provenant dexploitations agricoles dont les principaux produits sont récoltés par les propriétaires ou les tenanciers qui les dirigent; tels sont, surtout, les droits de glanage attribués à plusieurs populations du Centre, du Midi et de l’Occident, sur les récoltes de fruits et de céréales.
Cependant, ces diverses sources de recettes, qui ont reçu en plusieurs localités une certaine extension [VI (c), VIII et XX, §7], n’ont qu’une médiocre importance lorsqu’on les compare aux subventions établies sur les productions indépendantes du travail humain, et spécialement sur les produits spontanés des terrains non appropriés aux travaux de l’agriculture. Parmi les produits les plus essentiels appartenant a cette catégorie, il convient de citer au premier rang l’herbe, les plantes herbacées et les fourrages secs récoltés pour la nourriture des animaux domestiques, l’herbe et les plantes herbacées broutées par les mêmes animaux, enfin la litière récoltée pour leur consommation. Viennent ensuite les animaux sauvages, c’est-a-dire le gibier et le poisson, qui ne sont point l’objet d’un élevage spécial; les fruits sauvages et les champignons, qui sont pour les peuples du Nord une ressource de premier ordre; tous les produits forestiers proprement dits, et, en première ligne, le bois d’oeuvre et les combustibles; les tourbes, les roseaux et les autres produits spéciaux des lieux humides ou marécageux; divers matériaux et engrais fournis par les carrières, les minières, les rivages de la mer, des lacs et des fleuves; enfin, le fumier, les excréments d’animaux et divers objets trouves sur les voies publiques.
Les allocations d’objets et de services, c’est-à-dire les subventions de la troisième catégorie, sont faites en vue de pourvoir directement aux principaux besoins des familles, tandis que les usufruits et les droits d’usage ne tendent qu’indirectement au même but, en fournissant aux familles l’occasion de se livrer à un travail ou d’exercer une industrie. L’énumération des objets alloués à titre de subvention serait à peu près la reproduction textuelle de celle qui est adoptée au budget des dépenses pour les consommations de la famille; on a donc été naturellement conduit à y établir les cinq subdivisions adoptées dans ces dernières (17). Quant aux services alloués, ils concourent, en général, à la production d’un objet consommé par la famille, et se rattachent aux mêmes groupes que les objets eux-mêmes: telles sont, par exemple, les confections de vêtements exécutées à titre gratuit [XXIII, §7], ou les moyens de transport fournis par les chefs d’industrie, et à l’aide desquels certains ouvriers amènent au logis la provision de combustible [VIII, §7].
La détermination des valeurs à attribuer aux produits des subventions offre, en général, plus de difficultés que celle des revenus de propriétés. Il est rare, en effet, que l’on puisse baser cette détermination sur une appréciation directe du capital représentant la valeur de la subvention ou sur l’estimation de1intérêt à attribuer à cette valeur; il faut donc recourir à des méthodes indirectes qui, dans chaque cas particulier, sont indiquées par la nature même des faits. La méthode la plus générale consiste à comparer les recettes et les dépenses de toute sorte auxquelles donne lieu lindustrie fondée sur l’usage de chaque subvention, puis à rechercher, par comparaison avec d’autres faits analogues, quelle part de l’excédant des recettes représente la valeur des produits immédiats de la subvention. S’agit-il, par exemple, de déterminer la valeur à attribuer à l’herbe broutée par la vache laitière d’une famille sur un pâturage reçu à titre de subvention, on établira, d’une part, la valeur de tous les produits que la famille retire de l’entretien de cet animal, de l’autre, le montant de toutes les dépenses faites pour le même objet; l’excédant des recettes sur les dépenses représentera à la fois la valeur des produits du pâturage et le bénéfice dû à l’exploitation de la vache. Le total des deux éléments étant ainsi obtenu, la détermination de chacun d’eux ne comporte guère d’incertitude, puisqu’on peut prendre pour base d’évaluation, d’un côté, la quantité relative et la valeur des autres articles de nourriture, et, de l’autre côté, l’appréciation du bénéfice réalisé par la famille sur d’autres industries de même importance. Ces calculs portent, en général, sur de faibles valeurs, et les données arbitraires qu’ils comportent ne peuvent entraîner que des erreurs insignifiantes; d’ailleurs, ces erreurs mêmes n’influent pas sur le résultat définitif, puisqu’elles n’ont d’autre inconvénient que d’accroître ou de diminuer les recettes dérivant des subventions, au détriment ou au profit de celles qui proviennent des bénéfices d’industrie. Enfin, l’habitude de ce genre de calculs et la connaissance approfondie des faits qui se rattachent à la jouissance des subventions offrent, dans la plupart des cas, des moyens de vérification et de contrôle qui ne laissent rien à désirer touchant l’exactitude de ces déterminations. Ordinairement, les industries fondées sur l’usage des subventions ont peu d’importance, et l’on peut confondre, sans inconvénient, avec la valeur même des produits immédiats de la subvention, les bénéfices auxquels ces industries donnent lieu; c’est le parti auquel on s’est généralement arrêté dans cet ouvrage. Le lecteur trouvera, au reste, à ce sujet, de nombreux exemples dans les monographies de l’Atlas, à la deuxième section du budget des recettes, et surtout dans la2e série des notes annexées aux deux budgets, sous le titre de: Comptes relatifs aux subventions.
Le journalier-propriétaire du Soissonnais, décrit sous le no XXX, présentera, entre autres, à l’article des droits d’usage et sous les notes5et9, un exemple complet de la détermination de la valeur â attribuer à l’herbe broutée par une vache laitière sur un pâturage communal. Sur ce point spécial, comme pour la plupart des autres détails de la méthode, l’examen d’un cas particulier fournira plus de lumière au lecteur que tous les développements généraux qui pourraient être donnés dans le présent exposé.
14.
Considérations sur les travaux et les salaires des divers membres d’une famille.
Les travaux manuels auxquels est consacrée la3e section du budget doivent être, en chaque cas, l’objet d’une étude approfondie, non-seulement parce qu’ils constituent, en général, la principale source de recettes, mais encore parce que, étant le moyen essentiel d’activité de la famille, ils impriment à l’existence de cette dernière un cachet distinctif. L’analyse méthodique de tous les travaux exécutés par chaque membre de la famille est, au fond, la plus précise définition que l’on puisse donner de sa condition sociale et de ses habitudes morales et intellectuelles; et, d’un autre côté, les autres sources de recettes, bien que distinctes des salaires, c’est-à-dire des rétributions spéciales attribuées aux travaux manuels, sont, pour la plupart, liées à ces derniers de la manière la plus intime et la plus immédiate. Cette connexion a déjà été signalée pour l’évaluation des recettes dérivant des propriétés et des subventions (12et13); elle est encore plus évidente pour la4e source de recettes, les industries domestiques, qui, dans la plupart des cas, procèdent toutes immédiatement des travaux manuels. Ces divers motifs donnent lieu de conclure que, dans chaque cas particulier, l’analyse détaillée des travaux est la base essentielle du budget des recettes, et, en général, de toutes les observations concernant une famille d’ouvriers.
La3e section du budget des recettes se subdivise naturellement en autant d’articles qu’il y a, dans la famille, de membres voués au travail: l’ouvrier, chef de famille, puis sa femme, s’y placent d’abord au premier et au second rang. Les travaux des enfants, lorsqu’ils ont peu d’importance, s’y groupent en un seul article [VIII]; dans le cas contraire, ils forment l’objet d’articles séparés [II à IV, XVI]. Des articles spéciaux sont, en outre, consacrés aux vieux parents et aux membres collatéraux de la famille faisant partie du ménage et concourant, par leur travail, dans une proportion notable, au bien-être de la communauté IX
Les travaux de l’ouvrier chef de famille se subdivisent toujours en deux groupes, le travail principal et les travaux secondaires. Le premier caractérise la profession de l’ouvrier; il donne lieu à la principale recette du ménage, et détermine, en général, la condition physique et morale de la famille. Les derniers ne font défaut que dans des circonstances exceptionnelles; dans la plupart des cas, ils offrent une variété et une importance qu’on appréciera aisément en examinant sommairement cet article dans les diverses monographies de l’Atlas.
Il importe surtout de mentionner, à l’occasion du travail principal, le mode de rétribution et la personne pour le compte de laquelle le travail est effectué. Ces deux particularités, qui caractérisent l’organisation industrielle et le rang que la famille y occupe, sont indiquées, sous des formes et à des points de vue différents, dans le titre même de chaque monographie, dans les §§5et8des observations préliminaires, et enfin dans l’article 1er de la3e section du budget des recettes. Dans ce dernier article, en particulier, on spécifie, à la suite de la mention du travail principal, si ce travail est exécuté pour le compte d’un seigneur [IV], d’un patron [VI], d’un chef d’industrie [XII], de la famille elle-même [XXXIV], ou, enfin, au compte commun de la famille et d’un patron [XX]. Quant à la nature du travail, elle est également désignée dans ces mêmes passages, et spécialement au S8des observations préliminaires avec les détails suffisants pour une étude qui concerne spécialement les ouvriers, et dans laquelle il serait superflu d’accorder une attention particulière aux industries considérées en elles-mêmes.
Les travaux secondaires du chef de famille sont parfois entrepris au compte commun de la famille et d’un patron [XXVI]; plus ordinairement, ils sont exécutés exclusivement au compte de la famille, et ont pour objet l’exploitation des propriétés possédées en propre ou reçues en subvention, l’exercice des droits d’usage et des industries domestiques: la nature de ces travaux est donc suffisamment indiquée par les détails présentés (12, 13, 15) touchant ces diverses sources de recettes. Ils comprennent parfois quelques-unes des occupations qui sont ordinairement dévolues aux femmes, et que l’on a groupées dans tous les tableaux sous le nom de travaux de ménage, dans l’article2de la3e section. Ce cas se présente dans l’Orient, en Turquie, par exemple, où les hommes sont chargés des travaux de couture et spécialement de l’entretien du linge et des vêtements [VIII, SS8et10].
Le nouveau régime industriel, dont le principal foyer se trouve en Occident, et qui semble envahir, de proche en proche, les autres régions de l’Europe, tend, en général, à restreindre le nombre et l’importance de ces travaux secondaires, au profit du travail principal qui absorbe chaque jour plus exclusivement le temps et les forces de l’ouvrier. Tandis qu’en Orient la plupart des objets consommés ou employés pour les usages ordinaires de la vie sont le produit d’une industrie exercée au foyer domestique, on trouve en Occident des familles complétement inhabiles à la préparation ou à la fabrication d’un seul de ces objets. Les ouvriers de l’Occident, placés dans ces conditions, pourvoient à tous leurs besoins par voie d’achat, au moyen d’un salaire reçu comme rétribution d’un travail unique, uniformément répété chaque jour, chaque heure, ou chaque minute, ayant pour objet un seul détail d’une vaste fabrication, dont les produits, exportés au loin par le fabricant, restent entièrement étrangers à la consommation de l’ouvrier. L’homme d’État et l’économiste ne sauraient constater avec trop de sollicitude la direction exclusive imprimée aux travaux des ouvriers de l’Occident, et l’opposition qui existe, sous ce rapport, entre cette région et celles où l’on a conserve jusqua ce jour les habitudes de l’ancien régime industriel. On a constaté, en effet, dans plusieurs enquêtes officielles, qu’en balance des avantages qui lui sont propres, le nouvel ordre de choses exerce souvent une funeste influence sur le bien-être physique et le développement intellectuel et moral des ouvriers.
Plusieurs monographies de l’Atlas sont éminemment propres a caractériser les différences remarquables que présentent, en ce qui concerne la variété des travaux, les diverses organisations sociales; on pourra, par exemple, fixer ses idées sur ce point intéressant d’économie industrielle, en comparant la condition des ouvriers russes [I à V] à celle des ouvriers génevois [XVIII et XIX],
La mère de famille a, presque partout, pour travail principal, les nombreuses occupations que l’on peut grouper sous la dénomination générale de travaux de ménage, savoir: la préparation et la cuisson des aliments, les soins nécessaires aux jeunes enfants, le blanchissage et lentretien du linge et des vêtements, les soins de propreté concernant l’habitation et le mobilier, les soins nécessaires aux membres malades de la famille, etc. Dans l’état normal, cest-à-dire partout ou l’organisation de l’industrie respecte les convenances dérivant de la condition physique et morale de la femme, ces occupations jouent, dans l’existence de celle-ci, un rôle analogue à celui que remplissent les travaux de la profession dans l’existence du mari.
La mère de famille prend part à la plupart des travaux secondaires entrepris au compte de la famille: plusieurs de ces travaux sont pour elle une spécialité exclusive: elle s’y livre dans les moments de loisir laissés par les travaux de ménage qui la retiennent ou la ramènent nécessairement à la maison, à diverses époques de la journée. Elle exécute, de concert avec son mari, ou avec ses enfants en âge de travailler, la plupart des travaux qui se rattachent à l’exploitation des propriétés ou des usufruits, et à l’exercice des droits d’usage: on ne peut guère excepter du cercle ordinaire de ces occupations que les soins réclamés par les chevaux et les autres animaux de trait, et la chasse ou la pêche, qui exigent de trop longues absences et qui semblent, d’ailleurs, n’offrir de l’attrait aux femmes chez aucune race européenne; au contraire, la récolte des fruits sauvages et les soins à donner aux animaux domestiques entretenus spécialement pour les besoins de la famille, spécialement aux vaches laitières, aux porcs, aux volailles, etc., rentrent habituellement dans ses attributions exclusives. Il en est de même de presque tous les travaux qui se rattachent aux industries manufacturières pratiquées dans le ménage, et spécialement de celles qui concernent le vêtement. C’est ordinairement la mère de famille qui, avec ou sans l’aide de ses enfants, prépare et file les matières textiles. Elle confectionne les vêtements, soit avec des étoffes, au moyen de la couture, soit avec des matières filées, au moyen du tricotage; souvent même, elle fabrique, avec ou sans l’intervention du mari, les étoffes de lin, de coton et de laine, au moyen du tissage et du foulage, bien que ces dernières opérations, de même que le feutrage, soient, en plusieurs contrées, la spécialité exclusive des hommes. Ces travaux si variés n’ont pas toujours pour objet exclusif la consommation domestique; ils deviennent parfois la base de véritables industries ayant leurs débouchés hors du ménage, et formant une source importante de recettes en argent [XXXIII (A)]. AU nombre des travaux secondaires exécutés par les femmes, il faut encore citer la fabrication de la dentelle et d’une multitude d’objets de lingerie et de mercerie, divers services particuliers ou communaux exercés hors de l’habitation, tels que le blanchissage du linge et des vêtements, le service des personnes, les soins à donner aux malades, spécialité pour laquelle, dans tous les pays chrétiens, où ses facultés reçoivent leur libre développement, la femme présente une aptitude toute particulière. Dans certaines communes, ces occupations se complètent par l’exploitation du four banal, par divers autres travaux d’administration et de surveillance, trop souvent enfin par des fonctions qui ne conviennent ni à son caractère, ni à sa constitution physique: tels sont les travaux de charretage et de batellerie, le balayage public, le transport à dos des fardeaux appartenant au commerce ou aux voyageurs, des denrées alimentaires, des combustibles, etc.
Dans l’Orient, le régime de communauté qui règne presque toujours entre plusieurs frères mariés [II et III], allége singulièrement, pour les jeunes mères, le poids des travaux de ménage: chacune d’elles, en effet, ne se livre qu’a tour de rôle à ces occupations, et peut, en conséquence, consacrer à des travaux productifs la majeure partie de son temps.
Sous l’empire du nouveau régime manufacturier qui, depuis le commencement de ce siècle, a pris, en Grande-Bretagne et dans plusieurs régions du Continent, un développement si extraordinaire, il s’introduit une révolution profonde dans les occupations des femmes et des jeunes filles. Elles sont employées dans de grands ateliers au filage des matières textiles et à d’autres industries qui, dans l’ancien régime européen, ne forment pour elles qu’un travail accessoire exécuté près du foyer domestique. Parfois même, elles sont chargées de travaux, ceux des mines, pai exemple, qui, jusqu’à cette époque, n avaient jamais été imposés au sexe le plus faible. Ces travaux deviennent si exclusifs et si soutenus dans plusieurs districts manufacturiers de l’Occident, qu’ils atrophient, en quelque sorte, les aptitudes naturelles de la femme, celles surtout qui trouvent leur application près du foyer domestique. Dans ce régime, la vie de famille se trouve détruite par suite de la résidence habituelle de la mère hors de l’habitation: la femme, déchue des qualités propres à son sexe, devient trop souvent l’émule ou la rivale de l’homme.
L’étude de la condition faite aux mères de famille par chaque organisation sociale offrirait un haut intérêt, si elle pouvait être entreprise sur une large échelle, avec le concours de personnes vouées à la direction religieuse et au service médical des ouvriers: il en jaillirait une vive lumière pour une foule de questions sociales que la science ne peut guère aborder aujourd’hui. Un illustre médecin qui, dans sa longue pratique, a souvent constaté l’influence que l habitudes hygiéniques de la femme exercent sur le progrès ou le dépérissement physique de la race, a bien voulu, par ce motif, prendre intérêt aux premiers résultats consignés dans l’Atlas. Il pense que la société est profondément intéressée à connaître les occupations nuisibles à la santé de la jeune fille et de la mère de famille; qu’il y a non-seulement une question d’humanité, mais encore une spéculation d’économie publique à décharger la femme de services trop pénibles, pour ne lui confier que des occupations appropriées à son sexe et à ses forces. Le Gouvernement anglais a déjà pensé que cette grave question devait dans plusieurs cas, provoquer son intervention [XXV (B)].
L’exemple donné, sous ce rapport, par l’Angleterre devra être imité par d’autres États: l’analyse des travaux et, en général, de l’existence de la femme, faite d’après la méthode proposée dans cet ouvrage, démontrera parfois en effet l’urgence de profondes réformes. La base de toute amélioration dans la condition des classes ouvrières est la moralisation du foyer domestique: or, si, dans cette matière délicate, la dignité humaine repousse souvent les investigations officielles, les Gouvernements ne sauraient néanmoins s’abstenir, lorsque la nature des occupations, le régime industriel et, il est regrettable de le dire, les règlements publics, sont pour les populations laborieuses, des causes permanentes de désordre. D’ailleurs les autorités communales et les chefs d’industrie, dès qu’ils seront dirigés par la connaissance des faits, pourront efficacement pénétrer, sous ce rapport, dans le domaine où ne peut guère s’exercer l’intervention des Gouvernements.
Parmi les règlements publics qui peuvent influer de la manière la plus fâcheuse sur la condition sociale de la femme, il faut citer en première ligne les entraves opposées, dans plusieurs districts de l’Europe centrale et en Grande-Bretagne, à l’institution du mariage. A cette catégorie appartiennent par exemple les dispositions de la loi qui autorisent, en Angleterre, les personnes chargées de l’administration de la taxe des pauvres, à détruire le foyer domestique des ouvriers qui font appel, même dans des crises accidentelles, à l’assistance publique, et à soumettre séparément les divers membres de la famille au régime des maisons de travail [XXII (A)]. On y doit rattacher également les règlements qui, dans plusieurs États de l’Allemagne, interdisent le mariage aux indigents, et même aux ouvriers de plusieurs corporations industrielles, lorsqu’ils n’ont point atteint un âge avancé, ou un certain rang dans la hiérarchie de la corporation [XI (c), XIII (A), XIV, §12].
On a souvent constaté avec satisfaction, dans le cours des recherches qui ont donné naissance au présent ouvrage, que ces fâcheuses influences ne se trouvent pas dans les institutions publiques de la France. Des hommes éminents, et dont l’opinion fait autorité en Europe, ont pu reprocher à ce pays d’avoir, par l’émission de doctrines anti-religieuses et par des changements politiques imprudents, compromis la régularité du progrès moral et matériel de sa population ouvrière; mais ils ne sauraient du moins y découvrir les tendances immorales qu’on vient de signaler.
L’étude comparée des populations européennes mettra également en relief une conséquence honorable pour la France et qui doit donner confiance en son avenir, c’est que, dans aucune autre région du globe et chez aucune autre race, on ne trouve la femme aussi intimement associée aux travaux et aux pensées du mari, exerçant par conséquent sur la famille une influence aussi décisive et aussi tutélaire [XXX (A)]. Ainsi les monographies concernant l’ouvrier agriculteur du Soissonnais [XXX] et le maître blanchisseur de la banlieue de Paris [XXXV] révèlent, chez la mère de famille, des prodiges d’activité et d’énergie ainsi qu’une haute distinction morale. Les mêmes qualités se retrouvent aussi à un degré éminent chez plusieurs populations de l’Allemagne du Nord [XV] et de la Scandinavie [VII, §3.]
Les enfants apportent souvent un contingent utile au travail de la famille; et, par conséquent, ils contribuent pour une certaine part aux recettes qui en dérivent. Depuis la première enfance jusqu’à l’âge où ils peuvent se livrer à l’apprentissage ou à l’exercice d’une profession, ils secondent la mère de famille dans presque toutes ses occupations, particulièrement dans les travaux de ménage, dans la culture du jardin potager, dans les soins donnés aux animaux domestiques, dans la préparation des matières textiles. Souvent, c’est aux enfants que sont spécialement dévolus le glanage et la récolte des fruits sauvages, la conduite et la garde des animaux envoyés au pâturage. Chez les populations exclusivement agricoles, les enfants commencent ordinairement leur carrière en se plaçant en qualité d’ouvriers-domestiques (5) chez les propriétaires et les principaux exploitants de la contrée; pendant cette première période leur salaire reste souvent acquis à la famille, qui se charge alors de pourvoir aux frais de leur établissement; tantôt, au contraire, les jeunes gens disposent de ce salaire et ont a accumuler eux-mêmes, avant leur mariage, les sommes nécessaires à l’acquisition des vêtements, du mobilier, des animaux domestiques, etc.
Chez les peuples slaves, où la communauté d’intérêts se maintient ordinairement dans la famille, même après le mariage de plusieurs enfants, il y a presque toujours lieu d’analyser séparément les travaux d’enfants adultes [II à IV]; pour les peuples de l’Occident, au contraire, on peut souvent simplifier la3e section du budget des recettes, en indiquant en bloc et d’une manière sommaire la nature et les produits du travail des enfants [XV, etc.].
Dans l’Europe orientale, les enfants, jusqu’à l’époque de la puberté, ne sont astreints à aucun travail régulier; ils choisissent parmi les occupations de la famille celles qui ont pour eux le caractère d’une récréation ou d’un plaisir; toujours ils se développent dans l’état de liberté qui convient à leur âge. Sous l’influence du nouveau régime manufacturier, des habitudes diamétralement opposées tendent de plus en plus à prévaloir. Les machines qui forment les agents essentiels de ce régime, et qui s’emparent chaque jour de quelqu’une des fonctions précédemment attribuées aux ouvriers adultes, ne peuvent cependant se passer d’un certain effort dirigé par l’intelligence: cet effort, l’économie conseille de le demander aux femmes, aux jeunes filles, parfois même aux plus jeunes enfants. La nature des nouvelles méthodes de fabrication conduit donc les chefs d’industrie à imposer à la plus faible partie de l’espèce humaine des occupations qui, en raison de leur continuité, deviennent plus intolérables que les travaux les plus répugnants de l’ancien régime européen. Dans le Nord et dans l’Orient, où le régime des engagements forcés et celui des engagements volontaires permanents sont, jusqu’à ce jour, la base de la constitution sociale, il n’est jamais venu à la pensée d’un patron d’employer, même accidentellement, les enfants aux travaux qui leur sont habituellement imposés en Grande-Bretagne. Après avoir observé la triste condition faite aux enfants par le nouveau régime manufacturier de ce pays, des économistes, qui fondent d’ailleurs de grandes espérances sur la civilisation de l’Occident, ont été obligés de constater qu’une organisation essentiellement basée sur l’exercice du libre arbitre a soumis, à1111esclavage odieux et sans précédents, la plus faible, la plus innocente partie de la race humaine. Au reste, les hommes d’Etat de la Grande-Bretagne ont depuis longtemps condamné ces déplorables conséquences du nouveau régime. Abandonnant la maxime du laisser-faire, qui constituait la religion économique du pays, ils ont repris résolument, sur ce point, l’ancienne tradition européenne: ils ont soumis les manufactures à un système de réglementation qui, en principe du moins, assure aux femmes et aux enfants une condition plus supportable | XXV (B)]. Le même système a été adopté par les autres nations de l’Occident, où le développement trop rapide de l’industrie manufacturière commençait à produire des effets analogues.
Il convient de rattacher aux travaux exécutés par la famille ceux des ouvriers-domestiques faisant partie du ménage. En général, pour ce qui concerne l’existence de ces derniers, le meilleur système à suivre est de consigner dans le budget tous les détails intimement liés àl’existencede la famille et d’en élaguer tous ceux qui leur sont exclusivement personnels. On peut trouver sur les monographies XXXIV et XXXV de l’Atlas des applications de cette règle.
Après avoir déterminé, pour chacune des monographies consignées dans l’Atlas, la nature des travaux exécutés par les divers membres de la famille, on s’est appliqué à constater le nombre de journées consacrées à chaque travail, le salaire journalier et le total des salaires annuels: trois colonnes spéciales ont été consacrées, dans la3e section du budget, à ces trois sortes de renseignements. Cette détermination, toujours facile pour ce qui concerne le travail principal des ouvriers-domestiques et des journaliers, offre, au contraire, certaines difficultés à l’égard des ouvriers appartenant aux cinq catégories supérieures (5). Elle implique, en outre, de l’incertitude pour plusieurs travaux secondaires entrepris au compte de la famille: lorsque des travaux analogues ne sont pas dans la localité l’objet d’une rétribution spéciale, on se trouve exposé aux mêmes difficultés qui ont déjà été signalées pour les revenus des propriétés (12) ou les produits des subventions (13), et on la résout par les mêmes moyens. On estime directement la valeur de toutes les recettes et de toutes les dépenses effectivement faites par la famille à l’occasion du travail dont il s’agit: la différence représente le bénéfice de l’industrie, le salaire dû aux journées consacrées à ce travail, enfin, s’il y a lieu, la part à attribuer au produit des subventions ou au revenu des propriétés qui ont concouru à assurer les recettes de la famille. La valeur à attribuer à chaque élément partiel se détermine, à chaque cas particulier, tantôt par des moyens directs, tantôt par l’analogie, tantôt enfin par différence, lorsque les autres éléments sont connus. Les erreurs ou les données arbitraires que les évaluations de ce genre peuvent comporter ne changent en rien le résultat définitif: elles n’ont d’autre conséquence que d’altérer, selon une proportion peu importante, la valeur relative qui devrait être attribuée aux totaux partiels des quatre subdivisions du budget.
On n’a pas régulièrement compris, parmi les travaux productifs, les occupations qui se rattachent exclusivement au service des divers membres de la famille: les occupations groupées sous le nom de travaux de ménage sont particulièrement dans ce cas. On s’est toujours appliqué à évaluer aussi exactement que possible le temps quelles absorbent; mais en même temps on a rappelé qu’aucune valeur ne pouvait leur être attribuée: on a toujours indiqué, dans chaque cas particulier, les motifs des rares exceptions quon a cru devoir apporter à cette règle [XIX, XXII, XXXVI, §8].
L’évaluation du temps consacré à chaque travail, plus simple en général que celle des salaires, n’est cependant point exempte de difficultés, en ce qui concerne soit l’observation, soit la description des faits. A la suite de plusieurs essais, on s’est arrêté à la méthode suivante, qui a le double avantage d’être conforme à l’usage et d’exprimer les faits avec simplicité. Les travaux accomplis ont été évalués en journées: quant à l’étendue de la journée, elle ne varie guère qu’entre dix à douze heures de labeur effectif, et elle est déterminée dans chaque cas par la nature même des occupations et par un certain ensemble d’habitudes locales. Quelquefois l’évaluation du travail accompli par l’ouvrier se trouve exactement faite par la comptabilité même adoptée dans le genre de travaux que l’on considère. Plus ordinairement, pour les travaux de la femme surtout, cette estimation implique une enquête très-approfondie. Il a fallu, en quelques cas, passer plusieurs jours dans l’intérieur d’une habitation pour se rendre compte du temps consacré par la femme à ses nombreuses occupations. Cette appréciation offre, par exemple, des difficultés toutes spéciales pour les travaux de ménage, qui absorbent ordinairement de deux à six heures par jour, soit, par année, soixante à cent quatre-vingt journées de douze heures. Ces variations dépendent, en général, de causes qu’il est essentiel d’observer pour apprécier exactement la condition d’une famille. D’un côté, en effet, le temps consacré aux travaux de ménage augmente à mesure que la femme apporte plus d’attention à préparer une nourriture saine et à faire régner la propreté dans le mobilier et dans les vêtements; de l’autre, il diminue à mesure que le progrès des arts mécaniques, et, en général, des procédés industriels, dispense la femme d’accomplir certains travaux qui l’accablent dans les sociétés naissantes et dans les civilisations imparfaites [III (E)]. Ce détail, tout humble qu’il puisse paraître au premier abord, a donc une grande importance en ce qu’il initie forcément l’observateur à la connaissance intime des moeurs de la classe vouée aux travaux manuels.
15.
Considérations sur les industries entreprises par les familles d’ouvriers, à leur propre compte, et sur les bénéfices qui en résultent.
Les détails présentés ci-dessus touchant les travaux exécutés par l’ouvrier, la femme et les enfants, comprennent implicitement l’énumération des industries que la famille entreprend à son propre compte. On a également indiqué (14) comment la détermination des bénéfices produits par chacune de ces industries était intimement liée à celle des salaires et du revenu des propriétés. On trouvera, d’ailleurs, pour chaque monographie de l’Atlas, dans la première partie des notes annexées à chaque budget, de nombreux exemples de la détermination simultanée de ces éléments principaux du budget des recettes.
L’étude approfondie de quelques types d’ouvriers révèle bientôt le rôle élevé que jouent dans l’économie européenne les industries entreprises par les ouvriers, à leur propre compte; elle prouve que leur influence est encore plus grande peut-être au point de vue moral qu’au point de vue matériel. En premier lieu, elles constituent pour l’ouvrier ce qu’on pourrait appeler la gymnastique de la propriété: elles l’exercent à épargner, puis à conserver le capital nécessaire à l’exercice de ces industries, par conséquent à résister, en vue d’un avantage plus ou moins éloigné, à l’excitation des appétits matériels. En un mot, elles l’initient à la prévoyance et à la sobriété, et l’élèvent par là au-dessus des types inférieurs de l’espèce humaine. En second lieu, elles donnent des recettes variées, source d’aisance et de bien-être pour la famille, la plupart indépendantes des crises commerciales et industrielles et des autres événements qui compromettent ordinairement le salaire. Elles permettent à la partie la plus faible ou la moins valide de la famille, à la femme, aux jeunes enfants, aux vieillards, de contribuer au bien-être commun autant que pourrait le faire l’ouvrier lui-même; elles offrent donc à un haut degré une partie des avantages qui sont propres soit aux subventions, soit aux combinaisons modernes de l’industrie manufacturière (14); elles n’ont point, d’ailleurs, comme ces dernières, l’inconvénient d’amoindrir l’indépendance de la famille et l’influence morale qu’exerce sur la femme et sur les enfants le séjour constant près du foyer domestique. Enfin ces petites industries développent à un haut degré l’intelligence et l’habileté manuelle des divers membres de la famille: elles les habituent à combiner de petites opérations de technologie, de commerce et d’agriculture, et les exercent dès l’enfance à exécuter une multitude de travaux.
Les industries entreprises pour le compte de la famille ont une importance fort inégale selon l’organisation sociale du pays et selon le rang que louvrier occupe dans la hiérarchie industrielle. On observe d’un lieu a l’autre des différences encore plus prononcées pour ce qui concerne la part prise à ce genre de travaux, soit par l’ouvrier, soit par les divers membres de la famille. Le cadre du budget a été tracé de telle sorte que ces diverses particularités y pussent figurer dans le plus grand détail.
En général, pour une organisation sociale donnée, le nombre et l’importance de ces industries domestiques augmentent a mesure que louvrier s élève plus haut dans la série des conditions qui séparent le simple ouvrier domestique du propriétaire-ouvrier.
Souvent la première de ces conditions entraîne l’obligation de garder le célibat et l’interdiction de tout travail qui ne se rattache point directement au service du patron. Cependant, comme on l’a déjà indiqué précédemment, il existe a cette règle des exceptions qui se lient aux détails les plus caractéristiques de l’organisation sociale [XXIX, §7]; ces exceptions se présentent surtout dans les contrées où la condition d’ouvrier-domestique, essentiellement temporaire, nest qu’un stage dans lequel l’ouvrier fait l’apprentissage de la profession, et se procure, à l’aide de l’épargne, les moyens de devenir chef de ménage et de s’élever à une condition supérieure.
Les simples journaliers (5) se procurent souvent de grandes ressources par l’exploitation des animaux domestiques, par la culture des légumes et des fruits, par l’élaboration des matières textiles, et, en général, au moyen de cette classe d’industries qui peut être exercée avec un faible capital, et par l’emploi d’instruments de travail peu dispendieux. Plusieurs d’entre eux commencent même à annexer quelques spéculations au travail principal exécuté pour le comptedun chef d’industrie: ainsi, au lieu de recevoir les outils de ce dernier, comme le font encore la plupart des salariés, ils fournissent ces outils eux-mêmes, et trouvent dans cette combinaison un supplément de salaire qui, eu égard à la valeur intrinsèque de la fourniture, est ordinairement assez considérable. La portion de ce supplément qui excède l’intérêt et la détérioration du capital engagé est un véritable bénéfice d’industrie, qui doit être consigné dans la quatrième section du budget.
Les tâcherons (5) développent, en général, plus que ne le font les journaliers, le cercle des industries entreprises au profit exclusif de la famille: cette supériorité tient à la fois à ce qu’ils sont plus actifs et plus intelligents, a ce qu’ils disposent de ressources plus étendues, et enfin à ce qu’ils ont plus de liberté pour régler l’emploi de leur temps conformément à leurs convenances personnelles. Ils entreprennent sur une plus grande échelle diverses industries agricoles et manufacturières que l’on vient de citer pour les journaliers, et ils portent également plus loin l’esprit de spéculation. Leur spécialité consiste en effet à introduire, dans l’emploi de leur temps et dans les procédés de leur travail principal, une multitude de combinaisons ingénieuses à l’aide desquelles ils parviennent à exécuter, dans les mêmes conditions, plus de travail qu’un ouvrier ordinaire, et à obtenir en conséquence une rétribution plus élevée. Le supplément de salaire, obtenu dans l’unité de temps en sus de ce qui serait attribué à un simple journalier, peut être considéré comme le bénéfice d’une industrie propre au tâcheron, et qui consiste en partie à faire un meilleur emploi du temps, en partie à employer des méthodes de travail plus parfaites et plus expéditives, en partie enfin à garantir le chef d’industrie contre les pertes de temps, en prenant à leur charge toutes les pertes de ce genre qu’impliquent les incidents de la vie humaine. Le tâcheron entreprend souvent à son propre compte, non-seulement la fourniture des outils, mais encore celle du mobilier industriel, des ateliers et des matières premières du travail [XVI, XXXIII]. Moyennant un système de primes ou d’amendes établies selon la qualité des produits fabriqués, le tâcheron s’engage parfois à garantir une bonne fabrication, ou, du moins, à prendre à sa charge les risques d’une fabrication défectueuse [IV, VI]. Enfin, touchant encore de plus près à la condition de chef de métier, certains tâcherons engagent à leur propre compte des aides et surtout des apprentis [XVI, XXIII]: dans la spéculation fort complexe que cet engagement comporte, le tâcheron réalise ordinairement un certain bénéfice après avoir pourvu à toutes les dépenses concernant l’entretien de l’apprenti et l’achat des matières employées par ce dernier avec plus ou moins d’inexpérience.
On a cru devoir séparer en deux parties distinctes les deux éléments de la rétribution accordée pour leur travail principal aux deux catégories de salariés (5): on a consigné dans la troisième section du budget des recettes, en regard du travail accompli, la portion de cette rétribution qui n’a point le caractère d’une spéculation ou d’une industrie, en d’autres termes, le salaire que recevrait un journalier exécutant le même genre de travail en ne fournissant que son temps; d’après les considérations qui viennent d’être exposées, on a, au contraire, porté la seconde portion dans la quatrième et dernière section, en tête des diverses industries entreprises par la famille à son propre compte. Cependant, comme ces distinctions ne sont pas toujours établies dans la pratique, on a pris soin de totaliser dans chaque budget, à la suite des deux évaluations partielles, ces deux éléments de la rétribution journalière.
La spécialité des ouvriers-tenanciers, chefs de métier ou propriétaires, et celle des propriétaires-ouvriers (5), consiste à exercer à leur propre compte, ou à compte commun avec le patron, une branche principale d’industrie, indépendamment des industries accessoires qui peuvent être exercées, soit par l’ouvrier lui-même, soit par la femme et par les enfants. Ces cas rentrent identiquement dans ceux qui viennent d’être examinés; la seule différence est que les bénéfices dindustrie comparés aux salaires ont ici plus d’importance, et que le calcul de ces bénéfices comprend des éléments plus nombreux et plus variés [II, III, IX, XX, etc.].
16.
Observations sur l’ensemble du budget des recettes.
Les ouvriers reçoivent, sous deux formes différentes, en nature et en argent les revenus, les rétributions et les bénéfices provenant des quatre sources de recettes qu’on vient d’énumérer. En conséquence, deux colonnes ont toujours été consacrées à ces deux sortes de recettes, et la comparaison des totaux partiels de ces colonnes offre tout d’abord une indication intéressante touchant l’organisation économique au milieu de laquelle la famille est placée. La distinction des valeurs à consigner dans la colonne intitulée: valeur des objets reçus en nature, n’entraîne aucune difficulté quand les objets et les services reçus doivent être définitivement consommés par la famille; mais il en peut être autrement lorsque la famille les emploie dans ses propres industries et les transforme plus ou moins par le travail ou par l’échange.
Ainsi, lorsque l’ouvrier reçoit comme rétribution de son travail une quantité de blé d’une valeur de10francs à consommer pour la nourriture du ménage cette recette, portée dans la colonne intitulée: valeur des objets reçus en nature est balancée au budget des dépenses par une somme égale portée dans la colonne intitulée: valeur des objets consommés en nature. Au contraire, si l’ouvrier reçoit comme rétribution la jouissance d’un verger ayant une valeur locative annuelle de10francs; s’il réalise cette valeur en argent par la vente des fruits qu’il obtient; et si, enfin, il consacre cet argent à acquérir10francs de blé, on devra nécessairement consigner cette dépense dans la colonne intitulée: dépense en argent, mais on pourra la balancer de deux manières dans le budget des recettes: dans un premier système, on considérera que la jouissance du verger n’est qu’un moyen d’arriver à la recette en argent de10francs. En faisant abstraction de l’opération commerciale effectuée par la famille, on pourra donc inscrire dans la colonne intitulée: recettes en argent, la valeur de l’objet ou plutôt de l’usufruit réellement reçu en nature; l’un des avantages de cette manière d’opérer est qu’il y aura balance exacte, non-seulement entre les totaux des deux budgets, mais encore entre les totaux partiels des deux colonnes dont chaque budget se compose. Dans un second système, on exprimera le fait tel qu’il se produit, sans tenir compte des opérations que la famille entreprend entre la première recette et la dépense définitive. On portera donc la recette de10francs dans la colonne consacrée aux objets reçus en nature; il y aura toujours balance entre les totaux des deux budgets; mais les colonnes partielles ne se balanceront plus, puisqu’une recette en nature de10francs ne sera balancée que par une dépense en argent de pareille somme. On a généralement suivi le premier système en rédigeant l’Atlas annexé à cet ouvrage, parce que, indépendamment de l’avantage signalé ci-dessus, on réduit considérablement les chances d’erreur dans les calculs en multipliant les vérifications; on a d’ailleurs présenté par exception, dans la monographie XVI, l’application du second système.
L’un des moyens les plus exacts dont on puisse disposer pour apprécier la condition relative des familles appartenant aux classes supérieures de la société consiste à estimer, non-seulement leurs recettes annuelles, mais encore le montant de leur capital. Sous cette dernière dénomination, on comprend, d’une part, les propriétés immobilières et les valeurs mobilières produisant des revenus; de l’autre, les fonds et clientèles produisant des bénéfices, en d’autres termes, les sources de recettes des propriétaires et des chefs d’industrie. La valeur de ce capital n’est autre chose que celle qui est réalisée par ces derniers lorsqu’ils vendent, soit leurs propriétés, soit le fonds et la clientèle de leurs industries.
Une évaluation analogue peut être tentée pour les familles appartenant a la classe ouvrière. Le budget tel qu’il est établi pour chaque monographie de l’Atlas donnant directement le total des recettes annuelles, on se trouve naturellement conduit à rechercher le montant du capital équivalant à ces recettes.
Les propriétés productives de revenu, et surtout les petites industries entreprises par les familles, n’ont point toujours une valeur marchande comme les capitaux de même nature appartenant aux classes supérieures de la société, cependant, l’évaluation en peut toujours être faite approximativement par analogie.
Les subventions assurent un revenu fixe aux ouvriers au moins pendant la durée de leur vie active; ce revenu équivaut donc pour eux à la possession d’une valeur qu’on peut nommer capital des subventions, et qui s’évaluera assez approximativement, d après les règles suivies pour calculer le capital des rentes viagères. L’évaluation peut même se faire avec précision dans les contrées où les subventions, ayant pour base des propriétés données en usufruit ou des droits d’usage, sont de temps en temps rachetées par les nu-propriétaires, et ont, par conséquent, une véritable valeur marchande.
L’aptitude a exécuter des travaux manuels, par cela même qu’elle forme la principale source de recette des ouvriers, équivaut incontestablement pour eux a la possession d’un certain capital. Si des considérations morales de lordre le grave, si des impossibilités dérivant de la nature même de l’homme, si, enfin, les lois européennes n interdisaient pas l’aliénation de cette valeur, celle-ci trouverait naturellement évaluée par des contrats librement débattus, clans le quels les chefs d’industrie s’assureraient, par le versement de ce capital, le concours exclusif de leurs ouvriers. Mais, quoiqu’on n’en puisse constater la valeur par la réaction de l’offre et de la demande, ce capital existe aussi réellement pour l’ouvrier que l’immeuble pour le propriétaire: il peut donc, à un point de vue systématique, être porté en ligne de compte avec les trois autres sortes de capitaux précédemment définis.
On a tenté de faire cette évaluation du capital de chaque famille en adoptant des données uniformes qui établissent, sous ce rapport, une commune mesure entre les diverses familles décrites dans l’Atlas. Mais cette partie du travail est une mesure d’ordre plutôt qu’un résultat ayant, dès à présent, une importance réelle; il n’y aurait pas d’inconvénient à écarter ce genre d’indications du cadre du budget des recettes.