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I.
DÉFINITION DU LIEU, DE L’ORGANISATION INDUSTRIELLE ET DE LA FAMILLE.

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§1er. ÉTAT DU SOL, DE L’INDUSTRIE ET DE LA POPULATION.

La famille habite le village de Mochmet, entre Troïtzk et Ekaterinebourg, sur le versant sibérien de l’Oural, à25kilomètres environ du point de partage des eaux asiatiques et européennes, dans la partie supérieure de la vallée de Miask, par55o25’ de latitude N. et par57o52’ de longitude E. du méridien de Paris. Le sol, formé de roches stratifiées, cristallines, pénétrées de roches ignées, est riche en métaux et en espèces célèbres dans la science minéralogique. De riches alluvions aurifères, formées aux dépens de ces roches, s’étendent sur le fond des vallées et même sur des plateaux assez élevés. La production de l’or y occupe de nombreux ouvriers. Les puissantes montagnes de la contrée, dominées par le Taganaï, haut de1,100mètres, se raccordent les unes aux autres par des pentes douces accessibles aux troupeaux. Sauf les cultures de céréales et les petits enclos établis à proximité de quelques rares villages, le pays tout entier se présente tantôt comme une épaisse forêt, tantôt comme un riche pâturage, bien arrosé et ombragé de bouquets de bois et d’arbres isolés. Le climat est plus tempéré que celui des régions moins abritées situées, en Russie, aux mêmes latitudes; la neige couvre le sol d’une couche épaisse depuis le commencement de novembre jusqu’à la fin de mars, et se prête alors parfaitement au traînage. Les herbes propres à la nourriture des troupeaux sont déjà développées dans les montagnes au 1er mai, et s’y conservent jusqu’à la fin de septembre. Les lacs, les rivières et les forêts, offrent en abondance du poisson, du gibier, des animaux à fourrures, des champignons et des fruits sauvages.

La population locale se compose, pour la moindre partie, de Russes attachés aux usines à fer et aux exploitations aurifères, et, pour la majeure partie, de Bachkirs demi-nomades, tirant à la fois leurs moyens de subsistance de terres arables contiguës aux villages où sont établies les résidences d’hiver, et de troupeaux, de juments surtout, qui se transportent pendant la belle saison, avec la population tout entière, sur les pâturages des montagnes voisines.

Par suite de leur passion pour les habitudes de repos de la vie nomade (§3), les Bachkirs ne peuvent, à vrai dire, s’élever à la richesse; mais, par compensation, la jouissance d’un territoire considérable, possédé dans le régime de l’indivision, et l’organisation de la famille (§2), n’y comportent point le développement de l’indigence telle qu’on l’observe dans l’Occident. Dans tous les cas, l’abondance des moyens de subsistance, à défaut des institutions positives existant chez les Russes (II à V, §13), rend facile le soulagement de ceux qui tombent momentanément dans la détresse. Le degré d’aisance des familles se mesure surtout au nombre de femmes épousées par le chef de maison et aussi au nombre des juments et des autres animaux domestiques qu’il possède: sous ce double rapport, les chiffres suivants caractérisent assez bien l’état de fortune des dix-sept maisons du village:


La famille spécialement décrite dans la présenté monographie est celle de l’une des deux maisons qui possèdent trois juments et dont le chef n’a qu’une seule femme.

§2. ETAT CIVIL DE LA FAMILLE.

Une famille bachkire réunit ordinairement dans la maison paternelle tous les frères mariés; la communautédhabitation et d’intérêts se maintient souvent entre eux même après la mort du père. Laamille prise pour exemple comprend les ménages de deux frères ayant toujours vécu en communauté, sous l’autorité absolue de l’aîné; elle se compose des huit personnes énumérées ci-après:

Kourama-Tanzibaï, khoja (G), âgé de cinquante-neuf ans;

Joumaï, fille de Kourmane-Ilias, sa femme (en secondes noces), âgée de trente ans;

Baghaou-Dhin, leur fils, âgé de onze ans;

Zouléïkha, leur première fille, âgée de neuf ans;

Zoulkhoméda, leur seconde fille, âgée de six ans;

Zoulkhoïa, leur dernière fille, âgée de huit mois;

Moukhombet-Rachim-Tanzibaï, frère de Kourama, âgé de quarante-huit ans*

Marchéïa, sa femme, âgée de trente-deux ans.

Le chef de maison, Kourama, a été marié une première fois à Gihanbeka, morte après avoir donné le jour à deux filles, Khoulvadehr et Aïcha, âgées aujourd’hui de vingt-trois et de vingt-deux ans, résidant, avec leurs maris, dans deux villages voisins; il n’a pris sa seconde femme qu’après la mort de la première.

§3. RELIGION ET HABITUDES MORALES.

Tous les habitants du village appartiennent à la religion musulmane; une moitié environ suit les principales prescriptions du Khoran; le reste les néglige ou les enfreint ouvertement. Kourama, et, sous son influence, les autres membres de la famille, se distinguent par leur ferveur, et surtout par leur exactitude à remplir les devoirs des ablutions, de la prière, etc. (E) Cette disposition a élevé la famille au-dessus du niveau moral de la majorité des habitants, notamment en ce qui concerne les affaires d’intérêt.

Tous les enfants reçoivent les éléments de l’instruction primaire dans une école tenue par le moullah. Le goût pour l’instruction se développe de plus en plus. Les gens aisés du district envoient leurs garçons étudier, en qualité de pensionnaires, chez un maître célèbre établi à35kilomètres du village de Mochmet.

Le vice principal de la population est une propension invétérée à la paresse. Le terme des désirs de la famille la plus laborieuse est de posséder huit à dix juments, au moyen desquelles elle peut se soustraire à tout travail agricole et se nourrir presque exclusivement de khoumouis (L), avec un repos absolu pendant la vie nomade de l’été. Ce but atteint, la famille ne songe guère dorénavant à appliquer son travail à l’exploitation des admirables ressources du pays. Il en résulte qu’au moindre revers, à la première invasion d’une épizootie, par exemple, elle retombe dans la situation médiocre qui, dans toute la Bachkirie, dans le village de Mochmet en particulier (§1er), est le partage du plus grand nombre.

Les Bachkirs gardent certains égards les uns envers les autres dans leurs relations d’intérêt, mais ils n’hésitent guère à se livrer à la fraude dans leurs relations avec les Russes. Les moins scrupuleux vont jusqu’à tremper dans de faux témoignages, en vue d’extorquer une somme d’argent d’un homme riche menacé de quelque scandale. La responsabilité de cette dépravation semble parfois remonter aux fonctionnaires publics.

La surveillance des parents, qui tirent de grands avantages du mariage de leurs filles (F), la reclusion des femmes et l’ensemble des moeurs établies, s’opposent à toute corruption dans les rapports des deux sexes. Les femmes qui, à quelques égards, sont achetées par leurs maris (F), sont, en principe, devant ces derniers, dans un état de dépendance absolue; elles prennent la plus lourde part des travaux agricoles; elles supportent toutes les charges de la domesticité, jusqu’à l’obligation de seller le cheval du mari, chaque fois que celui-ci veut sortir. Mais leur autorité comme mère reste entière et elles jouissent, non moins que le père, du respect et de l’affection des enfants. En outre, là comme ailleurs, nonobstant l’autorité du mari, et par l’ascendant du caractère individuel, l’influence des femmes trouve souvent occasion de s’établir, même en ce qui concerne la gestion des intérêts de la communauté (H). Dans une maison où il y a plusieurs ménages et plusieurs femmes attachées à un même mari, c’est presque toujours la plus ancienne femme du khoja qui dirige les affaires intérieures de la communauté.

§4. HYGIÈNE ET SERVICE DE SANTÉ.

Sauf le frère cadet dont la vue est affaiblie, tous les membres de la famille jouissent d’une excellente santé: les deux femmes, en particulier, ont une vigoureuse organisation. La contrée est très-salubre, on n’y connaît guère de maladies épidémiques: le choléra même y a exercé peu de ravages. Les maladies dominantes sont plutôt celles du climat que de la localité: les affections rhumatismales et hémorroïdales, la dyssenterie et les fluxions de poitrine. La rareté des phthisies pulmonaires doit être remarquée et semble devoir être attribuée à l’usage du khoumouis. Beaucoup de personnes affectées de cette maladie viennent de loin chercher la guérison en s’établissant pendant l’été à proximité des tentes bachkires. L’usage du khoumouis exerce d’ailleurs une influence évidente sur le physique et le moral de la population; cette influence se manifeste par une torpeur et un état habituel de somnolence accompagnés de rêves agréables, offrant une certaine analogie avec les effets de l’opium. Les narcotiques proprement dits, le tabac à fumer et à priser, ne sont point inconnus dans le pays, mais sont d’un usage peu répandu.

La vaccine, propagée par les soins de l’administration, est le seul détail de la médecine exercé d’une manière régulière par des hommes de l’art, qui font des tournées à des époques déterminées. Dans la plupart des cas de maladie, les habitants de Mochmet s’adressent à des empiriques; ils ont aussi recours aux conseils du moullah (D). Le village offre des exemples remarquables de longévité.

§5. RANG DE LA FAMILLE.

Le caractère distinctif de l’organisation sociale décrite par la présente monographie est de réunir dans chaque famille les fonctions et les aptitudes qui, dans la civilisation occidentale, se partagent toujours entre un grand nombre de familles et d’individus. La famille prise pour exemple s’adonne également à l’agriculture et à l’industrie manufacturière; dans la répétition régulière des travaux annuels, ses divers membres prennent successivement le caractère de domestiques, de journaliers, de tâcherons, de chefs de métier, de propriétaires, etc. La propension des Bachkirs pour la paresse (§3) restreint à la vérité cette variété d’aptitudes développée à un si haut degré chez les Russes sédentaires de la même région (II §8); en outre, l’imperfection du système d’instruction (§12) prive ici les ouvriers des moyens de développement intellectuel dont jouissent les ouvriers de l’Occident [XIX (B)]; mais, par compensation, les loisirs de la vie nomade, les habitudes de méditation qu’elles font naître chez les individus les mieux doués, communiquent souvent a ceux-ci une distinction de manières, une finesse d’intelligence et de jugement qui se remarquent rarement au même niveau social, dans une civilisation plus perfectionnée.

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