Читать книгу Les Ouvriers Européens - Frédéric Le Play - Страница 27
IV.
NOTES DIVERSES.
Оглавление(A) Sur la constitution physique des steppes habitées par les nomades soumis à la Russie.
On nomme steppes les vastes plaines qui constituent la majeure partie de la Russie méridionale, de l’Asie orientale et de l’Asie centrale; ces dernières forment, depuis un temps immémorial, la patrie des peuples nomades. Les cours d’eau y sont rares, presque toujours encaissés au fond de ravins étroits; le sol et le climat ne comportent guère la croissance des arbres; ces régions sont donc exposées sans défense aux agents météorologiques et sont difficilement habitables durant les sécheresses de l’été et les froids de l’hiver. Les nomades qui les parcourent incessamment doivent donc, en général, se retirer dans quelques districts mieux habités que les autres, et surtout près des montagnes qui y confinent çà et là. En revanche, il s’y développe au printemps une luxuriante végétation de plantes herbacées appartenant aux genres poa, phleum, bromus, stipa, holcus, festuca, avena, veronica, salvia, lepidium, trifolium, melilotus, medicago, vicia, ervum, astragalus, etc. Au mois de juin, lorsque le vent agite ces grandes herbes, où les chevaux, les bœufs, les chameaux eux-mêmes sont à demi plongés, la steppe ressemble à un océan de fleurs et de verdure. Cette comparaison, qui se trouve depuis des siècles dans la poésie de ces peuples, se présente tout d’abord à la pensée du voyageur. La vue des steppes asiatiques en cette saison est un des plus grands spectacles naturels dont il soit donné à l’homme de jouir.
(B) Sur les nomades et les autres peuples musulmans de la Russie orientale.
Les vastes steppes (A) qui s’étendent en Asie le long de la frontière sud-est de l’Europe, et au sud des colonies agricoles de la Sibérie, sont habitées par des Kirghiz, musulmans nomades, organisés en trois provinces ou hordes soumises au protectorat de la Russie, et qui, sous ce rapport, ne sont point complétement étrangers à la civilisation européenne.
Le territoire de la petite horde longe la rive orientale de la Caspienne et du fleuve Oural, et dessine exactement de ce côté la limite de l’Europe. Il se compose essentiellement de steppes propres à l’élevage des chevaux et des moutons, subdivisées, conformément à d’anciens usages, entre les diverses tribus de la horde, par de longues zones orientées pour la plupart du nord au sud. Les familles de chaque tribu exercent, à titre indivis, dans la zone qui leur est attribuée, le droit de pâturage; elles s y transportent pour assurer la subsistance de leurs troupeaux, suivant un ordre fixe par le climat, les saisons, le développement des herbes, le régime des eaux, etc. Les membres de chaque famille vivent eux-mêmes dans un régime de propriété indivise, sous l’autorité absolue du père. Les seuls travaux à accomplir dans cet état de civilisation, savoir, les soins donnés aux animaux, la préparation de la nourriture et la confection des vêtements, sont exécutés par les femmes. Les aliments, ainsi que les objets de mobilier et de vêtement, sont fournis presque exclusivement par les troupeaux. Avec l’excédant des produits fournis par ces derniers, la famille se procure par voie d’échange, à proximité de l’une des villes de la frontière russe (Orembourg, Troïtzk, etc.), la provision de céréales et quelques ustensiles domestiques. Chaque famille acquitte, par lallocationdun mouton, l’impôt du à la Russie. Par dérogation à ces usages, maintenus à la fois par la tradition et par les prescriptions du Gouvernement russe, quelques familles, sans renoncer positivement à la vie nomade, commencent à semer des céréales clans la région contiguë à l’Oural au détriment du commerce établi sur cette frontière entre les Kirghiz et les cultivateurs russes.
Les contrées qui s’étendent, en Europe même, de la steppe des Kirghiz au Wolga, entre les parallèles de Samara et de Kasan, sont occupées par des musulmans qui paraissent appartenir à la même race que les Kirghiz dont il vient d’être question. Mais la civilisation s’y présente avec des caractères différents. En premier lieu, on y rencontre çà et là de grands établissements russes ayant pour objet l’agriculture et l’industrie métallurgique; c’est dans ces conditions, par exemple que se trouvent l’exploitation agricole décrite ci-après [II (E)], et les célèbres usines qui fondent les minerais de cuivre d’Orembourg et les minerais de fer à acier du Boulan. En second lieu les musulmans, qui forment le fond de la population, se distinguent aujourd’hui très-nettement des Kirghiz: on y remarque deux types principaux.
Les musulmans, qui demeurent près du Wolga et qui ont adopté les habitudes sédentaires de l’agriculture et du commerce urbain, sont connus sous le nom de Tatars; ceux, plus rapprochés de la steppe asiatique, qui, pendant la saison d’été, restent livrés à la vie nomade, sont généralement distingués sous le nom de Bachkirs. Le pays qu’habitent ces derniers comprend les deux versants du massif méridional des monts Ourals et forme l’extrémité sud-est de l’Europe. Par sa fertilité et par son aspect pittoresque (§1er), il se place au rang des contrées les plus renommées. Les caractères résultant de la constitution topographique et des moeurs de la population dominante sont si tranchés, que la société d’Orembourg a donné à cette région de plaisance, dans le dialecte français qu’elle emploie habituellement, le nom de Bachkirie.
La famille décrite dans le tableau appartient à cette contrée et à cette race de demi-nomades. Dans cette même partie de la Russie, et dans les steppes méridionales de la Caspienne, du Don et de la mer d’Azof, on rencontre souvent des familles d’artisans nomades, appartenant, pour la plupart, à la race des tsiganes, et qui exercent, outre plusieurs commerces clandestins, les professions de forgeron, de vétérinaire, etc.
(C) Sur la construction et l’ameublement des tentes habitées par les Bachkirs
La tente habitée par la famille pendant la vie nomade de l’été a la forme d’un tronc d base circulaire, surmonté d’une calotte sphérique. Elle a3m, 50de diamètre et2m, 60de à La charpente se forme d’un léger treillage en brins de bouleau de2à3centimètres de diamètre assemblés au moyen de bandelettes de cuir. Elle est couverte par deux enveloppes: l’une i en écorce de bouleau, l’autre extérieure, formée de forte toile de chanvre ou de feutre en poil de mouton. Au centre, sur le sol, se trouve un foyer entouré de quelques pierres, dont en poil s’élevant lentement, s’échappe par les interstices de l’enveloppe. Sur le pourtour, sont établis, part et d’autre de la porte unique de la tente, les vases et les ustensiles en bois et en is, de destinés à la préparation et à la conservation du beurre, de la crème, du lait, du khoumouis, du l’airhan (L), etc. Sur le sol, du côté opposé à la porte, sont déposés les coussins, les nattes et les tapis sur lesquels se tiennent, pendant la majeure partie de la journée, tous les membres de la famille. es de la
Les tentes des Bachkirs de Mochmet, au moment où les auteurs les ont visitées le tembre1853, étaient disposées, au nombre de quatorze, en ligne droite, et séparées7sep-l’autre par un intervalle moyen de2m, 5o. Une clôture en bois longeant à la même distance la ligne des tentes, défendait celle-ci de l’approche des animaux; dans l’intérieur de ce espace se trouvaient, près de chaque tente, de petites fromageries portatives, composées aire de1m, 6o de côté, portée à1m, 40au-dessus du sol, au moyen de quatre montants en en bois, couvertes avec des plaques d’écorce de bouleau. Ce petit camp était établi de la manière la plus pittoresque, au milieu de magnifiques prairies de montagnes, parsemées de bouquets de bo leaux et d’arbres verts, et surtout de pins sylvestres, d’épicéas et de mélèzes. ou-
(D) Sur l’organisation de l’administration et du culte musulman chez les Bachkirs
Le village de Mochmet est administré par un maire (vouiberni), élu par les habitants, etd la principale fonction est de présider à la distribution du bien communal, c’est-à-dire d’attrib des terres à ceux qui en manquent et d’en reprendre à ceux qui en ont en excès. Le starchina, nommé par les délégués de six villages voisins, approuve la nomination du vouiberni de ces mêmes villages, et revise au besoin les décisions de ces fonctionnaires. Le kanntonné, nommé par le gouverneur d’Orembourg, administre un district plus étendu nommé kannton, et révise les décisions des starchinas. Il existe onze kanntonné dans toute l’étendue de la Bachkirie: le chef-lieu du kann ton de Mochmet est situé à Mouinakova, à125kilomètres de ce village.
Le moullah établi dans chaque village occupe le grade inférieur de la hiérarchie ecclésiastique; il accomplit dans la mosquée les cérémonies du culte; il préside aux fêtes de nom des nouveau-nés, aux mariages, aux inhumations et à la célébration des anniversaires de la mort des parents Il intervient comme conseil, comme arbitre, souvent comme juge, dans les partages de biens ayant lieu après la mort du chef de famille, et dans les discussions que ces partages font naître Il donne l’instruction aux jeunes gens des deux sexes; en cas de maladie, il est souvent appelé à titre de médecin. Il est rétribué par les dîmes que stipule le Khoran, et par diverses allocations fixées pour chaque cérémonie (E). Le moullah du village de Mochmet, aujourd’hui âgé de70ans a été instruit d’abord par son père qui remplissait la même fonction, puis, par un savant maître établi à quelque distance, et qui jouissait dans le pays d’un certain renom. Vers l’âge de30ans ayant acquis une réputation de science et de moralité, il fut à son tour ordonné moullah par le chef ecclésiastique de la province, le mufti résidant à Oufa. En lui conférant ce grade, le mufti prit en considération les connaissances dont le candidat justifia par un examen, les rapports de l’akhoum et de quelques moullahs du pays, enfin, le désir exprimé par les habitants de Mochmet de se placer sous la direction religieuse de ce jeune homme. L’akhoum est un fonctionnaire ecclésiastique, intermédiaire par son grade entre le moullah et le mufti; celui qui a charge du village de Mochmet réside à Troïtzk.
(E) Sur les pratiques du culte et sur les dépenses qu’elles imposent à la famille.
Les pratiques qui absorbent le plus de temps sont la prière et les ablutions; le chef de famille, qui a dans le pays une réputation de sainteté, les accomplit avec un soin scrupuleux. Chaque jour, à trois heures du matin, il commence l’ablution de la tête, des pieds, des mains et de toutes les parties du corps qui peuvent être souillées par des excrétions; puis, il prie sur un tapis ou simplement sur un kaftan, en se tournant vers le midi et en faisant quatre génuflexions; les garçons âgés de15ans prient à ses côtés; les garçons plus jeunes se tiennent debout derrière lui; les filles prient avec la mère, enveloppées par les rideaux du lit. A deux heures après midi, le père fait sa seconde prière à genoux sur un tapis, après avoir ôté ses bottes, avec baisement du sol, cinq saluts et dix génuflexions. Vers la chute du jour, après de nouvelles ablutions, il fait la troisième prière avec neuf génuflexions, dont quatre avant et cinq après le coucher du soleil. Dans la règle, ces prières devraient être faites à la mosquée, mais l’usage permet de les faire soit au logis, soit sur le lieu des travaux. Chaque vendredi, jour de repos équivalant au dimanche des chrétiens, tous les habitants se réunissent à la mosquée pour y prier sous la direction du moullah.
Les dépenses relatives au culte sont de deux sortes: celles qui se reproduisent régulièrement chaque année et qui ont lieu à l’occasion de la fête du Kourmane-Baïram, de l’Ouraza-Baïram, des récoltes et des anniversaires de la mort des parents; celles dont le retour est accidentel et qui se rapportent aux naissances, aux mariages et aux inhumations. Les unes et les autres imposent à la famille une dépense moyenne annuelle de15fr. 85cent., savoir:
(F) Sur l’institution du mariage chez les Bachkirs.
La première condition du mariage est que le futur paye aux parents de la jeune fille une dot nommée kolime, et qui reste la propriété de ces derniers. Les hommes se déterminent dans leur choix en tenant compte de la situation sociale des familles et des rapports qui leur sont faits par de vieilles femmes ayant eu occasion de voir la jeune fille. Le kolime augmente en raison de l’aisance des familles, des perfections physiques de la fiancée, des imperfections et de l’âge du mari, du nombre de femmes qu’il possède déjà, etc. Le contrat est signé devant le moullah, assisté de six témoins; le futur paye immédiatement un premier à-compte sur le kolime, mais le mariage n’est célébré définitivement et la femme n’est remise à l’époux qu’après le payement intégral, qui exige ordinairement un délai de trois ou quatre ans. Il est permis au mari de se dédire et d’exiger la restitution du kolime, lorsque la femme lui est montrée. Les parents remettent à la jeune femme quelques animaux domestiques, des vêtements et des meubles; il est de rigueur que celle-ci apporte au moins dans le ménage les rideaux de son lit.
Le chef de famille décrit au présent tableau a été marié deux fois (S2); lors du premier mariage, il a payé, à titre de kolime, deux juments, un cheval et une somme de57francs; devenu veuf, il a dû payer, onze ans plus tard, lors du second mariage, trois juments, trois chevaux, deux vaches, quatre moutons et570francs.
Nonobstant ses formes spéciales, cette coutume a été établie, au fond, dans le même esprit qui a inspiré celles de l’Occident; elles tendent toutes à plier l’homme aux habitudes d’épargne et de prévoyance, par l’attrait qui le porte vers l’acte le plus important de la vie sociale [XVIII, XXI, XXX].
Les moeurs établies interdisent sévèrement le mariage entre des jeunes gens appartenant au même village.
L’accord a lieu ordinairement quand les filles sont déjà âgées de16ans; le mariage a lieu quand elles sont âgées de19à20ans, le futur est alors âgé lui-même de25à30ans: ce dernier est rarement en mesure, avant cet âge, de compléter le payement du kolime. Cette institution prévient donc naturellement les inconvénients des mariages prématurés.
(G) Sur l’autorité du chef de famille (khoja).
La situation de chef de maison a, dans la situation sociale des peuples orientaux, une importance qui peut être difficilement appréciée aujourd’hui des peuples de l’Occident. Ce chef exerce une autorité absolue sur tous les ménages partiels réunis dans la même maison; il distribue les travaux, fait les achats et les ventes, et dispose du fonds commun. Il règle avant sa mort le choix de son successeur et les conditions du partage qui peut survenir dans la communauté. La situation de khoja correspond à celle de starchi dans les familles russes [II et III].
(H) Sur l’autorité que les femmes bachkires peuvent acquérir dans la famille.
L’anecdote suivante vient à l’appui de l’observation présentée à ce sujet dans le §3. Les études dont il est rendu compte dans la présente monographie nous ont obligé d’absorber pendant trois jours le temps du chef de famille. Sa femme, impatientée à la fin des longueurs de notre enquête, l’apostropha devant nous en termes très-vifs et lui représenta que sa paresse était impardonnable, à une époque où les bras de la famille ne pouvaient suffire à la récolte des foins. Malgré notre présence et celle des enfants, le mari reçut cette observation avec déférence; il prit soin de calmer sa femme, en lui expliquant que notre générosité indemnisait largement la famille de cette perte de temps.
(K) Sur l’impôt payé par les Bachkirs.
L’impôt attribué principalement à l’entretien des Cosaques de la frontière se compose, selon les localités, de recrues, de chevaux ou d’argent. A Mochmet, l’impôt est exclusivement payé en argent, deux fois par année, en raison du nombre des personnes mâles faisant partie de la famille et constaté par le dernier recensement. On paye par personne mâle, au printemps, 57centimes; en automne, 2fr. 36cent. La famille comprenant trois personnes mâles paye annuellement8fr. 69cent.
(L) Sur la fabrication des boissons fermentées dites khoumouis et airhan.
Le khoumouis est une boisson fermentée ayant essentiellement pour base le lait de jument, mais qui admet souvent aussi une proportion de lait de vache variable selon les habitudes locales. Dans les saisons où ils vivent sous la tente, les habitants de Mochmet le préparent ainsi qu’il est indiqué ci-après.
Le lait des juments, recueilli chaque jour à six reprises différentes, est conservé jusqu’au soir dans un tonneau en bois; on mêle alors cette récolte de la journée avec un volume égal d’eau tiède et un demi-volume de lait de vache non écrémé; puis on verse ce mélange dans une grande outre en cuir fumé, ayant une contenance de60à70litres. Cette outre, placée à l’abri des courants d’air froid dans un point qui n’est pas tout à fait opposé à la porte de la tente (c), est soumise à l’influence de la chaleur douce du foyer; elle est d’ailleurs enveloppée d’un épais tapis de laine. Chaque soir, on remplit l’outre à khoumouis, ainsi qu’il vient d’être dit; chaque matin, on reprend et l’on verse dans un tonneau la provision de khoumouis réclamée pour la consommation de la journée. La quantité ajoutée ou reprise forme environ la moitié du contenu total de l’outre. Le liquide en élaboration dans l’outre est soumis constamment à une fermentation spontanée qui se manifeste par un dégagement de gaz. Une fois chaque semaine, on vide complétement l’outre à khoumouis pour l’exposer pendant quelques heures à l’action de la fumée et de la chaleur du foyer. La liqueur ainsi obtenue, conservée au frais sur le sol de la tente, a une couleur d’un blanc bleuâtre; elle a un goût assez agréable qui rappelle la saveur du poiré frais de Normandie. Elle ne charge jamais l’estomac, même lorsqu’on la boit, comme le font les Bachkirs aisés, en quantité considérable; elle procure seulement, dans ce cas, un sommeil tranquille.
L’airhan a pour base le lait de vache caillé et le petit lait, dont on a séparé la crème, destinée à la fabrication du beurre; cette matière est introduite, avec un volume égal d’eau tiède, dans un vase en bois de60litres, où l’on a eu soin de laisser une certaine quantité de la liqueur déjà fermentée. On agite la liqueur deux fois par jour, après avoir pris la provision nécessaire à la famille. La fermentation de l’airhan, comme celle du khoumouis, doit être constamment aidée par une douce température; pendant l’hiver, lorsque la famille habite le village, on conserve le vase où la liqueur se fabrique dans la pièce dite acheyeu (§10), en le tenant plus ou moins rapproché du tchoual (§10). L’airhan, d’un goût aigrelet, ne supplée pas, comme le fait le khoumouis, à toute autre nourriture: c’est simplement une boisson que l’on prend, comme les Russes le font du quass [V (E)], dans le cours des repas, principalement composés de viandes et de céréales.