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CINQUIÈME SECTION.
DÉPENSES CONCERNANT LES INDUSTRIES, LES DETTES, LES IMPOTS ET LES ASSURANCES.

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Table des matières

38.

Dépenses concernant les industries domestiques.

Les sommes d’argent et les objets dépensés pour l’exercice des industries que la famille entreprend à son propre compte ont toujours été mentionnés en tête de la cinquième et dernière section du budget, sous le titre: Dépenses concernant les industries. La valeur totale de ces consommations augmente en général à mesure que la famille s’élève dans la hiérarchie sociale; elle l’emporte, en certains cas, sur la valeur de toutes les autres dépenses, c’est-à-dire de celles qui se rapportent aux besoins de l’existence. Mais les consommations qui concernent les industries se distinguent de ces dernières, en ce qu’elles sont essentiellement reproductives: elles sont balancées par des recettes qui offrent toujours un large excédant: il n’y a donc aucune convenance à les faire figurer explicitement dans le budget des dépenses au même titre que les consommations qui se rapportent aux besoins de la famille. Les recherches faites à cet égard démontrent même qu’en groupant des dépenses aussi différentes par leur nature et leur objet dénaturerait complétement les deux budgets où l’on se propose spécialement oh décrire et de comparer la vie domestique des familles: un exemple simple mettra cette vérité dans tout son jour. Si l’on considère deux familles placées dans des conditions identiques, recevant annuellement et dépensant chacune pour leurs propres besoins une somme de1,000francs, et ne différant que par la nature d’une occupation accessoire qui leur assure à chacune une recette évaluée 100francs; si l’on suppose, en outre, d’une part, que la première famille recoiv cette somme à titre de salaire pour un travail accompli pour le compte d’ maître; de l’autre, que la seconde famille réalise cette même somme à titre de bénéfice par l’exploitation d’une industrie domestique qui, pour une dépense montant à2,000francs, donne2,100francs de recette, il est évident que la situation réelle de ces deux familles sera très-diversement caractérisée dans le deux manières de grouper les recettes et les dépenses. Dans le système adopté pour la rédaction de l’Atlas, l’identité des conditions sera indiquée par celle des budgets; dans le système opposé, elle serait masquée par cette circonstance que le budget de la seconde famille serait porté de1,000à3,000francs.

Ces considérations n’infirment point, du reste, la convenance de mentionner dans tous leurs détails, sur le tableau relatif à chaque famille, les mouvements d’argent et de matières provoqués par les industries qu’elle entreprend à son propre compte: on y a pourvu complétement par les comptes consignés dans la première section des notes annexées par renvois aux deux budgets (10). On a d’ailleurs présenté un résumé de toutes ces dépenses dans l’article placé en tête de la cinquième section du budget; mais on les a indiquées seulement pour mémoire et on ne les a pas comprises dans les colonnes consacrées aux dépenses proprement dites.

On a fait exception à cette règle lorsque les familles emploient un ouvrier-domestique. D’un côté, on a fait figurer parmi les recettes de la famille celles qui sont dues au travail de cet ouvrier; de l’autre, on a compris parmi les dépenses du ménage celles qui concernent ce même ouvrier et qu’on n’aurait pu distinguer exactement de celles qui s’appliquent aux membres de la famille. Au contraire, on n’a point porté au budget les dépenses que l’ouvrier-domestique fait à son compte particulier, pour ses récréations et pour l’acquisition de vêtements et autres objets mobiliers qui sont sa propriété personnelle; mais, pour mentionner toutes les dépenses que cet auxiliaire impose à la famille, on a dû consigner dans le budget les gages qui lui sont payés, et au moyen desquels il subvient à ses dépenses personnelles et se constitue parfois une épargne. Ces gages forment l’un de ces articles exceptionnels qui figurent explicitement dans le budget des dépenses de certaines familles, sous le titre de Dépenses concernant les industries [voir XI, XXXIV et XXXV].

39.

Intérêt des dettes contractées pour les besoins de la famille ou pour l’acquisition de propriétés.

Les intérêts que doit servir la famille pour les dettes qu’elle a contractées forment une véritable dépense, qui ne peut se rattacher à aucune des précédentes sections: cet article n’entre, en général, dans le budget, que pour une somme peu importante. Les ouvriers appartenant aux types inférieurs n’ont point de dettes parce qu’ils nont point de crédit; dans plusieurs constitutions sociales, ils sont d’ailleurs plus ou moins protégés par l’influence des patrons ou par des institutions positives [II a V] contre leur imprévoyance naturelle et contre les manœuvres des usuriers qui voudraient les placer dans leur dépendance. Les dettes qu’ils contractent, soit envers les patrons [VIII S6], soit envers les propriétaires de leur habitation pour les arrérages du loyer [XXIII §6], ne portent jamais intérêt. Il en est de même, en principe, des avances que certains fournisseurs de denrées et de vêtements ne peuvent leur refuser dans des circonstances difficiles, et qui, pour beaucoup de familles, se transforment à la longue en une dette permanente, toutefois, les ouvriers qui se placent ainsi dans la dépendance continuelle de leurs fournisseurs payent quelquefois en réalité, à raison de l’exagération du prix de vente ou de la mauvaise mesure des objets livrés, 1111intérêt fort élevé pour leur dette. Des observations spéciales faites à ce sujet, en France et en Angleterre, ont démontré que les intérêts perçus de cette manière par les marchands dépassaient souvent15pour cent de la valeur des fournitures. Les ouviers appartenant aux types supérieurs, ceux surtout qui touchent à la classe des propriétaires, ne contractent des dettes que dans deux cas principaux. De ouvriers prévoyants, dont le budget se résume en une épargne annuelle, s’assrent parfois a l’avance le placement de cette épargne pendant plusieurs années, en achetant, à un prix modéré, une propriété immobilière, à la charge de payer dans cet intervalle au vendeur le prix principal et les intérêts [XV, XXI, XXX. Les ouvriers imprévoyants, qui, bien que propriétaires, ne peuvent maintenir leurs recettes au niveau de leurs dépenses, ou qui cèdent sans discernement a l’attrait des acquisitions de terres, ont ordinairement leurs propriétés grevées de créances hypothécaires. Les premiers s’élèvent incessamment dans la hiérarchie socia les autres marchent fatalement vers l’expropriation, à moins que les créanciers n’aiment mieux les garder dans leur dépendance, en leur laissant, avec la qualité apparente de propriétaire, toutes les charges de la propriété. Il importe que toutes ces nuances soient appréciées, et que le résultat en soit consigné sous le titre: Intérêt des dettes, dans la dernière section du budget.

40.

Impôts: considérations sur les impôts payés par les ouvriers.

L’impôt direct, c’est-à-dire celui qui s’établit, chez tous les peuples européens, sur les personnes, sur les habitations, sur les industries et sur les propriétés, ne retombe, dans aucune constitution sociale, sur les ouvriers appartenant aux catégories inférieures. La part d’impôt direct que supportent les autres augmente à mesure qu’ils se rapprochent davantage de la condition de propriétaire et de chef d’industrie [XV, XXI, XXX, XXXIV, XXXV].

Tous les ouvriers supportent, au contraire, les impôts indirects perçus implicitement dans le prix de vente de plusieurs objets de consommation, au premier rang desquels figurent, dans presque toute l’Europe, le sel marin, l’eau-de-vie, les boissons fermentées et le tabac. Le prix de fabrication du sel marin varie, dans les diverses contrées de l’Europe, de 1centime à7centimes par kilogramme; mais ce prix est ordinairement élevé par l’impôt, d’une somme supplémentaire de10centimes à30centimes; le bénéfice du marchand en détail et l’intérêt des sommes avancées au fisc en portent ordinairement le prix, pour l’ouvrier, à un taux total compris entre15centimes et5o centimes. Presque partout l’eau-de-vie pourrait être livrée à la consommation à un taux compris entre30centimes et5o centimes par litre: l’impôt et surtout le bénéfice du marchand en détail, qui grève lourdement cet article de consommation, en portent ordinairement le prix au delà de1franc. Par une disposition très-sage, la plupart des Gouvernements européens exemptent de l’impôt les boissons fermentées préparées pour la consommation domestique [I à V, XXIII]; elles grèvent, au contraire, plus ou moins fortement celles qui se consomment au cabaret. La part que prennent les ouvriers à l’impôt sur le tabac est plus variable que pour les articles précédents, soit parce que le tabac entre moins régulièrement dans leur consommation, soit parce que la quotité de l’impôt varie plus encore d’une contrée à l’autre.

On a, avec raison, mis en doute la question de savoir si les ouvriers sont réellement grevés des impôts indirects depuis longtemps passés dans les habitudes du pays. Lorsque la population surabonde, les salaires et les subventions accordés comme rétribution du travail sont presque toujours réglés en raison des besoins des familles; ils augmentent et diminuent dans une certaine mesure en proportion du prix des objets de consommation: le poids des impôts qui grèvent ces objets retombe donc en grande partie sur l’industrie à laquelle les ouvriers sont attachés, c’est-à-dire, en dernière analyse, sur les consommateurs des produits industriels. Il est donc plus difficile que ne le pensent certains économistes d’apporter, par la réforme de l’impôt, une amélioration permanente à la condition des ouvriers; il ne serait même pas difficile de prouver que plusieurs réformes conçues dans cet esprit ont produit un résultat fort différent de celui qu’on en attendait.

Des observations directes sur la condition physique et morale des ouvriers permettront souvent de trancher diverses questions concernant l’impôt, qui restent incertaines jusqu’à ce jour, parce qu’on n’en a guère cherché la solution que dans l’ordre du raisonnement. C’est ainsi, par exemple, qu’on pourra apprécier les véritables conséquences de la loterie, sorte d’impôt indirect conservé chez quelques peuples, abrogé chez d’autres, et au sujet duquel il s’est élevé beaucoup de controverses. Considérée dans son principe essentiel, et indépendamment des inconvénients que l’application a pu présenter, la loterie donne satisfaction à l’une des dispositions fondamentales de l’esprit humain; offrant à l’imagination toutes les perspectives qu’impliquent les chances aléatoires, elle permet à la classe la plus nombreuse d’élever sa pensée au-dessus des réalités de l’existence. En ce sens, il est vrai de dire que la loterie assure aux classes inférieures des jouissances plus permanentes et plus positives que celles qu’elles pourraient trouver dans la réalisation même des espérances qui y sont mises en jeu. Elle doit donc être envisagée comme une véritable récréation donnant, dans un ordre de sensations plus élevé, plus intellectuel, des jouissances analogues à celles qui dérivent de l’usage des narcotiques et des spiritueux: sous ce rapport, il serait logique de la maintenir jusqu’à ce qu’on ait mis à la portée des classes ouvrières une distraction moins nuisible ou plus moralisante. On a reproché à la loterie d’exercer sur les ouvriers une influence immorale, en les habituant à la pensée qu’on peut arriver a la fortune par une autre voie que celle du travail; mais il ne paraît pas que cette influence soit appréciable dans plusieurs provinces autrichiennes, où ce genre de recréation est généralement adopté par les classes ouvrières: on nen trouve aucune trace, par exemple, chez le charbonnier carinthien, décrit dans l’Atlas, et qui reçoit évidemment de cette institution des moyens de bonheur auxquels rien ne saurait suppléer [XII §11]. A la vérité, chez certaines natures ardentes, ce genre de plaisir amène des excès qui peuvent compromettre le bien-être des familles; mais ces excès sont infiniment moins fréquents et moins graves que ceux qui résultent de l’usage des spiritueux. On doit toutefois adresser à la loterie, considérée comme institution fiscale, un reproche grave, qui ne s’applique point aux impôts établis sur les spiritueux et les narcotiques. Aucun Gouvernement ne pourrait, sans tyrannie, proscrire l’usage de ces derniers: l’impôt établi sur leur consommation a donc un caractère moral, quand il n’est point accompagné de moyens de provocation. Les loteries, au contraire, ont toujours le caractère d’une provocation véritable adressée à de mauvais instincts, par cela même qu’elles sont établies par les Gouvernements: ces derniers sont donc moralement responsables de la perturbation qu’elles jettent dans l’existence de plusieurs familles; et c’est surtout cette dernière considération qui a déterminé la plupart des Gouvernements de l’Occident à abroger cette institution. Il faut constater cependant que la suppression de la loterie laisse une lacune essentielle dans les récréations accessibles aux catégories les plus nombreuses d’ouvriers: loin de les élever dans l’ordre moral et intellectuel, cette suppression a produit parfois un effet inverse, en donnant une impulsion nouvelle à l’usage des narcotiques et des spiritueux, quelquefois aussi aux jeux de hasard, qui, outre les inconvénients propres à la loterie, présentent ceux qui résultent de la perte du temps. Il semble que, tout en respectant les convenances morales imposées aux sociétés modernes, on pourrait trouver dans une bonne organisation des loteries les moyens de récréation qui manquent trop souvent à la classe la plus nombreuse. Si, de plus, on devait définitivement renoncer à la considérer comme un moyen d’impôt, les personnes chargées d’exercer envers cette classe les devoirs du patronage pourraient y joindre divers éléments de moralisation, conformes à la nature des hommes et des lieux. Sans atténuer en rien l’action stimulante que les loteries exercent sur l’imagination, et qui les fait vivement rechercher [XII, XIII, XXI, §11], on y trouverait un mobile puissant pour développer, chez les types inférieurs d’ouvriers, la tendance à l’épargne et le goût de la propriété.

41.

Assurances concourant à garantir le bien-être physique et moral de la famille.

Ainsi qu’on l’a déjà remarqué plusieurs fois, le plus grand besoin des familles, dans toute organisation sociale, est d’être assurée contre les éventualités qui peuvent inopinément tarir leurs moyens d’existence. Les classes inférieures se résignent aisément au régime le plus dur et le plus sévère pourvu que le pain quotidien leur soit garanti; mais elles tombent dans le découragement ou elles s’agitent dès que cette sécurité leur manque. Les véritables fondements de toute société se trouvent donc dans les institutions et les moeurs qui donnent satisfaction à cette grande nécessité.

Le problème à résoudre en chaque cas consiste à maintenir, aussi régulièrement que possible, les moyens d’existence que les familles tirent ordinairement du travail régulier, mais qui peuvent être momentanément restreints ou annulés par une multitude d’éventualités parmi lesquelles on doit surtout citer: les chômages provenant de crises commerciales, l’incendie, l’inondation, les sécheresses, la grêle et toutes les calamités atmosphériques; les guerres et les divers désordres sociaux; les maladies et les blessures, les infirmités précoces et la vieillesse; la mort prématurée du chef de famille, etc. On a déjà signalé (6à8) les principaux moyens à l’aide desquels chaque constitution sociale pourvoit à la solution de ce problème. Les ouvriers qui se distinguent par leur prévoyance et par l’ensemble de leurs qualités intellectuelles et morales trouvent en eux-mêmes, dans les conséquences immédiates de ces vertus, toutes les conditions désirables de sécurité; les ouvriers placés à un niveau moins élevé, tant pour la moralité que pour l’intelligence, ne peuvent, au contraire, trouver cette sécurité qu’en dehors d’eux-mêmes, et particulièrement dans la solidarité qui les unit aux classes supérieures de la société. Pour les premiers, l’assurance des existences individuelles s’établit, indépendamment de toute combinaison sociale, par la nature même des choses; pour les seconds, cette assurance ne peut être obtenue qu’au moyen d’une organisation particulière, entraînant des dépenses supportées tantôt parles ouvriers eux-mêmes, qui sont tenus d’y pourvoir, tantôt et plus communément par les chefs d’industrie, les communautés, les corporations, les municipalités, les provinces et l’État; tantôt, enfin, par la bienfaisance publique et privée. Toutes ces nuances sont indiquées avec détail, pour chaque cas particulier, dans le dernier article du budget ayant pour titre: Assurances concourant à garantir le bien-être physique et moral de la famille. On a, en outre, consacré à ces mêmes questions, dans chaque monographie, le §13des observations préliminaires, ayant pour titre: Moeurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille. Il serait superflu d’insister sur l’importance qu’il convient d’attacher à la rédaction de ces deux derniers articles du budget des dépenses et des observations préliminaires; ils ne forment pas seulement un complément indispensable de ce budget, ils constituent aussi le meilleur résumé qu’on puisse faire de la situation que chaque famille occupe dans le système social.

Les Ouvriers Européens

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