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DEUXIÈME SECTION.
DÉPENSES CONCERNANT L’HABITATION.
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Location et entretien du logement et de ses dépendances; influences morales dérivant de la possession et de la jouissance de l’habitation.
Les dépenses relatives a l’habitation forment la seconde subdivision du budget et comprennent quatre articles principaux: la location et l’entretien du logement, l’entretien du mobilier, le chauffage et l’éclairage.
Lorsque la rétribution de l’ouvrier est établie, au moins partiellement, dans le système des subventions, le logement en forme presque toujours un des principaux éléments. C’est le premier besoin auxquel doivent pourvoir les chefs d’industrie qui veulent plier des nomades aux habitudes de la civilisation. Dans les contrées où l’ouvrier est déjà initié aux moeurs sédentaires et même jusqu’à un certain point aux sentiments de prévoyance, c’est aussi l’un des derniers besoins qu’on juge prudent d’abandonner aux incertitudes qu’implique le système exclusif du salaire. Dans tous les cas, la condition physique et morale des populations dépend intimement des innombrables combinaisons au moyen desquelles on parvient à assurer aux ouvriers la jouissance du logement. Cet ordre de faits doit donc attirer d’une manière spéciale l’attention des hommes d’État.
L’importance qu’il convient d’accorder à la question du logement tient surtout à ce que ce genre de jouissance contribue plus que tout autre à développer chez l’ouvrier le goût de la propriété et les sentiments moraux qui s’y rattachent.
Dans l’état actuel de la civilisation européenne et en dehors de quelques districts privilégiés, il n’existe pas un ouvrier sur dix qui, devenant tout à coup possesseur d’une somme d’argent, ait assez d’empire sur lui-même pour la conserver intacte et pour se contenter du surcroît d’aisance produit par l’intérêt de cette somme. Cette remarque, qui s’applique à toutes les races et à toutes les régions, est l’un des points de départ essentiels de toute tentative d’amélioration sociale. Un immense mouvement de fraternité qui conduirait à répartir entre toutes les familles ouvrières le capital disponible de l’Europe, n’aurait d’autre résultat que de faire dissiper en consommations folles les neuf dixièmes de ce capital. L’aptitude du propriétaire ne se communique pas en effet par la simple allocation de la chose a posséder; elle ne dérive même pas nécessairement de l’aptitude plus ou moins grande à acquérir; elle réside tout entière dans la tempérance qui règle les besoins physiques en maintenant la dépense au-dessous de la recette, et dans la prévoyance qui conserve la chose épargnée. Cette imprévoyante philanthropie, en excitant d’insatiables appétits, provoquerait donc la dégradation des classes laborieuses; elle arrêterait immédiatement la marche de cette émancipation réelle qui s’accomplit chaque jour, trop lentement sans doute, mais au moins d’une manière sûre et progressive, sous l’influence du travail, de la tempérance et de l’épargne. La Providence a ainsi tracé les voies qui conduisent à la propriété: comme la terre de Chanaan, la propriété ne peut s’acquérir que par une longue suite d’épreuves; ceux-là sont de faux prophètes qui promettent aux classes dépourvues l’admission immédiate dans la terre promise!
Il faut constater cependant que beaucoup d’ouvriers européens, plus de la moitié peut-être, ont atteint un niveau moral assez élevé pour posséder en toute propriété l’habitation de la famille. Tel ouvrier qui ne résistera pas à l’attrait des jouissances physiques qu’il peut se procurer immédiatement au moyen d’une somme d’argent, qui n attachera a la conservation de cette somme aucune satisfaction personnelle, naura pas même la pensée de se procurer ces jouissances en aliénant sa chaumière, le jardin et l’étable qui y confinent ou les animaux qu’il y nourrit; souvent même on le verra, comme le paysan russe, consacrer ses loisirs à orner sa demeure, et trouver dans cette occupation sa plus agréable diversion au travail. Cette différence profonde entre les sentiments éveillés par la possession de l’habitation de la famille ou par la possession d’une somme d’argent est la conséquence d’une inclination fondamentale de la nature humaine. Parvenu à un certain degré de civilisation, l’homme attache un intérêt intime aux lieux où se sont accomplis les principaux événements de la vie domestique, la mort des parents, la naissance des enfants, etc.; encouragés par l’exemple, fortifiés par l’habitude, ces sentiments peuvent acquérir une énergie comparable, à quelques égards celle que la religion inspire. Il faut, au contraire, un développement assez considérable d’intelligence et de moralité pour apprécier les avantages inhérents à la conservation d’un capital placé à intérêt, et surtout pour se pénétrer des devoirs que la possession de ce capital impose envers la famille et la société. Il faut également exercer un certain empire sur ses passions pour préférer la sécurité et l’indépendance qu’assure la perception d’un intérêt annuel aux jouissances éphémères mais beaucoup plus larges qu’on peut tirer de la consommation immédiate de ce capital. Il n’entre pas au reste dans le plan de cet ouvrage d’analyser les causes de cette tendance caractéristique des populations ouvrières; on se borne à la signaler comme un fait qui se manifeste dans toutes les contrées de l’Europe
On a dit que la majeure partie des ouvriers européens était préparée à posséder l’habitation de la famille; cela n’est vrai toutefois qu’avec certaines restrictions au droit de propriété, sous une influence protectrice et même sous une pression plus ou moins directe exercées, soit par les patrons, sort par les institutions ou les mœurs. Ces restrictions, ces influences, doivent peser d’autant plus sur la population, qu’il est plus nécessaire de garantir les femmes et les enfants contre les maux que peut entraîner l’imprévoyance ou l’imperfection morale des chefs de famille. Sous ce rapport, la condition actuelle des ouvriers offre une multitude de nuances à étudier: on trouvera résumée dans ce seul détail la série des institutions qu’on emploie, dans le système européen, pour transformer les nomades en populations sédentaires; pour substituer de proche en proche aux types inférieurs qui abondent encore, les types distingués dont s’honore le plus la civilisation, ceux par exemple qu’on a observés en Allemagne, en Espagne et en France, et qu’on a décrits dans l’Atlas sous les nos XV, XXI et XXX.
Le lecteur apprécierait l’importance de ces considérations en comparant dans l’Atlas les deux types du forgeron russe [IV] et du mineur galicien [XXI]. En vertu de subventions (13) établies sur les bases les plus libérales, la famille du premier jouit de son habitation avec tous les droits de propriété qu’elle peut avoir intérêt à exercer: elle n’en peut pas néanmoins disposer au même titre que le mineur galicien. Ce dernier jouit de son habitation et de ses dépendances sans autres restrictions que celles qui sont établies par les lois générales de l’Espagne, peu différentes, sous ce rapport, des lois françaises; il ne dépend que de lui par conséquent d’hypothéquer ou de vendre sa propriété et d’en réaliser la valeur en argent. Cette liberté ne lui est jamais nuisible, parce qu’ayant acquis lui-même son petit domaine à force de travail, de privations ou d’épargne, il ne saurait, dans aucun cas, être conduit à en dissiper la valeur en jouissances physiques. Il en serait tout autrement pour le forgeron russe, qui tient sa propriété moins de ses propres efforts que des obligations imposées à son seigneur. L’octroi de la même liberté serait pour lui un don funeste, car elle le livrerait, comme une proie assurée, aux usuriers qui pullulent autour des classes imprévoyantes, aussitôt que les institutions laissent celles-ci sans défense. Le débitant patenté d’eau-de-vie, le colporteur et l’épicier [IV §6], spéculant sur les passions et sur l’inexpérience de louvrier, ne tarderaient pas, s’ils étaient autorisés à poursuivre le remboursement de leurs avances, à devenir en fait propriétaires de l’habitation. L extension prématurée du droit de propriété n’aurait ici d’autre résultat que de dégrader par l’ivrognerie le chef de la famille, et de priver celle-ci d’un de ses principaux moyens d’existence.
Le système européen ne tend pas seulement à mettre les droits de la propriété en harmonie avec le développement intellectuel et moral des populations, il s’applique à en faire naître le goût dans beaucoup de cas où la propriété n’existe point encore. L’exemple de l’ouvrier mineur du Hartz décrit dans l’Atlas, sous le no XIV, fera comprendre toute la portée des ressources qu’on pourrait tirer, même dans les villes, de la propriété de l’habitation pour rehausser le niveau intellectuel et moral des classes laborieuses.
Etabli sous un climat sévère, voué à l’exploitation de gîtes métallifères produisant peu de bénéfices, le mineur du Hartz ne possède aucun capital productif de revenu, et il ne songe point à s’en constituer un à l’aide de ses épargnes. Mais ladministration supérieure, qui dirige ce district de mines, à la fois pour le compte du souverain et de diverses compagnies privées, a posé en principe que, nonobstant les vicissitudes provoquées par la nature des mines et par l’état du commerce, la population ouvrière doit constamment prélever sur les produits bruts ce qui est indispensable pour subvenir aux nécessités de l’existence. Elle a réuni, a cet effet, tous les ouvriers dans une vaste corporation (7), où, par une série de dispositions ingénieuses, on garantit à chaque individu un certain minimum de bien être. Les combinaisons adoptées tendent autant que possible à dissimuler l’intervention de l’autorité et a relever louvrier à ses propres yeux. Fondées en général sur une profonde étude du cœur humain, ces institutions ont une efficacité qui manque souvent à celles qu’on a improvisées dans l’Occident depuis le commencement de ce siècle, sous linspiration d’un dévouement sincère à la cause de classes souffrantes. En ce qui concerne l’habitation des ouvriers, on s’est arrêté a la combinaison suivante, dont une longue expérience a démontré les avantage L’administration supérieure bâtit les habitations, mais elle en attribue aux ouvriers la propriété nominale. Aussitôt qu’une maison nouvelle est achevée, ou lorsque la mort d’un père de famille rend une maison vacante, l’administration appelle à l’enchère tous les chefs de ménage non pourvus, et qui, en attendant, occupent à loyer une portion de maison qui leur est cédée par un camarade. L’acquéreur emprunte nominalement à l’administration la valeur totale du prix d’achat, et en même temps il donne hypothèque pour une somme égale. Il s’oblige, en outre, à laisser prélever sur son salaire une retenue hebdomadaire, dont le minimum, destiné à servir l’intérêt de la dette, est calculé sur le taux de4p. o/o du prix d’acquisition. Les ouvriers qui, par une rare exception, visent à devenir réellement propriétaires, supportent, en outre, une retenue supplémentaire consacrée à l’amortissement de la dette. En réalité, le mineur du Hartz est, devant l’administration supérieure, dans la position d’un locataire devant son propriétaire ou plutôt d’un ouvrier subventionné pour la durée cle sa vie, devant son patron; néanmoins, cette acquisition fictive a, pour l’ouvrier, aussi bien que pour l’administration, des avantages que l’observation révèle tout d’abord. L’ouvrier acquiert plus de valeur à ses propres yeux; il manifeste par sa conduite plus de respect pour lui-même, plus d’attachement à ses devoirs. Cédant à la tendance qu’inspire ordinairement l’exercice de la propriété, espérant profiter un jour de la plus-value qu’il donne à sa maison par ses soins, l’ouvrier se plaît à employer ses loisirs en travaux d’amélioration et d’entretien. L’hypothèque même, attribuée à l’administration supérieure; protége naturellement l’ouvrier du Hartz contre les prêts usuraires; dans aucun cas, d’ailleurs, les avances faites par les marchands du pays ne peuvent être productives d’intérêt ni créer un droit sur la propriété de l’ouvrier débiteur. En outre, la classe des marchands, et en général celles qui ne s’appliquent pas directement a l’exploitation des mines, des forêts et des usines, sont contenues dans de strictes limites par l’ensemble des institutions locales; ainsi, par exemple, aucun individu, appartenant à ces classes, n’est admis à concourir à conditions égales avec les ouvriers pour l’acquisition des maisons dans les principales villes de mines.
Les avantages matériels que les ouvriers et l’administration trouvent dans cette combinaison sont évidents. L’ouvrier propriétaire peut sous-louer à d’autres personnes, à des chefs de ménage non encore pourvus, à des célibataires, à des veuves, etc., la portion de l’habitation qui n’est point indispensable à sa famille; par ce moyen, il ramène souvent la dépense qui reste à sa charge au-dessous du taux d’une véritable location. L’administration, de son côté, est dispensée des soins et de la dépense qu’entraînerait l’entretien des habitations directement concédées à titre de subvention. Elle fait accepter sans résistance aux ouvriers des conditions d’exiguïté qui paraîtraient dures peut-être, si elles n’étaient pas provoquées par l’intérêt même des locataires.
Dans le cours des observations faites sur les ouvriers du Hartz, on s’est appliqué à découvrir quelques ouvriers ayant amorti une partie de leur dette: on a pu constater ainsi que ce régime, bien qu’il ne donne, en général, aux travailleurs que l’apparence de la propriété, développait cependant des sentiments et des habitudes d’une haute portée. Le cas le plus intéressant qu’on ait observé est celui d’un mineur de la ville de Clausthall, âgé de soixante ans, qui, n’ayant jamais eu d’enfants, se trouvait, ainsi que sa femme, dans des conditions exceptionnelles d’aisance. Sa situation se résumait ainsi: à trente-quatre ans, il avait acheté au prix de1,480francs la maison qu’il habitait, et, suivant l’usage, il avait donné tout d’abord hypothèque à l’administration supérieure pour la totalité de cette somme. Depuis l’époque de l’acquisition, il avait fait prélever sur son salaire, outre la somme annuelle de59fr. 20c., représentant l’intérêt du capital prêté au taux de4pour100, une légère annuité qui, après vingt-six ans, avait réduit la dette de340francs. D’un autre côté, le désir de tenir sa maison en bon état d’entretien, et même d’y introduire plusieurs améliorations importantes, l’avait conduit à emprunter à diverses reprises une somme de60francs: l’amortissement ne s’élevait donc qu’à280francs, non compris la plus-value acquise par la maison, et que le propriétaire estimait à une somme plus considérable. En racontant l’histoire de sa propriété, dont il se plaisait à faire admirer la bonne tenue, le bon vieillard laissait percer la satisfaction qu’il éprouvait à avoir atteint ce résultat par une vie entière d’ordre et de tempérance. La pensée que sa veuve jouirait du capital ainsi accumulé, et ne serait pas réduite au seul subside accordé par la corporation, répandait évidemment un sentiment de quiétude sur ses derniers jours. Ces tendances morales ne prennent pas le même développement et n’ont pas surtout le même succès chez les ouvriers chargés de famille; mais, si la majorité ne s’élève pas à la propriété, c’est qu’elle est placée dans des conditions plus difficiles que celles qui règnent dans tout autre groupe industriel de l’Europe. Pour maintenir en activité des exploitations dont les recettes balancent a peine les dépenses, l’administration supérieure a dû abaisser les salaires jusqu’aux limites tracées par la satisfaction des besoins les plus indispensables; en sorte que, par une exception fort rare en Europe, l’épargne, pour un ouvrier placé dans des conditions moyennes, est réellement impossible. Mais les germes développés par une direction morale et intelligente portent leurs fruits dès qu’une circonstance exceptionnelle soustrait une famille aux charges qui pèsent sur le plus grand nombre, ou lui assure un supplément de ressources. Cette application à l’épargne, au milieu d’une existence dont la sévère régularité serait intolérable pour les plus pauvres ouvriers de nos grandes villes de France et d’Angleterre, révèle toute la puissance des ressources qu’on peut tirer, pour la moralisation des classes laborieuses, de l’initiation au sentiment de la propriété. Il est évident, du reste, que l’établissement et le maintien d’un tel régime exigent, de la part de l’administration supérieure, une persévérante sollicitude, et qu’ils impliquent un contraste frappant avec les habitudes de simplification et de laisser-faire qui tendent à prévaloir dans le régime manufacturier de l’Occident (9).
Dans la majeure partie de l’Europe, une maison d’ouvrier a pour dépendance nécessaire un jardin ou un verger, dont la surface comprise, dans la plupart des cas, entre deux et trois ares, atteint rarement huit ares. L’ouvrier, dans ses moments de loisir, plus ordinairement la femme avec le concours des enfants et des vieux parents, y cultivent les légumes et les fruits nécessaires à la consommation du ménage. Les pommes de terre et les cucurbitacées, qui exigent un vaste emplacement, ne se produisent guère dans le jardin proprement dit: lorsque la famille entreprend cette culture, elle a recours à un terrain spécial, loué à prix d’argent ou reçu à titre de salaire ou de subvention, du propriétaire ou du chef d’industrie pour le compte duquel l’ouvrier travaille habituellement [XXVI, XXVII]; il en est souvent de même pour la culture du chanvre nécessaire à la production de la toile domestique [XXXI],
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Acquisition et entretien du mobilier: féconde influence des efforts faits par les jeunes gens pour acquérir le mobilier nécessaire à leur ménage.
Dans l’Europe orientale, où les familles se contentent de quelques objets de vaisselle en bois ou en métal, où l’on n’emploie, comme moyen de repos, que des coussins et des nattes simplement étendus sur le sol [VIII §10], l’acquisition première d’un mobilier n’entraîne qu’une faible dépense. En Occident, au contraire, où les plus pauvres ouvriers [XXVIII] considèrent comme objets de première nécessité des lits garnis de draps, une vaisselle composée à la fois de poteries vernissées, de faïences, de verreries et d’objets en métal, plusieurs meubles en bois poli, etc., l’achat d’un mobilier implique une mise de fonds d’une véritable importance.
Pour les régions agricoles placées hors de l’influence des moeurs urbaines, des coutumes établies par une expérience séculaire fixent, d’une manière à peu près invariable, la composition du mobilier de chaque famille. L’opinion publique, en interdisant le mariage à ceux qui n’en sont pas encore pourvus, oppose un frein salutaire aux unions prématurées; elle fait concourir un des plus vifs instincts de l’humanité à développer dans la jeunesse les habitudes de travail et de prévoyance. C’est surtout en considération de cette action tutélaire qu’on a consacré, dans chaque monographie de l’Atlas, un paragraphe spécial (le §10) à l’inventaire du mobilier. Les personnes qui voudront bien diriger leur attention sur ce détail des moeurs populaires ne tarderont pas à entrevoir, par ce seul exemple, que les principales causes du progrès des classes ouvrières sont souvent celles qui se remarquent le moins dans la constitution sociale, et dont le législateur n’a jamais eu à s’occuper. Ces personnes se trouveront peut-être ensuite plus disposées à reconnaître que ce progrès, dans les États où il est momentanément interrompu, doit se fonder sur la réforme des mœurs, encore plus que sur celle des institutions.
Malheureusement, l’interruption brusque des traditions, provoquée par les révolutions politiques, le relâchement de l’autorité paternelle, l’excitation désordonnée imprimée par l’industrie aux mouvements de population et surtout la tendance qu’ont aujourd’hui les propriétaires et les chefs d’industrie à se dispenser des devoirs du patronage (8), ont, depuis un demi-siècle, altéré considérablement ces anciennes moeurs dans les villes et dans les districts manufacturiers de l’Occident. Beaucoup d’ouvriers, cédant à un attrait irréfléchi, contractent des unions prématurées sans avoir réuni les objets mobiliers nécessaires au ménage, sans s’être initiés par le travail et l’épargne à la dignité de chefs de famille, réservant ainsi à leurs enfants comme à eux-mêmes un avenir de misère et de privations. Dautres ouvriers, qui ont pu faire des économies avant le mariage, donnent dans une autre aberration: au lieu de se contenter du mobilier qui convient à leur condition, ils s’appliquent à imiter le luxe des classes bourgeoises. En tenant compte des pertes de toute nature qui résultent de ces imprudentes acquisitions, on trouve souvent qu’elles l’emportent sur les sommes qui manquent plus tard à la famille en présence de besoins essentiels. L’étude concernant un ouvrier de Genève, consignée dans l’Atlas sous le no XVIII, offre un exemple frappant de ce genre d’imprévoyance dans un jeune ménage que distinguent d’ailleurs de solides qualités morales.
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Chauffage: importance et variété des questions qui se rattachent a l’approvisionnement de combustible.
Toutes les populations ouvrières de l’Europe consomment une certaine quantité de combustible pour la cuisson des aliments et pour le chauffage des habitations: le chauffage domestique, eu réunissant sous ce nom les deux emplois, est donc un des besoins indispensables à la conservation de la vie humaine. La quantité de combustible nécessaire à chaque famille augmente progressivement du sud au nord, d’abord parce que la rigueur croissante du climat oblige a développer dans l’habitation une plus forte dose de chaleur artificielle, puis parce que la nature des productions et les prescriptions de l’hygiène impliquent l’usage dune moindre proportion d’aliments crus. Les moyens auxquels les populations ont recours pour se procurer le combustible se rattachent intimement a des considérations d’une haute importance. Envisagée dans son ensemble, la question de la distribution du combustible constitue, en effet, de nos jours, une des données premières de l’économie sociale, et cette influence ne cessera de grandir aussi longtemps que la vapeur devra être considérée comme lagent moteur pai excellence. Aucune autre cause, dérivant de lordre matériel, n’a autant contribue a modifier dans l’Occident la situation des classes ouvrières et même l’ensemble des relations sociales [XIII (c), XXXI (A)]. Tandis que, dans le Nord et dans l’Orient, les populations restent uniformément distribuées sur le territoire, comme les forêts et les eaux motrices, on les voit chaque jour, dans la région opposée, se concentrer davantage a proximité des grands bassins houillers, devenus des sources inépuisables de force motrice et de chaleur artificielle. Il est désormais constaté que la transformation brusque qui s’opère dans les idées et dans les habitudes de l’Occident, et que l’ébranlement social qui en est la conséquence, sont en grande partie le résultat de cette concentration. Depuis que lindustrie manufacturière est devenue une puissance de premier ordre, on ne peut plus méconnaître les relations qui lient, d’une manière intime, la condition sociale et la répartition des populations ouvrières à la distribution géographique et à l’abondance relative des houillères et des forêts.
Considérée seulement au point de vue de l’approvisionnement de chaque famille, la question du combustible fournit des indications sûres pour apprécier le degré de bien-être dont elle jouit, et la nature des relations qu’elle entretient avec les chefs d’industrie et, en général, avec les classes supérieures de la société. Une large consommation de combustible, n’étant pas indispensable à la conservation de la vie humaine, c’est, en général, sur cet article que se restreignent le plus les ouvriers dont les moyens d’existence sont insuffisants. Dans plusieurs grandes villes, à Paris, en particulier, le haut prix du combustible pèse d’une façon cruelle sur les classes pauvres. Il s’en faut de beaucoup, assurément, que Paris présente des tableaux de souffrance et de dénûment comparables à ceux qu’on observe à Londres et dans plusieurs centres populeux des Iles Britanniques; mais il n’existe vraisemblablement pas de lieu où la pénurie du combustible engendre de si affligeants détails. Toute personne qui aura consacré quelques journées de la saison rigoureuse à visiter les familles indigentes de cette capitale appréciera la bienfaisante influence des institutions encore en vigueur dans la majeure partie de l’Europe, et qui assurent aux ouvriers, par voie de subvention, leur provision de combustible. Le système de la subvention est ici tellement indiqué par la nature des choses, qu’on l’a conservé jusqu’à ce jour, même dans les contrées où les ouvriers sont tenus de pourvoir, au moyen du salaire, à tous leurs autres besoins. Au milieu des modifications qu’on apporte incessamment à l’ancien régime économique, l’allocation de combustible, en proportion des besoins, est la dernière subvention à laquelle les populations consentent à renoncer: on les voit, soumises sous les autres rapports à l’autorité des lois, maintenir par la force, sur ce seul point, les prétentions fondées sur d’antiques usages et sur la tolérance traditionnelle des propriétaires de forêts.
Dans les contrées où le combustible abonde, les ouvriers consomment des bois de corde [I à VIII, XXVI, etc.] ou du charbon de terre [XVI, XXII à XXV]; dans celles ou ces combustibles de choix sont à un prix élevé, ils mettent à profit les branchages et les débris provenant de l’abatage et de la mise en oeuvre du bois, les fragments de bois mort récoltés dans les forêts, etc.; ailleurs, ils tirent parti des houilles menues impropres à d’autres usages en les moulant en briquettes au moyen d’une matière argileuse, et en leur donnant ainsi, pour l’emploi sur la grille du foyer, de la consistance et de la durée. Dans les régions privées à la fois de forêts et de houillères, et par exemple sur cette longue zone de terrains marécageux comprenant le centre et le nord-ouest de l’Irlande, les plateaux élevés (moors) de la Grande-Bretagne, les marais du nord de la France, de la Belgique, de la Hollande, du nord de l’Allemagne et du Danemark, les marais des plaines et des montagnes de la Scandinavie, de la Finlande et de la Russie, les ouvriers tirent presque exclusivement de l’exploitation des tourbières leurs moyens de chauffage. Enfin, dans les contrées encore plus dépourvues de combustibles, les populations doivent se contenter d’herbes séchées, de roseaux, de paille, de fumier ou même d’excréments d’animaux. L’usage exclusif de ces derniers combustibles est l’une des particularités qui frappe le plus le voyageur qui parcourt pour la première fois les steppes [I (A)] de l’ancien et du nouveau monde
L’affouage en combustible dans les riches contrées forestières du Nord et l’Orient, est considéré comme un droit imprescriptible, alors même que la population, par son origine et par ses occupations, n’a rien de commun avec le propriétaire des forêts qu’elle habite. Ainsi, en Russie, dans le bassin de la haute Kama, plusieurs villages, dépendant du domaine de la couronne, établis au milieu de forêts appartenant à des particuliers, y prennent, comme s’ils usaient d’un droit naturel, le bois de chauffage qui leur est nécessaire; ce droit ne pourrait être à plus forte raison, contesté aux populations attachées a ces mêmes propriétés La subvention atteint parfois, dans ces contrées, 53,ooo kilogrammes par ménage [II (15)]; ordinairement elle n’a d’autres limites que les besoins des famille En beaucoup de localités, le droit à la subvention de bois de chauffage n’a été aucunement altéré par la réforme des institutions qui attachaient l’ouvrier au sol Reprenant en principe la libre disposition de sa personne, mais restant lié en fait au propriétaire du sol par une solidarité morale, l’ouvrier a conservé, sous ce rapport, tous les priviléges que lui assurait l’ancien régime; cet ordre de choses se maintient, par exemple, en Suède, en Hongrie et dans une partie des provinces slaves de l’Europe centrale. Dans quelques provinces de la Russie, en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne surtout, les populations groupées par communes ont souvent acquis a une époque ancienne, et conservent, avec une ténacité inébranlable, une partie des forêts environnantes; elles les cultivent en commun et s’en partagent les produits annuels par diverses combinaisons administratives. Celles-ci ne sont pas toujours en harmonie avec les principes de l’art forestier, mais elles conjurent, du moins, la pénurie qui se fait trop souvent sentir dans les localités ou les ouvriers ne jouissent pas des mêmes avantages.
Les révolutions qui ont brusquement changé les moeurs et les institutions de plusieurs États de lOccident, de la France en particulier, ont eu souvent pour effet de relâcher ou de rompre la solidarité morale qui unissait autrefois l’ouvrier au propriétaire de forêts. Souvent aussi les propriétés forestières ont passé en de nouvelles mains, et on a pu remarquer que les nouveaux venus n’ont pas toujours compris aussi noblement que leurs prédécesseurs les devoirs moraux qu’inspire la qualité de propriétaire. Dans ce cas, l’ouvrier, devenu étranger au propriétaire du sol, n’est plus admis à jouir de l’ancienne subvention, et cependant les conditions du salaire ne lui permettent pas plus que par le passé d’acheter le combustible nécessaire à la famille. Cette situation difficile faite à la population, l’excitation produite par des besoins urgents, le souvenir d’anciens droits brusquement abolis, provoquent des conflits et des aggressions, cause de démoralisation pour l’ouvrier, d’irritation pour le propriétaire, de trouble pour le pays, de décadence pour l’ordre social [XXVIII (A)]. En beaucoup de lieux, à la vérité, l’honnêteté des populations, la bienveillance des propriétaires, les derniers vestiges de la tradition, atténuent les inconvénients du nouvel ordre de choses; mais il n’en demeure pas moins évident que l’impulsion donnée aux idées et aux relations sociales tend à isoler chaque classe de la société dans les limites de son droit strict, au détriment de celle qui ne peut se passer d’appui. On ne saurait donc mettre trop d’empressement à réagir contre cette tendance, ou du moins à remédier, par des institutions et des habitudes nouvelles, à une cause imminente de désorganisation sociale. Sans doute, ce n’est pas seulement en ce qui concerne l’approvisionnement de combustible que se révèlent les inconvénients attachés à la rupture des liens qui, dans toute société bien organisée, unissent les propriétaires et les ouvriers; on a cru devoir, néanmoins, placer ici ces réflexions, parce qu’aucun détail de la vie domestique des classes laborieuses n’est plus propre a en démontrer la justesse, et à mettre à nu une des principales plaies de notre civilisation. Il est, au reste, à remarquer, que c’est surtout par les faits concernant la propriété forestière, que la nouvelle économie sociale de lOccident [XV §7] et surtout de la France [XXXI (A)] s’écarte des voies tracées par l’expérience et pai la tradition. On peut constater, en consultant plusieurs parties de l’Atlas [VI (B), XII (A), XIV (B), XVII (A)], les différences qui distinguent aujourd’hui le régime français de celui qui domine encore dans les autres contrées, et que l’on peut assez convenablement nommer le régime européen. Les vices de l’organisation nouvelle pèsent surtout sur les propriétaires; aussi les administrateurs les plus éclairés des autres régions de l’Europe, ceux qui se montrent le plus disposés à adopter, sous d’autres rapports, les principes de la civilisation occidentale, comprennent-ils difficilement que la France puisse maintenir les institutions et les habitudes qui se rattachent aujourd’hui à l’exploitation de sa richesse forestière.
L’ouvrier pourvu de la subvention de bois de chauffage doit ordinairement en opérer la récolte et le transport. Dans le Nord et dans l’Orient, le chef de famille, aidé danimaux de trait, est presque toujours chargé de ce travail [I a IX, etc.] dans lOccident, ou ce service ne supplique guère qu’à du bois mort ou a menus végétaux, il est dévolu presque exclusivement aux femmes et aux enfants cest un des pénibles labeurs imposés à la partie la plus faible de la popu tion; cest aussi une des occupations les plus contraires à la constitution physique des femmes et des jeunes filles (14). Lorsque les lieux de récolte se trouvent a une grande distance de l’habitation, celles-ci doivent, en effet, consacrer une partie considérable de leur temps à transporter de lourds fardeaux [XXVIII §8].
Il existe peudexploitations carbonifères ou d’usines consommant de grandes quantités de combustible minéral où ce dernier ne soit également accordé en nature aux ouvriers en raison des besoins. En Angleterre même, beaucoup de chefs d’industrie ont conservé cet usage, bien que, sous tous les autres rapports, ils tendent incessamment a simplifier leur administration, et à repousser systématiquement les derniers vestiges du régime des subventions. C’est ainsi, par exemple, que les ouvriers des grandes usines à cuivre du pays de Galles reçoivent presque toujours en nature leur approvisionnement de combustible.
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Eclairage: diversité des habitudes concernant ce détail d’économie domestique.
L’éclairage, dernière catégorie de dépenses qu’il y ait lieu de rattacher à l’habitation, n’est qu’un besoin d’ordre secondaire pour les ouvriers des régions chaudes et tempérées de l’Europe, où la durée du jour suffit aux travaux de chaque saison. Cette dépense figure à peine dans le budget de plusieurs ouvriers agriculteurs de l’Occident [XXVII]. Les frais d’éclairage augmentent cependant d’une manière sensible à mesure que les populations apprécient mieux les jouissances que peuvent donner, pendant les soirées d’hiver, la lecture, la conversation, les réunions de voisinage, etc.; sous ce rapport, cet article de dépense est parfois une excellente mesure de la culture intellectuelle [XIX, XXXVI] et de la sociabilité [XX, XXI, XXVIII] de chaque famille. Dans tous les cas, pour des conditions sociales identiques, la consommation augmente à mesure qu’on se rapproche plus des régions boréales; et, pour les ouvriers du nord de la Russie, par exemple [III, IV], les quantités de matières consommées pour l’éclairage deviennent fort considérables.
Une mèche plongée dans l’huile de poisson est le moyen d’éclairage le plus usité sur le littoral de la mer Glaciale; dans la vaste région boisée qui s’étend plus au sud, on emploie surtout des fragments de bois résineux diversement préparés, parfois des matières enduites du goudron extrait soit de bois résineux, soit de l’écorce et des racines du bouleau. A mesure qu’on se rapproche de la région centrale, on voit associer à ces moyens d’éclairage les chandelles fabriquées avec la graisse animale, diverses préparations de résine et de suif, des huiles végétales brûlées au moyen de mèches et de lampes plus ou moins perfectionnées. Les populations retiennent souvent avec opiniâtreté le mode d’éclairage que la tradition leur a transmis; souvent l’observation de ce détail d’économie domestique, comme celui qui se rapporte à l’emploi des céréales (19), peut servir à constater l’identité ou la diversité des races; parfois aussi il conserve la trace d’anciennes subdivisions administratives et politiques. Dans le Nord et dans l’Orient, les circonscriptions territoriales sont parfois signalées par la forme donnée aux torches ou aux fragments de bois résineux; en parcourant certains districts agricoles situés en France, au nord de la Loire, le voyageur s’aperçoit ordinairement qu’il approche des limites de l’ancienne province de Bretagne, en voyant faire usage d’une petite chandelle, mélange de résine et de graisse animale, qu’on désigne dans cette contrée sous le nom d’oribus [XXVIII, XXXIV].