Читать книгу Les Ouvriers Européens - Frédéric Le Play - Страница 7
CHAPITRE PREMIER.
DÉFINITIONS ET FAITS GÉNÉRAUX CONCERNANT L’OBSERVATION ET LA DESCRIPTION MÉTHODIQUE DES OUVRIERS.
Оглавление5.
Définitions concernant les ouvriers et les rapports qui les lient, soit entre eux, soit avec les autres classes de la société.
La première difficulté que soulève une étude méthodique sur les ouvriers européens est la définition précise des personnes qui peuvent être groupées sous ce titre. Or, en approfondissant ce sujet, on ne tarde pas à comprendre qu’il est assez difficile de distinguer, d’une manière absolue, des autres classes de la société, les personnes que la langue française désigne sous le nom générique d’ouvriers. Ce nom n’a point d’équivalent précis dans toutes les langues, spécialement dans celles de l’Orient, parce que les personnes auxquelles cette dénomination s’applique y sont placées dans une condition différente de celle qui leur est acquise en France et dans les autres États de l’Occident. D’ailleurs, il existe presque partout une transition tellement insensible entre les ouvriers proprement dits et les personnes appartenant aux autres classes, qu’on aperçoit difficilement la limite qui les sépare. La classe chargée des travaux manuels de l’agriculture et de l’industrie se confond, sous plusieurs rapports, par ses types inférieurs, avec les personnes qui, sous le nom générique de domestiques, sont exclusivement attachés au service des personnes; d’un autre côté, les types les plus distingués de cette même classe se rattachent, par une multitude de nuances, aux propriétaires et aux chefs d’industrie, c’est-à-dire aux personnes possédant les propriétés immobilières ou ayant la direction des opérations industrielles et agricoles. On éprouve des difficultés du même genre pour choisir les expressions propres à caractériser les principales catégories d’ouvriers, les institutions sociales qui les régissent, les rapports qui les lient aux autres classes de la société, etc. L’auteur a dû, en conséquence, se préoccuper sérieusement de fixer méthodiquement le langage convenant à l’ordre de faits qu’il avait à décrire.
En histoire naturelle, en chimie, en physique, et, en général, dans toutes les sciences d’observation où de nouveaux faits viennent sans cesse se révéler, on résout les difficultés relatives au langage en créant des expressions nouvelles qui s’appliquent, soit à ces faits eux-mêmes, soit aux nouvelles méthodes à l’aide desquelles les faits sont coordonnés.
Le progrès de la science démontrera peut-être un jour la nécessité de recourir aux mêmes moyens pour la description méthodique des faits sociaux. Le langage littérairedaucune nation ne peut suffire à exprimer toutes les nuances qu’il y a lieu de distinguer dans l’existence des populations laborieuses (19): cette insuffisance devient plus évidente encore lorsqu’on veut adapter ce langage aux faits analogues en apparence, mais différents en réalité, qui se produisent dans les pays étrangers, sous l’influence d’un autre sol, d’un autre climat, d’autres productions naturelles, d’autres mœurs, d’autres institutions. L’une des principales causes de la confusion qui a régné, jusqu’à ce jour, dans les discussions soulevées par les divers systèmes sociaux, et des erreurs qui se remarquent dans les jugements portés sur les pays étrangers, se trouve certainement dans l’insuffisance du langage et clans les malentendus qui en résultent.
Il semble cependant que, dans l’état actuel des choses, il convient de garder une extrême réserve dans ces tentatives de nomenclatures spéciales. L’auteur n’a pas pensé, par exemple, que les considérations exposées ci-dessus pussent l’autoriser a créer, pour ce premier essai d’une méthode scientifique, des expressions nouvelles applicables à des faits qu’on est habitué à considérer comme suffisamment définis par cela seulement que la connaissance semble en être vulgaire. Il s’est astreint a la convenance de n’employer que des expressions appartenant à la langue française et, autant que possible, au langage littéraire. Mais, en même temps, pour éviter toute chance de méprise, il a pris soin de définir nettement le sens quil a attribue aux expressions générales dont il a dû faire usage, à défaut de termes spécialement appropriés à son sujet.
Pour circonscrire la classe de personnes que cet ouvrage concerne, l’auteur s est rapproche autant que possible du sens qui est généralement attribué, en France, au mot ouvrier, dans le langage ordinaire. Les limites de cette classe ont été déterminées, chez les types inférieurs, par la condition que leurs travaux ne se rapportent pas essentiellement au service des personnes: chez les types les plus élevés, par la condition que la rétribution accordée au travail manuel ait plus dimportance que les recettes qu’ils doivent, en outre, à leur qualité de propriétaires ou de chefs d’industrie. En résumé, on n’a soumis à l’observation et l’on n’a compris dans le présent ouvrage, sous le nom générique d’ouvriers, que les personnes exerçant un travail manuel (autre que le service personnel du maître), participant plus ou moins de la condition de propriétaire ou de chef d’industrie, ayant pour principal moyen d’existence la rétribution accordée à ce travail.
Considérés dans les situations qu’ils peuvent occuper entre ces limites extrêmes, les ouvriers se subdivisent naturellement en sept types principaux, dont la distinction est fréquemment établie dans le cours de cet ouvrage, savoir: les ouvriers-domestiques, les journaliers, les tâcherons, les ouvriers ayant, en outre, les qualités de tenanciers, de chefs de métier ou de propriétaires, enfin les propriétaires travaillant principalement pour leur propre compte.
Les ouvriers ne peuvent, en général, se créer, par leur seule initiative, des moyens d’existence: pour atteindre ce but, ils doivent se lier à des maîtres disposant des moyens de travail et des clientèles, ou se réunir à diverses sortes d’associations: ces relations sont ordinairement fixées par des engagements dont la nature est en rapport avec le caractère de l’organisation sociale.
On distingue deux sortes principales d’associations, les communautés et les corporations. Le mot communauté, dont la signification est fort étendue, est exclusivement employé dans cet ouvrage avec l’une de ses acceptions; on l’applique aux sociétés d’ouvriers exploitant, soit avec des intérêts communs plus ou moins intimes, soit avec des intérêts distincts, mais à titre indivis, une propriété immobilière, un fonds d’industrie ou une clientèle. Le mot corporation est également employé dans l’une de ses acceptions particulières; il s’applique à toutes les sociétés d’ouvriers dont les membres sont liés par des intérêts collectifs autres que ceux des communautés, ces intérêts étant toutefois d’une nature plus spéciale que les rapports généraux établis entre les individus d’un même état par la religion et le Gouvernement.
Les personnes ou les institutions que concerne chacune de ces définitions offrent, à ne considérer que les sociétés européennes, une extrême variété. En comparant ces sociétés, on serait conduit à de graves erreurs, si l’on appliquait à ces expressions un sens trop absolu; pour être dans le vrai, il faut donc modifier ce sens selon la nature des organisations sociales. Il existe en effet, dans toute société, certaines conditions primordiales d’une influence prépondérante, dont le changement implique une modification radicale dans la condition physique et morale des classes de la population et des individus. Au premier rang de ces circonstances caractéristiques, il faut citer la mobilité ou la fixité des habitations, la nature et la durée des engagements qui lient les ouvriers aux maîtres, la proportion relative du sol inculte et du sol approprié à la culture, etc. A ce point de vue général, il y a lieu de distinguer quatre systèmes principaux: le premier comprend tous les peuples nomades qui n’ont une certaine importance qu’à l’extrémité orientale de l’Europe; les trois autres, concernant les peuples sédentaires, sont caractérisés: l’un, par les engagements forcés qui lient à la fois les ouvriers et les maîtres; un autre, par les engaments contractés à titre permanent, mais par le libre consentement des deux parties; le dernier, enfin, par les engagements momentanés ou par l’absence de tout engagement réciproque.
Toutes ces définitions sont fixées par les exemples présentés dans l’atlas, c’est-à-dire dans les monographies qui forment la seconde partie de cet ouvrage: 1auteur en a présenté, en outre, un résumé sommaire dans le tableau suivant, qui détermine le sens attribué aux expressions concernant, d’une part, les diverses catégories d’ouvriers, de l’autre, les rapports qui lient ces ouvriers, soit aux maîtres, soit aux communautés et aux corporations dans les divers systèmes sociaux qu’on vient de mentionner.
DÉFINITIONDESOUVRIERS(1) ET DES RAPPORTS QUI LES LIENT AUX MAITRES(2), AUX COMMUNAUTÉS 3
DÉFINITIONS COMPLÉMENTAIRES ANNEXÉES PAR RENVOIS AU PRÉSENT TABLEAU.
(1) OUVRIERS : (Voir la définition donnée dans le tableau même.)
(2) MAÎTRES : Personnes disposant des moyens de travail et des clientèles ; employant les ouvriers à leur propre compte, moyennant une rétribution (salaire, subvention, prime, etc.) ; on désigne spécialement sous le nom de patrons les maîtres liés d’une manière permanente aux ouvries qu’ils emploient.
(3) ORGANISATIONS SOCIALES : (Voir les définitions données dans le tableau même.)
(4) PROPRIÉTAIRES : Personnes possédant (sauf les restrictions dérivant de l’organisation sociale) une propriété immobilière ; ayant pour principal moyen d’existence le revenu que donne ou que pourrait donner la location de cette propriété. Chez les nomades où il n’existe pas d’immeubles, la qualité de propriétaire est essentiellement attachée à la possession des troupeaux.
(3) CHEFS D’INDUSTRIE : Personnes exploitant une propriété immobilière, un fonds ou une clientèle, ayant pour principal moyen d’existence le bénéfice résultant de cette exploitation.
(6) RENTIERS : Personnes ayant pour principal moyen d’existence le revenu donné par une propriété mobilière.
(7) COMMUNAUTÉS : Association d’ouvriers exploitant en commun une propriété immobilière, un fonds ou une clientèle.
(8) CORPORATIONS : Associations d’ouvriers liés par des intérêts collectifs autres que ceux des communautés.
(9) SYSTÉME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS : Ce régime s’observe dans les contrées soumises au régime des engagements momentanés, plus ordinairement que dans celles où les autres systèmes sont en vigueur : il constitue un état d’équilibre dans lequel chaque travailleur est propriétaire ou chef d’industrie, où par conséquent, il n’existe, à vrai dire, ni maîtres ni ouvriers. Les chefs de métier, travaillant exclusivement pour une clientèle nombreuse et variée, se rattachent souvent à ce régime ; mais la classe qui le caractérise le mieux est celle des petits propriétaires ruraux ayant surtout pour clientèle le marché public, se maintenant fermement, de génération en génération, à la limite commune de la classe des ouvriers et de celle des propriétaires, par la force des mœurs, à la faveur des biens communaux et avec le coucours d’un système régulier de défrichement ou d’émigation. Cette classe est largement représentée en Suède et en Norwége, dans l’Europe centrale, en Suisse, etc partout elle contribue puissamment à la stabilité, à la force et à la grandeur de l’Etat.
(10) SALAIRES : Rétributions en argent ou en objets, accordées à l’ouvrier en proportion du accompli, et qui prennant fin aussitôt que, par une cause quelconque, le travail est sups
(11) SUBVENTION : Rétributions en objets ou en usufruits de propriétés, accordées en proport besoins de l’ouvrier plutôt qu’en proportion du travail accompli : les subventions sont or accordées pour toute la durée des engagements, et ne prennent point fin lorsque suspendu par une cause indépendante de la volonté de l’ouvrier.
(12) PRIMES : Rétributions qui ne sont proportionnelles ni aux besoins de l’ouvrier ni au mais qui lui sont accordées en raison de la qualité de son travail, de l’économie et des s apporte, de son assiduité, etc.
DANS LES DIVERSES ORGANISATIONS SOCIALES (3) DE L’EUROPE, ET AUX CORPORATIONS (8)
NOTES ANNEXÉES PAR RENVOIS AU PRÉSENT TABLEAU.
(a) Les définitions des trois premiers systèmes sociaux ne s’appliquent pas intégralement aux cas exceptionnels de corruption et de décadence qui peuvent se manister çà et là ; mais elles conviennent parfaitement à l’ensemble de l’Europe, pour lequel le mouvement de progrès ne peut être méconnu. On admet, dans cet ouvrage, qu’une société est en progrès lorsque la moralité, l’intelligence et le bien-être physique s’y développent dans toutes les classes. L’observation prouve qu’en même temps le sentiment religieux s’y maintient avec fermeté, surtout dans les classes dirigeantes.
(b) On ne considère explicitement, dans cet ouvrage, les ouvriers (mariés ou célibataires), qu’à dater du moment où ils ont quitté la maison paternelle ; les autres sont décrits implicitement avec le chef de famille chez lequel ils demeurent.
(c) On comprend sous le nom de chefs de ménage tous les ouvriers qui ne font pas partie d’un autre ménage ; on y rattache donc aussi les ouvriers (mariés ou célibataires) qui, ne pouvant être rattachés à la classe des domestiques, ne sont point logés dans leurs propres meubles.
(d) Les valeurs mobilières productives de revenu, que possèdent ordinairement les ouvriers non propriétaires. sont les animaux domestiques, le matériel et le fonds de roulement des travaux et industries : les ouvriers qui sont en voie de devenir propriétaires possèdent, en outre, quelquefois, une somme d’argent thésaurisée ou placée à intérêt.
(e) Les droits aux allocations des caisses d’assurances mutuelles s’arquièrent par des souscriptions régulières : ils sont en rapport avec l’importance de ces souscriptions et les chances de mutualité.
(f) Les propriétés immobilières que possèdent ordinairement les ouvriers sont : l’habitation ; un jardin portager ; un verger ; un terrain pour la production des pommes de terre, des céréales ou des matières textiles ; un vignoble ; une prairie ; une grange ; une étable ; une écurie ; etc.
(g) Les industries que les familles entreprennent ordinairement à leur propre compte, indépendamment du travail exécuté pour le compte d’un propriétaire ou d’un chef d’industrie, offrent, en Europe, une grande variété ; les plus habituelles sont : la culture des terres possédées ou louées par la famille, l’exploitation des animaux domestiques et une multitude de petites entreprises concernant la production des aliments ou des objets de vêtement et de mobilier.
(h) Les tenanciers se subdivisent en deux grandes catégories, selon la nature des prélèvements attribués au propriétaire de l’immeuble : on les nomme fermiers à partage, mégayers, colons partiaires, etc., lorsque le prélèvement du propriétaire consiste en une part de produits (souvent la moitié) proportionnelle à la production totale ; ou les nomme fermires proprement dits quand le prélèvement du propriétaire est formé par un abonnement fixe en travaux (corvées), en produits (redevances ) ou en argent (rente).
Dans les constitutions remontant à une époque ancienne il existe des classes spéciales de tenanciers jouissant, de génération en génération, du droit exclusif d’exploiter certains immeubles, à la charge de servir le prélèvement (fixe ou proportionnel) stipulé en faveur des auteurs de la concession et de leurs descendants. Cette classe de tenanciers-propriétaires, fort commune encore dans l’Orient et dans l’Europe centrale [IX] se restreint, depuis un siècle, sous l’influence des révolutions politiques et des lois nouvelles, chez les peuples où s’amoindrit le sentiment de la solidarité. Elle est encore représentée en France par plusieurs types intéressants, par exemple par le saulnier-lettrier de la Saintouge [XXXIV (A)].
(i) Ordinairement les ouvrirers ne s’établissent comme chefs de métier que lorsqu’ils ont pu acuérir la propriété du fonds et de la clientèle : on peut concevoir cependant des chefs de métier exploitant un fonds et une clientèle fournis par un prédécesseur : dans ce cas, un prélèvment aurait lieu au profit de ce dernier.
(k) On désignera chauqe ouvrier de la catégorie des ouvriers-propriétaires en plaçant avant le mot propriétaire le nom du type qui caractérise la condition dans laquelle s’exécute le travail principal ; ainsi l’on dira : journalier-propriétaire, tâcheron-propriétaire, etc., selon que l’ouvrier travaille principalement en qualité de journalier, de tâcheron, etc.
(l) On désignera chaque ouvrier de la catégorie des propriétaires-ouvriers en plaçant après le mot propriétaire le nom qui caractérise de la manière la plus spéciale le genre d’exploitation de l’ouvrier ; ainsi l’on dira : propriétaire-vigneron, propriétaire-agriculteur, etc., selon que l’ouvrier exploite une vigne, cultive les céréales, etc.
6.
Organisation de la famille dans les quatre systèmes sociaux de l’Europe.
Dans les quatre systèmes sociaux et pour les sept types d’ouvriers définis dans le tableau qui précède, l’organisation de la famille doit toujours être le point de départ de l’observation et du groupement des faits. Tous les peuples, en effet, admettent la famille comme base de la constitution sociale et des existences individuelles, c’est-à-dire qu’ils établissent, au moyen de la loi et de la coutume, une solidarité intime entre les personnes directement issues d’un même sang, en les obligeant, par exemple, a mettre en commun, selon des règles et avec des nuances variant à l’infini, leurs moyens de subsistance. Sous ce rapport, toutefois, il existe des différences en rapport avec celles qui ont été établies ci-dessus touchant les divers systèmes sociaux.
Chez les nomades [I (B)], tous les descendants directs d’un même père restent ordinairement groupés en faisceau; ils vivent sous l’autorité absolue du chef de famille, dans le régime de la communauté (5). Les troupeaux, les provisions de bouche, la majeure partie du mobilier, forment une propriété essentiellement indivise: la propriété personnelle ne comprend guère que les vêtements et les armes. Lorsque l’accroissement d’une famille ne permet plus à tous les membres de rester réunis, le chef provoque une séparation à l’amiable, et détermine la portion des propriétés communes qu’il y a lieu d’attribuer à la branche qui se sépare de la souche. D’un autre côté, la communauté se maintient souvent après la mort du chef de famille; dans ce cas, les collatéraux, même ceux qui ne sont unis que par des liens de parenté assez éloignés, restent unis sous la direction de celui qui peut exercer avec le plus d’ascendant l’autorité patriarcale: dans ce régime, l’organisation du travail et la constitution même de la société se résument presque entièrement dans la famille.
Cette prépondérance de la famille, base essentielle de la constitution des nomades, se retrouve chez la plupart des peuples sédentaires vivant sous le règne des engagements forcés [II à V, VII et IX]: elle forme, par exemple, le caractère distinctif des Slaves de la Russie, de la Turquie, de la Hongrie, etc. Cependant la fixité et la dimension restreinte des habitations, ainsi que la convenance de rapprocher l’ouvrier du lieu des travaux, opposent ici à l’agglomération des membres dune même famille des obstacles qui n’existent pas au même degré chez les nomades. Il est rare que tous les enfants restent, après le mariage, dans la maison paternelle; mais, du moins, la communauté de propriétés et de travaux subsiste aussi longtemps que la communauté d’habitation n’est pas devenue matériellement impossible. D’ailleurs, lorsqu’ils ont dû séparer leurs principaux intérêts, les nouveaux chefs de ménage restent encore associés sous plusieurs rapports, particulièrement en ce qui concerne la jouissance des pâturages et des terres arables, et même l’exercice de certaines industries. Il en résulte que les peuples soumis au régime des engagements forcés montrent, en général, pour les institutions communales, plus de propension que ceux qui ont adopté depuis longtemps les deux autres régimes, où les engagements soit permanents, soit momentanés, restent, en principe, subordonnés à la volonté des individus.
Chez ces derniers, en effet, le bien-être des individus n’est plus lié aussi impérieusement à l’agglomération des intérêts; à mesure que le libre arbitre se développe et que les moyens matériels de civilisation se perfectionnent, on peut, à la rigueur, se rapprocher progressivement de cette limite extrême, posée par les lois divines et humaines, où la communauté de la famille ne subsiste plus que pour les deux époux, leurs enfants non encore pourvus de moyens d’existence [XI à XXXVI], et tout au plus quelques vieux parents également dépourvus [XXII]. Débarrassée des entraves qu’implique le maintien de la solidarité dans un groupe nombreux d’individus, la famille, réduite à ces éléments indispensables, peut s’élever dans la hiérarchie sociale, si elle possède d’ailleurs les qualités intellectuelles et morales qui assurent le succès. Mais, en revanche, si ces qualités font défaut, elle peut être accablée dans son isolement par des misères et des causes de dégradation inconnues des peuples appartenant aux civilisations les plus imparfaites [XXVII, XXXVI]. Assurément, les lois ne provoquent point, en général, d’une manière positive, ces tristes conséquences chez les peuples civilisés; mais, lorsqu’elles excitent d’une manière trop directe les sentiments d’indépendance, au détriment des sentiments de solidarité, dans des sociétés où l’esprit religieux est imparfaitement développé, on voit commencer, pour les classes inférieures, une ère de décadence. Dans ces conditions, ainsi que l’ont prouvé plusieurs enquêtes officielles, l’homme peut oublier tous les sentiments qui maintiennent la famille, et tomber même, sous plusieurs rapports, dans une situation inférieure à celle dé la brute. La décadence devient plus imminente encore pour toutes les classes lorsque les lois favorisent, par des prescriptions spéciales, la tendance à l’isolement, et lorsque, faisant violence au voeu spontané des populations, elles enlèvent systématiquement aux individus les avantages dont les nomades eux-mêmes ne sont jamais privés; lorsqu’elles s’opposent, par exemple, d’une manière trop absolue, à la conservation des biens possédés à titre indivis par tous les membres d’une même famille.
Il s’en faut de beaucoup, cependant, que le progrès de la liberté, ce grand besoin des temps modernes, entraîne comme conséquence l’amoindrissement indéfini de la famille. La race anglo-saxonne, l’une de celles qui a le mieux compris l’intime connexion qui existe entre le développement de l’indépendance individuelle et celui de la civilisation, a cependant apprécié la nécessité de maintenir fermement l’organisation de la famille sous l’égide tutélaire de l’autorité pater nelle. Tout en laissant aux jeunes ménages mille voies ou vertes pour s’élever librement à une condition supérieure, la constitution anglaise conserve au père de famille le pouvoir qui lui est acquis, chez les nomades, en ce qui concerne la transmission des biens; elle confie à la plus prévoyante et à la plus énergique de toutes les forces sociales, à l’amour paternel, le soin d’assister et de diriger les jeunes générations; elle donne, par cela même, à l’organisation de la famille et de la propriété, une force qui s’affaiblit chaque jour dans les sociétés où les lois en prescrivant le morcellement des héritages, provoquent périodiquement la dispersion de la propriété, de l’industrie ou de la clientèle, qui assurait précédemment l’existence de chaque famille, et détruisent, en un mot, à chaque génération l’œuvre de la génération précédente. Les personnes qui connaissent le mieux les moeurs et le régime économique des deux grandes nations issues de la race anglo-saxonne, n’hésitent pas à voir, dans cette féconde combinaison de la liberté individuelle et de l’autorité paternelle, la principale cause de l’ascendant que prend cette race dans toutes les contrées où elle s’est une fois établie.
En résumé, le système des nomades et celui des engagements forcés se lient partout, en Europe, à une puissante organisation de la famille: dans les deux autres systèmes sociaux, le cercle de la famille et l’autorité de son chef s’amoindrissent, en général, à mesure que les individus jouissent plus complétement de leur libre arbitre. Il y a, cependant, sous ce rapport, des limites qui ne peuvent être impunément dépassées: on le constatera souvent dans la suite de cet ouvrage, les meilleures constitutions sociales sont celles qui conservent, en les pondérant avec sagesse, tous les grands principes auxquels la civilisation européenne a demandé, jusqu’à ce jour, la stabilité ou le progrès (43); celles, en particulier, qui concilient avec un développement considérable de la liberté pour tous les individus, la plus grande somme possible d’autorité paternelle [XXV (A)].
7.
Organisation des deux formes principales de l’association: des communautés et des corporations.
La famille n’est pas la seule institution où les individus de la classe ouvrière trouvent la direction et l’appui dont ils ne peuvent se passer. Dans toute société qui se maintient, il existe un ensemble de moeurs et d’institutions ayant pour but spécial de garantir les individus et les familles elles-mêmes contre les éventualités qui peuvent compromettre leur existence. L’organisation sociale doit tendre surtout à régulariser les moyens de subsistance, ou, selon l’expression à la fois concise et énergique de la prière des chrétiens, à assurer le pain quotidien. Pour que chacun ait, sous ce rapport, la sécurité qui est l’une des principales conditions du bien-être, il faut qu’une pensée prévoyante pourvoie à la conservation et à la distribution des aliments. Or, dans l’état actuel de la civilisation européenne et dans toutes les constitutions particulières qu’on y peut observer de nos jours, la prévoyance manque à la plupart des chefs de famille; parfois, elle n’est développée que chez une minorité imperceptible. Il faut donc que chaque système social ait des moyens spéciaux de suppléer à cette lacune morale: ces moyens se trouvent surtout dans les relations qui lient les ouvriers aux maîtres, aux communautés et aux corporations (5). Les influences tutélaires dérivant de ces relations forment peut-être le trait le plus distinctif de chaque système social. Et, s’il fallait résumer en quelques mots les faits complexes qu’on a dû consigner dans les trente-six monographies de cet ouvrage pour décrire la condition des familles et pour caractériser le milieu social où elles vivent, on pourrait renvoyer simplement au §13des observations préliminaires de chaque monographie ayant pour titre: Moeurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
Les communautés, selon la définition précédemment adoptée, sont les associations dans lesquelles les parties intéressées, réunissant leurs instruments de travail, exploitent en commun une propriété immobilière, un fonds d’industrie ou une clientèle. Chez les nomades, ce régime est une conséquence directe de la vie pastorale et de lorganisation de la famille [I §1er]: un groupe de tentes y a toujours le caractère d’une communauté de pasteurs, aussi bien quand les troupeaux appartiennent a un grand propriétaire que quand ils sont une propriété commune. Chaque individu faisant partie de ce groupe est toujours intéressé aux bénéfices de l’exploitation; il a droit, dans tout état de choses, à une part des produits dont le maximum est fixe par la nature même de ses besoins. Les individus les plus éminents ne pouvant s isoler sans succomber aux dangers qui résultent de l’instabilité de la vie nomade, doivent nécessairement employer, dans l’intérêt commun, leur activité et leur intelligence; et, pour que l’un deux s’élève beau coup au-dessus des autres, il faut qu’il fasse comprendre à la masse que cette ele vation assurera la prospérité commune. Dans ce régime, les individualités inférieures trouvent protection et assistance depuis la plus tendre enfance jusqu’à l’extrême vieillesse; on n’y voit donc jamais le dénûment et la misère rapproches de l’abondance et de la richesse.
Le principe de la communauté s’adapte également à l’organisation des peuples sédentaires; mais il y occupe d’autant moins de place, que la liberté individuelle a reçu plus de développement. Chez les demi-nomades soumis à la domination de la Russie (I §1er) et chez les Russes eux-mêmes (II à V), la terre arable, bien qu’exploitée ordinairement à titre individuel par chaque famille, est, au fond, possédée dans un régime d’indivision. Le caractère de la communauté est plus marqué dans plusieurs détails de l’industrie manufacturière de ce grand empire [IV (c)], et surtout dans les artèles établies dans les grandes villes et ayant pour objet l’exploitation de diverses clientèles [III (B)]. Les communautés industrielles se retrouvent encore çà et là, de nos jours, dans les autres régions de l’Europe, notamment chez les paysans fondeurs et forgerons de la Suède [VI (c)], chez ceux de la Westphalie et du pays bergamasque [XII (B)]. Jusqu’à ces derniers temps on a pu observer en France, dans le bas Nivernais [XXXI (B)], des associations agricoles fondées sur un régime de communauté plus complet et plus absolu que ceux qui existent dans l’Europe orientale. Mais, sauf ces exceptions, le principe de la communauté n’a été conservé dans l’Occident, sur une grande échelle, que par l’institution des biens communaux. On désigne ainsi des terrains possédés à titre indivis par certains groupes de population, et qui sont surtout consacrés à la production des fourrages, des combustibles et des bois d’œuvre. Les membres de la commune ayant droit à ce genre de propriété en jouissent au moyen de combinaisons fort différentes: tantôt en l’affermant à des particuliers et en se partageant la rente obtenue; tantôt en se partageant par parcelles les terrains eux-mêmes ou les produits qu’on en obtient; tantôt enfin, et plus ordinairement, en y nourrissant en commun, dans un régime de libre parcours, des animaux domestiques possédés par chaque famille à titre individuel. Les propriétés de ce genre ont encore, dans l’occident de l’Europe, une étendue considérable, et elles exercent souvent une influence prépondérante sur les habitudes des populations [XVII (A), XXI (B), XXIX (A), XXX, XXXII].
Les corporations (5) que l’on considère surtout dans cet ouvrage ont pour objet de garantir les ouvriers contre les privations résultant de la maladie, du chômage, de la disette, de l’incendie, d’une concurrence exagérée, etc., et, en général, de les soustraire à l’influence des éventualités fâcheuses qui peuvent compromettre l’existence des familles. A l’inverse des communautés, dont l’essence même est d’entraver plus ou moins, avec l’initiative individuelle, l’essor de l’agriculture et de l’industrie, les corporations n’ont cessé de se multiplier avec le progrès de la civilisation. Ce développement ne se remarque toutefois que dans celles de ces associations qui laissent à l’action des individus la plus grande somme de liberté. Ainsi les corporations urbaines d’arts et métiers, qui formaient la base de l’organisation industrielle du moyen âge, et qui établissaient entre les artisans des liens trop étroits et trop exclusifs, sont à peine représentées aujourd’hui dans le système européen [XI (A) et (B)]; on voit, au contraire, se propager de proche en proche, dans toutes les contrées, les associations de secours mutuels [XXIII (A)], qui se bornent, en général, à assurer les existences autant qu’on peut le faire sans toucher essentiellement au principe même de l’organisation agricole et industrielle, en laissant celle-ci subordonnée à la volonté et à l’initiative des individus.
Cependant, il faut le reconnaître, la sécurité des existences et un grand développement de liberté individuelle sont deux besoins qui, en beaucoup de cas, ne peuvent être simultanément satisfaits. L’expérience prouve que, pour certaines branches d’activité, d’une nature spéciale, il peut y avoir avantage à développer la force du principe collectif dans l’organisation même de l’industrie; aussi les grandes corporations de mines et d’usines métallurgiques de l’Allemagne et de la Hongrie [X, XIII et XIV] continuent à prospérer dans des conditions où auraient échoué des entreprises dans lesquelles le principe de l’action individuelle eût été plus marqué. D’un autre côté, dans plusieurs industries, exclusivement confiées à l’initiative individuelle, où la concurrence, vivement excitée, provoque des alternatives trop marquées de torpeur et d’activité fébrile, les associations de secours mutuels, organisées par les ouvriers, n’apportent aux privations imposées par les chômages que des palliatifs insuffisants; la force des choses a donc conduit, en certains cas, nonobstant les prescriptions formelles de la loi, à revenir au principe restrictif des anciennes corporations d’arts et métiers; c’est ce qui est arrivé, par exemple dans beaucoup de verreries du continent et dans les Unions de la fabrique de Sheffield [XXIII (B)].
8
Organisation du patronage.
Cette conciliation de la liberté individuelle et de la sécurité des existences est la grande difficulté de l’époque; c’est le problème vers lequel se dirige surtout aujourd’hui l attention des administrateurs et des hommes d’État. L’association des ouvriers nest pas la seule voie dans laquelle, jusqu’à ce jour, des solutions partielles aient été trouvées; dans plusieurs contrées de l’Europe, et même dans beaucoup de districts spéciaux de l’Occident, la force des moeurs donne satisfaction, par d’autres moyens, à ces deux grands besoins sociaux. Les ouvriers, jouissant en principe de la libre disposition de leurs personnes, restent, en fait, dans la plupart des cas, attachés indéfiniment aux mêmes industries et aux mêmes patrons; ceux-ci, de leur côté, sans être liés par aucune obligation formelle se croient tenus néanmoins d’assurer des moyens d’existence aux familles attachées à leurs maisons. Cette organisation, qu’on peut justement caractériser sous le nom de patronage, est encore fort répandue dans toute l’Europe: en Suède [VI], dans la région centrale [XII], dans l’Allemagne occidentale [XV], etc.; de nos jours même, ce régime est encore largement représenté dans les deux grands États de l’Occident [XXV à XXVII, XXXI, XXXII], nonobstant les atteintes qui lui ont été portées, en Angleterre par l’exagération du mouvement industriel, en France, par cette même cause et par l’influence des nouvelles lois civiles.
Partout où le patronage forme l’une des bases de la constitution sociale, ce régime se maintient par un ensemble de causes que signalent avec détail les monographies qui viennent d’être citées. Tantôt l’industrie, basée essentiellement sur l’emploi du combustible végétal et des moteurs hydrauliques, se trouve naturellement limitée dans ses moyens de développement, comme le sont les ressources mêmes fournies par les forêts et par les cours d’eau [VIII, XXXI]; tantôt des règlements spéciaux viennent circonscrire le champ d’activité ouvert à chaque chef d’industrie, et assurer la conservation de chaque édifice industriel élevé par les générations précédentes [VI (B)]; tantôt, enfin, la prospérité des entreprises est garantie contre les atteintes d’une trop vive concurrence par la supériorité de quelque élément local de la fabrication [VI §1er], par quelque qualité excellente des produits, par une antique renommée de loyauté scrupuleusement maintenue par les fabricants [XXXIII (B)], etc. Les patrons placés dans ces heureuses conditions de stabilité, se croient obligés eux-mêmes de maintenir leurs ouvriers dans un certain état de sécurité et de bien-être déterminé par la coutume. Ils ne concevraient pas, en général, qu’il leur fût permis de faire dépendre exclusivement, du salaire accordé au chef de famille, l’existence de la femme, des enfants et des vieux parents. Ordinairement, ils attribuent à la famille, à titre permanent, une habitation, des animaux domestiques et les dépendances territoriales qui sont nécessaires soit pour la nourriture des animaux, soit pour fournir aux gens la provision de légumes, de fruits, de boissons fermentées, de matières textiles, etc. Enfin, au lieu de consacrer exclusivement les familles au travail industriel, ils réservent une partie de leur temps pour la récolte de foins et de céréales, et, en général, pour les travaux agricoles qui, à un moment donné, exigent un grand développement de main-d’oeuvre. Dans ce régime, en un mot, on compense, autant que possible, par la permanence des conditions premières de l’entreprise, par la fixité des allocations annuelles faites aux ouvriers, et par la régularité des productions agricoles, l’instabilité qui forme le caractère dominant de l’industrie manufacturière. L’alliance de l’agriculture et de l’industrie en particulier offre aux populations de si solides garanties de bien-être, qu on la voit ordinairement subsister même dans les contrées où les habitudes de patronage sont tombées en désuétude; on peut s’assurer, en parcourant les36monographies, que cette combinaison des deux genres de travaux constitue une des bases essentielles de l’organisation européenne.
Malheureusement, les éléments de stabilité qu’on a précédemment énumérés manquent aujourd’hui à beaucoup d’entreprises industrielles; l’emploi du charbon de terre, comme agent calorifique et comme moteur universel, a fourni des moyens illimités de production aux établissements situés à proximité des bassins houillers qui abondent dans l’Occident. L’intervention de ce nouvel agent a produit l’impulsion inouïe imprimée aux manufactures européennes; mais, en même temps, elle a relâché les liens du patronage et suscité la plupart des difficultés que soulève aujourd’hui l’organisation industrielle [XXIV (A), XXXI (A)]. Une concurrence sans frein est venue mettre en question l’existence des établissements livrant au commerce des produits de qualité commune, c’est-à-dire, en d’autres termes, menacer la fortune de la majeure partie des producteurs [XXXIII (B)]; dès lors, les patrons se sont trouvés dans des conditions plus difficiles qu’autrefois pour remplir, envers leurs ouvriers, les obligations du patronage. En certaines contrées, nonobstant la proximité des exploitations houillères [XVII (B)], ces difficultés ont été atténuées par la sagesse de règlements locaux et surtout par la force des mœurs, qui n’ont pas permis l’établissement de nouvelles fabriques dans lesquelles les ouvriers auraient été accumulés dans des conditions d’instabilité trop dangereuses pour les familles elles-mêmes et pour la tranquillité publique; mais la même réserve n’a pas été gardée, en général, en Angleterre, en France et en Belgique. De grandes agglomérations d’ouvriers s’y sont formées subitement sur les bassins carbonifères [XXIII], en dehors des liens du patronage et de toutes les garanties de sécurité qu’offrait aux populations l’ancienne constitution européenne. C’est dans ces conditions que se sont développées ces misères et ces dégradations morales signalées par tant d’enquêtes officielles, comme les précurseurs d’un retour à la barbarie; c’est alors également que l’Angleterre, plus éprouvée que les autres nations, et revenant momentanément au régime restrictif dont on se flattait déjà que le progrès des moeurs avait fait justice, dut sauvegarder, par des mesures spéciales, l’existence de ses populations laborieuses [XXIV (A)].
9.
Caractères distinctifs des ouvriers qui prospèrent par l’exercice du libre arbitre: aperçu de leur distribution sur le sol de l’Europe.
Les ouvriers, considérés dans les quatre organisations principales de l’Europe, sous le régime des communautés, des corporations et du patronage, ou dans la plénitude de l’indépendance individuelle, forment d’innombrables variétés, que l’on peut subdiviser et classer à des points de vue tres-différents. C est ainsi, pai exemple, qu’en ayant égard seulement aux éléments essentiels de la vie domestique, de la rétribution accordée au travail et de la nature des choses possédées par la famille, on a été conduit à établir sept catégories, dont la définition est donnée en tête de ce chapitre (5) avec tous les détails nécessaires. On a eu soin, en outre, en présentant la description des trente-six types principaux d’ouvriers européens, d’indiquer, en tête de chaque monographie, celle de ces catégories a laquelle chaque type se rattache; il serait donc superflu d’insister ici davantage sur ce genre de distinctions.
Lorsque, sans s’arrêter à ces considérations secondaires, on s’efforce, selon l’esprit de la méthode exposée dans cet ouvrage, d’aller au fond des choses, on trouve bientôt que ces variétés de la classe ouvrière se rattachent toutes, en définitive, à deux types principaux: le premier type, trop rare encore dans l’état actuel de la civilisation, comprend les ouvriers qui, soutenus par le sentiment de la prévoyance, tendent incessamment à se constituer, par l’épargne, des propriétés, et, par suite, des revenus venant augmenter les ressources créées par le travail; le second type, incomparablement plus commun, comprend tous les individus dominés par la tendance inverse, et chez lesquels la consommation, devançant toujours les recettes, n’a d’autres bornes que celles du crédit, d’autre frein que la nécessité. Dès que l’on commence à analyser la vie domestique et à dresser le budget d’une famille, on voit apparaître, pour ainsi dire, dans chaque détail de son existence, l’une ou l’autre de ces tendances exclusives. Les cas intermédiaires, que l’on pourrait appeler l’état neutre entre ces deux préoccupations, ne sont que des exceptions dues à des anomalies de situation et de caractère, et qui se présentent à peine à l’observateur dans une étude générale.
Les lois politiques et sociales de chaque pays exercent assurément de l’influence sur le développement des sentiments de prévoyance parmi les classes laborieuses; cependant leur influence sur la production de ces deux types n’est nullement prédominante, puisque, sous ce rapport, on voit les tendances les plus opposées se manifester chez des populations faisant partie d’un même Etat. D’un autre côté, on ne saurait non plus considérer seulement l’une et l’autre tendance comme le résultat d’une disposition naturelle, qui, semblable aux facultés intellectuelles, par exemple, distingue essentiellement les individus développés dans le même milieu social. Les causes de ce phénomène, moins générales que les grandes influences politiques, ont cependant une sphère d’action plus étendue que les influences dérivant du caractère individuel.
Parmi les mobiles dominants que révèle l’observation, il faut compter en première ligne l’influence de la famille, de l’éducation première et du mariage; les habitudes communiquées par l’exercice même de la profession et par le système d’engagements; enfin, la direction générale imprimée aux moeurs des ouvriers, soit par l’ascendant des communautés, des corporations et du patronage, soit par l’exercice entier et soutenu du libre arbitre. On y doit comprendre également les tendances résultant du climat, de la constitution topographique, des productions naturelles, de la séparation ou de la combinaison des travaux agricoles et industriels. Le résultat et l’action combinée de toutes ces tendances est de favoriser ou de restreindre l’essor de la prévoyance chez presque toutes les familles d’une même région, d’une même commune, d’une même profession. Pour résumer en peu de mots l’état actuel des choses, on peut dire que, par suite de l’impulsion politique et sociale imprimée à l’Europe pendant les derniers siècles, la majorité des populations ouvrières a été léguée à notre époque dépourvue des sentiments de prévoyance, et que, jusqu’à ce jour, la tendance à la propriété par l’épargne ne se révèle encore, sous l’influence des causes précédemment indiquées, que chez les ouvriers de certaines régions, de certaines communes, de certaines professions.
Lun des résultats les plus instructifs à obtenir pour l’achèvement du plan d’études commencé dans cet ouvrage serait la détermination géographique de ces circonscriptions privilégiées. L’auteur a eu occasion d’en observer un assez grand nombre dans le cours de ses recherches: il y a recueilli les éléments de plusieurs monographies intéressantes, concernant, entre autres types, les portefaix et les bateliers émigrants de la Russie centrale [III], le marchand de grains de l’Oural [V], le fondeur de l’Hundsrucke [XV], le métayer de la Vieille-Castille [XX], le mineur émigrant de la Galice [XXI], le Pen-ty de la basse Bretagne [XXIX], le moissonneur émigrant du Soissonnais [XXX], le mineur de l’Auvergne [XXXII], le maréchal-ferrant du Maine [XXXIV], enfin le maître-blanchisseur de la banlieue de Paris [XXXV]. La supériorité de ces types ne peut être attribuée, en général, à des conditions locales plus favorables à l’agriculture et à l’industrie que celles qui règnent ailleurs; loin de là, dans plusieurs des contrées qu’on vient de citer, le sol, le climat et la situation géographique opposent ordinairement à l’activité de l’homme les plus grands obstacles. Pour subvenir aux nécessités de l’existence, plusieurs des types qu’on vient de citer doivent émigrer périodiquement, et chercher des moyens de travail sur un sol plus fertile, sous un climat plus doux, dans des lieux plus rapprochés des grandes voies commerciales. On ne peut même attribuer à une supériorité intellectuelle le rang distingué que ces ouvriers occupent dans la famille européenne, car, sous ce rapport, leurs aptitudes sont ordinairement moins développées que celles des classes laborieuses élevées au milieu des grands centres de population et d’industrie [XXXVI (A) (B)]. Les causes de leur succès appartiennent donc exclusivement à l’ordre moral; elles dérivent surtout de l’amour du travail et de la tempérance. Ces difficiles vertus sont elles-mêmes développées et maintenues, d’un côté, par le sentiment religieux, par l’autorité paternelle et par l’opinion publique qui n’admettent au mariage que des jeunes gens ayant donné à la société de suffisantes garanties; de l’autre, par l’inébranlable persévérance avec laquelle les ouvriers songent, dès le début de leur carrière, à jouir un jour, au lieu natal, de la considération et du bien-être qui s’attachent à la dignité de chef de famille et de propriétaire [III, XXI §12].
Cet ensemble remarquable d’habitudes existe au plus haut degré, en Espagne, dans les montagnes de la Galice, des Asturies et de la Biscaye; en France, dans celles du Limousin, de la Marche et de l’Auvergne; dans presque toute la Savoie; en Italie, dans les hautes vallées du Piémont, de la Lombardie, de l’État Vénitien, du Tyrol, et dans presque toute la chaîne de l’Apennin. Avec d’autres nuances et d’autres habitudes, la tendance à l’épargne et à la propriété distingue encore, à un degré éminent, les muletiers et les charretiers de plusieurs provinces espagnoles; les blanchisseurs, les maraîchers et les nourrisseurs de vaches de la banlieue de Paris; les faucheurs de la Normandie, de la Picardie et du Soissonnais; les peigneurs de chanvre et de lin de la Franche-Comté; les poêliers-fumistes de la vallée de Domo-d’Ossola (Piémont), les forgerons du Lucquois et du pays bergamasque; les forestiers émigrants de la Bohême, etc. On observe encore les mêmes qualités et des moeurs analogues chez certaines catégories d’ouvriers agriculteurs, de charretiers et de bateliers de l’Allemagne du nord et de la Scandinavie; chez les pêcheurs de plusieurs rivages de la Méditerranée et de la mer du Nord; chez les charretiers de la Russie méridionale et de la Sibérie; chez les agriculteurs et les éleveurs de chevaux de la vallée du Don; chez les bateliers du Wolga et de la Kama; chez les chasseurs des forêts septentrionales de la Russie, etc.
L’observateur qui se dévouera à ce genre d’études éprouvera une vive satisfaction à pénétrer dans ces oasis encore trop rares au milieu de la civilisation européenne; à rencontrer, parmi des hommes souvent incultes, l’indépendance véritable qu’engendre la propriété acquise par le travail. Nulle part ce caractère n’est plus marqué, ni mieux garanti par les moeurs locales, qu’en France, dans plusieurs des districts qu’on vient de citer. L’auteur n’est point en mesure de prouver que la France ait, sous ce rapport, une supériorité relative sur les autres peuples européens; peut-être quelques peuples, moins vivement engagés, en apparence du moins, dans la voie des réformes, l’Espagne par exemple, sont-ils parvenus à émanciper, sous l’influence de la propriété privée et des biens communaux, une proportion plus considérable de leurs populations ouvrières; il n’est pas douteux néanmoins qu’une enquête, dont le présent ouvrage indique le but et les moyens d’exécution, assignerait à la France un rang distingué. Il est également certain que les réformes appropriées à ses moeurs et à ses besoins, celles qui, nonobstant les passions et les préjugés, résulteraient d’une telle enquête, trouveraient un large point d’appui sur de nombreuses catégories d’ouvriers-propriétaires.
E11dehors de ces populations d’élite, l’une des gloires de la civilisation européenne, on a trop souvent à constater, parmi les types inférieurs de la classe ouvrière, les défauts, les vices, les misères, qu’engendrent l’imprévoyance, la paresse et l’immoralité. Partout néanmoins où la sagesse des classes dirigeantes et l’initiative éclairée des Gouvernements maintiennent le jeu régulier des institutions, on constate un progrès incontestable dans la condition des populations laborieuses. La succession graduellement ascendante des conditions sociales montre d’abord, dans la région orientale, le pasteur des steppes, enlevé à l’incertitude et aux habitudes violentes de la vie nomade par le principe d’autorité, par lascendant de la religion chrétienne, et par l’attrait de plusieurs habitudes de la civilisation. Au-dessus de ce type, le paysan, qui ne s’était plié d’abord que par contrainte aux travaux de lagriculture, commence à apprécier la sécurité de la vie sédentaire et les jouissances du foyer domestique. A un niveau plus élevé, on voit la solidarité entre le paysan et le propriétaire, entre l’ouvrier et le chef d’industrie, s’établir par une succession de relations personnelles et par la communauté des intérêts. Plus haut encore, quand le sentiment de la responsabilité personnelle commence a se développer chez les chefs de famille, les propriétaires et les chefsdindustrie trouvent déjà avantage à élargir le cercle où s’exerce le libre arbitre de louvrier, sauf a restreindre, dans la même mesure, les charges de la protection et du patronage. Aux. niveaux supérieurs qu’on vient de signaler, l’ouvrier, habitué à subordonner ses actions à l’inspiration de la religion et des sentiments moraux, soutenu contre l’excitation des appétits physiques et le mauvais exemple des types inférieurs de la population, par l’habitude du travail, par la force de l’opinion publique, ou par l’appui bienveillant de ses chefs, touche enfin à cet état d’émancipation qu’aucun législateur ne peut ni improviser ni méconnaître, à l’indépendance individuelle reposant sur la propriété conquise par le travail et par l’épargne.
Chez les populations imprévoyantes, et, en général, pour les types inférieurs, ce progrès s’accomplit surtout à l’aide d’une puissante organisation de la famille et sous l’influence tutélaire des communautés, des corporations et du patronage; pour les types supérieurs, et, en particulier, chez les populations déjà initiées aux sentiments et aux habitudes de la propriété, le progrès résulte surtout de l’entière possession du libre arbitre.
Sans doute, cette marche ascendante n’est pas toujours visible, à un moment donné, pour toutes les populations, ni même, pour une localité déterminée, chez les ouvriers des principales professions; ici elle est retardée par l’ignorance et par les mauvaises passions; là, une marche rétrograde se manifeste momentanément sous l’influence de perturbations morales et de révolutions politiques contraires aux vrais besoins du pays. Partout l’observateur peut gémir de la lenteur du progrès lorsqu’il la mesure à la durée d’une vie humaine: tandis que, dans l’ordre physique, un court laps de temps suffit pour développer les produits de la terre, il faut, dans l’ordre moral, au moins l’espace d’une génération, souvent une suite de siècles, pour assurer définitivement à l’humanité la conquête d’une vertu ou d’une idée juste, pour la soustraire aux maux qu’engendre un vice ou un préjugé. Tout observateur qui ne tiendra pas suffisamment compte de ces anomalies et de ces lois pourra être conduit à douter du progrès, ou, du moins, à se faire une idée inexacte du travail d’émancipation et de transformation qui ne cesse de s’accomplir dans la société européenne au profit des classes laborieuses. Une étude plus patiente et plus large découvrira mille symptômes de ce progrès, accomplissement laborieux de la tâche suprême imposée aux efforts de l’homme par la volonté divine.
10.
Objet des observations à entreprendre; variété des faits, simplicité du tableau qu’on en peut tracer; résumé de la méthode.
Les considérations précédentes indiquent suffisamment que, pour apprécier sous son vrai jour la condition physique et morale d’une famille appartenant à la classe ouvrière, il faut préalablement constater, d’une part, la nature de l’engagement qu’elle contracte pour se procurer des moyens de travail, de l’autre, le niveau qu’elle occupe dans la série des types qu’on vient de définir.
Quant à la description même de cette condition, elle doit se composer essentiellement de l’analyse complète des ressources de la famille, et des moyens à l’aide desquels celle-ci pourvoit aux nécessités de l’existence. Pour réunir les éléments d’une telle description, il faut constater, en premier lieu, la nature des travaux exécutés par chacun des membres de la famille et la rétribution qui leur est accordée; en second lieu, les dépenses et les consommations de toute sorte qu’entraînent, selon les habitudes de la localité, les besoins physiques et moraux; en d’autres termes, il faut établir la comparaison méthodique des recettes et des dépenses de la famille.
Ces observations sont fort complexes: elles doivent embrasser une multitude de circonstances, car les plus humbles particularités de la vie domestique reçoivent une importance réelle de leur innombrable répétition et de l’étendue des intérêts qui s’y rapportent.
D’un autre côté, ces détails, déjà si nombreux quand on ne considère qu’une seule famille, semblent devoir revêtir, quand on passe d’une famille à une autre, et, à plus forte raison, quand on change de localité, une diversité presque infinie de nuances par l’effet des caractères et des passions individuelles; par la pression variée et inégale des Gouvernements et des lois; par l’influence plus variée et plus inégale encore du sol, du climat, de l’agriculture, de l’industrie et du commerce.
Si, comme on l’a établi précédemment, l’examen de ces questions est un devoir envers les classes souffrantes et un moyen indispensable de réforme pour les peuples occidentaux, on ne saurait délaisser cette étude à raison des difficultés qu’elle présente; mais il faut que les forces employées soient en proportion des obstacles a vaincre. Les hommes d’État du continent, à l’exemple de ceux de la Grande-Bretagne [XXIV (A)], doivent pourvoir, à tout prix, à ce que les faits soient constatés; par la seulement on pourra remédier aux maux actuels, conjurer les périls que l’avenir recèle, raffermir les situations ébranlées, et satisfaire tous les intérêts dans les limites tracées par la raison et par la justice. Cependant les difficultés d observation quon vient de signaler sont moins graves qu’on ne le croirait au premier aperçu: elles se présenteraient surtout dans l’étude des classes bourgeoises, et particulièrement de cette classe peu nombreuse de la société qui est parvenue aux plus hauts degrés de la richesse. En effet, les familles placées dans ces conditions ont la faculté de se soustraire, à l’aide des ressources dont elles disposent, à l’influence du milieu qui les entoure. Elles peuvent, par un simple effort de volonté, tirer des pays les plus éloignés les objets employés pour leur nourriture, leur ameublement, leurs vêtements, leurs récréations, etc.; faisant, en quelque sorte, violence à la nature, et renversant le cours des saisons, elles peuvent, à force d’art et de dépenses, faire croître près d’elles, à chaque moment, les productions d’un autre climat et d’une autre époque.
La fantaisie individuelle joue donc un grand rôle dans leur existence, et y introduit nécessairement beaucoup de diversité. Il en est tout autrement pour la classe ouvrière: l’imprévoyance, qui implique un état habituel de pénurie, ou la prévoyance, qui conseille l’économie dans les dépenses, mettent chaque famille dans la nécessité de pourvoir à ses besoins par les combinaisons les plus directes et les plus simples. Sa subsistance, alors même qu’elle ne dépend pas du labeur de chaque jour, se compose, en général, de produits obtenus dans la localité même par l’intervention prépondérante des agents naturels. Les moyens d’existence de l’ouvrier sont donc essentiellement subordonnés aux influences réunies du sol et du climat. Ces influences et les modifications qu’y apporte l’industrie humaine, restent ordinairement identiques sur de grandes étendues soumises aux mêmes conditions naturelles et habitées par les mêmes races d’hommes; de là résulte, pour ces régions, une remarquable uniformité dans les éléments fondamentaux de la vie des ouvriers. La tradition et la coutume, qui exercent tant d’empire sur les actions humaines, souvent une impulsion uniforme émanant du Gouvernement, de l’autorité religieuse, des propriétaires et des chefs d’industrie, consacrent à la longue les habitudes provoquées par la nature des choses et contribuent encore à les généraliser. Ces différentes causes, jointes à la similitude des occupations et des plaisirs, compriment ou neutralisent, chez les ouvriers d’un même district, d’une même race, d’une même profession, l’expansion des tendances individuelles; elles communiquent aux principaux détails de leur existence, comme un reflet de la constance et de la régularité que les naturalistes adonnés à l’étude du règne organique constatent chez les individus d’une même espèce. C’est par ce motif que les classes ouvrières donnent prise à une observation méthodique, et que l’observateur peut appliquer à des populations, ou, du moins, à des catégories entières, les faits constatés pour un petit nombre de familles; c’est aussi par cette même cause qu’on peut attendre, d’une méthode d’observation convenablement choisie, des résultats vraiment scientifiques.
Au reste, sur ce point comme en toute autre matière analogue, l’expérience est le meilleur moyen de conviction. Si, dans une même localité et pour une même profession, on étudie les conditions d’existence d’un certain nombre de familles moyennement composées eu égard au nombre et à l’âge de leurs membres, on arrive ordinairement à l’uniformité des résultats. Les nuances à constater, les types secondaires dont il faut tenir compte, ne se rencontrent guère que dans les districts manufacturiers et dans les grandes villes de l’Occident, où l’ouvrier, abandonné aux inspirations de son libre arbitre, est incessamment excité à adopter les habitudes des autres classes de la société.
Ces études, d’ailleurs, comme toutes celles qui embrassent de nombreux détails, offrent, à l’observateur qui les poursuit avec persévérance, des périodes fort différentes, eu égard au nombre et à l’importance des difficultés vaincues. Au début de l’observation, les faits semblent se multiplier à l’infini; le sujet se complique au delà de toute prévision; chaque effort nouveau fait surgir de nouveaux obstacles, et bientôt l’observateur, effrayé de son insuffisance, est tenté de renoncer à son entreprise. Cependant, s’il persiste, il atteint enfin une période où les faits se classent pour ainsi dire d’eux-mêmes dans un cadre uniforme, où la simplicité et la lumière succèdent à la complication et à l’obscurité.
C’est ainsi que, dans le cours des études spéciales qui ont donné naissance à cet ouvrage, beaucoup de détails qui se présentaient d’abord comme accidentels et dont la description ne semblait pas pouvoir conduire à des conséquences utiles, ont pu, à la longue, être rattachés à des lois évidemment essentielles au maintien des sociétés. Des faits qui n’offraient, au premier aperçu, que des anomalies bizarres, ont donné, après un mûr examen, une confirmation frappante de ces lois. Dès qu’on eut découvert les principales règles qui président à l’existence des populations laborieuses, on a pu singulièrement abréger l’étude de tous les types qui s’y rencontrent; dès lors, également, on a pu embrasser à coup sûr, dans chaque enquête spéciale, toutes les particularités que l’économiste et l’homme d’Etat ont intérêt à considérer touchant les travaux et la vie domestique des ouvriers.
D’un autre côté, on a atteint un résultat non moins important: à la facilité de l’observation est venue se joindre la simplicité donnée au compte rendu des faits. On a pu classer les résultats concernant les conditions les plus diverses et les civilisations les plus opposées dans un cadre tellement uniforme, qu’il est devenu possible d’embrasser d’un seul coup d’oeil les détails les plus complexes observés dans les divers foyers d’agriculture et d’industrie. La méthode que lon présente au public n’a été réellement fixée qu’à dater du jour où ce résultat a été obtenu. Dans les dix premières années consacrées à ces recherches, il fallait, en effet, adapter à la description de chaque nouveau type une nouvelle forme, qui, presque toujours, signalait des lacunes dans les observations antérieures; mais ce cadre, amélioré progressivement par des essais successifs, est devenu tellement complet, que, dans le cours des dix dernières années, il na plus été nécessaire de modifier en rien le plan suivi, sort pour l’observation, soit pour la description des faits nouveaux.
La méthode fixée par cette suite de travaux fait connaître la condition physique et morale des populations par la description complète d’un certain nombre de familles judicieusement choisies: elle rattache, d’ailleurs, la description de chaque famille à l’établissement de son budget; en d’autres termes, elle groupe dans le double cadre des recettes et des dépenses tous les détails relatifs aux travaux et à la vie domestique des ouvriers. Il n’est pas nécessaire de discuter longuement a priori la convenance de cette méthode: à cet égard, le meilleur moyen de démonstration est d’offrir au lecteur les applications qu’on en a faites aux cas principaux que présentent les civilisations européennes. Cependant il a semblé utile d’en justifier les principaux détails par quelques considérations sommaires exposées dans les chapitres suivants. Dès à présent, on peut faire entrevoir la justesse du principe sur lequel elle repose, en constatant que les actes de la vie humaine sur lesquels doit se diriger l’attention de l’économiste et de l’homme d’Etat se résument presque tous en une dépense de temps, en une production et en une consommation. Il arrive même souvent que les détails dont se préoccupent plus particulièrement les moralistes s’expriment, par le relevé des recettes et des dépenses, avec une précision aussi énergique, on pourrait ajouter aussi éloquente, que par le discours. On peut donc appliquer aux existences modestes qu’il s’agissait de décrire, l’axiome que plusieurs économistes ont énoncé d’une manière plus générale, en remarquant qu’un budget bien établi renferme implicitement la plus exacte appréciation de la richesse, de la puissance et du génie particulier de chaque nation.
Il existe cependant plusieurs particularités qui échappent à cette analyse financière de la vie humaine, ou qui ne s’y manifestent pas d’une manière assez marquée. D’ailleurs, ainsi qu’on l’a déjà indiqué, on ne peut apprécier exactement la situation d’une famille que lorsqu’on se fait une idée précise des engagements que l’ouvrier contracte à l’occasion de son travail, et du niveau auquel il se trouve placé dans la hiérarchie industrielle. Par ces motifs, on a toujours présenté, en tête de chaque description, des observations préliminaires qui définissent en quelque sorte la famille et le milieu social où elle vit, et qui, en même temps, servent d’introduction aux budgets des recettes et des dépenses.
Ainsi qu’on peut le constater en parcourant les36monographies de l’atlas, ces observations préliminaires, aussi bien que les budgets eux-mêmes, ont toujours été présentées dans un cadre uniforme: on y a établi, pour plus de clarté, 4subdivisions principales comprenant13paragraphes.
Dans la 1re subdivision, on décrit d’abord le lieu qu’habite la famille, en insistant principalement sur l’état du sol, de l’industrie et de la population; on définit ensuite sommairement la famille par son état civil, sa religion, ses habitudes morales, sa constitution physique et le rang qu’elle occupe dans l’ensemble de l’organisation sociale.
Dans la2e subdivision, on apprécie d’une manière générale les moyens d’existence de la famille par un texte concis, qui résume les détails essentiels consignés au budget des recettes.
Dans la3e subdivision, on résume d’une manière analogue les principaux détails du budget des dépenses, en décrivant la nature des aliments, la composition des repas, lhabitation, le mobilier, les vêtements, les récréations habituelles, toutes les particularités, en un mot, qui caractérisent le mieux le mode d’existence de la famille.
Dans la4e subdivision, on esquisse l’histoire de la population ouvrière, en décrivant les phases principales que présente l’existence des divers membres de la famille. On résume enfin toutes les observations faites dans la localité sur la constitution sociale, en signalant les moeurs et les institutions qui garantissent le bien-être de la population ouvrière contre les éventualités qui pourraient y porter atteinte.
La convenance de simplifier, autant que possible, l’exposé des faits groupés par cette méthode, a encore conduit à compléter, sous un autre rapport, les deux budgets. Les chiffres consignés dans ces derniers résultent souvent de calculs compliqués et de balances numériques partielles qui ne pourraient y figurer sans confusion, ou, du moins, dont la présence atténuerait le relief qu’il est nécessaire de donner aux faits principaux. Ce cas se présente surtout dans l’évaluation des recettes et des dépenses concernant les petites exploitations agricoles les élevages d’animaux, et, en général, les industries domestiques de toute sorte que les ouvriers européens entreprennent à leur propre compte, avec le concours de tous les membres de la famille. Pour éviter cet inconvénient, sans priver le lecteur des détails caractéristiques qui se rattachent à ces diverses entreprises et qui sont une garantie de l’exactitude des recherches, on se borne à indiquer le résultat essentiel, c’est-à-dire le bénéfice de chaque industrie, dans le budget des recettes. Quant aux comptes détaillés d’où ce résultat a été déduit, on les consigne dans une série de notes liées par des renvois aux articles correspondants du budget, et qui en sont, pour ainsi dire, les pièces à l’appui. A ces documents complémentaires on a dû joindre souvent quelques détails numériques concernant les autres catégories de recettes ou les industries ayant exclusivement pour objet la consommation domestique.
Pour tracer le tableau complet de l’existence d’une famille, on est souvent conduit à insister sur quelques questions générales concernant les lieux, les personnes, les industries et l’organisation sociale, et à les traiter avec plus de détails qu’on n’en pourrait faire entrer dans le cadre des observations préliminaires; dans ce cas, on se borne à les y indiquer, et on en renvoie le développement à des notes spéciales placées, comme les précédentes, à la suite des budgets.
Les notes annexées, par renvois, aux observations préliminaires et aux deux budgets, forment, dans ce système, quatre subdivisions. La première comprend les comptes des bénéfices résultant des industries entreprises par la famille à son propre compte; la seconde présente les comptes relatifs aux propriétés, aux droits d’usages, et aux allocations de toute nature que la famille reçoit à titre de subvention (13); dans la troisième, on réunit les données numériques diverses qui se rapportent à l’emploi du temps de la famille, et, en général, à tous les détails du budget des dépenses; dans la dernière, enfin, on consigne toutes les considérations générales qui, à raison de leur étendue, ne peuvent entrer dans le cadre des observations préliminaires.
Dans les localités où les ouvriers ne sont liés aux chefs d’industrie qui les emploient que par des relations de courte durée; dans les professions, comparativement rares, où les familles, étrangères à toute occupation agricole, se consacrent exclusivement au travail industriel, on peut décrire sommairement, au moyen d’un budget hebdomadaire, la condition de chaque famille. Ce cas se présente assez souvent, par exemple, pour plusieurs catégories d’ouvriers anglais. Mais ce laps de temps ne suffit plus lorsqu’on veut entreprendre une étude approfondie, parce que les moyens de subsistance, et, en particulier, les aliments, varient toujours dans une certaine mesure avec les saisons. Il en est surtout ainsi sur le continent, où l’agriculture joue ordinairement un rôle considérable dans l’existence des ouvriers; où la nature des travaux, des recettes et des consommations, subit, aux diverses époques de l’année, des modifications importantes. On ne peut donc, en général, tenir compte de tous les faits essentiels qu’en embrassant dans les appréciations le cours d’une année entière.
En résumé, la méthode qu’on vient de définir sommairement, et sur laquelle on présentera quelques développements dans les chapitres suivants, consiste essentiellement à établir, pour chaque famille soumise à l’observation, un budget annuel, composé de deux parties, dont le cadre reste invariable pour toutes les localités et pour toutes les catégories d’ouvriers. Ce budget est précédé d’une introduction où sont définies, d’une manière systématique, toutes les conditions d’existence de la famille: il est suivi de documents et de notes comprenant tous les détails importants de technologie et d’économie domestique, et toutes les considérations générales qui n’auraient pu entrer dans le cadre même de l’introduction et du budget, sans en détruire l’harmonie et la simplicité.
La méthode présente implicitement les moyens de contrôler les faits, et elle se prête facilement aux applications qu’on en peut faire. L’observateur se trouve obligé, en effet, de poursuivre ses recherches aussi longtemps qu’il n’a pas constaté une concordance parfaite entre les recettes et les dépenses de chaque ménage. Cette vérification, également applicable aux quantités et aux valeurs des objets produits ou consommés, offre les mêmes garanties d’exactitude qui se rencontrent dans la comptabilité en partie double et dans les calculs de chimie analytique. On aurait même employé avec succès, dans cet ouvrage, les formes et le langage de la comptabilité, si on n’avait pas craint de rendre les résultats moins intelligibles pour la majorité des lecteurs. Quant aux conditions de l’application pratique à la science et à l’administration, il semble qu’elles sont remplies pour un travail ou tous les détails essentiels sont présentés méthodiquement dans un cadre uniforme, à l’aide duquel, par conséquent, on peut comparer immédiatement les types les plus analogues et les plus opposés.