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QUATRIÈME SECTION.
DÉPENSES CONCERNANT LES BESOINS MORAUX, LES RECREATIONS ET LE SERVICE DE SANTÉ.

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Table des matières

33.

Importance des appréciations concernant cette catégorie de dépenses.

Les dépenses groupées dans cette quatrième section du budget concernent le culte, l’éducation des enfants, les secours et aumônes accordés aux pauvres, les récréations, les solennités de famille, les secours de la médecine et de la chirurgie; elles se rattachent, en un mot, aux combinaisons ayant pour but de pourvoir aux besoins de l’âme, de développer l’intelligence, de faire diversion aux fatigues du travail, et de conserver le corps en santé. A l’exception des récréations qui, pour la majeure partie des ouvriers, se composent plutôt de plaisirs matériels que de jouissances dérivant de l’ordre moral, les besoins de cette catégorie n’entraînent que des dépenses peu importantes; il est utile néanmoins de s’enquérir, autant que possible, de la satisfaction qui y est donnée: ces sortes de recherches, en fournissant le fond des remarques consignées dans les observations préliminaires (§§3, 4et5) de chaque monographie, donnent le moyen de définir, sous plusieurs points de vue essentiels, les familles soumises à l’observation.

34.

Culte, secours et aumônes: haute influence du sentiment religieux chez les populations où se développe l’exercice du libre arbitre.

Les principales dépenses concernant l’exercice du culte, la rétribution du clergé et lentretien des établissements religieux, sont ordinairement supportées par ladministration publique et communale ou par les propriétaires; elles sont rarement a la charge des populations. Presque toujours cependant celles-ci ont à subvenir a quelques frais de ce genre, qui se perçoivent conformément aux institutions et aux moeurs du pays, tantôt par une contribution régulièrement assise, tantôt sous forme de redevance volontaire. Les populations animées par une foi vive attachent ordinairement une grande importance à conserver, au moyen de cérémonies religieuses, le souvenir des parents morts, et elles n’hésitent pas à supporter dans ce but des dépenses considérables. La célébration régulière de ces anniversaires et la pompe qui y est déployée sont, en beaucoup de cas, une excellente mesure de l’énergie ou de la délicatesse des sentiments moraux. Ces touchantes coutumes se trouvent également développées aux deux extrémités de l’Europe: en France, dans plusieurs provinces de l’Ouest; en Russie, chez les chrétiens et les musulmans des provinces de l’Oural [I (E), II (G)]. Par contre, le manque de ferveur religieuse annule souvent cette catégorie de dépenses [VI, XVIII, XXII, XXVIII, etc.].

Lorsqu’on approfondit les considérations présentées dans le premier chapitre de ce livre (5), touchant la définition des sept catégories d’ouvriers, on reconnaît bientôt que le principe de ces distinctions appartient surtout à l’ordre moral. Le rang occupé par les divers types d’ouvriers dans la hiérarchie sociale est toujours en rapport avec le développement qu’ont pris chez eux les sentiments de prévoyance. Cette grande vertu, qui modère les appétits matériels et qui conseille incessamment l’épargne, est, pour les individus, comme pour les peuples considérés dans leur ensemble, le commencement de la liberté: c’est elle surtout qui provoque, dans toutes les organisations sociales, l’émancipation des classes inférieures, et qui, dans l’Occident, rattache incessamment à la classe bourgeoise les individualités les plus énergiques et les plus éminentes de la classe ouvrière.

Aux derniers rangs de la société, où la prévoyance fait si souvent défaut, cette vertu ne peut être trop encouragée: quoi que puissent faire les personnes chargées de la direction morale des classes inférieures, celles-ci pècheront toujours à cet égard par défaut plutôt que par excès. Il en est autrement chez les catégories que l’on a désignées sous les noms de chefs de métier et d’ouvriers-propriétaires (5), et, en général, chez les individus qui forment la transition de la classe ouvrière à la classe bourgeoise. Ces derniers n’ont conquis pour la plupart la position qu’ils occupent, qu’en subordonnant toutes leurs actions, toutes leurs pensées, à une préoccupation ardente pour le gain et pour l’épargne. Si donc cette préoccupation, lorsqu’elle a produit ses fruits, n’est pas tempérée par un nouvel ordre de sentiments moraux, l’ouvrier n’aura échappé aux instincts grossiers qui dégradent les classes inférieures que pour tomber dans des vices plus odieux, l’égoïsme, l’insensibilité et l’avarice. A mesure qu’il s’élève dans la hiérarchie sociale, et qu’il se rapproche de la condition de propriétaire et de chef d’industrie, l’homme exerce sur ses semblables une action plus prononcée: il a sous son autorité et sous sa dépendance d’autres hommes placés dans des conditions diverses, mais ayant tous plus ou moins besoin d’assistance et de protection: dès lors commencent pour lui de nouveaux devoirs dont la gravité et l’étendue augmentent à mesure qu’il s’élève davantage. Il n’a plus seulement à songer à son propre bien-être et à celui de sa famille; l’harmonie sociale ne peut être conservée dans la sphère de son action, que si sa sollicitude s’étend à toutes les familles qui dépendent de lui. La préoccupation personnelle, qui jusqu’alors était sa principale vertu, devient pour la société une cause de perturbation, si elle n’est pas complétée et ennoblie par un large sentiment de solidarité et de patronage.

Malheureusement, l’homme, abandonné à ses inspirations naturelles, est raremènt doué d’une manière assez heureuse pour que cette modification des sentiments et des habitudes marche de front avec le progrès de sa condition sociale. Tel individu, qui a pu surmonter mille obstacles pour s’élever au rang de propriétaire ou de chef d’industrie, trouvera rarement en lui-même les ressources morales nécessaires pour prendre les vertus et pratiquer les devoirs de sa nouvelle condition [XXXVI (B)]. On a souvent remarqué que les individus récemment affranchis de la dépendance que la nature même des choses impose aux classes ouvrières étaient plus durs pour leurs subordonnés que ceux qui, nés dans une situation plus élevée, ont acquis, dans la tradition de leur race et par l’exemple de leur famille, le sentiment des devoirs imposés à leur condition. Les constitutions sociales qui ont le plus marqué dans l’histoire de l’Europe, et qui ont porté les peuples au plus haut degré de bien-être, se rattachent à deux principes opposés, mais qui s’inspirent également de ces grandes lois de la nature humaine. Les unes, maintenant autant que possible la stabilité des conditions, confient la tutelle des classes inférieures à certaines familles, où se transmet héréditairement, par la force des mœurs, le sentiment de cette obligation; les autres, proscrivant, au contraire, tout classement héréditaire, et admettant, sans distinction d’origine, les individualités éminentes à franchir tous les degrés de la hiérarchie sociale, soumettent la société à une pression assez énergique pour que la notion des devoirs envers les classes inférieures se développe chez les individus à mesure qu’ils s’élèvent à un plus haut rang. Dans les premières sociétés, lordre se conserve par les sentiments d’honneur et de devoir, par cet adage de lancienne aristocratie française, noblesse oblige; dans les autres, il est surtout maintenu par la puissance du sentiment religieux. La supériorité chaque jour plus évidente de l’Europe moderne paraît tenir surtout à ce que ses diverses constitutions sociales, devenant moins exclusives que par le passé, s assimilent incessamment ce qu’il y a de plus fécond dans chacun de ces principes. Les sociétés qui, a notre époque, concilient le mieux le progrès avec la conservation de lordre social sont celles qui, sous la haute influence du sentiment religieux, maintiennent la transmission héréditaire des grandes vertus sociales, tout en appelant incessamment aux premiers rangs, sans distinction de classe, les individualités les plus éminentes.

Ces considérations exigeraient sans doute plus de développements si lon avait à insister sur la condition morale des classes supérieures de la société; mais elles suffisent pour faire entrevoir le rôle que la religion, considérée dans ses rapports avec l’économie des sociétés, exerce sur l’émancipation des classes ouvrières. Elle favorise le développement de la prévoyance chez les types inférieurs, en comprimant les instincts les plus grossiers; elle exerce sur les types plus distingués une influence encore plus féconde, en leur communiquant une force qu’ils trouveraient rarement en eux-mêmes et en leur assurant les ressources morales nécessaires pour résister à l’exagération de cette vertu. Les sentiments religieux forment le contre-poids naturel des habitudes qu’engendre une préoccupation continuelle pour le gain et l’épargne; ils initient naturellement l’ouvrier à l’intelligence des nouveaux devoirs qu’implique le passage à une condition plus élevée. Pour apprécier la portée du progrès qui se manifeste au milieu des classes ouvrières, il est donc nécessaire de constater si le développement du sentiment religieux marche de front avec celui de la prévoyance. Sous ce rapport, le symptôme le plus décisif est de voir les populations concilier une disposition prononcée pour l’épargne avec la tendance à assister, par des secours et par des aumônes, les individus plongés dans le dénûment. On a cru, par ce motif, devoir consacrer un article spécial à ce genre de dépenses, dans la4e section du budget.

L’observation prouve que, chez les populations composées surtout de ces types inférieurs où la prévoyance fait défaut, l’habitude de la bienfaisance et la sympathie pour les souffrances du pauvre ne sont pas nécessairement liées aux habitudes religieuses. Dans cet état primitif des sociétés, les propensions naturelles prennent leur libre essor: l’homme y cède à l’impulsion de l’âme, qui porte à secourir ceux qui souffrent, comme à l’excitation des sens, qui entraîne l’abus des jouissances physiques. Contenue dans de justes bornes par les institutions, cette spontanéité, exempte de calcul et de réflexion, donne, encore aujourd’hui, un charme inexprimable aux moeurs des peuples du Nord et de l’Orient. Il est touchant de voir ces peuples, médiocrement doués d’ailleurs sous le rapport moral, pratiquer l’hospitalité et l’aumône, non comme des devoirs, mais comme des actes dérivant naturellement de la condition même de l’homme. De telles moeurs ne peuvent exister que dans les constitutions sociales où les rangs sont invariablement fixés, où la masse la plus nombreuse, tranquille sur son avenir, est exempte des préoccupations qu’implique la responsabilité personnelle et des soins qu’engendre le désir d’atteindre une condition plus élevée. Elles se modifient aussitôt que ces préoccupations et ces soins deviennent partie intégrante de l’existence humaine. Les calculs de la prévoyance se substituent dès lors, dans tous les actes de la vie, aux simples impulsions du cœur et des sens, et c’est alors que la religion doit nécessairement intervenir pour conserver l’harmonie entre les diverses classes de la société. Dans chaque cas, l’observateur doit apprécier ces dispositions morales avec les principales nuances qu’on vient d’indiquer: il doit constater si la bienfaisance s’exerce par l’impulsion naturelle des moeurs [I à III D. 4e Son, XXXV §3], ou si, au contraire, elle est inspirée par la réaction de l’esprit religieux contre l’amour du gain et l’habitude de l’épargne [XXX §3].

35.

Instruction des enfants; considérations graves qui se rattachent à l’organisation de l’instruction primaire.

Une bonne organisation de l’instruction primaire est un des meilleurs moyens de développer utilement chez les individus l’exercice du libre arbitre (9), et de provoquer, par suite, le progrès de la civilisation; l’observation prouve en effet que les peuples qui exercent aujourd’hui le plus d’ascendant sur les autres sont précisément ceux chez lesquels cette organisation est la plus parfaite.

On apprécierait cependant d’une manière inexacte la situation d’une grande partie de l’Europe, si l’on attribuait, à l’instruction telle qu’elle est aujourd’hui! donnée dans les écoles publiques, une importance trop absolue. Plusieurs populations complétement illettrées offrent aujourd’hui un développement remarquable de bien-être, d’intelligence et de moralité; souvent même on constate, chez les peres de famille appartenant à ces civilisations arriérées, beaucoup de finesse, de discernement et d’ascendant personnel, et ces qualités s’y transmettent sans effort, de génération en génération, par l’exemple des vieux parents, par la simple pratique de la vie, en un mot par la seule influence de la tradition [I, III. §5]. L’introduction de l’instruction primaire dans les sociétés ainsi constituées peut, au premier abord, offrir des inconvénients et imprimer aux esprits un ébranlement dangereux, si elle n’est point accompagnée des ménagements convenables. En ce moment encore, on trouve, aux deux extrémités de l’Europe [III, XXI XXIX, §3], des populations chez lesquelles les pères de famille, tout en appréciant es forces qu’on peut tirer de l’instruction, en repoussent cependant le bienfait pour leurs entants, dans la crainte de voir diminuer chez eux le respect de l’autorité paternelle, base de la constitution sociale.

Dans l’état actuel de la civilisation européenne, il existe cependant contrées où le développement des jeunes populations reste exclusivement ab donné à ce régime de tradition. Aux éléments de l’instruction religieuse, ralement donnée par le clergé, se joint maintenant presque partout un se, génément intellectuel comprenant la lecture, l’écriture, des notions de calcull rarement des notions et des exercices pratiques touchant la géographie sciences naturelles, les petits travaux de technologie usuelle, etc. Il serait superflu d’insister ici sur les faits qui se rattachent à l’enseignement primaire des classes populaires: l’attention publique est maintenant dirigée sur cette tion d’une manière spéciale. On se bornera à constater ici que les études cernant les travaux et la vie domestique des familles pourront fournir de cieuses données aux personnes chargées de propager et de perfectionner l’éduca tion populaire. Pour atteindre ce but, pour rendre accessible à tous l’éducation intellectuelle, il ne suffit pas en effet d’établir des écoles ou même d’exempter de toute rétribution les enfants appartenant aux classes les moins aisées, il importe en outre, que le temps consacré à l’étude par ces derniers n’enlève pas à la famille une ressource indispensable. Ainsi qu’on l’a fait remarquer dans le chapitre récédent (14), les enfants concourent fréquemment au bien-être de la famille une industrie appropriée à leur âge, particulièrement en conduisant au pâtura les animaux domestiques. Ce sont précisément les familles les plus pauvres qui pendant la durée de la belle saison, attachent le plus de prix à cette coopération [XXVII, XXVIII]. Pour assurer aux enfants placés dans cette condition le bienfait de l’instruction sans priver les familles de leurs moyens essentiels d’existence il faut d’abord subordonner le régime des écoles à la condition actuelle des popula tions. Plus tard, en partant de cet état de choses et en suivant l’exemple donne par plusieurs États allemands, il restera à modifier avec prudence les habitudes de travail, et à les plier, sans souffrance pour les familles, à la nécessité désormais reconnue d’une propagation générale de l’éducation intellectuelle. Si cette réforme capitale est plus avancée en Allemagne qu’elle ne l’est en France, ce n’est pas que cette nécessité sociale y soit mieux appréciée; mais l’organisation provinciale de l’Allemagne, qui place chaque gouvernement à proximité des faits a toujours permis aux personnes chargées de diriger les écoles populairesd’approprier l’enseignement au régime économique des diverses localités. En France, où depuis soixante ans on procède par des lois générales applicables à l’ensemble du territoire, on n’a pas toujours tenu compte, dans la mesure convenable, des nécessités locales. Des résistances, fondées sur la nature des choses, ont donc, en beaucoup de cas, frappé de stérilité les plus généreuses tendances du Gouvernement. A ne considérer que ce seul motif, une enquête méthodique sur la condition des classes ouvrières est donc plus nécessaire en France que dans tout autre pays.

36.

Récréations. Étude des occupations au moyen desquelles les ouvriers font diversion au travail.

Le travail est le fondement de toute société; la quantité de travail exécutee par la population mesure donc, sous plusieurs rapports, le niveau auquel celle-ci est parvenue en ce qui concerne la moralité, l’intelligence et le bien-être physique. Cependant le travail ne doit point absorber toute l’activité du corps et de l’esprit: la conservation d’un juste équilibre dans l’ensemble des facultés exige que lhomme se livre périodiquement à des exercices physiques et intellectuels essentiellement distincts du travail proprement dit. La religion, qui consacre souvent dans lordre économique, aussi bien que dans l’ordre moral, les lois imposées a la nature humaine, admet l’interruption périodique du travail au nombre de ses prescriptions principales.

Les exercices religieux, surtout dans les pays catholiques [XI (D)], et la culture des relations de famille, constituent en Europe, et vraisemblablement chez tous les peuples inities aux premières habitudes de civilisation, le meilleur moyen de reposer le corps et la pensée des fatigues ou des préoccupations inhérentes au labeur quotidien; ils absorbent la majeure partie du temps qui n’est consacré ni à la profession, ni au sommeil; ils sont l’unique source de la diversion au travail dans les contrées ou le sentiment religieux est très-développé, où les liens de parenté ont beaucoup de force, ou le climat et l’ensemble des institutions impriment aux moeurs une grande sévérité.

Toutefois, dans le cas le plus ordinaire, le travail, la religion et la famille, ne remplissent pas toute la vie humaine; l’homme est plus ou moins attiré vers certaines occupations ou certains emplois de temps étrangers à ces influences, et qu’on a désignés dans cet ouvrage sous le nom de récréations.

La nature des récréations en usage chez les différents peuples est une des principales manifestations extérieures de leur condition physique et morale. A cet égard, comme pour beaucoup d’autres détails de l’existence, le climat joue souvent un rôle prédominant. Dans le Nord, et jusque vers le milieu de la zone centrale, la consommation de quelques aliments de choix et surtout des boissons fermentées, est la récréation favorite des ouvriers; au contraire, à mesure qu’on se rapproche des limites extrêmes de la zone méridionale, ces plaisirs perdent leur attrait, et ce n’est que par exception qu’on se livre à l’usage des spiritueux; les récréations les plus recherchées sont les spectacles publics, les fêtes, la promenade, la musique, la danse, les jeux d’adresse et de hasard. Ces deux tendances opposées se balancent à peu près également dans la région centrale qui s’étend entre les embouchures du Danube et de la Loire.

Les solennités célébrées à l’occasion des anniversaires, des fêtes religieuses, ou d’événements propres à la localité, sont chez tous les peuples une source importante de récréations; des repas pris en famille en sont ordinairement le principal incident. Dans l’Orient, où les populations disposent d’une nourriture abondante, ces repas sont caractérisés par des mets copieux et variés [II, IX, §9]; mais, dans les localités mêmes où la pénurie se fait habituellement sentir, où, par exemple, la viande n’entre qu’à titre exceptionnel dans le régime alimentaire, les familles tiennent à se dédommager au moins une fois l’an des rigueurs de ce régime. C’est ainsi que les plus pauvres réussissent ordinairement à se procurer un bon repas chaque année, en France, le jour de la fête patronale du village [XXVII, XXVIII], en Angleterre, le jour de Noël [XXII §11].

L’usage de narcotiques (ceux-ci ne comprennent guère, en Europe, que les préparations de tabac) se lie à l’une des dispositions les plus singulières de l’organisation humaine: il forme un genre spécial de récréation recherché dans tous les climats, par toutes les races, et qui chaque jour entre, sur une plus grande échelle, dans les habitudes européennes. Il y a lieu de regretter, sous plusieurs rapports, que les classes laborieuses adoptent de proche en proche une habitude impérieuse, imposant au budget une dépense qui pourrait trouver un plus utile emploi: on éprouve surtout ce sentiment en voyant l’usage du tabac se propager chez les ouvriers des villes qui ont à leur portée des récréations moins dispendieuses et plus favorables au développement de l’intelligence. Mais, d’un autre côté, l’observation attentive des faits révèle dans le tabac, considéré comme objet de récréation, une spécialité à laquelle, dans beaucoup de cas, rien ne saurait suppléer. Cette vérité devient évidente quand on s’identifie pour quelque temps avec certains types d’ouvriers voués à une existence sévère, et qui ne peuvent trouver aucun moyen de distraction dans les circonstances où ils sont placés. L’auteur a surtout été amené à cette conclusion en étudiant la vie du charbonnier de Carinthie et du mineur du Hartz, décrits dans l’Atlas sous les numéros XII et XIV. Après avoir envisagé les privations qu’imposent à ces ouvriers, sous un climat sévère, l’exercice d’industries pénibles dont les produits pourvoient à peine aux besoins les plus indispensables, il a cherché en vain quelle diversion autre que l’usage du tabac pourrait leur être donnée; comment, par exemple, avec une dépense annuelle de10francs environ, le mineur du Hartz pourrait se procurer autrement une sensation agréable mille fois répétée chaque jour, soit aux moments de repos, soit pendant l’exercice même du travail.

Les plaisirs de l’intelligence liés avec discernement aux relations de famille et de voisinage, variant d’ailleurs selon le climat, les lieux, le caractère de la race et les occupations dominantes, forment la récréation la plus convenable pour les ouvriers comme pour les autres classes de la société. Les lectures en commun, les récits faits à haute voix par des personnes ayant le don d’exciter l’attention des auditeurs, des cours à la fois instructifs et amusants, sont depuis longtemps passés dans les moeurs de certaines populations: les veillées d’hiver de plusieurs provinces de France et d’Espagne [XX, XXVIII], les cours publics de Paris et de la plupart des grandes villes de l’Occident [XVIII], pourraient être le point de départ d’une multitude d’institutions nouvelles qui exerceraient sur le bien-être des ouvriers la plus heureuse influence. Guidés par ces considérations, plusieurs chefs d’industrie s’appliquent avec succès à imprimer une meilleure impulsion aux moeurs publiques: ils pensent qu’après avoir organisé les travaux, et créé pour les ouvriers des moyens convenables d’existence, ils ont encore à leur ménager des récréations dont l’attrait puisse les soustraire à des habitudes grossières. L’étude méthodique des récréations populaires adoptées en diverses contrées fournira d utiles modèles a consulter dans une matière où le désir du bien pourrait souvent conduire a l’utopie; elle permettra aussi quelquefois de trancher des questions qui se rattachent au programme de l’instruction primaire et sur lesquelles il s est élevé beaucoup de controverses. Tel détail d’instruction, inutile à la rigueur pour l’exercice même de la profession, sera maintenu dans le programme, non parce qu’il donne satisfaction à quelque conception théorique sur l’utilité du développement intellectuel; mais parce qu’il initiera plus tard l’ouvrier aux jouissances de certaines récréations morales dont la pratique a depuis longtemps constaté l’efficacité, et que la sollicitude du patron aura mises à sa portée.

37.

Importance du service de santé au point de vue moral; organisations diverses de ce service.

Les secours réguliers de la médecine manquent encore, dans la majeure partie de l’Europe, aux populations ouvrières disséminées, et spécialement aux ouvriers agriculteurs placés hors du rayon des villes. Cependant l’organisation du service médical est indispensable à toute société civilisée, moins encore pour alléger les souffrances physiques que pour donner satisfaction à des besoins moraux de l’ordre le plus élevé. Tout être sensible qui voit son semblable, et surtout un membre de la famille, accablé par la maladie, ne se résigne qu’avec douleur à le voir privé des secours de l’art. Ce genre d’abandon est peut-être celui qui est senti le plus vivement par les natures distinguées; et, d’un autre côté, il est facile de constater que les familles qui se sont habituées à laisser sans secours leurs malades sont atteintes par cela même d’une véritable dégradation morale. Lors même qu’on mettrait en doute, ainsi qu’on l’a fait souvent, l’utilité pratique de la médecine, telle qu’elle est exercée en beaucoup de lieux, on ne pourrait donc méconnaître la fâcheuse influence qu’exerce, au point de vue moral, l’absence de ce service. C’est par ce motif qu’on a cru devoir rattacher les dépenses concernant l’hygiène aux autres besoins moraux groupés dans la quatrième section du budget.

Les nécessités mêmes qu’on vient d’indiquer n’ont jamais permis que le service de la médecine manquât d’une manière absolue: dans les contrées les plus dépourvues, il est représenté par quelques institutions grossières qui donnent au moins satisfaction à d’impérieuses préoccupations. D’ailleurs, le service de la chirurgie, spécialement en ce qui concerne les accouchements et les blessures, est partout exercé par des praticiens qui suffisent partiellement à leur tâche, et qui interviennent quelquefois dans le domaine de la médecine. En outre, la confiance publique, provoquée par la nécessité, appelle au traitement des maladies des personnes dont la vocation naturelle a été développée par la tradition, par l’observation et par la pratique. L’aptitude médicale se manifeste surtout chez ceux que la profession dispose à la méditation; elle est marquée chez les femmes auxquelles une occupation sédentaire, peu fatigante pour le corps, laisse entièrement libre l’usage de la pensée; telles sont les ouvrières qui, n’ayant point à vaquer aux travaux de ménage, se livrent exclusivement à la couture, au filage, au tricotage, à la fabrication de la dentelle, etc. La propension pour ce genre d’études est plus rare parmi les hommes, qui doivent, en général, concentrer sur leur industrie toutes les facultés de leur intelligence, ou chez lesquels l’activité de la pensée est amortie par des travaux épuisants. Plus enclins, d’ailleurs, que les femmes aux jouissances physiques, les hommes sont aussi moins disposés à consacrer leurs loisirs au soulagement de leurs semblables.

Cependant les hommes s’adonnent aussi à l’art de la médecine dans les pays de montagnes et de forêts, où les travaux agricoles sont peu développés et où le pâturage est l’industrie dominante. La classe des bergers peut alors se recruter d’hommes énergiques et intelligents, qui se trouvent naturellement initiés aux plus grossières pratiques de l’art de guérir par les soins qu’exigent les animaux malades, qui peuvent d’ailleurs développer incessamment par la réflexion, dans la solitude, les conclusions que leur fournit une expérience journalière.

Quel que puisse être le jugement de la science sur l’utilité des services médicaux organisés sur de telles bases, on ne peut nier que les médecins empiriques n’obtiennent de véritables succès dans le traitement des maladies dominantes, et que la confiance publique ne soit parfois justifiée [I, II, III, VIII, XXIX, etc., S4]. Il serait à désirer que des savants spéciaux, dont le concours serait nécessaire à l’achèvement d’un travail d’ensemble (43), traitassent les questions de ce genre, dont nous avons seulement marqué la place dans notre méthode. Ces observations compléteraient un article intéressant du budget des dépenses; elles fourniraient la matière des observations à insérer en tête de chaque budget (S4), touchant la constitution physiologique de la famille et l’hygiène locale. Enfin, la recherche des recettes pharmaceutiques transmises par la tradition de chaque pays ne serait peut-être pas sans utilité pour la science médicale elle-même [I §4].

Il s’en faut de beaucoup d’ailleurs que les populations éloignées des villes soient partout privées des secours de la médecine régulière: les propriétaires et les chefs d’industrie en assurent souvent le bienfait à tous les ouvriers places dans leur dépendance; il y a même lieu de remarquer que le principe de la subvention tend à se propager sous cette forme dans toutes les parties de l’Europe, même dans les localités où, sous tous les autres rapports, il tend a se restreindre [IV a VI, VIII, XI, XXVI, XXVII, etc.]. De toutes les industries pratiquées hors des villes, l’industrie minérale est celle qui assure le mieux aux classes ouvrières l’assistance des hommes de l’art. Les hôpitaux et l’ensemble des institutions de thérapeutique et d’hygiène annexés aux principales exploitations domaniales ou privées de l’Europe soutiennent souvent la comparaison avec les établissements modèles des grandes villes. C’est ainsi que les hôpitaux établis au milieu des exploitations d’or, de cuivre et de fer de la Sibérie, ne seraient déplacés ni a Paris, ni à Londres, et pourraient être considérés comme un progrès pour beaucoup de villes importantes de l’Europe. Au reste, on a plusieurs fois constate, dans le cours de ces études, que cette heureuse influence de lindustrie minérale s’étend aux autres détails du régime économique des ouvriers [IV, XIV, XXXII, etc.]: aucune autre branche d’activité humaine n’offre plus d’exemples utiles aux hommes d’État et aux économistes, qui comprennent la nécessité de puiser dans les indications de l’expérience les moyens d’améliorer la condition des classes ouvrières.

Les secours de la médecine, de la chirurgie et de la pharmacie, sont accordés, à titre de subvention, non-seulement par les propriétaires et les chefs d’industrie à leurs propres ouvriers, mais encore par l’État, par des administrations spéciales, par les communes et par la bienfaisance privée, à des populations entières.

L’administration des hôpitaux de Paris, par exemple, accorde gratuitement ces secours à la majeure partie de ceux qui croient devoir les réclamer; elle subvient aux dépenses considérables qui lui sont imposées, en partie par des impôts prélevés sur l’ensemble des contribuables, en partie et surtout au moyen des revenus de propriétés immobilières spécialement affectées à ce service. Par une dérogation spéciale, la loi a autorisé pour cette destination l’existence de biens en mainmorte qu’accroissent incessamment des legs émanant de personnes bienfaisantes. Le principe sur lequel reposent les hôpitaux de Paris et, en général, ceux des grandes villes, soulève de graves controverses. Lorsque l’on considère d’une part l’étendue des souffrances que ces établissements soulagent, de l’autre l’impossibilité actuelle d’asseoir sur un principe différent les mêmes moyens d’assistance, on ne peut assurément songer à porter dans le régime établi une perturbation brusque. Mais, d’un autre côté, en examinant la question à un point de vue élevé de morale et de justice distributive, on ne peut logiquement approuver un système qui dispense les familles de soigner leurs malades; qui rompt la solidarité des patrons et des ouvriers en un point où la plus naturelle impulsion du cœur humain tendrait à la maintenir; qui, d’ailleurs, exempte les industries urbaines des charges pesant sur les industries des campagnes [XI §7]. Sous ces divers rapports, les hôpitaux et, en général, le régime de l’assistance publique tel qu’il tend à s’organiser en France, soulèvent des difficultés du même ordre que celles qui dérivent, en Angleterre, du principe de la taxe des pauvres [XXII (A)].

Dans les communes rurales de l’Occident, où il n’existe point de grands ateliers industriels, où il importe de retenir la population trop disposée à émigrer vers les villes et les districts manufacturiers, l’administration des secours médicaux est parfois organisée sur d’excellentes bases. Tel est le cas, par exemple, pour ces communes du nord de l’Espagne [XX, XXI], dont tous les habitants se cotisent pour rétribuer à frais communs un homme de l’art qui donne ses soins à titre gratuit a tous les malades. On peut également citer, comme méritant un éloge sans réserve, les associations qui se propagent maintenant dans l’ouest de la France [XXVIII §4], et qui ont pour objet de faire donner à domicile les secours médicaux aux indigents des campagnes. Les fonds fournis à ces associations par la bienfaisance privée sont employés en partie à acheter du linge et des objets de literie, en partie à rétribuer des médecins et des pharmaciens qui, entrant dans la pensée des fondateurs, se contentent des honoraires les plus modiques. Ces associations deviendront surtout fécondes, lorsque, au lieu de reposer exclusivement sur le principe de la charité, elles tireront aussi leurs ressources du principe des sociétés d’assurances mutuelles.

Les Ouvriers Européens

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