Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 100
XIII
ОглавлениеVassili le portier cheminait sur la grand-route, se dirigeant vers le Midi. Pendant la journée il marchait, et, la nuit, l’agent de police locale lui remettait un billet de logement. Partout on lui donnait du pain et, parfois, on l’invitait à se mettre à table pour souper.
Dans un village du gouvernement d’Orel, où il passait la nuit, on l’informa qu’un marchand qui avait affermé un verger, chez un propriétaire, cherchait des hommes pour le garder. Vassili en avait assez de mendier, et n’avait pas envie de retourner à la maison. Il alla trouver le jardinier et se loua comme garde pour cinq roubles par mois.
La vie dans la hutte, surtout quand les fruits commencèrent à mûrir et qu’on apporta de la grange du maître, pour les gardiens, de grandes brassées de paille fraîche, plaisait beaucoup à Vassili. Toute la journée il restait couché sur la paille fraîche, parfumée, près des tas de pommes d’été et d’hiver encore plus parfumées que la paille, et, tout en sifflotant et chantant il regardait si les enfants n’avaient pas pris quelque part des pommes. Vassili était un maître en fait de chansons. Il avait une belle voix. Des femmes, des jeunes filles, venaient de la campagne chercher des pommes. Vassili plaisantait avec elles. À celles qui lui plaisaient il donnait plus ou moins de pommes en échange d’œufs ou de kopecks, puis se recouchait. Il ne se levait que pour aller déjeuner, dîner ou souper. Il n’avait qu’une seule chemise, en indienne rose, et encore toute trouée. Ses pieds étaient complètement nus, mais son corps était robuste, sain, et quand on retirait du feu le pot de kacha, Vassili en mangeait pour trois, ce qui faisait l’admiration du vieux gardien. Durant la nuit, Vassili ne dormait pas; il sifflotait ou poussait des cris aigus; et, dans l’obscurité, il voyait très loin, comme un chat.
Une fois des garçons vinrent de la ville pour voler des pommes. Vassili s’approcha à pas de loup et se jeta sur eux. Ils essayèrent de le renverser, mais ce fut lui le plus fort; tous s’enfuirent, sauf un qu’il retint, amena dans la hutte et remit au patron.
La première hutte qu’avait eue Vassili était dans le jardin, plus loin; la deuxième, quand les poires furent enlevées, était à quarante pas de la maison du maître. Dans cette hutte Vassili était encore plus gai. Toute la journée il voyait comment les messieurs et les demoiselles s’amusaient, allaient se promener le soir et la nuit, jouaient du piano, du violon, chantaient, dansaient. Il voyait comment les demoiselles, assises sur le rebord des fenêtres avec des étudiants, fleuretaient avec eux, et, ensuite, allaient se promener par couples dans les sombres allées de tilleuls où la lumière de la lune ne pénétrait que par raies et par taches.
Il voyait les domestiques courir avec des victuailles et des boissons, tous: cuisiniers, intendant, blanchisseuses, jardiniers, cochers, ne travaillant que pour nourrir, servir les maîtres et faciliter leurs agréments.
Quelquefois des jeunes maîtres venaient dans sa hutte; il leur choisissait les meilleures pommes, rouges, juteuses, et les demoiselles, en les croquant à pleines dents, disaient qu’elles étaient bonnes, puis faisaient une remarque quelconque. Vassili comprenait qu’on parlait de lui en français, après quoi, on lui demandait de chanter.
Et Vassili admirait cette vie, se rappelant sa vie à Moscou; et l’idée que tout vient de l’argent lui trottait de plus en plus dans la tête. Vassili se demandait de plus en plus souvent comment faire pour posséder d’un coup le plus d’argent possible. Il commença à se remémorer comment, autrefois, il profitait des occasions, et il décida qu’il ne fallait pas s’y prendre ainsi, qu’il ne fallait pas faire comme autrefois, attraper ce qui est mal gardé, mais qu’il fallait combiner tout d’avance, se renseigner, et agir proprement, sans laisser aucune trace.
Vers Noël on ramassa les dernières pommes. Le patron fit un grand bénéfice, récompensa tous les gardiens, parmi lesquels Vassili, et les remercia. Vassili s’habilla, le jeune maître lui avait donné un veston et un chapeau, et n’alla pas à la maison. Il était dégoûté à l’idée de la vie rurale des paysans, et il retourna en ville en compagnie des soldats qui avaient gardé le verger avec lui, et qui s’enivraient. En ville, il décida, la nuit venue, de fracturer et piller le magasin du marchand chez qui il avait travaillé déjà, et qui l’avait battu et chassé sans le payer. Il connaissait toutes les issues, et savait où était l’argent. Il fit faire le guet par un soldat, et lui-même, fracturant la porte cochère, entra et prit tout l’argent. Le vol avait été fait artistement: il n’y avait aucune trace. Vassili s’était emparé de trois cent soixante-dix roubles; il en donna cent à son compagnon; avec le reste il se rendit dans une autre ville, et là fit la noce avec des camarades et des filles.
Les agents de police le surveillèrent, et il lui restait très peu d’argent quand on l’arrêta et le mit en prison.