Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 96
IX
ОглавлениеPiotr Nikolaievitch Sventitzky, un homme petit, trapu, portant des lunettes noires (il souffrait des yeux et était menacé de cécité complète), se leva comme à son ordinaire avant l’aube, et, après avoir bu un verre de thé, et endossé sa pelisse à col et parements d’astrakan, il alla à ses affaires.
Piotr Nikolaievitch avait été fonctionnaire dans les douanes, et à ce service avait économisé 18 000 roubles. Douze années auparavant, il avait été forcé de donner sa démission, et avait acheté une petite propriété appartenant à un jeune homme qui s’était ruiné en faisant la noce. Étant encore fonctionnaire, Piotr Nikolaievitch s’était marié. Il avait épousé une orpheline pauvre, issue d’une vieille famille de gentilshommes, une femme grande, forte, jolie, mais qui ne lui avait pas donné d’enfants.
En toutes choses, Piotr Nikolaievitch apportait ses qualités d’homme sérieux et persévérant. Sans rien connaître au préalable de l’exploitation agricole – il était fils d’un gentilhomme polonais –, il s’en occupa si bien que quinze années plus tard la propriété ruinée de trois cents déciatines était devenue une propriété modèle. Toutes les constructions, depuis son habitation jusqu’aux hangars et l’auvent qui abritait la pompe à incendie, étaient solides, bien agencées, couvertes de fer et peintes. Sous le hangar étaient rangés en ordre les charrues, les araires, les charrettes, les harnais, bien graissés et astiqués. Les chevaux, plutôt de petite taille, et presque tous de son propre élevage, étaient bien nourris, forts, et tous pareils. La machine à battre le blé travaillait sous le hangar. Pour le fourrage il y avait une grange spéciale; le fumier coulait dans une fosse dallée. Les vaches, également de son élevage, n’étaient pas grandes, mais donnaient beaucoup de lait. Il avait aussi une grande basse-cour, avec des poules d’une espèce particulièrement productive. Le verger était très bien tenu. Partout se remarquaient la solidité, la propreté, l’ordre. Piotr Nikolaievitch se réjouissait en regardant sa propriété, et était fier d’avoir obtenu tout cela sans oppresser les paysans, mais, au contraire, en se montrant d’une stricte équité envers la population. Même parmi les gentilshommes, il était tenu plutôt pour libéral que pour conservateur, et prenait la défense du peuple contre les partisans du régime de servage: «Sois bon avec eux, et ils seront bons.» Il est vrai qu’il ne pardonnait pas facilement les manquements des ouvriers; parfois lui-même les stimulait, était exigeant pour le travail, mais, en revanche, les logements et la nourriture étaient toujours irréprochables, les salaires étaient payés régulièrement, et les jours de fête, il leur distribuait de l’eau-de-vie.
Marchant avec précaution sur la neige fondue – on était en février – Piotr Nikolaievitch se dirigea vers l’isba où logeaient les ouvriers, près de l’écurie. Il faisait encore très noir, surtout à cause du brouillard, mais des fenêtres de l’isba des ouvriers on apercevait la lumière. Les ouvriers étaient levés. Il avait l’intention de les presser un peu; ils devaient, avec six chevaux, aller chercher du bois dans la forêt.
«Qu’est-ce qu’il y a?» pensa-t-il en remarquant que la porte de l’écurie était ouverte.
— Holà! Qui est là?
Personne ne répondit. Piotr Nikolaievitch entra dans l’écurie. – Holà! Qui est là? – Encore point de réponse. Il faisait noir; sous les pieds, c’était humide, et ça sentait le fumier, et à droite de la porte, dans le boc, se trouvait une paire de jeunes chevaux. Piotr Nikolaievitch allongea la main. C’était vide. Il essaya de toucher du pied: «Ils sont peut-être couchés.» Le pied ne rencontra rien. «Où donc les ont-ils mis? Pensa-t-il. – Ils n’ont pas attelé, tous les traîneaux sont encore dehors.»
Piotr Nikolaievitch sortit de l’écurie et appela à haute voix: – Hé! Stepan!
Stepan était le chef ouvrier. Justement il sortit de l’isba.
— Voilà! Hon! Répondit gaiement Stepan. – C’est vous, Piotr Nikolaievitch? Les camarades viennent tout de suite.
— Que se passe-t-il chez vous?… L’écurie est ouverte.
— L’écurie? Comprends pas… Hé! Prochka! Apporte la lanterne!
Prochka accourut avec la lanterne. On pénétra dans l’écurie. Stepan comprit aussitôt.
— Les voleurs étaient ici, Piotr Nikolaievitch! Le cadenas a été arraché.
— Tu mens!
— Des brigands sont venus… Machka n’est plus là; ni l’Épervier… Non, l’Épervier est ici… Mais il n’y a pas Piostri, ni le Beau…
Trois chevaux manquaient. Piotr Nikolaievitch ne dit rien; il fronça les sourcils et respira lourdement.
— Ah! S’il tombe sous ma main!… Qui était de garde?
— Petka. Il se sera endormi.
Piotr Nikolaievitch déposa une plainte à la police, ainsi qu’au chef du district. Il envoya ses paysans à la recherche, de tous côtés. On ne retrouva pas les chevaux.
— Quelle sale engeance! Disait Piotr Nikolaievitch.
— Que m’ont-ils fait! Et pourtant étais-je assez bon pour eux! Attendez, brigands!… Tous des brigands! Désormais je me conduirai autrement avec vous!