Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 104
XVII
ОглавлениеPiotr Nikolaievitch était devenu autre envers le peuple, et le peuple était devenu autre envers lui. L’année ne s’était pas écoulée qu’on lui avait coupé vingt-sept chênes et incendié une grange non assurée. Piotr Nikolaievitch décida qu’il était impossible de vivre avec les paysans d’ici.
Il se trouva que les Livensoff cherchaient alors un intendant pour leur propriété, et le maréchal de la noblesse leur recommanda Piotr Nikolaievitch comme le meilleur propriétaire du district. Le domaine des Livensoff était immense mais ne donnait pas de revenu: les paysans profitaient de tout. Piotr Nikolaievitch se chargea de remettre tout en ordre, et, après avoir loué sa propriété, il partit avec sa femme dans la lointaine province du bassin de la Volga.
Piotr Nikolaievitch avait toujours aimé l’ordre et la légalité, et maintenant plus que jamais il ne pouvait admettre que ces paysans grossiers et sauvages pussent, contrairement à la loi, accaparer une propriété qui ne leur appartenait pas. Il était heureux de l’occasion de leur donner une leçon, et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il fit mettre en prison un paysan qui avait volé du bois; frappa fortement un autre qui n’avait pas garé sa charrette sur la route et n’avait pas soulevé son bonnet. Au sujet de certaines prairies que les paysans considéraient comme leur appartenant, Piotr Nikolaievitch leur déclara que s’ils y mettaient leur bétail, il le confisquerait.
Le printemps venu, les paysans lâchèrent leur bétail dans les prairies du maître, comme ils le faisaient les années précédentes. Piotr Nikolaievitch rassembla ses domestiques et leur ordonna de chasser le bétail dans la cour du propriétaire. Les paysans travaillaient dans les champs, et les domestiques, malgré les cris des femmes, s’emparèrent du bétail.
En rentrant du travail, les paysans vinrent ensemble dans la cour du propriétaire et exigèrent qu’on leur rendît le bétail. Piotr Nikolaievitch s’avança à leur rencontre le fusil derrière l’épaule (il rentrait de l’inspection). Il leur déclara qu’il ne rendrait le bétail que moyennant paiement de cinquante kopecks par bête à cornes et vingt kopecks par mouton. Les paysans se mirent à crier que les prairies étaient à eux, que leurs pères et leurs grands-pères les possédaient, et qu’il n’existait pas de loi permettant de s’emparer du bétail d’autrui.
— Rends le bétail, sans quoi, ça ira mal! Dit un vieillard en s’avançant vers Piotr Nikolaievitch.
— Qu’est-ce qui ira mal? S’écria celui-ci tout pâle, en s’approchant du vieillard.
— Donne le bétail, crapule! Ne nous oblige pas à pécher.
— Quoi! S’écria Piotr Nikolaievitch. Et il frappa le vieillard au visage.
— Tu n’as pas le droit de battre! Amis! Prenons le bétail par force!
Piotr Nikolaievitch voulut s’en aller, mais on ne le laissa point partir. Il voulut se frayer un chemin. Son fusil partit, tuant un paysan. Une mêlée épouvantable s’ensuivit. Harcelé de toutes parts, au bout de cinq minutes, le corps écrasé de Piotr Nikolaievitch était jeté dans le ravin.
Les meurtriers furent jugés par le conseil de guerre et deux d’entre eux étaient condamnés à la pendaison.