Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 102
XV
ОглавлениеOn jugea les meurtriers d’Ivan Mironoff, au nombre desquels était Stepan Pelaguschkine. L’accusation pesait plus fortement sur lui parce que tous les témoins étaient d’accord que c’était lui qui avait, d’un coup de pierre, fracassé la tête d’Ivan Mironoff. Stepan ne dissimula rien à ses juges. Il expliqua que la fois qu’on lui avait volé sa dernière paire de chevaux, il était allé le déclarer à la police et qu’il eût été facile alors de retrouver les traces des tziganes, mais que le commissaire n’avait voulu ni l’entendre ni le recevoir et n’avait ordonné aucune recherche.
— Que pouvons-nous faire avec un homme pareil? Il nous a ruinés!
— Pourquoi les autres n’ont-ils pas frappé, et avez-vous été seul à le faire? Lui demanda le procureur.
— Ce n’est pas vrai! Tous frappaient. Toute la commune avait décidé de le tuer. Moi je n’ai fait que l’achever. Pourquoi le faire souffrir inutilement?
Ce qui surprenait le juge en Stepan, c’était le calme absolu avec lequel il racontait comment on avait frappé Ivan Mironoff et comment il l’avait achevé. Stepan, en effet, ne voyait en ce meurtre rien de terrible. Étant au régiment, il lui était arrivé de faire partie d’un peloton d’exécution et de fusiller un soldat, et alors, comme dans le meurtre d’Ivan Mironoff, il n’avait vu là rien de terrible. On a tué, et voilà tout. Aujourd’hui son tour, demain le mien.
Stepan n’eut qu’une condamnation légère: un an de prison. On lui enleva son habit de paysan, que l’on rangea sous un numéro dans le dépôt de la prison, et on lui fit mettre la capote et les chaussons des prisonniers. Stepan n’avait jamais eu beaucoup de respect pour les autorités, mais à présent, il acquérait la conviction intime que toutes les autorités, tous les messieurs, sauf le Tzar qui seul est juste et a pitié du peuple, que tous ne sont que des brigands qui vivent du sang du peuple. Les récits des déportés et des forçats avec lesquels il se liait dans la prison, confirmaient cette opinion. L’un était condamné au bagne parce qu’il avait dénoncé la concussion des autorités; l’autre parce qu’il avait frappé un chef qui avait saisi, injustement, le bien des paysans; un troisième parce qu’il avait fait de faux billets. Les messieurs, les marchands, pouvaient faire n’importe quoi, tout leur était permis, mais un paysan, un miséreux, pour un rien était envoyé nourrir les poux en prison.
Sa femme vint le voir plusieurs fois en prison. Sans lui, tout allait mal, et, pour comble, un incendie la ruina complètement, de sorte qu’elle dut aller mendier avec ses enfants. Les malheurs de sa famille accrurent encore l’irritation de Stepan. En prison il était méchant avec tous, et, une fois, il faillit tuer avec une hache le cuisinier. Pour ce fait on prolongea sa peine d’une année. Au cours de cette année il apprit que sa femme était morte et que sa maison avait été détruite…
Quand son temps de prison fut terminé, on appela Stepan au dépôt, on prit sur un rayon l’habit dans lequel il était venu, et on le lui remit.
— Où irai-je? Dit-il au surveillant en s’habillant.
— À la maison, naturellement.
— Je n’ai plus de maison. Probable qu’il me faudra aller sur la grand-route, voler les passants.
— Si tu voles, tu viendras de nouveau chez nous.
— Il arrivera ce qu’il arrivera.
Et Stepan partit. Cependant il prit le chemin de sa maison. Il n’avait plus où aller. Avant d’arriver à sa demeure, il demanda à passer la nuit dans une auberge qu’il connaissait. Cette auberge appartenait à un bourgeois de Vladimir, un gros homme ventru. Il connaissait Stepan. Il savait qu’il avait été envoyé en prison par malheur, et il le laissa passer la nuit chez lui.
L’aubergiste était riche. Il avait enlevé la femme d’un paysan du voisinage et vivait avec elle. Cette femme était à la fois maîtresse et servante.
Stepan savait tout cela. Il savait que ce richard avait offensé les paysans, que cette vilaine femme avait quitté son mari, et maintenant, bien habillée, tout en sueur, assise devant le samovar, par faveur elle servait aussi du thé à Stepan. Il n’y avait pas de passants. On laissa Stepan coucher dans la cuisine. Matriona, après avoir tout rangé, se retira dans sa chambre. Stepan se coucha sur le poêle, mais il ne pouvait s’endormir et faisait craquer sous lui les allumes qui séchaient sur le poêle. Le gros ventre du propriétaire de l’auberge qui saillait au-dessus de la ceinture de sa blouse maintes fois lavée et passée, ne lui sortait pas de la tête. Il était hanté par la pensée de frapper ce ventre avec un couteau, et d’en faire sortir la graisse. Et de même pour la femme. Tantôt il se disait: «Que le diable les emporte! Je partirai demain»; tantôt il se rappelait Ivan Mironoff, et de nouveau pensait au ventre du bourgeois et à la gorge blanche, en sueur, de Matriona. «Si tuer, il faut les tuer tous deux.» Le second chant du coq se fit entendre. «Si agir, il faut agir maintenant, autrement le jour viendra.». Le soir encore, il avait remarqué où se trouvaient le couteau et la hache. Il descendit du poêle, prit la hache et le couteau et sortit de la cuisine. Aussitôt derrière la porte s’entendit le bruit du loqueteau. Le propriétaire de l’auberge parut. Stepan fit non ce qu’il avait décidé, il n’eut pas le temps d’employer le couteau, mais, brandissant la hache, il frappa à la tête. Le bourgeois se retint au chambranle de la porte, puis tomba sur le sol.
Stepan entra dans la chambre. Matriona bondit, et, en chemise, se tint près du lit. Avec la même hache, Stepan la tua.
Ensuite il alluma la chandelle, prit l’argent de la caisse et s’en alla.