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PREMIÈRE PARTIE I

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Table des matières

FÉDOR MIKHAÏLOVITCH SMOKOVNIKOFF, président de la Chambre des Domaines, était un homme d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon – et il en était fier –, libéral très austère; et non seulement il était libre penseur, mais il haïssait toute manifestation religieuse, ne voyant dans la religion que des vestiges de superstition.

Fédor Mikhaïlovitch Smokovnikoff était rentré de son bureau de fort méchante humeur: le gouverneur de la province lui avait envoyé un papier très stupide qui, dans un certain sens, pouvait vouloir dire que lui, Fédor Mikhaïlovitch, avait agi malhonnêtement.

Très agacé, immédiatement il s’était mis à écrire une réponse très énergique et très venimeuse.

À la maison, il paraissait à Fédor Mikhaïlovitch que tout allait de travers. Il était cinq heures moins cinq; il pensait qu’on allait servir tout de suite le dîner, mais le dîner n’était pas prêt. Faisant claquer les portes derrière lui, il s’en alla dans sa chambre. Quelqu’un frappa. «Qui diable est-ce encore?» Il cria:

— Qui est là?

Dans la chambre entra son fils, un garçon de quinze ans, élève de cinquième du lycée.

— Qu’est-ce que tu veux?

— C’est aujourd’hui le premier…

— Quoi? L’argent?

Il était établi que, le premier de chaque mois, le père donnait à son fils, comme argent de poche, trois roubles.

Fédor Mikhaïlovitch fronça les sourcils, tira son portefeuille, y chercha, en sortit un coupon de 2 roubles 50; puis, prenant sa bourse, compta encore 50 kopecks, en petite monnaie.

Le fils ne prenait pas l’argent et se taisait.

— Père… je t’en prie… donne-moi une avance…

— Quoi?

— Je ne te l’aurais pas demandée… mais j’ai emprunté sur parole d’honneur… et j’ai promis. En honnête homme, je ne puis pas… Il me faudrait encore trois roubles… Je t’assure que je ne te demanderai plus rien… Je ne demanderai plus… mais donne-les-moi, je t’en prie, père…

— Je t’ai dit…

— Père… c’est la première fois…

— On te donne trois roubles par mois, et ce n’est pas assez pour toi… À ton âge, on ne me donnait même pas cinquante kopecks.

— Maintenant tous mes camarades reçoivent beaucoup plus. Petroff, Ivanitzky reçoivent cinquante roubles…

— Et moi je te dis que si tu te conduis de cette façon-là tu deviendras un filou… Je t’ai dit…

— Mais quoi, vous avez dit!… Vous ne vous mettez jamais dans ma situation… Alors, il faut que j’agisse en lâche… C’est bien à vous…

— Va-t’en, vaurien! Va-t’en! Tu mériterais d’être fouetté…

Fédor Mikhaïlovitch bondit et se jeta vers son fils.

Le fils s’effraya et devint méchant. Mais la méchanceté surpassa l’effroi, et, tête baissée, il gagna rapidement la porte. Fédor Mikhaïlovitch n’avait pas voulu le frapper, mais il était content de sa colère, et longtemps encore, il l’accompagna de ses injures.

Quand la femme de chambre vint prévenir Fédor Mikhaïlovitch que le dîner était servi, il se leva.

— Enfin! Dit-il. Mon appétit est déjà passé.

Et, les sourcils froncés, il alla dîner.

À table, sa femme lui adressa la parole, mais il répondit si peu aimablement et d’une façon si brève qu’elle se tut. Le fils aussi, le nez dans son assiette, se taisait. On mangea en silence; en silence on se leva de table et en silence on se sépara.

Après le dîner, le lycéen retourna dans sa chambre, tira de sa poche le coupon et la menue monnaie, et jeta le tout sur la table. Ensuite il enleva son uniforme, et se mit en veston; puis il alla prendre une grammaire latine très usée, ensuite ferma la porte au verrou, mit l’argent dans le tiroir, duquel il retira des gaines à cigarettes, en remplit une, la boucha d’ouate et se mit à fumer. Il resta sur sa grammaire et ses cahiers pendant deux heures, ne comprenant rien à ce qu’il lisait; puis il se leva et se mit à piétiner de long en large dans sa chambre, se remémorant la scène qu’il avait eue avec son père.

Il se rappelait toutes ses injures et surtout son visage méchant, comme s’il les entendait et le voyait devant lui. «Vaurien!… Tu mériterais d’être fouetté!…» Et plus il se souvenait, plus grandissait en lui sa colère contre son père. Il se rappelait avec quelle expression le père lui avait dit: «Je vois que tu ne feras qu’un filou… Je le savais…»

«Si c’est comme ça sans doute je serai un filou… Il a oublié qu’il a été jeune, lui aussi… Quel crime ai-je commis?… Je suis allé au théâtre… je n’avais pas d’argent, j’ai emprunté à Petia Grouchetzky… Quel mal y a-t-il?… Un autre aurait eu pitié, aurait questionné… et celui-ci ne fait qu’injurier et ne penser qu’à soi… Voilà, quand il manque de quelque chose, c’est un cri à remplir toute la maison… Et moi, je serai un filou… Non, bien qu’il soit mon père, je ne l’aime pas… Je ne sais pas si tous sont pareils, mais moi, je ne l’aime pas…»

La femme de chambre frappa à la porte. Elle apportait un billet dont on attendait la réponse. Ce billet était ainsi libellé:

Pour la troisième fois je te demande de me rendre les six roubles que tu m’as empruntés; mais tu te dérobes. Les gens honnêtes n’agissent pas ainsi. Je te prie de me les envoyer immédiatement par le porteur du présent. Ne peux-tu donc pas les trouver?

Selon que tu me rendras ou non, ton camarade qui t’estime ou te méprise,

GROUCHETZKY.

«Voilà… Quel cochon!… Il ne peut pas attendre… J’essayerai encore.»

Mitia alla trouver sa mère. C’était son dernier espoir. Sa mère était très bonne et ne savait pas refuser; aussi, à un autre moment elle l’eût probablement aidé, mais ce jour-là elle était très inquiète de la maladie de Petia, son fils cadet, âgé de deux ans. Elle gronda Mitia parce qu’il était venu brusquement et avait fait du bruit; et elle lui refusa net. Il marmotta quelque chose entre ses dents et s’en alla. Mais elle eut pitié de son fils et le rappela.

— Attends, Mitia! Dit-elle. Je n’ai pas aujourd’hui, mais demain j’aurai…

Mais Mitia était encore plein de colère contre son père.

— Pourquoi demain, quand c’est aujourd’hui que j’ai besoin? Alors, sachez que j’irai chez un camarade.

Il sortit en claquant la porte. «Il n’y a rien d’autre à faire… Il me dira où l’on peut engager la montre», pensa-t-il en tâtant sa montre dans sa poche.

Mitia prit de la table le coupon et la menue monnaie, mit son pardessus et partit chez Makhine.

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