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XII
ОглавлениеDepuis qu’il s’était débarrassé du coupon, Eugène Mikhaïlovitch avait cessé d’y penser; mais sa femme Marie Vassilievna ne pouvait pas se pardonner de s’être laissée rouler ainsi, pas plus qu’elle ne pardonnait à son mari les paroles cruelles qu’il lui avait dites, ni aux deux jeunes gens de l’avoir trompée aussi habilement. À dater du jour où elle avait été ainsi attrapée, elle regarda attentivement tous les lycéens. Une fois elle rencontra Makhine, mais elle ne le reconnut pas, parce que celui-ci, en l’apercevant, avait fait une telle grimace que son visage en avait été tout changé. Mais, deux semaines après l’évènement, elle se rencontra nez à nez, sur le trottoir, avec Mitia Smokovnikoff.
Elle le reconnut aussitôt. Elle le laissa passer, puis, rebroussant chemin, elle le suivit pas à pas. Elle arriva ainsi jusqu’au domicile du lycéen et apprit qui il était.
Le lendemain elle se rendit au lycée, et, dans le vestibule, rencontra l’aumônier, Mikhaïl Wedensky. Il lui demanda ce qu’elle désirait. Elle répondit qu’elle désirerait voir le proviseur.
— Le proviseur n’est pas ici. Il est souffrant. Peut-être puis-je vous être utile et lui transmettre votre requête.
Marie Vassilievna résolut de tout raconter à l’aumônier. L’aumônier était un homme très ambitieux, veuf. Encore l’année précédente il s’était rencontré dans une société avec Smokovnikoff père, et, avec lui, avait engagé une conversation sur la religion. Smokovnikoff l’avait battu sur tous les points et avait amusé la société à ses dépens. Alors Wedensky avait résolu de surveiller le fils d’une façon toute particulière, et ayant trouvé en lui la même indifférence religieuse qu’en son mécréant de père, il s’était mis à le persécuter et même lui avait donné une mauvaise note à l’examen.
En apprenant par Marie Vassilievna l’acte du jeune Smokovnikoff, Wedensky ne put pas n’en point avoir de plaisir. Il trouva dans ce cas la confirmation de sa conviction de l’immoralité des hommes privés de la direction de l’Église. Il résolut de profiter de cette circonstance pour montrer, comme il voulait s’en convaincre, le danger que courent tous ceux qui s’éloignent de l’Église. Mais au fond de son âme il était content de se venger de l’orgueilleux athée.
— Oui… c’est triste, très triste, disait le père Mikhaïl Wedensky, en caressant de la main la grande croix qui pendait sur sa poitrine. – Je suis très heureux que ce soit à moi que vous ayez confié cela. En ma qualité de serviteur de l’Église je veillerai à ne pas laisser le jeune homme sans remontrances, tout en tâchant d’adoucir le plus possible le châtiment…
«Oui, j’agirai comme il convient à mon ministère», se disait le père Mikhaïl, pensant avoir complètement oublié l’hostilité de Smokovnikoff envers lui, et convaincu de n’avoir pour but que le bien et le salut du jeune homme.
Le lendemain, pendant le cours d’instruction religieuse, le père Mikhaïl raconta aux lycéens toute l’histoire du faux coupon et leur apprit que le coupable était un lycéen.
— C’est un acte mauvais, honteux, leur dit-il. Mais la dissimulation est pire encore. S’il est vrai que le coupable est l’un de vous, alors mieux vaut pour lui se repentir que de celer sa faute.
En prononçant ces paroles, le père Mikhaïl regardait fixement Mitia Smokovnikoff. Les lycéens, suivant son regard, se tournèrent aussi vers Smokovnikoff. Mitia rougit, devint en sueur, enfin se mit à pleurer et quitta la classe.
La mère de Mitia, ayant appris cela, amena son fils à lui tout avouer, et, aussitôt, courut au magasin d’accessoires pour photographie. Elle paya les douze roubles cinquante à la patronne et lui fit promettre de tenir secret le nom du lycéen; quant à son fils, elle lui ordonna de nier tout, et, en aucun cas, de n’avouer à son père.
En effet, quand Fédor Mikhaïlovitch apprit ce qui s’était passé au lycée, et que son fils, appelé par lui, eut nié tout, il se rendit chez le proviseur, lui raconta ce qui s’était passé, lui déclara que l’acte de l’aumônier était inqualifiable et qu’il ne le laisserait pas passer ainsi. Le proviseur fit appeler l’aumônier, et entre lui et Fédor Mikhaïlovitch eut lieu une très violente explication.
— Une femme stupide a calomnié mon fils, du reste, elle-même a ensuite retiré ses propos, et vous n’avez trouvé rien de mieux que de calomnier un garçon honnête, sincère!…
— Je ne l’ai pas calomnié, et je ne vous permettrai pas de parler ainsi… Vous oubliez l’habit que je porte…
— Je m’en moque de votre habit!
— Vos opinions subversives sont connues de toute la ville…, dit le prêtre, dont le menton, en tremblant, faisait remuer la barbiche.
— Messieurs!… Mon père!… prononçait le proviseur, en essayant de les calmer; mais il ne pouvait les mettre à la raison.
— Mon ministère m’impose le devoir de veiller à l’éducation religieuse et morale…
— Assez de mensonges! Est-ce que je ne sais pas que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable!
— Je trouve indigne de moi de causer avec un homme tel que vous… prononça le père Mikhaïl, blessé par la dernière réflexion de Smokovnikoff, et surtout parce qu’elle était juste. Il avait terminé les cours de la faculté de théologie, c’est pourquoi, depuis longtemps, il ne croyait pas en ce qu’il enseignait et confessait. Il ne croyait qu’une chose: que les hommes doivent s’efforcer à croire en ce que lui-même s’efforçait de leur faire croire.
Smokovnikoff n’était pas tant révolté de l’acte de l’aumônier, que de ce qu’il voyait là une preuve éclatante de cette influence cléricale qui commence à se développer chez nous. Et, à tout le monde, il racontait cette histoire.
Quant au père Wedensky, devant les manifestations du nihilisme et de l’athéisme, non seulement de la jeune génération, mais de la vieille, il se convainquit de plus en plus de la nécessité de lutter contre cela. Plus il blâmait l’impiété de Smokovnikoff et de ses semblables, plus il se sentait convaincu de la vérité et de la solidité de sa religion, et moins il sentait le besoin de la contrôler et de la mettre d’accord avec sa vie. Sa religion – reconnue par tous ceux qui l’entouraient – était pour lui l’arme principale de la lutte contre ses ennemis.
Ces pensées, provoquées par son altercation avec Smokovnikoff, jointes aux ennuis administratifs qui en résultèrent pour lui, c’est-à-dire, observations et blâme de ses chefs, l’amenèrent à prendre une décision à laquelle il pensait depuis longtemps, surtout depuis la mort de sa femme. Il résolut de devenir moine et de choisir la voie suivie par quelques-uns de ses condisciples de la faculté dont l’un était déjà archevêque et l’autre archiprêtre en attendant le premier évêché vacant.
À la fin de l’année scolaire Wedensky quitta le lycée, devint moine sous le nom de Missaïl et bientôt fut nommé recteur d’un séminaire, dans une ville de la Volga.