Читать книгу Les remords du docteur Ernster - Jules Girardin - Страница 11
VII
ОглавлениеSupposons, pour un instant, que ce véridique compte rendu des faits dont j’ai été témoin n’ait qu’un seul lecteur, je dis un seul! Supposons encore que cet unique lecteur ne soit pas au courant des us et coutumes de notre grand-duché, il est de mon devoir strict de l’éclairer.
Dans le grand-duché, comme dans tout autre État, monarchique ou non, un ministre ne peut pas se trouver à la fois dans deux endroits différents. Il se peut qu’il ait à élaborer, dans le silence du cabinet, la solution de quelque question importante, à l’heure même où son devoir l’appellerait à honorer de sa présence les obsèques d’un grand homme, ou l’inauguration d’un monument national, ou celle d’un chemin de fer, ou une distribution de récompenses après une exposition artistique. Que fait-il alors? Il court au plus pressé ; il s’enferme dans son cabinet et, la tête dans ses deux mains, médite, médite, médite la question dont la solution immédiate importe au bien, quelquefois au salut de l’État.
Pendant ce temps-là, son sosie, son legatus a latere, comme il est écrit dans les actes officiels, son lieutenant, comme on dit couramment, en vertu d’une fiction adoptée sans réserve, sans restriction et sans critique, vaut le ministre lui-même; que dis-je? il est le ministre lui-même. Devant sa simple rosette, attachée à la boutonnière du simple et vulgaire et triste habit noir, toutes les portes s’ouvrent, tous les fronts s’inclinent, toutes les bouches sourient, les tambours battent aux champs, et les troupes présentent les armes. Le poste de lieutenant d’un ministre est fort recherché, non seulement à cause des honneurs que l’on rend à la personne du titulaire, mais aussi à cause des avantages et, comme on dit, des revenants-bons du métier: un traitement considérable, des relations fort étendues, une promotion tous les cinq ans dans l’ordre national, et, au bout de tout cela, une belle pension, avec le titre de conseiller aulique. Aussi les ministres se montrent-ils très sévères dans leur choix: le candidat doit être de bonne famille, bien élevé, muni du diplôme de docteur; il faut qu’il soit jeune et bien disant, et surtout vigoureux et bel homme. Un ministre ne serait pas flatté d’être représenté par un avorton, incapable de faire de beaux discours, d’improviser à l’occasion, et surtout de boire une foule de santés à la file, sans en avoir les idées moins claires et le pas moins assuré.
Le lieutenant von Siegvalt remplissait toutes ces conditions. Il était docteur en philosophie, parlait bien, buvait mieux encore; le grand maître l’aimait beaucoup.