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IX
Оглавление«Vous voyez bien cela! s’écria-t-il. Oui, oui! ce chiffon de papier qui n’a l’air de rien. Eh bien, si M. l’ambassadeur d’Allemagne en connaissait le contenu, il simulerait à l’instant une attaque d’apoplexie, pour quitter décemment la table de whist; il se ferait emporter à son hôtel; et une fois là, il ressusciterait incontinent pour envoyer une dépêche à Berlin. J’ai reçu cette lettre à quatre heures. A cinq heures, Son Altesse Sérénissime en avait connaissance. A cinq heures un quart (j’avais l’œil sur la pendule, par hasard), Son Altesse me dit:
«Agissez promptement; vous avez carte blanche relativement au prix.
— Mais relativement au prix de quoi? demanda le docteur Vischer, qui était d’un naturel impatient.
— Écoutez la lecture que je m’en vais vous faire de cette lettre, et vous le saurez:
«A monsieur le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts du grand-duché de Münchhausen.
«Monsieur le ministre,
«Quoique j’habite la Sicile depuis vingt ans, je suis un enfant de Münchhausen, et mon vœu le plus cher est d’y passer la fin de ma vie. Je suis propriétaire, ici, d’une vigne où le dernier tremblement de terre a ouvert une fente considérable. Les pluies ont élargi cette fente et ont mis à nu un gisement considérable d’objets d’art, tels que statues, fûts et chapiteaux de colonnes, et débris de toute espèce, d’un marbre qui me semble fort beau. En faisant des fouilles, s’il y a lieu, on trouvera encore d’autres objets, j’en suis persuadé ; mais je ne suis pas assez riche pour perdre ma vigne à la fouiller, et je ne la fouillerai pas, à moins d’être sûr que je ne rejette pas le certain pour l’incertain. Je ne suis pas connaisseur, mon fils non plus, et nous sommes incapables de savoir si notre trésor est bien réellement un trésor.
«En l’état, pour éviter la curiosité des gens, le bavardage, les visites des Anglais armés de petits marteaux, et peut-être même les tracasseries des autorités locales, mon fils et moi, nous avons recouvert de sable, de terre et de détritus de toute espèce l’endroit de la crevasse où l’on pouvait apercevoir les objets susénoncés.
«Après nous être consultés longuement, mon fils et moi, nous avons décidé de vous écrire, en vous priant de nous envoyer (frais à notre charge, bien entendu) un vrai connaisseur, capable de nous dire si nos marbres sont d’une bonne époque, d’en fixer la valeur en monnaie courante, et assez honnête homme pour nous garder le secret, si vous n’accédez pas à la proposition que voici:
«Dans le cas où les objets auraient une grande valeur, une simple annonce dans les journaux suffirait pour faire accourir ici les représentants des États capables de dépenser beaucoup d’argent afin d’orner leurs musées. Mon intention est de ne recourir à cet expédient qu’à la dernière extrémité. Je voudrais, sans mettre personne dans la confidence, offrir à Son Altesse Sérénissime les objets susmentionnés, au prix qu’aurait fixé l’expert envoyé par vous. Je suis négociant et naturellement je désire gagner de l’argent: les affaires sont les affaires. Mais je suis également bon patriote, et pour faire profiter mon cher pays de l’aubaine, si aubaine il y a, je renonce à la surenchère que ne manqueraient pas de proposer les représentants de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne mis aux prises.»
Nous avions écouté sa lecture avec une attention profonde. Ernster avait de petits mouvements nerveux, comme un cheval de bataille qui entend dans le lointain une sonnerie de trompettes.
«Messieurs, dit le grand maître avec une émotion visible, l’homme qui aura contribué à donner à son pays une pareille richesse aura bien mérité de sa patrie, de Son Altesse Sérénissime, de notre cher Musée grand-ducal, qui, il faut bien l’avouer, est un peu pauvre en sculptures antiques. Cet homme-là aura bien mérité de sa propre conscience. Et alors, Ernster, cet homme-là ce sera vous. Vous êtes ici l’autorité la plus compétente en matière d’art, et je ne connais pas de plus honnête homme que vous. Ernster, mon ami, vous ne direz pas non.
— Je ne dis pas non, répondit Ernster qui l’avait regardé, tout le temps de sa lecture, les lèvres frémissantes et les narines dilatées.
— Ce n’est pas assez de ne pas dire non, reprit vivement le grand maître d’une voix tremblante d’émotion. Il faut dire oui, pour me prouver, pour nous prouver à tous que vous n’hésitez pas, que vous ne perdez pas votre temps à faire des réflexions. Songez donc, notre ami, si la Prusse avait vent de l’affaire! Savez-vous ce qu’elle ferait, la Prusse? Elle nous couperait l’herbe sous le pied: la raison du plus fort est toujours la meilleure. Depuis que la Prusse a conquis le monde, à ce que dit tous les jours monsieur son ambassadeur, elle veut rayonner sur l’univers; elle veut faire de Berlin la capitale du monde. Malgré son économie proverbiale, elle jette littéralement l’or par les fenêtres pour entasser à Berlin les trésors de l’art antique. Oh! mon petit Ernster, ne vous faites pas son complice en lui donnant le temps de susciter des incidents diplomatiques, de faire peur aux gens,. de les éblouir, de les fasciner avec son or. Dites-moi oui, bien vite.
— Je dis oui, répondit notre ami, du ton d’un homme bien décidé à ne pas laisser dépouiller Münchhausen au profit de Berlin.