Читать книгу Sproglig Polyfoni - Группа авторов - Страница 21
2. Dialogisme et double énonciation
ОглавлениеDe même qu’on ne peut prendre la parole sans parler dans telle ou telle langue, sans s’inscrire dans tel ou tel genre du discours, sans construire une scène interlocutive qui distribue la personne, l’espace et le temps à partir du locuteur-énonciateur, de même on ne saurait discourir, selon Bakhtine, sans rencontrer les discours des autres, et l’autre comme discours:
L’expression d’un énoncé est toujours, à un degré plus ou moins grand, une réponse, autrement dit: elle manifeste non seulement son propre rapport à l’objet de l’énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d’autrui. (Bakhtine 1979/1984, 299)
Tout texte s’inscrit dans une interaction plus ou moins explicite avec d’autres textes, parmi lesquels la réponse prêtée au destinataire. Il naît d’eux, il leur répond en les rapportant pour les confirmer, les infirmer, les rejeter, les retravailler, etc…
Bakhtine nomme dialogisme – on trouve également, dans les traductions de ses travaux, les termes de dialogisation intérieure, ou microdialogue – cette dimension constitutive du discours qui tient à ce que sa production ne peut pas ne pas se réaliser dans un “dialogue” implicite avec d’autres discours.
Le dialogisme, que je définirai comme la capacité de l’énoncé à faire entendre, outre la voix du locuteur-énonciateur, une (ou plusieurs) autre(s) voix qui le feuillette(nt) énonciativement, se note par un ensemble de marques linguistiques extrêmement hétérogènes, ce que pointait Bakhtine: “Les formes de réactions-réponses qui remplissent un énoncé sont extraordinairement variées et, jusqu’à présent, elles n’ont jamais été étudiées” (ibid.). J’ai entrepris, dans des travaux antérieurs, de répertorier quelques-unes de ces “formes de réactions-réponses” (Bres 1998, 1999, 2001), comme d’expliciter les notions qui, dans les cadres de la théorie praxématique de l’actualisation que nous développons dans notre équipe,1 permettent de les décrire (Bres et Verine 2002). Mon objectif ici sera différent: il s’agira de tenter un premier classement des marqueurs dialogiques à partir des différentes formes que prend, à la surface textuelle, le phénomène de la double énonciation, qui caractérise l’énoncé dialogique, et que je vais sommairement décrire.
L’actualisation phrastique se réalise par un ensemble d’opérations parmi lesquelles on peut distinguer, entre autres, (i) les opérations d’actualisation déictique (temporelle, spatiale et personnelle) des différents éléments du dictum (ou contenu propositionnel) en vue de la référenciation; (ii) les opérations d’actualisation modale, consistant à appliquer un modus au dictum (Bally 1934/1965, 36-38); (iii) les opérations d’actualisation phonétique ou graphique consistant à inscrire l’énoncé dans le mode sémiotique choisi, oral ou écrit. Les deux premiers types d’opération (actualisation déictique et modale) relèvent de la programmation de l’à-dire (Détrie et al. 2002) et sont mises au compte d’une instance que je propose de nommer énonciateur. Les opérations d’actualisation phonétique ou graphique relèvent de la réalisation du dire (op. cit.) et sont mises au compte d’une instance nommée locuteur. Dans le présent travail, je ne m’intéresserai qu’à la dimension d’actualisation déictique et modale, et donc ne parlerai que d’énonciateur(s). Soit les deux énoncés suivants:
(1)Le climat change.
(2)Oui, le climat change. (Titre d’un éditorial du journal Le Monde)
L’énoncé (1) est monologique. Il est le résultat d’un acte d’énonciation dont les interactants, le lieu et le temps ne sont pas explicités. Enonciativement simple, il résulte de ce que son énonciateur – nommons-le E1 – a actualisé, notamment temporellement, et modalisé par l’assertion un dictum (déterminant + climat + changer + temps verbal2), le transformant de ce fait en un énoncé actualisé.
Il en va différemment pour l’énoncé (2), qui est dialogique. On distinguera à l’analyse, sous l’unité de surface, deux actes d’énonciation:
- celui, enchâssant, correspondant à l’interaction du scripteur de cet article avec le lecteur, et qui se manifeste par l’énoncé [E]: [oui P];
- celui, enchâssé, correspondant à une autre interaction, antérieure, dont les interactants pas plus que le temps ni le lieu ne sont explicités, à laquelle correspond l’énoncé (reconstruit) [e]: [le climat change]ou [le climat change-t-il?] .3
Dans ce type d’énoncé, l’actualisation déictique et modale de l’énonciateur E1 s’applique non pas à un dictum, mais à un élément présenté comme ayant déjà statut d’énoncé, c’est-à-dire à un dictum ayant déjà fait l’objet des opérations d’actualisation par un autre énonciateur (que nous appellerons e1). On distinguera en conséquence:
- pour l’acte d’énonciation enchâssé, un énonciateur e1 (ici non explicité), actualisateur de l’énoncé [e] reconstruit approximativement comme [le climat change]ou [le climat change-t-il?];
- pour l’acte d’énonciation enchâssant, un énonciateur E1, actualisateur de l’énoncé [E] [oui, le climat change] en tant qu’il résulte de l’application du modus de confirmation (oui) à l’énoncé [e].
On définira l’énoncé dialogique par la double énonciation, entendue comme le fait, résultant de l’enchâssement d’un acte d’énonciation dans un autre, que les opérations d’actualisation déictique et modale dudit énoncé, au lieu de s’appliquer, comme pour l’énoncé monologique, à un dictum, se sont appliquées à un énoncé [e], actualisé par un autre énonciateur (e1).4 Ajoutons deux précisions: l’énoncé [e] est présupposé par l’énoncé [E]. Si, dans certains cas, il a effectivement été prononcé, il peut également ne pas avoir d’autre réalité que celle qui lui est accordée par l’énoncé [E].
La double énonciation – de façon imagée, je dirai le deux dans l’un – si elle structure tout énoncé dialogique, peut le faire de façons fort variées, qui tiennent principalement au mode de présence de l’énoncé enchâssé [e] dans l’énoncé enchâssant [E]. Je désignerai par x la forme que prend l’énoncé [e] reconstruit dans l’énoncé observable [E], (et, complémentairement, par y, la partie de [E] relevant du seul E1). Soit, dans (2):
oui, le climat change: x = le climat change; et y = oui .
Cette distinction entre x et [e], de peu d’intérêt dans le cas de (2), dans la mesure où x ([le climat change]) est quasiment identique à [e] ([le climat change]ou [le climat change-til?]), sera plus que nécessaire lorsque x aura la forme non d’une proposition mais celle, résiduelle, d’un syntagme ou d’un mot, rendant plus difficile, voire impossible, la reconstruction de l’énoncé [e], pourtant présupposé. On le verra en effet, l’enchâssement de [e] dans [E] se traduit le plus souvent par la perte de son autonomie syntaxique, déictique, modale, au-delà de sa structure prédicative. Il arrive même que l’énoncé [e], phagocyté, se voie réduit à presque rien, voire à rien d’effectif, et que sa présence ne puisse plus être que supposée.
En appui sur ces bases et cette méthodologie, je vais proposer maintenant une ébauche de classement des différentes formes que prend la double énonciation en discours, depuis son marquage explicite – par une forme de dualité syntaxique (3.) ou par un signifiant d’hétérogénéité énonciative (4.) – jusqu’à son implicitation (5.), voire la dilution totale de ses signifiants (6.).