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5. Le deux dans l’un énonciatif se signifie par une discordance
ОглавлениеLes types d’énoncés dialogiques que nous venons de rencontrer présentaient tous, à leur surface textuelle, soit un signifiant syntaxique capable de porter la dualité énonciative (2.), soit un signifiant spécifique la présupposant (3). Mais le dialogisme peut également se signifier non par un marqueur spécifique, mais par une discordance linguistique ou pragmatique.
A.La discordance peut affecter le rapport entre énoncé et énonciation, et se marquer orthographiquement comme dans le détournement suivant:
(40)Edouard m’a tuer. (Titre d’un article du Monde, signé par un responsable de l’audiovisuel, sous le gouvernement d’Edouard Balladur)
L’incorrection orthographique sur le verbe (la graphie de l’infinitif en lieu et place de celle du participé passé morphologiquement attendue) et la contradiction pragmatique entre énonciation et énoncé (si l’énonciateur a été tué, il ne peut le clamer haut et fort dans les colonnes d’un journal), sont les traces de ce que cet énoncé E vient en détournement d’un autre énoncé [e], aisément récupérable dans la mémoire discursive, à savoir: [Omar m’a tuer], graffiti inscrit par la victime d’un crime crapuleux qui venait de défrayer la chronique.
B.La discordance peut être d’ordre énonciatif. Soit l’énoncé suivant:
(41)Alors il était obligé de raconter toute son histoire. Qu’il était le fils de Khéïra, que depuis des années il essayait désespérément de la retrouver et s’il vous plaît, je vous en supplie, je n’en peux plus, aidez-moi. (Le Monde)
L’énoncé que j’ai mis en italiques (et qui ne l’est pas dans le texte original) se présente comme coordonné au précédent, mais l’apparition de déictiques personnels (première et deuxième personnes) et temporel (présent), à quoi s’ajoutent l’usage du performatif (je vous en supplie) et de l’impération, en rupture avec le cotexte précédent, demandent de l’attribuer non à E1 mais à e1, dont les paroles sont rapportées en discours direct libre.
C.La dissonance peut être d’ordre sémantique. Soient les trois énoncés suivants:
(42)La fille aux yeux bleus a les yeux verts.
(43)Celui qui est mort sur la croix n’a jamais existé. (Pêcheux 1975)
(44)Je vous ai fait une cachotterie bien involontaire. (Courriel)
Un même énonciateur, en vertu du principe de non-contradiction pratique, ne peut asserter à la fois qu’une fille a les yeux bleus et qu’elle a les yeux verts; que quelqu’un est mort sur la croix et qu’il n’a jamais existé; qu’il fait une cachotterie et que c’est involontaire. L’interprétation dialogique imputera à un énonciateur e1 les énoncés [e] reconstruits [la fille a les yeux bleus] pour (42), [quelqu’un/le Christ est mort sur la croix] pour (43), [x a fait une cachotterie] pour (44). Et à l’énonciateur E1, que ladite fille a les yeux verts (42), que ladite personne n’a jamais existé (43), que ladite cachotterie était involontaire (44). Remarquons, signes de l’enchâssement de l’énoncé [e] dans l’énoncé [E], que dans les trois occurrences (42)-(44), c’est la partie thématique de l’énoncé qui est imputée à e1, et la partie rhématique à E1.
D.La discordance peut être d’ordre pragmatique et affecter la relation de l’énoncé à son contexte. Soient les deux énoncés suivants:
(45)(A dit à B) - ton avion partait à 16h30.
(46)(une mère à son fils) - mais ne te presse pas! tu as tout ton temps! c’est pas encore 11heures…
A la différence des précédents, ils ne présentent en eux-mêmes aucune dissonance, et tendent à être compris comme monologiques. Mais précisons leur contexte:
Pour (45): à l’issue d’un colloque en Grande-Bretagne, je rejoins l’aéroport en compagnie d’un collègue, auquel je dis, entre autres choses, que j’ai un avion à 16h30. Arrivés à l’aéroport vers 16h, ledit collègue entreprend de lire le panneau Departures, et cherchant le vol que je lui ai signalé, énonce, avant de l’avoir vu annoncé, sur une intonation de demande de confirmation, l’énoncé (45): [ton avion partait à 16h30]. Il y a discordance entre l’imparfait qui, en tant que temps du passé, semble localiser le moment 16h30 dans le passé, alors que, par rapport au nunc de l’énonciation (il est 16 heures), ledit moment relève de l’époque future. L’énoncé n’est pertinent que si on le comprend comme la reprise, en discours indirect libre, du dire antérieur de e1: [mon avion part à 16h30].
(46) est produit dans le cadre d’une interaction familiale. Un adolescent a obtenu la permission de sortir à condition de rentrer avant 23h. Il est plus de minuit lorsqu’il passe le seuil de la porte et se voit accueilli par le discours maternel précité. Il y a discordance entre l’acte du fils (il rentre bien après l’heure de la permission accordée) et l’acte de langage de la mère (cajolerie), contraire à celui qui est attendu (réprimande); et plus frontalement encore: entre l’heure indiquée (“pas encore 11 heures”) et le nunc (plus de minuit). L’énoncé n’est pertinent que si on comprend que l’énonciateur E1 ne parle pas sérieusement et profère ironiquement l’énoncé d’un autre énonciateur e1 qui aurait eu toute sa pertinence dans un autre contexte (celui où l’enfant serait rentré avant l’heure de permission). Rien dans l’énoncé lui-même – à l’exception peut-être de son intonation – ne marque l’hétérogénéité énonciative.
Discordance entre énoncé et énonciation, discordance énonciative, discordance sémantique, discordance pragmatique: autant de claudications qui signalent la nature dialogique des énoncés qu’elles affectent.