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III

Table des matières

Un amendement malheureux

20 novembre 1904

Je me proposais d’examiner aujourd’hui, au point de vue de l’utilité politique, l’article 8 du projet Combes qui interdit aux associations de culte de se fédérer en dehors des limites du département. On a cru, par cette interdiction, parer à un danger que tout le monde prévoit. Je montrerai qu’au lieu de diminuer ce danger on l’aggrave. Il faut que j’ajourne mon article déjà rédigé.

On lisait, en effet, dans les journaux d’avant-hier, cette information: «; Après s’être mis d’accord en principe avec M. le président du conseil, M. Georges Berger a déposé un amendement au projet de loi de la séparation des Églises et de l’État. Cet amendement tend à introduire dans l’article 8 le paragraphe que voici: «Il sera constitué des unions régionales des associations protestantes et des associations israélites.»

Cette information était reprise et précisée, hier matin, par la note suivante: «M. Georges Berger rectifie l’amendement au projet de loi concernant là séparation des Églises et de l’État qu’il a déposé. Le texte rectifié est celui-ci: Les unions d’associations catholiques pourront dépasser les limites d’un département. Il sera constitué des unions régionales des associations protestantes et des associations israélites. C’est par erreur matérielle qu’il était écrit: ne pourront dépasser.»

On distingue clairement ce qui s’est produit. L’émotion provoquée par ce malencontreux article 8 a été perçue dans le monde politique, M. Georges Berger, dans une intention bienveillante à laquelle je rends hommage, s’est appliqué à corriger ce que la mesure proposée a de vexatoire, surtout pour des confessions religieuses dont la République n’a jamais eu à se plaindre. Et l’auteur du projet, pour montrer à son tour sa bonne volonté, s’est déclaré d’accord avec le rédacteur de l’amendement. L’empressement de M. Combes montre bien que cet article 8 est absolument inacceptable.

Malheureusement, la correction offerte ne donne pas les satisfactions que les intéressés sont en droit d’exiger. Pour les catholiques, elle permet peut-être de conserver à leur Église sa forme traditionnelle. En prononçant que leurs unions d’association pourront dépasser les limites d’un département, elle paraît leur maintenir l’organisation des évêchés et des archevêchés. Le texte est pourtant bien vague, et je ne garantis pas qu’il contienne exactement tout cela. C’est à voir.

Mais j’en reviens toujours, à propos du catholicisme, à une idée qu’il ne faut pas perdre de vue. Qui nous prouve que le catholicisme de demain sera tout à fait celui que nous connaissons aujourd’hui? Qui nous prouve que la séparation n’aura pas, dans ce grand organisme religieux, des conséquences inattendues? Qui nous prouve que les «infiltrations» si souvent dénoncées par les fanatiques d’ultramontanisme ne produiront pas quelques effets visibles? Qui nous prouve que le pape Pie X, par ses projets de répression spirituelle à outrance, n’aura pas l’art de provoquer des révoltes? Je ne prétends rien savoir de ce qui éclatera demain. Mais je prétends que personne n’est en droit de dire à l’esprit: «Tu ne créeras plus du nouveau.»

Et si des mouvements schismatiques se produisent, ils seront probablement assez restreints. On les constatera sur des points qui seront sans doute très distants les uns des autres. Ils oublieront de se régler sur les divisions administratives qu’un directeur des cultes aura imaginées dans le calme de son cabinet. Est-il sage, est-il juste de déclarer à l’avance aux hommes qui, de ci, de là, se sépareront de Rome, qu’il leur sera interdit de se tendre la main pour mieux combattre la tyrannie romaine? On pouvait soutenir naguère que, grâce au Concordat, le pouvoir civil protégeait l’Église contre les schismes. Va-t-on faire en sorte qu’après la suppression du Concordat, le même pouvoir civil rende le même service à l’Église?

Pour les Églises protestantes, l’amendement de M. Georges Berger est fort loin de contenir les avantages que son auteur a voulu sans doute y mettre. Il est même, pour elles, absolument inadmissible. Remarquons d’abord que cet adjectif de «protestantes» ne désigne rien de précis, j’entends au point de vue de la loi. Il y a des Églises protestantes de diverses dénominations: réformées, luthériennes, libres, méthodistes, etc. Quelques-unes de ces familles religieuses comptent très peu de membres. Elles n’ont pas pensé, pour faire plaisir à un chef de gouvernement, à se parquer chacune dans une région déterminée. Elles ont leurs petits centres sur les points les plus éloignés du pays de France, Leur interdire de former un corps, c’est les condamner à mourir. L’intérêt de la démocratie est de voir un individualisme spirituel s’opposer au collectivisme religieux et autoritaire de l’Église romaine. Encore faut-il qu’on ne rende pas la vie impossible aux individualistes de principe et de pratique.

Si nous considérons tous ces groupes d’Églises, les grandes comme les plus infimes, nous leur reconnaîtrons un caractère commun. Aucun n’est international. Tous s’arrêtent aux limites de la France. Mais tous aussi, dans l’intérieur de ces limites, prétendent avoir un caractère national. Ils veulent être les Églises réformées de France, l’Union des Églises libres de France, etc. On heurterait une sorte de patriotisme en les forçant à être autre chose. On s’attaquerait à un principe fondamental en les contraignant à se diviser en tronçons informes et à régler leur vie sur un arbitraire géographique.

Mais prenons les deux groupes les plus importants, le groupe luthérien et le groupe réformé. L’État ne peut contester que l’organisation synodale ne leur soit nécessaire et qu’elle ne soit légitime. C’est lui-même qui l’a donnée, après les événements de 1870, aux Églises de la confession d’Augsbourg. C’est lui-même qui a convoqué le synode réformé de 1872. Enfin, en ce qui concerne les Églises réformées, la légitimité de ce régime a été proclamée de la manière la plus expresse par le conseil d’État dans l’avis des 13 et 15 novembre 1873. Ce qui est indispensable avec le Concordat ne peut que l’être encore plus après sa disparition.

Sans doute le groupement régional est un peu moins mauvais que le groupement départemental. Mais les objections que l’on devait diriger contre l’un valent encore contre l’autre, et elles ont exactement la même force. Les géographes ne peuvent rien contre ce fait que la répartition des protestants dans les diverses régions est très inégale. Ils n’empêcheront pas, malgré les découpages administratifs les plus savants, le protestantisme du Nord-Ouest, par exemple, d’être numériquement très inférieur à celui du Midi. Et je répète ce que j’écrivais il y a huit jours; ce sont les faibles qui seront sacrifiés, tandis que les forts auront l’existence assurée; ce sont les faibles qui pâtiront de la peur qui. paraît hanter tant de nos concitoyens: la peur de la liberté.

Portalis, dont l’autorité doit être grande à la direction des cultes, a formulé la vérité qui domine tout en ces matières: «Quand une religion est admise, on admet, par raison de conséquence, les principes et les règles d’après lesquels elle se gouverne.» Il est loisible à un gouvernement d’oublier cette vérité. Il est loisible à une assemblée délibérante de ne pas s’en souvenir plus que lui. Mais gouvernement et assemblée s’aperçoivent tôt ou tard qu’on ne marche pas contre l’histoire.

On verra peut-être un Parlement, sous la dictée des passions, biffer l’organisation historique des Églises protestantes. Mais on ferait alors l’expérience que ces Églises ne renonceront pas à ce qu’on veut leur enlever. Elles s’inclineront devant la loi. Mais elles ne cesseront jamais de réclamer la correction d’une loi mauvaise. Elles élèveront cette protestation et cette requête à tout propos et en toute circonstance. Elles ne laisseront pas prescrire leur droit. Et l’on ne saisit pas l’intérêt politique qu’il peut y avoir à ce qu’une question aussi délicate se présente, en certains départements, à chaque élection. Un gouvernement républicain évitera sûrement cette faute.

La Séparation des Églises et de l'État

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