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ОглавлениеLa question des synodes
13 novembre 1904
J’ai rappelé que les Églises protestantes de notre pays, depuis le seizième siècle, et en dépit de toutes les vicissitudes, vivent sous une forme démocratique et fédérative; que leur système gouvernemental consiste en une série d’assemblées élues, au sommet de laquelle est le synode général ou national; que, dans le régime de l’union avec l’État, ce lien fédératif a été reconnu légitime et, dans certains cas, indispensable; que, pour toutes les Églises protestantes indépendantes de l’État, il a été respecté, non seulement par la République, mais encore par l’Empire. Sortons de l’histoire pure.
Il est aisé de comprendre combien l’existence et l’action de ces assemblées sont nécessaires. Nous sommes ici, avec de légères nuances selon les dénominations, en pleine démocratie, et l’organisation de cette démocratie religieuse et peu connue ressemble singulièrement à celle de la démocratie politique au milieu de laquelle nous vivons. L’élément premier en est l’Église locale, qui correspond, si l’on veut, à la commune. Ce groupe s’administre lui-même. Par le suffrage universel de ses membres, il élit un conseil qui est le conseil des anciens ou conseil presbytéral (presbuteros, ancien). De là le nom de l’organisation ecclésiastique qui est dite presbytérienne.
Cette petite assemblée est présidée, du moins dans la plupart des cas, par le pasteur ou par l’un des pasteurs de l’Église. Celui-ci n’en est vraiment que le président; comme le dit un document du dix-septième siècle, il est là, «non pour y régner, mais pour y conduire la police ecclésiastique par l’avis des anciens, proposant les affaires dont il faut délibérer, recueillant les voix, faisant la conclusion.» S’il a, comme président, l’autorité, les conseillers laïques ont pour eux le nombre.
Ces Églises locales, dispersées sur toute l’étendue du territoire français, ne se trouvent-elles pas parfois devant des questions qui les intéressent toutes? N’ont-elles pas à pourvoir à des besoins pour lesquels il leur est indispensable de se concerter. Et si elles ont certains intérêts en commun, pourquoi cette communauté d’intérêts et la nécessité de les étudier ensemble ne se feraient-elles sentir que dans les limites de la circonscription arbitraire et factice que l’on appelle un département?
Déjà, sous le nom de consistoires, la loi de germinal an X a groupé les Églises réformées de régions déterminées; et ces consistoires (qu’on peut, à la rigueur, considérer comme correspondant aux colloques des seizième et dix-septième siècles) s’étendent souvent sur deux, trois, quatre départements. Celui d’Orléans, par exemple, comprend le Loiret, le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, l’Yonne. Celui de Saint-Étienne réunit les Églises réformées de cinq départements: Loire, Puy-de-Dôme, Creuse, Corrèze, Cantal.
Il est vraiment étrange que cette première et petite fédération de groupes locaux, reconnue nécessaire et établie par le gouvernement dans le régime de l’union, risque d’être interdite le jour où, par la disparition même de ce régime, elle deviendra soudain une des conditions de l’existence.
Mais des intérêts vitaux sont communs à ces groupes en dehors de la circonscription consistoriale. Au-dessus des colloques, les anciennes Églises réformées avaient les synodes provinciaux et, pour couronner le tout, le synode national. Depuis 1802, ces Églises reconstituées n’ont pas cessé de réclamer le fonctionnement régulier de cet organisme. Elles ont obtenu de la deuxième et de la troisième République, en 1848 et en 1872, un synode national. Elles peuvent si peu vivre dans l’isolement qu’elles ont dû, pour parer à des nécessités impérieuses, créer sous le régime même du Concordat des organisations officieuses et générales.
J’ai rappelé que les Églises luthériennes, les Églises libres, les Églises méthodistes ont leur synode national.
Pourquoi tout cela changerait-il? Toutes les associations qui s’occupent de représenter des idées, de les défendre, de les propager, ont besoin, absolument besoin de se fédérer et d’avoir leur congrès. Les Universités populaires ne se contentent déjà plus de se grouper par régions. A deux reprises, leurs délégués, venant de la France entière, se sont rencontrés dans une assemblée générale et ont étudié ensemble leurs méthodes de travail. Le parti socialiste a ses congrès périodiques; on y détermine les principes, on y fixe la doctrine, on y discute les moyens de propagande. Des associations anti-religieuses ont parfaitement le droit de se former, de constituer des œuvres pour faire concurrence aux assemblées de culte, d’être des Églises à leur façon. On ne leur contestera pas le droit de s’entendre et de se fédérer. Si on le leur contestait, je serais le premier à le revendiquer pour elles.
Pourquoi ce droit serait-il reconnu à X et à Y parce qu’ils répandent des idées antireligieuses et refusé à N et Z parce qu’ils ont la fantaisie de professer des idées contraires? Quel «concile de pions» désignera les doctrines métaphysiques ou antimétaphysiques dont les adhérents auront la liberté de se réunir en congrès et celles dont les adhérents seront privés de cette liberté ?
C’est pour les associations de culte que je réclame cette liberté, — et non pour les individus. Il serait pourtant bizarre qu’on ne permît pas à des groupes de déterminer ce qui sera leur déclaration de principes. S’ils ont ce qu’on appelle une confession de foi, c’est-à-dire un résumé de leurs croyances, est-on en droit de leur dire: «Il vous est interdit de vous assembler jamais pour examiner ce résumé, pour le critiquer, pour le reviser, pour le développer, même pour déclarer que vous y renoncez» ? Faut-il insister sur le ridicule de cette prétention?
On ne s’aperçoit pas que, par des mesures de ce genre, on fait le jeu de Rome. Qui nous assure que, sur tel ou tel point du territoire français, à la suite d’un événement imprévisible, un prêtre catholique ne fondera pas un groupe religieux qui rejette le joug ultramontain? Et si un accident de même espèce se produit sur un ou plusieurs autres points du pays, on interdirait à ces petits groupes de se concerter entre eux et de se soutenir? D’après le projet de M. Combes, s’ils sont dans le même département, ils pourront se tendre la main. S’ils sont, l’un dans le Midi, l’autre dans le Nord, un troisième dans l’Est, ces isolés seront condamnés à ne point s’entr’aider. Le Vatican ne demande pas autre chose.
Revenons aux Églises protestantes. Il leur faut des pasteurs. Comment, au lendemain de la séparation, ces pasteurs seront-ils formés? Les facultés de théologie qui font partie de l’Université de Paris et de l’Université de Toulouse auront disparu. Les Églises intéressées devront les remplacer, en créer de nouvelles et les faire vivre. Comment pourront-elles organiser ces écoles indispensables, s’il leur est interdit de délibérer ensemble en dehors des limites d’un département?
Il serait facile de prolonger indéfiniment la liste des questions générales qui se posent à des Églises comme aux associations de toutes sortes. Celles que j’ai indiquées sont d’ordre spirituel, moral, intellectuel. Il y en a d’autres qui méritent, elles aussi, une attention spéciale. Ce sont toutes celles qui concernent l’existence matérielle des groupes constitués. En accordant aux associations de culte le droit de former des unions départementales avec caisse commune, M. Combes reconnaît que les groupes isolés, sans rapports permis les uns avec les autres, seraient souvent condamnés à mort. S’il avait remarqué comment les groupes protestants sont répartis à travers la France, il aurait vu que le droit concédé risque fort de leur apparaître comme une triste ironie.
La lettre publiée par le Siècle, dans son numéro du 31 octobre, donne là-dessus une indication topique: «Tel département, comme celui du Jura, du Doubs, du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine, de la Nièvre, de l’Allier, ne compte qu’une seule paroisse officielle (réformée); tel autre, comme l’Orne, la Manche, n’en compte que deux.» Voilà des associations de culte auxquelles le droit concédé par l’article 8 sera d’un joli profit!
Les faits paraissent peut-être plus criants encore lorsqu’on relève certains chiffres. Le dernier recensement qui contienne des renseignements ecclésiastiques est celui de 1872. Il attribue 118.483 protestants au département du Gard et 47.048 à celui de la Seine. Ce dernier chiffre est sans doute très inférieur à la réalité. En tout cas, voilà des agglomérations qui pourraient se suffire à elles-mêmes. Mais sait-on qu’au-dessous de ces deux départements il n’y en a que cinq qui aient plus de 20.000 protestants? Et si l’on classe les départements d’après la décroissance de cette population, on constate que, dès le quatorzième, il y a moins de 10.000 protestants; dès Je vingt-sixième, moins de 5.000; dès le trente-huitième, moins de 2.000; dès le cinquante-quatrième, moins de 1.000; dès le soixante-huitième, moins de 500. Et l’on arrive, avec les derniers, à des chiffres comme ceux-ci: Aude, 117 protestants; Basses-Alpes, 91; Corse, 84; Creuse, 77; Landes, 53; Corrèze, 25; Cantal, 17.
Il est bien certain que depuis 1872 ces chiffres ont un peu varié par suite des mouvements de population et d’autres circonstances. Sur tel ou tel point, il y a eu augmentation de quelques centaines. Mais, dans l’ensemble, les traits du tableau subsistent. Il y a moins de protestants dans la France entière que de catholiques dans la seule ville de Paris. Ils sont dispersés sur le territoire français de telle sorte que certains de leurs groupements sont d’une insigne faiblesse numérique. Interdire aux Églises de diverses dénominations auxquelles ils se rattachent d’avoir une caisse commune, c’est enlever à ces groupements la possibilité de vivre. Cela ne saurait s’appeler la séparation dans la justice et dans la liberté, ni, comme le disait M. Combes, dans la bienveillance.
Il y aurait là, d’ailleurs, la violation d’un autre principe qui se fait jour, de plus en plus, dans notre démocratie. La conscience républicaine n’accepte plus que la loi favorise les forts et accable les faibles. Pour ce motif, elle ne saurait approuver l’article 8 du projet. Et ici je pense aux catholiques comme aux protestants. Dans les régions riches, les organisations n’ont pas besoin d’être nombreuses pour se suffire dans l’intérieur d’un département. Mais, au moment où l’on enlève les subsides de l’État à des populations pauvres, comme celles des Hautes-Alpes ou de la Lozère, ne serait-il pas inique de leur interdire de compter sur la solidarité de leurs coreligionnaires? Il y aurait là une véritable oppression des faibles.
Au regard des principes, cet article 8 est jugé. Il reste à voir si cette violation de la justice est exigée par l’utilité politique.