Читать книгу La Séparation des Églises et de l'État - Raoul Allier - Страница 17
ОглавлениеL’État entrepreneur de messes
8 janvier 1905
Je demande pardon de revenir encore sur l’article 3 du projet Combes. Ce n’est vraiment pas ma faute si ces quelques lignes destinées à figurer un jour dans la loi française sont bourrées de difficultés juridiques, violent les principes les mieux établis et semblent, en définitive, viser un but contraire à celui que le parti républicain veut et croit poursuivre. Si c’est exact, il vaut mieux s’en apercevoir et le dire quand il est encore temps d’éviter les pires fautes.
Il faut que j’en fasse l’aveu: ce qui m’a empêché de voir jusqu’à ce jour toutes les beautés de cet article 3, ce sont mes préjugés de parpaillot. Expliquons-nous. Cet article, on s’en souvient, porte sur «les biens mobiliers ou immobiliers ayant postérieurement au Concordat appartenu aux menses, fabriques, consistoires, conseils presbytéraux et autres établissements publics préposés aux cultes antérieurement reconnus». Naturellement, je me représentais ces biens sous les formes où ils existent dans les Églises que, pour des raisons personnelles, je connais le mieux. C’étaient, dans ma pensée, des chapelles, des temples ou des synagogues. C’étaient encore des établissements charitables. C’étaient enfin des revenus destinés à entretenir, ici ou là, quelque poste de pasteur ou de desservant auxiliaire. Je me suis aperçu tout à coup que, dans le catholicisme, il peut s’agir de bien autre chose.
Le Concordat, dans son article 15, stipule que «le gouvernement prendra... des mesures pour que les catholiques français puissent, s’ils le veulent, faire en faveur des Églises des fondations». C’est moi qui souligne le dernier mot. Il faut bien croire que ces «fondations » correspondent à quelque chose d’essentiel pour les catholiques, puisque M. Combes, à son tour, les prévoit dans l’article 7 de son projet. Parmi les ressources que les associations cultuelles pourront s’assurer, il mentionne «des taxes ou rétributions, même par fondations, pour les cérémonies ou services religieux».
Il s’agit, dans tout cela, des dispositions que prennent certaines personnes pour assurer à perpétuité à leurs défunts le bénéfice de messes, de services et autres offices cultuels. Beaucoup des titres mobiliers et même des biens-fonds qui appartiennent actuellement aux fabriques n’ont pas une autre origine, et, partout, les fabriques veillent à ce que le clergé s’acquitte avec exactitude des charges qui se trouvent attachées à ces fondations. «Ces messes et services pour les morts, écrit l’évêque de Tarentaise dans le Bulletin religieux de son diocèse (1er janvier 1905), sont annoncés tous les dimanches au prône; tons les fidèles les connaissent pour les avoir entendu publier depuis leur enfance; et les petits-fils des fondateurs sont flattés dans leur amour-propre en constatant que, chaque année, on rappelle à la paroisse entière le souvenir de leurs parents défunts.»
L’évêque de Tarentaise demande: «Que deviendront toutes ces fondations après la suppression du Concordat? » Je lui réponds en prenant en main le projet Combes: l’État, sous le nouveau régime, se fera le gérant bénévole et obligatoire de toutes ces fondations postérieures au Concordat et antérieures à la séparation. L’article 3 est formel et ne comporte aucune exception. «Les biens mobiliers... ayant appartenu... aux fabriques... seront concédés à titre gratuit aux associations qui se formeront pour l’exercice d’un culte.»
Je prie les libres-penseurs les plus décidés, ceux qui prennent au sérieux la séparation des Églises et de l’État, de vouloir bien considérer les conséquences peu banales auxquelles peut conduire cet article 3. S’il ne s’agissait d’un sujet si grave et qui engage les consciences, il y aurait ici une ample matière à plaisanterie. Je ne céderai pas à la tentation.
Voilà donc l’État qui met la main sur un titre mobilier appartenant à une fabrique. Ce titre a pour but d’assurer des messes aux morts d’une famille déterminée. L’État en concède la jouissance à l’association cultuelle qui continue l’œuvre de la fabrique, mais il ne se dessaisit pas du titre lui-même. Il n’exige pas qu’on lui donne un tant pour cent sur ce revenu. Il fait la concession «à titre gratuit». C’est déjà quelque chose qu’il ne veuille rien toucher sur les messes dont il s’attribue la gérance laïque. Mais il exercera scrupuleusement cette gérance.
Il ne fera la concession à l’association que «pour une période de dix années, et à charge d’en rendre compte à l’expiration de cette période». A cette date, et quand les comptes auront été rendus, l’État verra s’il lui convient de concéder à l’association, pour une période de même longueur ou d’une longueur moindre, l’administration de ces messes pour les morts. Il faut espérer, pour les familles dont il aura ainsi pris les intérêts, qu’il commencera par examiner, avec son incontestable compétence, la qualité des messes célébrées.
Le projet Combes est à la disposition de qui veut le lire. Le premier venu est en état de me dire si j’en présente une caricature. Plusieurs de mes lecteurs seront plutôt tentés de supposer que tout cela se trouve bien dans l’article 3, que c’en est une conséquence logique, mais inattendue, et que les rédacteurs du projet n’avaient pu songer à des choses aussi extraordinaires.
Je comprends cette supposition. Mais elle est inadmissible. Si la majorité de la population était étrangère au culte catholique, si les messes pour les défunts étaient chez nous des cérémonies exceptionnelles, l’oubli de ce genre de fondations serait, à la rigueur, intelligible. Il ne l’est pas et ne peut pas l’être dans un pays où les protestants sont une très petite minorité et où la plupart des fondations religieuses, auprès des fabriques, n’ont pas d’autre but.
La vérité, c’est que ce détail éclaire d’une lumière crue le projet de M. Combes. J’ai montré, à propos de cet article 3, combien il organise l’immixtion à peu près perpétuelle de l’État dans les affaires religieuses. En assumant la gérance des biens appartenant aux corps ecclésiastiques actuels, l’État ne compromet pas seulement le droit de propriété. Il se donne, en outre, un moyen de favoriser ou de gêner, selon son caprice, tel ou tel culte. Il concédera la jouissance de tel bien, qui n’est bien ni de la commune ni de l’État, à telle association cultuelle s’il juge que celle-ci en a réellement besoin. Il sera libre, après dix ans, de renouveler ou non cette concession. Il était impossible de ne pas distinguer dans cette prétention une tentative mal déguisée pour perpétuer les rapports intimes des Églises et de l’État.
Et voici que nous apercevons tout à coup, dans ce même article 3, un aspect absolument imprévu de cette prétention. Ce n’est plus seulement l’État distribuant ou refusant ses faveurs aux associations cultuelles, selon que le directeur des cultes est content ou mécontent d’elles. C’est l’État administrant, par l’intermédiaire de ses employés, des fondations destinées à assurer des messes aux défunts. Dès lors tout devient clair. Ce n’est plus de la séparation des Églises et de l’État qu’il s’agit dans ce projet; c’est de tout autre chose, qui n’a, nous l’avions déjà vu, que des rapports lointains avec la justice due à tous les citoyens, même à ceux qui veulent avoir un culte religieux, — et qui, nous le voyons maintenant, ne réalise pas le vœu profond de notre démocratie.
Cet article 3 est à refondre d’un bout à l’autre.