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XIV

Table des matières

Solution de bonne volonté

29 janvier 1905

Si l’on veut être pratique, si l’on ne veut pas s’enfermer dans des dissertations érudites qui n’intéressent que les spécialistes et qui laissent froid le public, il faut partir d’un fait: c’est que l’État ne renoncera pas à son droit de propriété sur les édifices ecclésiastiques antérieurs au Concordat. Il est loisible de penser que les hommes de la Convention ont eu tort de compléter l’acte de la Constituante par un acte beaucoup plus révolutionnaire. Je refuse d’entrer dans ce débat. Quand on a échangé les arguments les plus savants, quand on a prononcé sur le passé les jugements les plus opposés, on se retrouve devant le fait présent: il y a une sorte de prescription historique, et l’État ne laissera pas mettre en discussion un droit que le Concordat lui a reconnu et que la jurisprudence n’a cessé de confirmer.

Pour les gouvernements, qui agissent au nom de la société laïque, c’est là une question de principe. Eh bien, soit: que tout le monde l’admette, par conviction profonde ou par résignation et sagesse. Mais alors aussi que l’État, après avoir déclaré que l’essentiel est pour lui le maintien du principe, accepte que d’autres sentiments, non moins respectables, entrent en ligne de compte. Il peut sauvegarder son droit, tout en l’affirmant de manière à calmer les passions au lieu de les exaspérer. La recherche bienveillante d’un modus vivendi devrait être suggérée aussi bien par une sorte d’équité envers les âmes que par le souci des vrais intérêts de la République.

Les sentiments les plus complexes, et parfois les plus contradictoires, coexistent dans une nation; ils n’y animent pas seulement des groupes divers et en antagonisme les uns avec les autres. Il y a une multitude de citoyens chez lesquels ils vivent à la fois, tant bien que mal, dans un accord mal défini. Qui dénombrera les Français très persuadés du droit de l’État dont nous parlons, et en qui subsiste pourtant une vague inquiétude, l’impression que le droit strict, le droit qu’il faut maintenir, n’est pourtant pas identique avec l’équité absolue? Ils déclarent en toute sincérité qu’il ne faut pas refaire l’histoire, et ils se disent tout bas que l’histoire contient beaucoup de violences et qu’on ne peut pas toujours répéter de gaieté de cœur, après le personnage de Shakespeare: «Ce qui est fait est fait.» Ils ne supporteraient pas un instant l’idée que Notre-Dame ne fût pas déclarée propriété nationale et ils verraient une sorte de profanation dans la désaffectation brutale de la vieille cathédrale. Ils ont le sentiment très vif de la laïcité obligatoire de l’État et le respect des habitudes séculaires.

La question n’est pas de savoir si Pierre ou Paul approuvent ou non cette complexité de sentiments. Pierre ou Paul seraient-ils ministres, au lieu d’être de simples citoyens, que leur avis ne m’intéresserait pas davantage. La question est de savoir si cette complexité de sentiments est réelle. Si oui, fou serait l’homme politique qui prétendrait n’en rien savoir.

L’important, c’est de proclamer le droit de l’État. La Convention, qui en avait certainement le souci, avait permis aux communes, par la loi du 11 prairial an III, d’autoriser gratuitement la célébration des cérémonies religieuses dans tous les édifices non aliénés. Le précédent, si l’on consentait à le suivre, ne serait pas fourni par une assemblée suspecte de cléricalisme. Mais l’on pense, en général, qu’un prêt gratuit serait pris pour un don et que les Églises se croiraient vite propriétaires. Le vrai moyen d’affirmer le droit de l’État est d’exiger, pour les édifices dont il s’agit, un prix de location.

Ce prix est symbolique, quel qu’en soit le tarif. Et ce tarif peut être aussi réduit que l’on voudra. M. Réveillaud, dans son contre-projet, le fixe à un franc par an. On comprend son intention. M. Combes, dans son propre projet, n’a pas établi de minimum; mais, reprenant un article de la commission, il déclare: «Le prix de la concession ne pourra dépasser le dixième des recettes annuelles de l’association.» Le maximum, même dans le cas où il serait atteint, serait proportionné aux ressources de l’association. Il serait bon, je crois, de réduire le chiffre de ce maximum. On essaiera en effet, par un système de fédération, d’assurer aux paroisses pauvres (il y en aura de terriblement pauvres) les secours des paroisses plus fortunées. Celles-ci, pour donner ces secours, seront obligées d’augmenter leurs recettes: serait-il juste de grever d’une sorte de taxe un effort nécessaire de solidarité toute naturelle? Mais, ce tempérament admis, le principe posé par la commission et par M. Combes est tout à fait juste.

Il importe à tout le monde, à la République comme au catholicisme, que les associations cultuelles consentent à la location des édifices antérieurs au Concordat. La séparation des Églises et de l’État est une véritable révolution. Si le culte est célébré demain dans les mêmes locaux qu’aujourd’hui, la commotion, par suite de la force des habitudes, sera réduite le plus possible. Il faut qu’il en soit ainsi. Mais, pour que cette location des édifices se fasse, il faut qu’elle soit acceptable. Or, des difficultés autres que le prix du loyer pourraient la rendre malaisée. Une des plus fortes viendrait de la question des grosses réparations.

M. Combes, à l’article 5 de son projet, déclare que les associations devront supporter les frais «de grosses réparations». La commission, à l’article 14 de son projet, avait posé la même règle. Ces dispositions sont contraires au Code civil. L’État ne se comporte pas comme un vrai propriétaire. C’est une façon d’inviter l’opinion à le considérer comme un faux propriétaire. On n’y manquerait pas. Il ne faut pas affirmer un principe et le contredire aussitôt par sa conduite.

Il n’est pas difficile de voir par quel motif on essaie de justifier la conduite de l’État. Le loyer de l’édifice sera, dans bien des cas, sinon dans tous, purement symbolique. C’est donc une grande faveur qui est accordée aux associations cultuelles. Convient-il de l’augmenter encore? La mise des grosses réparations à la charge de l’Etat ne constituerait-elle pas une subvention déguisée aux Églises? L’argument a déjà été produit. J’estime qu’il est peu solide.

Il serait très fort s’il s’agissait de baux emphytéotiques. Mais les baux dont on parle sont éminemment précaires. La première période de location, la seule à laquelle les communes soient tenues, est de dix ans. Les suivantes pourront être d’une durée moindre; et même les communes ne seront pas obligées de les consentir. Et alors on arrive à des conséquences extraordinaires. L’association cultuelle est tenue de réparer. Si elle ne le fait pas, la saisie de son fonds de réserve est ordonnée. En revanche, quand arrive la fin de la période et que les réparations sont exécutées, cette même association cultuelle, qui peut-être sera ruinée, pourra être forcée de chercher un autre lieu de culte.

Qu’on ne prétende pas que des accidents de ce genre ne se produiront pas. La loi semble les provoquer comme à plaisir. Est-il invraisemblable de supposer que tel conseil municipal ne ratera pas une si belle occasion de jouer un tour à des gens dont il condamne les opinions?

Je ne suis pas ému par quelqu’un qui dit: «Je ne veux pas louer les édifices qu’on met à ma disposition. Je veux crier qu’on me vole et qu’on me persécute.» Ceux qui tiennent ce langage risquent fort d’être les premières victimes de leurs calculs ingénieux. Mais je ne trouve rien à répondre à ceux qui déclarent: «Nous sommes prêts à consentir la location. Mais l’édifice qu’on nous offre est en très mauvais état. Il faudrait y dépenser telle somme. D’abord nous ne possédons pas cette somme, puisque nous n’avons pas encore le moindre fonds de réserve. Ensuite, on ne nous garantit pas que, si nous contractons un emprunt pour réparer cet édifice, nous aurons le droit d’y abriter définitivement notre culte.» Dans ce cas, la location sera refusée justement; et la commune se trouvera en possession d’un local inutilisé et inutilisable; et que de passions seront déchaînées!

La grande préoccupation de ceux qui affirment avec le plus d’intransigeance le droit de l’État sur les édifices antérieurs au Concordat est de toujours maintenir ce droit. Je comprends leur théorie. Je l’ai défendue. Mais je ne comprends pas la façon dont ils l’appliquent. Voici une hypothèse. Une association cultuelle aura fait, dans la septième ou huitième année de son bail, de grosses réparations à l’édifice qu’elle occupe. Je mets la commune au défi de ne pas concéder l’édifice pour une seconde période. Ce ne sera que justice. Mais ce sera la concession obligatoire dont ne veulent pas ceux dont je combats l’exigence.

On voit que la justice n’est pas la seule engagée dans cette question; Les droits eux-mêmes de l’État, qu’on tient à maintenir, sont intéressés à ce qu’on n’inflige pas un accroc au Code civil. M. Clemenceau reprochait avec raison à M. Combes de n’avoir pas réservé la liberté des communes dans le renouvellement des baux. M. Combes a fini par admettre la correction proposée également par M. Briand. Mais alors il faut accepter toutes les conséquences de ce droit des communes et écarter une exception qui tend à le compromettre.

La lutte religieuse se présentera donc tous les dix ans dans les communes de France? J’ai une telle horreur de l’immobilité intellectuelle et morale que je suis tenté de répondre: Pourquoi pas?... Mais il y aurait un moyen d’éviter ces perpétuels recommencements d’agitation que l’on redoute: ce serait que les communes eussent le droit de vendre aux associations cultuelles les édifices consacrés au culte. Il va sans dire que les monuments historiques seraient inaliénables. Au bout d’un certain temps, les questions les plus irritantes seraient réglées pour toujours dans la plupart des communes.

Je reviens à ce que j’ai déjà écrit. Des conditions bienveillantes ôteront aux catholiques tout prétexte pour refuser la location des églises. Un archevêque l’a formellement proclamé dans l’enquête de l’Univers: «Ce que j’affirme, c’est qu’on consentira la location: 1° à un franc; 2° sans conditions; 3° sans charges. Et on aura raison, parce que le peuple nous saurait mauvais gré de refuser la location à un franc et y verrait une manœuvre contre la République;...parce que trouver d’autres locaux sera très difficile et que nos fidèles nous abandonneront, si, pouvant faire autrement, nous les conduisons dans des granges ou autres bâtiments mal fermés.» Ce prélat, dont on ne livre pas le nom, a plus de bon sens que tous les prêtres qui ont soutenu la thèse fanatique.

Je me permettrai d’ajouter que le pape tomberait peut-être en une faute lourde, — ce qui le regarde, d’ailleurs, — en ne se rendant pas compte des dispositions des multitudes. Ces questions d’argent sont graves pour des paysans. Supposons que Pie X lance ce mot d’ordre: «Ne louez pas les églises!» Qui lui garantit que des paysans, voyant que l’église est offerte pour un prix dérisoire, ne se grouperaient pas autour d’un prêtre décidé à marcher avec ses fidèles plutôt qu’avec Rome?

Et, d’autre part, si les catholiques acceptent de louer les églises, un grand pas sera fait vers l’apaisement. Un curé, dans l’enquête de l’Univers, écrit ceci: «Si, après la séparation, les fabriques consentaient à louer les édifices religieux, aux yeux de la multitude, il n’y aurait rien de changé. On aurait beau crier à la persécution, le peuple n’en croirait rien.» Ce curé n’a pas des pensées charitables pour la République; il veut crier à la persécution, mais il voit clair. Il faut que nos gouvernants voient aussi clair que lui; et pour cela il n’y a qu’un seul moyen: c’est d’être non seulement sans fanatisme, mais même sans parti pris.

La Séparation des Églises et de l'État

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