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XVII

Table des matières

Questions d’impôts

19 février 1905

Parlons aujourd’hui de questions de gros sous. Elles ne sont point méprisables. L’on risque même de constater un jour qu’elles sont très graves. J’ai dit grand bien du projet de M. Bienvenu-Martin, et je suis tout prêt à en recommencer l’éloge. Sans rien retirer des réserves que j’ai cru devoir exprimer, surtout de celles que j’ai dirigées contre l’article 14, relatif aux unions d’associations, je suis toujours plus reconnaissant au ministre qui, le premier sous notre République, a osé proclamer la liberté de culte et biffer de nos codes les articles qui la nient. Mais plus j’apprécie sa proposition de loi, plus je tiens à signaler sur quels points elle doit être rendue plus conforme à l’esprit qui l’a dictée.

Or la liberté de culte peut être singulièrement compromise par les difficultés financières qui seraient provoquées par la loi.

Il y a d’abord le fisc. Le projet de M. Bienvenu-Martin porte en son article 8: «Les immeubles appartenant aux associations et unions seront soumis à la taxe de mainmorte.» Rien à dire contre cette disposition. Il fallait qu’elle fût inscrite dans la loi. Mais celle-ci est muette sur une autre question: les associations cultuelles seront-elles astreintes à la taxe d’accroissement et à la taxe de 4 0/0 sur le revenu? On peut être assuré que, se fondant à la fois sur le silence du nouveau texte législatif et sur la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation, le fisc n’hésiterait pas à réclamer le paiement de ces droits, Et les conséquences de ce fait seraient désastreuses.

On sait quel est le but de ces impositions. En 1880, M. Henri Brisson remarqua que les biens des congrégations non autorisées n’étaient pas soumis à la taxe de mainmorte et échappaient même aux droits de mutation par décès. Ces congrégations usaient d’un truc commode; en suite d’une clause insérée dans leurs statuts, chacun de leurs membres s’engageait à transférer sa part de l’actif, soit aux membres survivants, soit à de nouveaux associés qui lui étaient désignés. Avec raison, M. Brisson jugea qu’il y avait lieu de mettre fin à cet abus et il demanda l’établissement d’impôts spéciaux.

Sur sa proposition, les Chambres votèrent la loi du 28 décembre 1880. En vertu de l’article 3 de cette loi, un impôt de 4 0/0 sur le revenu frappe les sociétés dans lesquelles les produits ne doivent pas être distribués. L’article 4 assujettit au droit de mutation par décès les accroissements opérés par suite des clauses de reversion au profit des membres des sociétés dont les statuts prévoient l’adjonction de nouveaux membres.

Le 29 décembre 1884, le Parlement décida que «toutes les congrégations, communautés et associations religieuses autorisées» seraient soumises à ces deux impôts. Il y eut des difficultés pour la perception de ces droits. Pour les éviter, la loi du 16 avril 1895 convertit le droit d’accroissement en une taxe annuelle et obligatoire sur la valeur brute des biens, meubles et immeubles possédés «par les congrégations, communautés et associations religieuses, autorisées ou non».

Il arriva ce qu’il était facile de prévoir. Les congrégations firent tout pour échapper à l’impôt. Déjà dans son discours du 9 décembre 1880, M. Henri Brisson (voir son livre la Congrégation, pages 178-179) parlait de «ces sociétés qui dissimulent des congrégations» et qui «sont nulles parce qu’elles ont un projet illicite, à savoir de créer une personnalité civile, de créer frauduleusement une personne morale dont la loi ne veut pas, que ni la loi ni un décret n’a constituée». Les congrégations firent si bien pour échapper aux taxes que l’administration de l’enregistrement finit, par donner le sens le plus étendu possible aux mots «association religieuse» ; elle soutint qu’il n’y avait lieu de considérer ni la qualité des personnes ni la nature de leurs rapports et qu’il suffisait, pour être astreinte à ces droits, qu’une association poursuivît un but religieux. Par ses arrêts du 4 février 1903, rendus après deux longs délibérés, et contrairement aux conclusions de M. l’avocat général Sarrut, la Cour de cassation a sanctionné cette doctrine.

Les conséquences de ces arrêts sont écrasantes pour des groupements qui, ni de près ni de loin, n’ont absolument rien de commun avec des congrégations. Je n’en citerai qu’un exemple, mais il est topique.

Un certain nombre de citoyens, dont j’ai des raisons personnelles de connaître bien les idées et les efforts, professent depuis de longues années que la séparation des Églises et de l’État est une question de principe et que, pour obéir aux principes, il n’est pas toujours nécessaire d’attendre que les gouvernements en donnent l’exemple. Ils ont donc organisé leur culte selon leurs opinions; ils ont bâti leur chapelle; ils font eux-mêmes le traitement de leur pasteur; bref, ils ont réalisé dans leur vie ce que tant d’hommes politiques se sont longtemps contentés de mettre dans leur programme. Et voici comment ils ont été récompensés.

Un beau jour, ils ont lu dans les gazettes que leur groupement était inscrit sur la liste des congrégations non autorisées. Cela leur parut d’abord très jovial. Puis on leur réclama le paiement des taxes ordonnées par les lois du 29 décembre 1884 et du 16 avril 1895. Ils expliquèrent et démontrèrent qu’ils ressemblaient à des congréganistes comme le chien, animal aboyant, ressemble au Chien, constellation céleste. Cette comparaison renouvelée de Spinoza ne les sauva pas. Il fallut payer. Et, chaque année, régulièrement, ils payent. Pour les frais de leur culte (traitement du pasteur, honoraires du concierge, chauffage, éclairage, entretien de l’immeuble, etc.), ils sont obligés de réunir une somme annuelle d’environ 7.710 francs. Cela fait, il leur reste à se procurer les fonds pour les impôts, c’est-à-dire exactement 1.250 francs 77. Sur ces 1.250 francs, la taxe sur le revenu et le droit d’accroissement s’élèvent ensemble à 986 francs 03. Je tiens les états à la disposition de qui voudra les vérifier.

Eh bien, ces exigences fiscales seront-elles maintenues au lendemain de la séparation? Va-t-on les faire peser sur toutes les associations cultuelles qui devront s’organiser conformément à la loi? Ce serait une injustice pour bien des raisons.

La première, c’est que la préoccupation, toujours exprimée ou sous-entendue, d’atteindre des congrégations dissimulées ne saurait plus trouver place ici. Les associations pour l’exercice du culte prennent naissance conformément à la loi. Elles se forment d’après des règles déterminées et prévues par le législateur. Elles ont un but qui est bien déclaré. Enfin leur capacité de posséder est strictement limitée. Si elles ont des valeurs disponibles, «leur revenu, dit l’article 15 du projet Bienvenu-Martin, ne pourra dépasser la moyenne annuelle des sommes dépensées pendant les cinq derniers exercices pour les frais et l’entretien du culte». Dès lors pourquoi leur appliquerait-on des taxes qui n’ont actuellement pour but que d’obvier, dans une certaine mesure, aux inconvénients de la capacité illimitée de posséder?

D’autre part, a-t-on le droit d’établir des taxes sur ou plutôt contre des opinions? C’est ce qui arriverait du moment qu’on les imposerait aux associations cultuelles. Celles-ci sont soumises, en ce qui concerne la capacité de posséder, à des restrictions que ne connaissent pas les associations de but contraire. Je ne songe pas à protester. Mais je n’admets pas que l’administration soit en droit de dire à des associations: «Qu’enseignez-vous? Vous soutenez qu’il est absurde de croire en Dieu et vous stigmatisez l’espérance d’une vie future? Fort bien: vous ne paierez ni la taxe d’accroissement ni la taxe de 4 0/0 sur le revenu. Et vous, que professez-vous? Vous répandez des idées religieuses? C’est votre affaire; mais, puisque vous avez ce mauvais goût, vous payerez.» La loi interdit que les communes ou l’État subventionnent sous une forme quelconque les associations cultuelles. Elle ne prononce pas la même interdiction à l’égard des sociétés qui peuvent se donner pour tâche de combattre toute notion de culte. Il ne faudrait pas ajouter à cela je ne sais quel protectionnisme fiscal qui tendrait à frapper de taxes prohibitives la profession publique de certaines idées. J’ai dans l’esprit que M. Bienvenu-Martin n’a pas un tel dessein et que son projet sera corrigé sur ce point.

Il faut également que son projet soit amendé dans un autre de ses articles. Déjà, l’année dernière, la commission n’a repoussé qu’à une très faible majorité un amendement qui tendait à reconnaître aux associations cultuelles la faculté de recueillir des dons et des legs, lesquels auraient été soumis dans tous les cas à l’autorisation par décret. La proposition de loi du gouvernement écarte cette faculté. N’est-ce pas injuste?

Remarquons d’abord que l’on ne saisit pas comment pourront se constituer, sans ces dons et legs, les fonds de réserve que tous les projets prévoient. On admettra qu’il est un peu mesquin de permettre la formation de ces caisses destinées à parer aux accidents imprévus, et de gêner par trop les gens qui voudraient y verser quelque chose. Or, d’une part, il n’y a pas à craindre une accumulation dangereuse de capitaux, puisque ces fonds de réserve sont rigoureusement limités par la loi. D’autre part, l’intervention nécessaire du Conseil d’État doit rassurer les plus soupçonneux. Le Conseil d’État examinerait chaque demande d’autorisation. Dans le cas où il estimerait qu’une association a des ressources suffisantes, il émettrait un avis défavorable; et tout serait dit.

L’Édit de Nantes (article 42 des Particuliers) accordait aux hérétiques et à leurs Églises ce droit de recevoir des donations et legs. Louis XIV leur a reconnu lui-même ce droit par les Déclarations du 2 avril 1666 et du 1er février 1667. J’ai quelque idée que la République pourrait se hausser jusqu’au libéralisme d’un monarque absolu. Quand les passions seront calmées, on s’apercevra que rien n’est plus contraire à ses principes, — et à ses intérêts, — que la peur de la justice et la méfiance de la liberté.

Oui, je songe aux besoins réels de la République beaucoup plus qu’à ceux de telle ou telle Église. Prenons garde à ces questions de gros sous. On s’en est déjà préoccupé d’une certaine façon. Depuis longtemps, beaucoup se demandent ce qu’on fera des millions que la suppression du budget des cultes laissera disponibles. D’aucuns avaient proposé de les appliquer aux retraites ouvrières. Puis on a pensé que, pour atténuer le contre-coup de la séparation dans les campagnes, il valait mieux réserver ces libéralités aux paysans qui tiennent encore à leurs églises et à leurs prêtres; et la commission avait décidé par l’article 5 bis de son projet que l’on dégrèverait les petites cotes des propriétaires «qui participent effectivement à la culture de leurs terres». Cet article, un tantinet étrange à cette place, dénonce un souci que l’on comprend aisément.

Depuis que le gouvernement a déposé sa proposition de loi, plusieurs amendements ont été annoncés, qui visent à un but analogue. Celui de M. Vigouroux tend à réserver ces millions disponibles à la création et au fonctionnement d’une caisse de secours et d’assurances pour venir en aide aux victimes des calamités et des sinistres agricoles. Celui de M. Codet demande que, pour leur plus grande partie, on les verse aux communes à titre de dotation afin d’être employés par elles en dégrèvements d’impôts.

Ces préoccupations sont naturelles. Elles doivent poursuivre des législateurs qui pensent au lendemain de la séparation. Un des meilleurs moyens d’atténuer pour les paysans, comme pour l’ensemble de la population, les conséquences financières de la séparation, c’est de ne pas créer trop de difficultés aux associations cultuelles en les privant de ressources légitimes et en les écrasant de taxes abusives. Il faut que la séparation soit une mesure de justice et de liberté. Surtout, il ne faut pas qu’on en fasse une opération de fisc dont la République, finalement, supporterait les frais, j’entends les frais politiques.

La Séparation des Églises et de l'État

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