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Le projet de M. Bienvenu-Martin
Оглавление12 février 1905
M. Bienvenu-Martin, ministre des cultes, a déposé jeudi, sur le bureau de la Chambre des députés, au nom du gouvernement, un projet de loi sur la séparation des Églises et de l’État. Le Siècle en a publié le texte vendredi matin. Interpellé sur les intentions du cabinet, M. Bienvenu-Martin a répondu que le gouvernement avait vu, dans le dépôt d’un projet, le moyen le plus direct d’engager sa responsabilité et qu’il considérait comme sa tâche essentielle d’obtenir de la Chambre un vote très prochain. Un ordre du jour, adopté par une majorité considérable, a formellement approuvé cette politique. Les événements marchent.
En dépit des inévitables ressemblances de détail qu’il y aura toujours entre des propositions de loi sur un même sujet, il faudrait de la bonne volonté pour distinguer un esprit identique et comme un air de famille dans le travail de M. Bienvenu-Martin et dans celui que nous devions naguère à M. Combes. Officiellement, l’ancien président du conseil avait construit un projet tendant, disait-il, à «séparer» les Églises de l’État. En fait, il s’était appliqué, semble-t-il, à multiplier les rapports, en les rendant seulement un peu plus difficiles, entre les Églises et l’État. Le Concordat n’ayant point réussi à faire vivre en paix la société civile et la société religieuse, M. Combes renversait le système et organisait entre les deux sociétés des frottements et des conflits de tous les jours.
M. Bienvenu-Martin est parti d’un tout autre principe. Il s’est préoccupé de fonder un régime nouveau. Il tient à réaliser le divorce entre deux puissances divisées par une trop grande incompatibilité d’humeur; aussi n’a-t-il pas voulu contraindre les deux anciens conjoints à conserver, même après leur séparation, des relations quotidiennes et gênantes. Il a biffé de son projet la «direction des cultes». Ce simple fait est significatif. N’étant plus dominé, comme l’était son prédécesseur, par la pensée de s’immiscer à tout propos dans les affaires vraiment religieuses, il n’a pas eu de peine à mettre ses propositions dans une harmonie meilleure avec les règles du droit et le souci de la vraie liberté.
C’est par ce trait que le projet du nouveau gouvernement, tout en ayant sa propre originalité, se rapproche de celui de la commission. Je ne dis pas qu’il soit absolument parfait et que le ministère résolve du premier coup, et de la façon la plus heureuse, tous les problèmes posés. Mais s’il est possible et même nécessaire, sur tel ou tel détail, de signaler une lacune, d’exprimer un regret, de souhaiter une correction, ce ne sont plus, du moins, des questions capitales de principe qui entrent en jeu. Pour amender excellemment la loi mise sur le chantier, la commission n’aura souvent qu’à se souvenir de son travail primitif et qu’à rendre le projet actuel plus logiquement conforme à l’inspiration générale qui l’a dicté. Pour faire une œuvre très bonne, la commission et le gouvernement n’ont qu’à rester conséquents avec eux-mêmes. J’aime à croire que cela ne leur sera pas difficile.
Le titre Ier proclame les principes. L’article 2 déclare: «L’exercice des cultes est libre, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.» Une formule de ce genre était déjà dans le projet de la commission. Elle n’avait pas été conservée dans celui de M. Combes. Mais M. Bienvenu-Martin ne s’est pas contenté de rétablir quelques mots qui ont bel aspect dans une loi républicaine. Il est allé plus loin que la commission n’avait osé faire. Il a réellement proposé les mesures sans lesquelles la proclamation du principe est illusoire. Nous en reparlerons.
Le titre II traite de la dévolution des biens appartenant aux établissements des cultes et, en outre, des pensions. Sur le premier point, il n’y a plus trace de cette confiscation extraordinaire que M. Combes voulait édicter. D’après la doctrine de l’ancien président du conseil, l’État mettait la main sur les biens mobiliers ou immobiliers appartenant aux menses, fabriques, consistoires ou conseils presbytéraux, puis il en concédait la jouissance à leurs vrais propriétaires, — quitte à la leur refuser, s’ils n’étaient pas sages. D’après le nouveau projet, ces biens seront entièrement respectés, et ils seront attribués par les représentants légaux des établissements ecclésiastiques aux associations formées pour l’exercice du culte et destinées à les remplacer. Ainsi, ce sont les intéressés eux-mêmes, et non pas l’État, qui feront cette dévolution. Cela rappelle le projet de la commission, et c’est très libéral.
Pourquoi faut-il noter une dérogation au principe pour ceux de ces biens, mobiliers ou immobiliers, qui sont «grevés d’une affectation charitable ou de toute autre affectation étrangère à l’exercice du culte» ? Ce même article 4, irréprochable dans sa première partie, porte que ces biens seront attribués aux services et établissements publics dont la destination leur est conforme. Ici, je ne puis pas, en conscience, m’incliner.
S’il s’agissait de fondations remontant à des siècles en arrière, on serait admis à soutenir que les créateurs de tel hôpital, de tel asile de vieillards, de tel orphelinat ont confié cette œuvre à la seule collectivité sociale qui s’occupât alors avec suite, et sur une grande échelle, d’assistance publique; ils ne savaient pas que l’État prendrait un jour en mains ce vaste service, et rien n’indique qu’ils se jugeraient aujourd’hui lésés.
Mais il s’agit de fondations dont aucune peut-être n’est vieille de cent ans et dont beaucoup datent du milieu du siècle dernier. Ceux qui ont donné de leur fortune pour les réaliser, ceux-là savaient bien pourquoi ils les confiaient à un établissement ecclésiastique et non pas à l’État. Quand ils organisaient, par exemple, un asile de vieillards, c’était bien pour que des vieillards y fussent soignés comme ils le seraient dans un établissement laïque; c’était aussi pour que ces vieillards d’une confession déterminée y retrouvassent, pour ainsi dire, les habitudes et l’atmosphère de leur famille religieuse. Leur volonté n’est plus respectée le jour où cet asile, de par une décision gouvernementale, passe sous la direction de l’assistance publique.
C’est le seul point sur lequel le nouveau projet ressemble vraiment à celui de M. Combes. Aussi bien est-ce une inconséquence. On comprenait cette fâcheuse mesure dans une proposition qui conférait à l’État la gérance de tous les biens appartenant aux établissements ecclésiastiques. Elle est inintelligible dans une proposition qui ne touche plus à ces biens, quand ils ont pour but l’exercice du culte, et qui en organise la dévolution d’après les règles du droit commun. Pourquoi cette disposition dans un cas et la disposition contraire dans un autre cas?
L’on serait dans la logique du projet en autorisant la dévolution de ces biens charitables, non pas aux associations cultuelles, mais à d’autres associations qui se formeraient, selon la loi de 1901, pour les administrer conformément aux intentions connues des fondateurs. Et si, pour des raisons que je ne parviens pas à pénétrer, on ne veut pas en venir là, pourquoi ne pas statuer que la dévolution pourra se faire soit à des établissements publics, soit à des établissements déjà reconnus d’utilité publique? C’était déjà dans le projet de la commission.
Sur le chapitre des pensions, la libéralité du gouvernement est médiocre. Les ministres des cultes recevront «une pension viagère annuelle qui sera égale à la moitié ou aux deux tiers de leur traitement, suivant qu’ils compteront au moins vingt ou trente ans de services rétribués par l’Etat, sans toutefois que cette pension puisse être inférieure à 400 francs ni supérieure à 1.200 francs». Ceux qui compteront moins de vingt années de services rétribués par l’État «recevront une allocation annuelle de 400 francs pendant un temps égal à la moitié de la durée de leurs services». Je ne répéterai pas aujourd’hui pourquoi ce qu’on appelle de la générosité ne serait ici que pure justice. Les chiffres du gouvernement seront discutés, et ils devront l’être. Mais, parmi les articles de journaux qui ont accueilli son projet, j’en lis qui lui reprochent de prolonger pendant bien des années une grande part du budget des cultes. Il y a donc encore des gens pour croire que les révolutions sociales se font, du jour au lendemain, par une sorte de changement de décors à vue?
Le titre III de la proposition traite des édifices du culte. Il distingue soigneusement entre ceux qui sont antérieurs au Concordat et ceux qui lui sont postérieurs. Les premiers sont et demeurent propriété de l’État ou des communes. La jouissance en sera laissée gratuitement, pendant deux ans, aux associations cultuelles. Après ce délai, la location devra leur en être consentie pour dix ans. Au terme de cette période, les baux pourront être renouvelés, mais ne le seront plus obligatoirement. Le loyer ne sera pas supérieur à 10 0/0 du revenu annuel moyen des établissements ecclésiastiques. Les dépenses locatives et d’entretien sont à la charge des associations. Mais, d’une part, l’État, les départements et les communes pourront employer aux grosses réparations les sommes qu’ils jugeront convenables; d’autre part, les locataires, privés du bénéfice de l’article 1720 du Code civil, ne seront pas en droit d’exiger ces réparations. Les parties intéressées devront s’entendre.
Quant aux édifices postérieurs au Concordat, mais dont l’État ou les communes sont propriétaires, ils seront soumis aux mêmes règles. Mais ceux dont les établissements ecclésiastiques sont propriétaires seront, avec les objets mobiliers les garnissant, attribués aux associations cultuelles. L’attribution de propriété se fera selon les principes du droit commun et selon la jurisprudence en vigueur. Nous en avons fini avec les fantaisies législatives qu’il fallait naguère discuter.
Le titre IV est consacré aux associations pour l’exercice des cultes. Rien n’y rappelle les restrictions extraordinaires contre lesquelles je m’étais élevé et qui visaient tantôt les personnes, tantôt la capacité des associations elles-mêmes. Les vexations inquisitoriales disparaissent. On veut organiser un régime qui ne soit pas une cause perpétuelle de conflits et de colères. C’est la seule façon de servir les intérêts de la République.
Un amendement est pourtant indispensable à l’article 14. Cet article prévoit que les associations pourront «constituer des unions ayant une administration ou une direction centrale». Mais il ajoute cette restriction: «Toutefois les unions qui s’étendent sur plus de dix départements sont dépourvues de toute capacité juridique.» En d’autres termes, elles ne pourront pas posséder. Ici encore, nous sommes loin des idées tyranniques de M. Combes, qui ne permettait pas aux unions d’associations de dépasser les limites d’un département. Mais le texte n’est pas entièrement satisfaisant. Rédigé comme il l’est, il ne répond pas aux besoins auxquels il a dessein de parer. Il suffira d’entrer dans les intentions mêmes du projet pour le corriger sans peine.
Tel qu’il est, il permet dans une large mesure le fonctionnement de certaines institutions dont maintes Églises sont dans l’impossibilité de se passer. Par exemple, toutes les Églises protestantes de n’importe quelle dénomination seront en état d’organiser leurs synodes selon leur tradition historique. C’est un point acquis, et il est d’une importance de premier ordre. Mais d’autres institutions sont et demeurent interdites.
Les minorités religieuses qui sont dispersées sur toute l’étendue du territoire français et dont tous les adhérents réunis ne sont qu’une poignée relativement à la population du pays n’auront pas le droit, pour l’exercice de leur culte, de constituer une caisse centrale. Et je ne pense pas seulement à celles qui existent aujourd’hui. Êtes-vous sûrs qu’il n’en surgira pas d’autres demain, d’autres dont vous ne pouvez même pas soupçonner la forme? Êtes-vous sûrs que la séparation ne provoquera pas des fractures, des schismes dans le catholicisme? Et ces gens qui seront aux quatre coins de la France, allez-vous, sous prétexte que leurs associations ne pourront pas être massées dans dix départements limitrophes, leur interdire de se soutenir les uns les autres contre l’Église romaine? Mais le pape le souhaite de tout son cœur.
En somme qu’a-t-on voulu par la rédaction actuelle de cet article 14? Tout simplement permettre aux associations cultuelles de vivre en leur donnant le droit de se secourir les unes les autres. La pensée est juste, il n’y a qu’à la suivre jusqu’au bout. La population moyenne de dix départements est d’environ quatre millions d’habitants. A combien faut-il évaluer la proportion de ces habitants qui sont des catholiques, sinon fervents, du moins désireux de conserver les habitudes de leur religion? En prenant les chiffres les plus bas, on admettra bien qu’il y en a la moitié ou du moins le tiers de ces quatre millions. Serait-il fort difficile de compléter, sans y rien changer d’autre part, l’article du gouvernement et de spécifier que la capacité juridique appartiendra aux groupes d’associations qui ne dépasseront pas un certain nombre total de membres? L’esprit de l’article serait conservé ; et toutes les confessions religieuses auraient, dans la pratique, des droits égaux.
J’arrive au titre V. Il porte sur la police des cultes. C’est un point que je n’ai pas encore traité dans cette série d’études et sur lequel je devrai brièvement m’expliquer. Ce qu’il faut dire dès aujourd’hui, c’est que M. Bienvenu-Martin a supprimé les dispositions qui, dans le projet de M. Combes, rendaient perpétuelles et insupportables les ingérences du pouvoir civil dans la vie religieuse. Une seule déclaration suffira pour l’ensemble des réunions permanentes, périodiques ou accidentelles, qui auront lieu dans l’année. L’ancien président du conseil avait rêvé que le moindre changement de prédicateur devait entraîner une déclaration nouvelle: ou gare les pénalités! Son projet multipliait les occasions de gêner le libre exercice des cultes.
M. Bienvenu-Martin a fait mieux que d’effacer toutes ces mesquineries. Dans la série des ministres de la République, il est le premier qui ose demander (titre VI) l’abrogation du décret du 19 mars 1859. C’est grâce à ce décret que la liberté du culte n’existait pas vraiment et n’existe pas encore en France. Pour qu’un oratoire, une chapelle, un temple puisse s’ouvrir quelque part, il faut d’abord une autorisation provisoire, donnée par arrêté préfectoral, puis une autorisation définitive par décret rendu sur avis du Conseil d’État. Il était inouï que, même sous le régime du Concordat, la liberté de culte ne fût pas proclamée et que les dissidents, en temps de réaction cléricale, fussent légalement à la merci de toutes les tracasseries. Il aurait été inintelligible que cela pût durer après la séparation des Églises et de l’État. Mais le projet du gouvernement actuel est le seul qui ait proposé l’abrogation du décret impérial. Je reviendrai sur ce point. Comme il est tout à l’honneur de M. Bienvenu-Martin et du cabinet Rouvier, il fallait, au moins, le signaler dès aujourd’hui.
La proclamation de la liberté de culte, c’est la véritable originalité de la nouvelle proposition de loi.