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ОглавлениеConfiscations arbitraires
18 décembre 1904
Sous le régime de la séparation, l’État ne connaîtra plus les Églises comme telles. Il ne connaîtra que des associations formées pour l’exercice des cultes. Nous avons vu comment celles-ci se constitueront et comment la vie leur sera rendue possible ou difficile. Quelques-uns des problèmes que nous avons rencontrés à ce sujet étaient déjà singulièrement délicats. A plus d’une reprise, la liberté nous a paru compromise. Si nous considérons la façon dont les associations, d’après le projet Combes succéderont aux Églises et continueront leur œuvre, d’autres principes essentiels sont, de toute évidence, mis en péril.
L’article 3 est ainsi conçu: «Les biens mobiliers et immobiliers appartenant aux menses, fabriques, consistoires, conseils presbytéraux et autres établissements publics préposés aux cultes antérieurement reconnus seront concédés à titre gratuit aux associations qui se formeront pour l’exercice d’un culte dans les anciennes circonscriptions où se trouvent ces biens. Ces concessions... seront faites, dans les limites des besoins de ces associations, par décret en conseil d’État ou par arrêté préfectoral suivant que la valeur des biens s’élèvera ou non à dix mille francs, pour une période de dix années et à charge d’en rendre compte à l’expiration de cette période. Elles pourront être renouvelées dans les mêmes conditions pour les périodes de même longueur ou d’une longueur moindre...»
Arrêtons la citation. A une première lecture, quand on n’a pas eu le temps de peser tous les mots, — surtout ceux que j’ai soulignés, — cet article n’a pas l’air trop mauvais. Il y est parlé de «concessions à titre gratuit». N’est-ce pas de la générosité ? Mais que l’on y regarde de plus près, que l’on saisisse le sens exact des expressions, on distingue aussitôt une doctrine fantastique, étrangère à toute idée de justice, contraire à la lettre et à l’esprit de notre droit public. C’est une doctrine de confiscation.
La chose apparaît clairement si la discussion porte, non sur les termes abstraits d’une loi, mais sur des exemples concrets. En voici un. A Sedan, un généreux personnage construit à ses frais un temple et un presbytère. Il y dépense environ 500.000 francs. Puis il fait cadeau de ces édifices à l’Église réformée de la ville. Le conseil presbytéral est autorisé par le Conseil d’État à recevoir ce don. Il possède réellement. Quelques années se passent. La séparation est votée. Alors l’État confisque le tout et le concède à titre gratuit et provisoire à l’Église qui en était propriétaire. L’ironie se complique d’un sourire d’amabilité.
Au lieu d’immeubles, un conseil presbytéral, une fabrique, un consistoire possèdent peut-être un titre de rente. Soucieux de respecter les droits acquis, l’État devrait dire: «A moins d’être revendiqué par le donateur, ce titre sera transmis à l’association de culte qui prend votre succession. Il sera le premier appoint pour la caisse de réserve que vous êtes autorisés à constituer. » Au lieu de ce langage, il tient le suivant: «Je saisis ce titre de rente; puis j’en concède bénévolement l’usufruit, — jusqu’au jour où il me plaira de ne plus le concéder, — à l’association de culte.» C’est une expropriation pure et simple. La concession précaire qui l’accompagne n’en voile pas le caractère véritable.
C’est du collectivisme avant la lettre, appliqué, non par conviction, mais par raison de combat et surtout par désir de vexation, à des gens qui ne réclament que le bénéfice de la loi française. Il ne s’agit pas de savoir si le collectivisme est faux ou vrai comme théorie. Est-il admissible que, dans une société qui n’est pas organisée d’après les principes de cette doctrine, un gouvernement qui ne professe pas ces principes, et qui les repousserait à l’occasion, dépouille arbitrairement une catégorie d’associations, se déclare seul propriétaire de certains biens et s’en confère à lui-même la gérance universelle et omnipotente?
Il ne s’agit pas ici d’une propriété contestable, mais d’une propriété aussi certaine que celle de n’importe quel particulier. La loi du 2 janvier 1817, qui nous régit, dit en termes explicites: «Article premier: Tout établissement ecclésiastique reconnu par la loi pourra accepter, avec l’autorisation du gouvernement, tous les biens meubles, immeubles ou rentes, qui lui seront donnés par actes entre vifs ou par actes de dernière volonté. — Article 2: Tout établissement ecclésiastique reconnu par la loi pourra également, avec l’autorisation du gouvernement, acquérir des biens immeubles ou des rentes. — Article 3: Les immeubles ou rentes appartenant à un établissement ecclésiastique seront possédés à perpétuité par ledit établissement, et seront inaliénables, à moins que l’aliénation n’en soit autorisée par le gouvernement.»
Les mots: donnés, acquérir, appartenant, possédés sont suffisamment clairs. Aussi, pour désigner les biens sur lesquels l’État doit mettre la main, M. Combes lui-même a-t-il dû s’exprimer ainsi: «Les biens appartenant... aux établissements publics préposés aux cultes ». La confiscation est criante.
Une chinoiserie juridique est sous-entendue, si l’on y prend garde, par cet article 3. Elle consiste à prétendre qu’au moment de la séparation, les Églises disparaissent. Si elles disparaissent, c’est qu’elles meurent. Si elles meurent, leurs biens se trouvent vacants. L’État se présente et il hérite. Il faut être bien méchant pour insinuer qu’il confisque quelque chose. Le même État n’est-il pas ensuite très gentil en mettant son héritage à la disposition d’associations qui se forment pour l’exercice d’un culte? La plaisanterie est ingénieuse. S’il ne s’agissait d’intérêts très graves, elle serait peut-être amusante. Mais, odieuse ou non, elle n’est qu’une plaisanterie.
Il n’est pas vrai que les Églises intéressées meurent. L’État supprime leur statut officiel. Mais il ne les supprime pas elles-mêmes. Il les oblige à constituer des associations qui continueront l’œuvre des anciens corps ecclésiastiques. Elles ne se dissolvent pas. Elles prennent, par ordre de l’État, la forme nouvelle qu’elles devront avoir sous le régime de la séparation. C’est tout. Et c’est pourquoi toutes les arguties n’empêcheront pas que l’État, en s’emparant de leurs biens, commet bel et bien une spoliation, — une spoliation qu’il n’inflige même pas aux congrégations non autorisées, puisqu’il ordonne la liquidation judiciaire de leurs biens.
Il ne faut pas se faire leurrer par les «concessions à titre gratuit» que le gouvernement a l’air de promettre. Supposons qu’il les fasse; elles sont essentiellement précaires. L’article dit: «Elles pourront être renouvelées. » Cela signifie en bon français qu’elles ne seront pas forcément renouvelées et que, si l’État, pour une raison ou pour une autre veut les retirer, il en sera tout à fait libre. Les associations qui n’agréeront pas à un gouvernement déterminé, — les dissidents pendant une réaction cléricale, les catholiques sous un régime qui imiterait à sa manière l’intolérance cléricale, — seraient vite condamnées à la confiscation définitive de leurs anciens biens.
Regardons-y de près. Ce qui est en question, ici, une fois de plus, c’est moins le droit de propriété que la liberté de conscience et de culte. Le gouvernement, d’après le projet, ne s’engage pas à concéder, même à titre précaire, aux associations cultuelles les biens sur lesquels il aura mis la main. Il ne leur fera cette gracieuseté que «dans les limites de leurs besoins». Et qui sera juge de ces besoins? Le gouvernement lui-même. Étrange séparation des Églises et de l’État, qui doit permettre à l’État d’intervenir sans cesse dans la vie des Églises par le retrait ou l’octroi de faveurs arbitraires. Celles qui seront bien en cour auront par privilège la jouissance des biens que l’État se sera appropriés; les autres, non. Ceci n’a aucun rapport avec une police normale des cultes. C’est un régime de bon plaisir qui se greffera sur une confiscation illégale. Si ces pratiques amènent un jour une réaction politique, un gouvernement clérical aura été armé par la République pour opprimer à son aise toutes les dissidences.
Le danger est beaucoup plus grand qu’il ne semble. Cet étrange article 3 ne dit pas que les biens des Églises pourront être concédés aux associations cultuelles qui les remplaceront. Il déclare seulement qu’ils seront concédés «aux associations qui se formeront pour l’exercice d’UN culte dans les anciennes circonscriptions ecclésiastiques où se trouvent ces biens». La lettre de cette disposition permettrait d’attribuer la jouissance de ces biens aux associations formées pour un culte quelconque. Le temple de Sedan dont j’ai parlé pourrait être passé aux catholiques, à des théophilanthropes, à des positivistes orthodoxes ou à des bouddhistes. Un titre de rente appartenant à une fabrique ou à un consistoire pourrait être mis, — ou du moins ses coupons, — à la disposition d’un culte que le donateur de ce titre aurait combattu.
Est-ce un projet de ce genre qui amènera dans le pays la paix que nous prétendons poursuivre par la séparation?