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ОглавлениеSolutions de guerre civile
22 janvier 1905
Sur le sort des édifices ecclésiastiques antérieurs au Concordat, deux solutions sont en présence, qui sont, l’une et l’autre, des solutions de guerre civile.
Il y a celle des fanatiques de tempérament et de tradition, qui, dégagés d’hier des croyances catholiques, ont gardé de la vieille Église toutes les habitudes d’intolérance et tous les goûts de persécution. Ils ne sont pas de ces libres-penseurs qui, vraiment respectueux de la pensée, ne comptent, pour le triomphe de leurs idées personnelles, que sur l’exercice de la liberté et le travail de la raison. Ils ont contre leurs anciens coreligionnaires les sentiments que ceux-ci nourrissent volontiers contre les hérétiques. Et ils sont très portés à user des procédés que ces sentiments ont coutume de suggérer. Ils voient dans la séparation des Églises et de l’État beaucoup moins un moyen d’assurer à tous les citoyens la véritable liberté spirituelle qu’une occasion de vexer et, comme ils le disent, d’«embêter» les catholiques.
On devait donc deviner quelle serait leur attitude devant la question de ces édifices ecclésiastiques qui, d’après la doctrine en vigueur, appartiennent à l’État. Puisque l’État est le propriétaire légal de ces immeubles, il en fera tout ce qui lui plaira. Et l’on rivalise de conseils extraordinaires. Les uns veulent que l’église puisse être louée si cher aux fidèles que ceux-ci préfèrent s’en passer. D’autres estiment qu’il importe de désaffecter au plus vite ces monuments de superstition et d’en faire n’importe quoi, pourvu que cela ne rappelle plus leur destination ancienne. D’autres enfin entendent que les municipalités se réservent, à certaines heures, l’usage de l’édifice et le prêtent, soit pour les répétitions de la fanfare des pompiers, soit pour les réunions de telle ou telle société libre-penseuse qui réfutera publiquement les erreurs développées, à d’autres moments, dans la même chaire.
On se demande, en vérité, dans quel coin écarté, loin de la société des hommes réels, vivent les auteurs de pareilles élucubrations. Ils ne se rendent pas compte du sursaut dangereux que de semblables pratiques, si elles étaient admises, provoqueraient dans le pays et parmi les hommes les plus affranchis du catholicisme, surtout parmi ceux qui en sont affranchis au point d’avoir éliminé de leur pensée tout le virus de l’ancienne intolérance. Ils ne comprennent pas, ces hiérophantes d’une antireligion d’État, que, s’ils avaient leurs coudées franches, ils amèneraient en peu de mois une réaction passionnée qui ferait admirablement les affaires de Rome.
Qu’on le veuille ou non, l’âme humaine, surtout depuis un siècle, a connu des enrichissements nouveaux. Ceux qui réclament le respect des consciences ne songent pas uniquement à leur conscience propre; ils sont capables de penser aussi à la conscience des autres, particulièrement de ceux qui ne partagent pas leurs convictions. Le goût esthétique lui-même serait en révolte contre des procédés par trop grossiers. On peut, dans une réunion publique, saluer à l’avance le jour où, dans les cathédrales transformées en magasins de sociétés coopératives, les bénitiers serviront de lavabos. Mais on écarte ainsi de soi l’estime des esprits libéraux ou simplement soucieux de quelque tenue. On réussit surtout à inquiéter des consciences et à préparer des résistances furieuses.
Il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin une preuve du parti que les ultramontains intransigeants ne manqueraient pas de tirer d’une certaine politique. Elle nous est fournie par l’attitude qu’ils prennent, eux aussi, devant la question des édifices ecclésiastiques antérieurs au Concordat. Nous rencontrons, avec eux, l’autre solution de guerre civile.
L’Univers a entrepris une enquête sur ce sujet: «Faut-il louer les églises?» Il va sans dire que le journal laisse entièrement au pape la responsabilité de la conduite que, sur son ordre, l’on adoptera: «Nous reconnaissons et déclarons que la solution définitive de ce problème appartient à l’autorité ecclésiastique. Celle-ci jugera en dernier ressort, et chacun s’inclinera devant sa décision.» Mais, en attendant que Rome intervienne par un acte public, il est intéressant de savoir quels sont les sentiments dominants parmi les catholiques et dans quelle direction ceux-ci se sentent intérieurement sollicités à, marcher.
Le problème est ainsi formulé par l’Univers: «Accepter cette location, n’est-ce pas reconnaître au gouvernement spoliateur la qualité de propriétaire? La refuser, n’est-ce pas abandonner les églises à je ne sais quel usage et réduire le culte à la situation la plus pauvre?» A cette heure, c’est l’opinion la plus intransigeante qui semble l’emporter. Elle se résume en ces mots: «Il faut repousser la location, serait-elle offerte aux conditions les plus douces.» Et les motifs de cette solution radicale sont de deux sortes.
Il y a d’abord la préoccupation, à laquelle on pouvait s’attendre, de ne pas adhérer, même par un geste de résignation, à la doctrine gouvernementale. La location acceptée équivaudrait à l’abandon de droits qu’il ne faut pas laisser prescrire; en l’écartant, on défendrait ce qu’on appelle la «vérité historique». Mais cet argument de pure théorie n’est pas le seul. Il se complique d’un autre qui est inspiré par des calculs visibles.
Les calculs sont ceux-ci: si la séparation est votée, il ne faut pas la rendre le plus acceptable possible pour les populations; il faut, au contraire, en aggraver tous les désagréments et soulever partout le maximum d’irritation. Le refus de louer les églises est recommandé, non plus seulement comme une protestation en faveur d’un droit abstrait, mais comme un moyen assez sûr de provoquer des colères. «Si l’on veut réveiller le sens catholique chez l’électeur, écrit un curé des Vosges, et émouvoir efficacement l’opinion, il faut cesser de l’endormir, de l’anesthésier par des demi-mesures et des interprétations abusives de la théorie dite du moindre mal. Quand nos paroissiens nous verront ne pas accepter la spoliation, sortir de nos églises et abriter nos saints mystères dans quelque local plus humble ou plus obscur, ils ouvriront sûrement les yeux. Que le gouvernement en vienne aux violences, livrant les églises à quelque usage profane,... ce sont ces violences qui nous serviront le mieux.»
D’autres vont encore plus loin. Il faut, d’après eux, que la séparation des Églises et de l’État apparaisse comme une proscription officielle de la religion catholique; et, pour que cette sensation se produise, il y a lieu d’organiser une sorte de grève. Un vicaire des Landes s’exprime ainsi: «Non! il ne faut pas louer les églises... Il ne faut même pas louer d’autres locaux pour l’exercice du culte. A mon avis, tout culte extérieur public devrait être supprimé en France le lendemain de la séparation. Les paysans, alors, les catholiques se sentiraient atteints dans leur foi..., se soulèveraient. Il y aurait un grand émoi en France... Pour qui connaît le paysan, le catholique de nos petites villes, c’est l’unique moyen à prendre. Il ne se sentira frappé et ne protestera qu’au jour où il n’aura plus de cérémonies religieuses, plus de prêtres.» C’est, sous la forme moderne de la grève, une façon de réorganiser ce que l’on nommait au moyen-âge l’interdit.
Avais-je tort d’écrire que les fanatiques des deux côtés rêvent d’une situation révolutionnaire, d’un échange de violences et d’une sorte de guerre civile? Or il pourrait bien se faire que leurs calculs, de part et d’autre, aboutissent à des déceptions. D’abord les énergumènes d’antireligion se figurent que leurs procédés vexatoires auraient pour résultat d’expulser ce qu’ils appellent la «maladie mystique» et de déchristianiser définitivement la société moderne. Il y a lieu d’espérer qu’aucun gouvernement ne les écoutera jamais. Car, au lieu de laïciser la République, ils la tueraient net. Ils procureraient aux catholiques la sympathie effective et la collaboration politique d’une foule de citoyens habitués à penser aussi librement que n’importe quel démagogue de réunion publique et capables de combattre tous les abus de pouvoir sans la permission de Caliban déguisé en directeur de conscience. Le régime qui se solidariserait avec un semblant (je dis: un semblant) de persécution religieuse ne vivrait pas longtemps. Les vrais démocrates tiennent plus à la conservation de la République qu’à la satisfaction de leurs rancunes personnelles.
Et les énergumènes d’un catholicisme exaspéré, si leurs conseils étaient suivis, n’auraient peut-être pas à s’en féliciter. Le droit abstrait de propriété ne passionnera pas les masses. Celles-ci ne se perdront pas en raisonnements compliqués: «Oui ou non, dira-t-on aux prêtres, avez-vous l’usage des édifices où vous étiez habitués à célébrer les cérémonies? Vous répondez que vous l’avez, mais à des conditions que vous ne pouvez accepter. Quelles sont ces conditions? Quoi? on ne vous demande que quelques francs par an, et vous poussez de tels cris! Soyez sérieux.»
L’autre jour, le Siècle publiait une de ces intéressantes interviews que M. Eric Besnard a prises chez plusieurs prélats. Son interlocuteur était l’évêque de Meaux. Il s’écriait avec émotion: «Tenez, monsieur, on m’offrirait pour cinq francs par an la cathédrale de Meaux que je refuserais; de même pour cet évêché que j’habite depuis vingt-cinq ans. Oh! assurément, ce ne sera pas sans un chagrin profond que je l’abandonnerai pour aller me loger n’importe où, dans un petit appartement en ville; mais plutôt que de verser un centime pour la. location de cet immeuble, je préférerais habiter un grenier. Louer des monuments consacrés à la religion à un gouvernement qui nous en aura illégalement frustrés! Jamais.» Après avoir lu cette déclaration, un catholique, très ferme dans ses opinions, mais de sens très rassis, s’est contenté de dire: «Si les gens savent que l’évêque a refusé la cathédrale offerte pour cinq francs, ils concluront que le prélat a du plaisir à célébrer les offices dans une grange et que ce n’est pas la peine de contrarier son goût.»
On ignore ce que le pape décidera. Il est certain que les évêques suivront ses directions et qu’ils ne pourront pas faire autrement. Mais il n’est pas certain que, dans le cas d’une intransigeance absolue, le pape et les évêques, après avoir déchaîné ici où là des mouvements de fanatisme, n’aillent pas, en d’autres régions, au-devant de terribles mécomptes.
Que les partis considèrent l’intérêt général du pays, qui n’est pas dans une guerre civile plus ou moins latente, ou que chacun d’eux considère son intérêt propre, il ne faut pas chercher dans des procédés de violence calculée la solution des difficultés présentes.