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XV

Table des matières

Indemnités et pensions

5 février 1905

Les cultes étaient traités, — ils le sont encore et ils le seront jusqu’au vote de séparation, — comme un service public. L’État renonce à cette conception, que notre démocratie juge surannée. Que vont devenir les fonctionnaires d’une certaine espèce dont il supprime le caractère officiel? S’il s’agissait d’autre chose que de religion, le problème ne serait pas compliqué. L’on serait unanime à déclarer que l’État a une dette envers les personnes qui dépendaient, par leurs traitements, de l’administration abolie.

Supposons que les postes et télégraphes deviennent une entreprise privée. Qui soutiendrait que, durant une période de transition, l’État n’aurait pas à se préoccuper du sort de ses anciens agents? Je pousserai plus loin l’indiscrétion. Il y a, dans un ministère, une direction des cultes. Dans l’hypothèse où cette direction prendrait fin, proposera-t-on de mettre à pied M. Dumay et le personnel de ses bureaux sans leur offrir une «compensation» ? Il est impossible de poser la question sans rire. Or il y a des milliers d’hommes pour lesquels, à cette heure, la question est tragique.

D’après l’article 8 du projet de la commission, on allouera une pension viagère «aux ministres des cultes actuellement en service qui auront au moins quarante-cinq ans d’âge et vingt ans de fonctions rémunérées par l’État, les départements ou les communes». «Cette pension, dit l’article 9, basée sur le traitement et proportionnelle au nombre des années rétribuées..., ne pourra être supérieure à 1.200 francs.» Comparée à celle d’un évêque ou d’un archevêque, qui atteindra sans doute ce maximum, que sera la pension d’un desservant de village? Le projet Combes est un peu plus généreux. Il réduit à quarante ans d’âge et quinze ans de services les conditions d’une modeste pension de 600 francs; et il ajoute que «les curés et desservants âgés de moins de quarante ans recevront pendant quatre ans une allocation de 400 francs». Une démarche a dû être faite par la commission auprès de l’ancien gouvernement pour l’amener à restreindre le chiffre de ces compensations. On essaiera de peser dans le même sens sur M. Bienvenu-Martin. Nous ignorons encore ce que seront les propositions du nouveau ministre des cultes.

Devant les conseils et les exigences que beaucoup prodiguent, on a parlé de banqueroute frauduleuse. Le mot est vif. Il n’est pas absolument immérité. Voici un homme qui, en entrant dans une fonction, a reçu une promesse de l’État. Il savait bien que, chaque année, régulièrement, quelques députés réclamaient la suppression du budget des cultes; mais il savait aussi que, depuis la fondation de la République, chaque président du Conseil opposait à cette demande une fin de non-recevoir; il savait aussi que les chambres ne manquaient jamais, par leur vote, d’approuver le gouvernement. Il avait donc l’assurance que l’État lui garantissait son traitement. Il a même reçu des encouragements, et non pas seulement des promesses. Jusqu’à une date qui n’est pas très éloignée, il y a eu des bourses d’État dans les séminaires. Ces bourses ont disparu; mais les séminaires ont continué d’être soutenus par l’État; des facultés de théologie ont fonctionné. Et maintenant, à des gens qui ont subi l’action de ces encouragements et de ces promesses, on propose de dire: «Je vous mets sur le pavé ; arrangez-vous.» S’il ne s’agissait de religion, comment qualifierait-on le procédé ?

On répond: «Vous faites injure aux Églises elles-mêmes en admettant que leurs ministres seront ainsi réduits à la misère. Les Églises vont-elles donc disparaître? Si c’était vrai, le Concordat aurait donc été un moyen artificiel de maintenir des religions?» Non, je ne crois pas cela; mais je soutiens que la question n’est pas là. Admettons par hypothèse qu’un des vœux les plus chers du positivisme orthodoxe se réalise un jour et que les crédits universitaires disparaissent du budget national. Dans la pensée des promoteurs de cette réforme, les membres actuels de l’instruction publique finiraient bien par se caser dans les cadres nouveaux de l’enseignement libre. Mais, pour aucun Parlement, ce ne serait une raison de supprimer la dette contractée par l’État à leur égard. La question est claire.

A parler franchement, il est inévitable que, durant quelques années, la séparation cause aux Églises beaucoup de difficultés matérielles. Tout ce que les associations cultuelles pourront faire à la suite du vote, ce sera de s’organiser. Comment auraient-elles dans leurs caisses, du jour au lendemain, les fonds nécessaires pour tous les besoins? Bien plus, certaines mesures, que d’aucuns préconisent, ont pour but de leur rendre difficile la réunion de ces fonds. En leur interdisant de se fédérer au-delà des limites du département, M. Combes empêchait que les groupements riches pussent venir au secours des groupements pauvres. Cet article 8 a été amendé ; mais nous allons être en présence d’un nouveau projet. Pour si libéral qu’on le suppose, on ignore comment les unions d’associations fonctionneront. Avant de combiner leurs efforts, les associations cultuelles doivent commencer par exister. Il faudra du temps pour qu’une assistance fédérative soit organisée. Il y aura une période plus ou moins longue pendant laquelle nombre d’ecclésiastiques seront obligés par la misère de renoncer à leur ministère. Que deviendront-ils?

Il y aura parmi eux des vieillards. On parle de leur accorder un morceau de pain. Il y aura parmi eux des hommes relativement jeunes. A ceux-là, on conseille de tout refuser, même si, comme les pasteurs, par exemple, ils sont mariés et pères de famille. La raison de cette dureté, c’est qu’ils peuvent, à leur âge, trouver aisément un gagne-pain. Mais chacun sait que ce n’est pas vrai. Je fais appel à tous ceux qui ont rencontré, ici ou là, un prêtre catholique, forcé par une crise de conscience de sortir du ministère: quelle peine n’ont-ils pas eue pour lui trouver une place qui lui permît de vivre? Le problème est le même pour les membres de tous les clergés. Chez ceux qui ont le plus de ressort et d’initiative, il manque nécessairement l’apprentissage d’un métier. Est-il facile pour un homme de trente ans, qui a femme et enfants, de changer de profession? Il faudrait vivre dans la lune pour avoir des illusions semblables. Et quand on n’a pas de ces illusions, on n’a pas le droit d’avoir de ces cruautés.

Remarquons que l’État, d’après certaines dispositions que l’on recommande, doit s’attacher à gêner les associations cultuelles dans l’office qu’on le pousse à répudier pour lui-même. Dans le projet Combes, qui n’a pas été corrigé sur ce point par la commission, il met la main sur les biens mobiliers et immobiliers qui, depuis le Concordat, ont appartenu aux menses, fabriques, consistoires ou conseils presbytéraux. Beaucoup de ces biens, s’ils étaient laissés aux associations, pourraient servir à organiser des pensions de retraite pour les ecclésiastiques qui manqueraient de poste. Mais on s’en empare, et l’injustice de cette spoliation, dont j’ai parlé déjà, sera soulignée par les souffrances qu’elle empêchera de calmer.

Je n’ignore pas ce que l’on veut prévenir par ces mesures. On craint que les pensions de l’État n’aillent à des prêtres, à des pasteurs, à des rabbins, déjà rétribués par des associations cultuelles, qu’elles ne servent d’appoint aux traitements fournis par ces associations et qu’elles ne constituent ainsi des subventions détournées aux Églises. Plutôt faillir à toutes les règles du droit que de risquer un tel malheur! Aucune souffrance d’hommes, de femmes et d’enfants n’est comparable à ce scandale possible. Ces scrupules devant le scandale, ce stoïcisme devant les souffrances... d’autrui sont vraiment touchants.

Moi aussi, je trouve que les principes sont des principes. On n’oserait pas exproprier une compagnie minière ou une compagnie de chemins de fer sans lui donner une indemnité ; et l’on ne s’informe pas si les actionnaires de ces compagnies, le lendemain de l’expropriation, auront ou n’auront pas d’autres revenus. On les indemnise parce qu’on doit les indemniser, voilà tout. Je n’admets pas que l’on inflige à des pauvres un traitement qu’on n’appliquerait pas à des capitalistes.

Eh bien! malgré tout, je consens à des tempéraments. La règle pourrait être que les ministres des cultes conserveraient, sous forme de pension, leur traitement actuel. Ceux d’entre eux qui auraient quarante-cinq ans au moins la recevraient à titre viager. Les autres ne la recevraient que pendant dix ans et avec une diminution annuelle d’un vingtième. Ceux-ci seraient intéressés à trouver un gagne-pain; et ils auraient, pour le trouver, un peu de temps devant eux. On pourrait ajouter que cette pension ne saurait être cumulée avec un traitement fourni par une association cultuelle. Ceci serait pour donner satisfaction au scrupule que j’ai signalé. Mais, sur ce dernier point, je ferai deux remarques.

La première, c’est qu’il m’est difficile de prendre ce scrupule très au sérieux. Voici un colonel quia demandé et obtenu la liquidation de sa pension de retraite. Pour avoir un supplément de ressources, il accepte de représenter une maison de cognacs. Les concurrents de cette maison vont-ils demander à l’État de supprimer la pension de l’ex-colonel sous prétexte qu’elle est une subvention, une protection fournie à une «marque» particulière? Pourquoi tout compliquer sous prétexte qu’il s’agit de religion? Et, en second lieu, est-on sûr qu’on pourrait établir une mesure de ce genre sans un peu d’inquisition? Or rien n’est plus mauvais. Quand on pense que cette dette de l’État diminuerait chaque année et dans des proportions toujours croissantes, quand on calcule que dans une quinzaine d’années, à part quelques pensions de vieillards, elle serait éteinte, ce n’est pas la peine de plaider en faveur d’une lésinerie aisément vexatoire.

La Séparation des Églises et de l'État

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